Le 14 avril 2016, un tremblement de terre de magnitude 6,2 a frappé Kyushu, l’île la plus au sud du Japon. Des bâtiments se sont effondrés, obligeant les habitants à sortir dans les rues en courant. Des centaines de répliques, dont une de magnitude 7, se sont faites sentir pendant des jours. Au total, 49 personnes ont trouvé la mort et 1 500 autres ont été blessées. Des dizaines de milliers de personnes ont dû quitter leur maison. L’information s’est propagée sur les réseaux sociaux et a fait écho dans le monde entier. « Un séisme vient de se produire », a posté sur Facebook une Hongkongaise du nom de Margie Tam. « Kumamon, tu vas bien ? » « Kumamon et ses amis sont-ils en sécurité ? » a demandé à son tour Eric Tang, étudiant à l’université.
« Prions pour Kumamoto et Kumamon », a écrit pour sa part le Thaïlandais Ming Jang Li. Son message a été liké et partagé des milliers de fois sur la plateforme. Kumamoto est une ville de 700 000 habitants située dans une province essentiellement agricole du sud-ouest du Japon. Mais qui est donc Kumamon ? Et pourquoi lui a-t-on adressé tant de messages de soutien après le séisme ? L’explication est assez complexe.
Ganbatte Kumamon !
Nous sommes le 12 mars 2016, un mois avant le tremblement de terre. Kumamon fait des bonds sur une scène en plein air : c’est la première activité organisée à Kumamoto en l’honneur de son anniversaire. Près de 150 invités – surtout des femmes – applaudissent, sifflent et l’encouragent. Kumamon leur adresse des signes et des révérences, du haut de son mètre cinquante. Il est couvert d’une fourrure noire et brillante, ses joues sont rondes et bien rouges et il a de grands yeux au regard fixe. Pour l’occasion, il porte une veste de smoking noire aux bordures argentées et un nœud de papillon rouge.
Dans la foule, une femme tient dans ses bras une poupée Kumamon enveloppée dans une couverture pour bébé. Une autre a vêtu la même poupée d’un ensemble gris assorti au sien. Elle raconte qu’il lui a fallu un mois pour le coudre. Certains fans se sont collés des ronds rouges sur les joues pour mieux lui ressembler. Ceux du premier rang sont arrivés à 3 heures du matin pour avoir les meilleures places et réserver un accueil chaleureux à l’objet de leur affection. Une affection débordante mais néanmoins difficile à expliquer. « À vrai dire, je ne sais pas pourquoi je l’aime tant », confesse Milkinikio Mew, qui a fait le trajet depuis Hong Kong avec ses amies Lina Tong et Alsace Choi pour assister au festival de trois jours, bien qu’une fête d’anniversaire pour Kumamon soit aussi organisée là-bas. Milkinikio a dormi à Kumamoto et s’est rendue sur place dès 6 heures du matin pour attendre le début des festivités à 10 heures : elle n’a pu trouver qu’un siège dans la dernière rangée. Kumamon est… comment dire ? Ce n’est pas vraiment personnage d’anime, bien qu’il soit la star d’une bande-dessinée qui paraît quotidiennement dans le journal. Ce n’est pas non plus l’icône d’une marque, contrairement à Hello Kitty. Mais comme elle, il ne parle pas, et comme elle, son image fait vendre. Il n’a rien de sexy, mais lorsque l’Impératrice Michiko a rencontré Kumamon – à sa demande – lors d’une visite du couple impérial à Kumamoto en 2013, elle lui a demandé s’il était célibataire.
Mais alors c’est quoi, Kumamon ? Eh bien, c’est une sorte de… Avant de répondre à cette question, place à la fête. Un gros gâteau d’anniversaire apparaît et toute la foule chante « Joyeux anniversaire » en chœur. Puis c’est l’heure des cadeaux. Un représentant de Honda venu de l’usine de motos toute proche, lui offre un scooter Kumamon. Un fabricant de vélos italien dévoile à son tour un vélo de course Kumamon. Et il reçoit enfin un tout nouveau DVD de training, dans lequel Kumamon est le coach. Le vélo italien n’est pas encore mis en vente, mais les deux autres articles le sont. Ils font partie de plus de 100 000 autres objets à l’image de Kumamon, qui vont des stickers aux cahiers en passant par les voitures et les avions (une compagnie low-cost japonaise fait voler un Kumamon 737). Quand le fabricant de jouets allemand Steiff a mis en vente une édition limitée de peluches Kumamon à 270 euros, leur stock de 1 500 unités a été épuisé en cinq secondes. L’année dernière, Leica a lancé un appareil photo Kumamon d’une valeur de 2 970 euros, une somme modique comparée à la statue de Kumamon en or massif sculptée par un artiste tokyoïte et vendue pour près d’un million d’euros.
De quoi s’agit-il, alors ? Kumamon est un yuru-kyara, une de ces créatures câlines qu’on retrouve partout au Japon. Elles représentent un tas de choses, les petites comme les grandes villes, les aéroports et même les prisons. Le terme est parfois traduit par « mascotte » mais les yuru-kyara sont très différents des mascottes telles qu’on les connaît en Europe et aux États-Unis, où elles sont associées aux équipes de sport professionnelles. Des personnages facétieux qui quittent rarement l’étroit couloir des lignes de touche. Le champ d’action de Kumamon est bien plus vaste. Il est le yuru-kyara attitré de la préfecture de Kumamoto. Pour cette région, il est devenu plus qu’un symbole et bien plus qu’une stratégie visant à développer le tourisme et la vente de produits fermiers. À vrai dire, Kumamon est pratiquement considéré comme un être vivant, une sorte de divinité du foyer en forme d’ourson rigolo (le premier objet à avoir été estampillé Kumamon était un temple bouddhiste à son effigie). Il évolue dans un monde fantastique à la manière d’un personnage de littérature pour enfants, à la croisée du Lorax et d’un ours en peluche. Et Kumamon a une personnalité. « Il est à la fois mignon et espiègle », explique Tam lorsque je lui demande pourquoi elle s’est immédiatement préoccupée du sort de Kumamon, après le séisme. Elle n’était pas la seule. Après le désastre survenu au mois d’avril, le compte Twitter de Kumamon, qui compte aujourd’hui 512 000 abonnés et poste au moins trois fois dans la journée, a cessé de tweeter. Avec plus de mille bâtiments endommagés, l’eau coupée dans la ville, un hôpital dont les fondations s’étaient écroulées et 44 000 personnes à la rue, l’administration de la préfecture, qui s’occupe des opérations commerciales et des apparitions de Kumamon, avait des choses plus importantes à faire que de s’occuper de son ours fictif. Mais Kumamon manquait aux gens. « Les gens se demandent pourquoi le compte Twitter de Kumamon est tout à coup silencieux alors que la préfecture a plus que jamais besoin de sa mascotte », a posté le Japan Times sur sa page Facebook le 19 avril. Du vide ont émergé des centaines, puis des milliers de dessins venus de toute l’Asie, postés par des enfants aussi bien que par des dessinateurs de mangas professionnels. Leur engouement a donné lieu à une campagne de soutien improvisée qui utilisait l’image de l’ourson pour venir en aide à la ville et à ses habitants. Kumamon était représenté à la tête des équipes de sauvetage, un bandage autour de la tête. Il portait des pierres pour reconstruire les murs éboulés du château de Kumamoto, soutenait des fondations chancelantes et serrait des enfants dans ses bras. « Ganbatte Kumamon ! » écrivaient les gens, utilisant un mot signifiant à la fois « n’abandonne pas » et « fais de ton mieux ».
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Qu’est-ce que tout cela peut-il bien signifier ? Kumamon est kawaii – un mot qu’on traduit généralement par « mignon » mais qui recouvre un sens bien plus vaste et complexe. Il englobe toute une imagerie mignonne et attrayante, aussi bien que des comportements. Le terme kawaii ne se rapporte pas seulement à l’armée des mascottes japonaises, mais à toute une mode vestimentaire au sein de laquelle des femmes adultes s’habillent en écolières et les écolières s’habillent en héroïnes gothiques ou en lolitas séductrices – ce qui a donné naissance à l’ero-kawaii, un mélange d’érotisme et de mignonnerie. Nous dépensons une fortune dans ces adorables avatars – Kumamon a généré un milliard de dollars de bénéfices en 2015 et Hello Kitty quatre ou cinq fois ce montant – sans jamais nous demander : qu’est-ce qui fait qu’une chose est mignonne ? Et qu’y a-t-il là-dedans qui nous fait ouvrir nos porte-monnaies et nos cœurs ? Est-ce un penchant inhérent à l’être humain ? Qu’est-ce que cela dit de notre société ? Est-ce une chose positive ou le mignon a-t-il un côté obscur ? Toutes ces questions sont au cœur des cute studies, un champ d’études académiques potentiellement fertile.
Avoir des visages mignons dans son champ de vision accroît la concentration et aiguise les capacités motrices.
D’où vient notre conception du mignon ? La réponse à cette question est assez simple. La source originelle de toute chose mignonne se retrouve dans les pays, dans les villes, petites et grandes, dans les quartiers et derrière les portes du monde entier. L’archétype de la mignonnerie se trouve peut-être en ce moment même à côté de vous sans que vous en ayez conscience… Les yeux sombres de Soma Fugaki étincellent tandis qu’il scrute la foule présente à la soirée d’ouverture du Blossom Blast, une exposition féministe organisée à la UltraSuperNew Gallery du quartier branché de Harakuju, à Tokyo. Les verres se vident et se remplissent au rythme des pulsations de la musique. Mais Soma ne danse pas. Il ne se tient même pas debout. C’est un bébé. Il n’a que cinq mois et il se tord dans les bras de son père, Keigo, qui regarde le visage de son fils avec amour. « C’est mon portrait craché », se félicite Keigo. « On dirait moi en personnage de dessin animé… Il est tellement mignon. Je passe mon temps à le regarder, c’est dingue ce qu’il me ressemble. Il a mes traits, mais en plus exagérés : de plus grosses joues, de plus grands yeux. » Les bébés sont l’archétype du mignon. Ces deux caractéristiques – les joues rondes et les grands yeux – viennent tout droit du Kindchenschema (le « schéma du bébé ») de Konrad Lorenz.
En 1943, le scientifique a reçu le prix Nobel pour son étude sur les « mécanismes innés de déclenchement » qui provoquent l’affection et l’envie de prendre soin d’une chose : les joues rondes, de grands yeux placés bas sur le visage, un grand front, un petit nez et une petite mâchoire, des bras et des jambes potelés qui bougent maladroitement. Cela ne fonctionne pas que chez l’humain : les chiots, les canetons et d’autres jeunes animaux provoquent des réactions similaires. L’article de Lorenz constitue la clé de voûte des cute studies, mais il n’a pas suscité immédiatement l’attention de la communauté scientifique. Lorenz était en effet un psychologue nazi qui a longuement exploré dans ses travaux les théories eugénistes les plus répugnantes – ce qui montre bien, au passage, la part sombre qu’occulte le vernis du mignon. Pendant des décennies, les scientifiques se sont concentrés sur les perceptions et les pensées des bébés.
Mais au XXIe siècle, l’attention s’est portée sur la façon dont les bébés eux-mêmes sont perçus, à mesure que le mignon a fait ses premiers pas hésitants en tant que champ de recherche à part entière. Des expériences ont démontré qu’avoir des visages mignons dans son champ de vision accroît la concentration et aiguise les capacités motrices – des modifications utiles pour qui prend un petit dans ses bras. Deux études de l’université de Yale avancent que lorsque les gens disent qu’ils veulent « manger » les bébés, ils sont poussés par une affection débordante. Un des chercheurs émet l’hypothèse que cela procède de la frustration qu’on ressent de ne pas être capable de prendre soin de la chose qui provoque l’affection, laquelle est évacuée par l’agressivité. Ces émotions sont déclenchées chimiquement dans les profondeurs de notre cerveau. On a réalisé des expériences lors desquelles des volontaires étaient exposés à des images mignonnes. Leurs réactions, au prisme de l’IRM, ont montré qu’observer des créatures mignonnes stimulait la zone centrale du plaisir, le noyau accumbens, libérant de la dopamine comme lorsqu’on mange du chocolat ou durant l’acte sexuel. Il semblerait que cette réaction soit plus forte chez les femmes. Si cela s’explique au stade biologique par un désir de prendre soin des nourrissons, l’attrait du mignon à l’échelle de la société a conduit des chercheurs spécialisés dans les gender studies à se demander si la culture du mignon n’était pas l’enrobage d’un sexisme latent visant à infantiliser les femmes. Ou si au contraire, cela ne permettait pas aux jeunes femmes de prendre le contrôle de leur sexualité. Des expériences plus récentes ont tenté de séparer le mignon de ses racines biologiques pour voir s’il existe des standards esthétiques qui font que nous trouvons mignon un objet inanimé. Dans une étude réalisée en 2012 à l’université du Michigan, l’experte en information visuelle Sookyung Cho a demandé à des volontaires de « dessiner un rectangle mignon, en ajustant la taille, la proportion, la rondeur, la rotation et la couleur de la figure ». Les résultats de son expérience viennent confirmer l’hypothèse selon laquelle « nous trouvons mignons les objets décoratifs de petite taille, arrondis, inclinés et de couleur claire ». Elle a également démontré que l’origine du sujet importait, qu’il vienne des États-Unis ou de Corée du Sud. Le mignon serait donc affaire de culture et cette perspective est devenue en soi un objet d’enquête très riche.
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COMMENT LE CONCEPT DU MIGNON EST-IL NÉ ?
Traduit de l’anglais par Lucile Martinez et Nicolas Prouillac d’après l’article « What’s Behind Japan’s Obsession With Cuteness? », paru dans Mosaic. Couverture : Deux écolières japonaises avec des cartables Kumamon. (Wiennat Mongkulmann)