North Side
John Nelson a 69 ans aujourd’hui, et le pianiste ne désire qu’une chose pour son anniversaire : jouer au billard avec son fils aîné. « Il est très adroit avec une queue », dit Prince en riant alors qu’il conduit sa vieille T-Bird blanche à travers les rues du quartier afro-américain où il a grandi. Il fait route vers la maison de son père. « Il est trop cool. Il est toujours dans le coup. »
Les coups durs ont toujours fait partie de la vie dans les quartiers nord de Minneapolis. Le North Side abrite les quelques rues malfamées de la ville. Et Prince me promène à travers celles qui ont peuplé son enfance. Il conduit lentement, respectueusement : il s’arrête à chaque feu rouge et met son clignotant même quand il n’y a personne à une intersection. La voix prudente avec laquelle il murmure lorsqu’il rencontre des inconnus ou qu’il reçoit une récompense a disparu. Alors qu’il conduit paisiblement, la fenêtre baissée, il est la preuve en costume de satin qu’on peut toujours rentrer chez soi et s’y sentir bien – surtout quand on n’a jamais quitté la ville. Tout en faisant le tour du quartier, Prince m’explique pourquoi il racontait des craques aux premiers journalistes qui l’interviewaient à propos de son père et de sa mère, de leur divorce et de son adolescence passée à naviguer entre les maisons de ses parents, de ses amis et de sa famille. « Je taquinais beaucoup les journalistes au début », dit-il, « car je voulais qu’ils se concentrent sur la musique et pas sur le fait que je venais d’une famille désunie. Je pensais sincèrement que ça n’avait pas d’importance. Ce qui était important, c’était ce que j’avais fait le jour-même. Je ne vis pas dans le passé. C’est la raison pour laquelle je n’écoute jamais mes anciens disques. Une fois que j’ai fait quelque chose, je passe à la suite. » Une brève introduction biographique, pour les néo-Freudiens : John Nelson, frontman du trio jazz Prince Rogers, a rencontré Mattie Shaw lors de concerts jazz dans le North Side. Mattie avait 16 ans de moins que John. Sa voix lui donnait de faux airs de Billie Holiday et du sang indien coulait dans ses veines. Elle a rejoint le Prince Rogers trio, ils ont chanté ensemble pendant plusieurs années aux quatre coins de la ville, puis elle s’est mariée avec John et a quitté le groupe. Elle surnommait affectueusement son mari « Prince », et l’enfant dont elle a accouché en 1958 a hérité du nom sur son acte de naissance.
Mattie et John se sont séparés dix ans plus tard et Prince a commencé à faire la navette entre les deux. « C’est ici que vit ma mère », dit-il nonchalamment, en montrant de la tête une maison à la pelouse soignée. « Mes parents vivent très proches l’un de l’autre, mais ils ne se parlent pas. Je tiens mon côté sauvage de ma mère ; elle est comme ça tout le temps. Mon père est plus calme ; il ne vit que pour la musique. Mon père et moi, on est pareils. » Il lâche un rire sardonique. « Il est un peu fou, comme moi. » En cet après-midi de 1985, la majeure partie de la population des quartiers nord de Minneapolis est dehors pour profiter de l’été. Plus la visite guidée avance et plus les souvenirs affluent rapidement. La T-Bird prend à gauche après une église en bois dont les marches sont pleines de demoiselles d’honneur en chapeaux et d’hommes en costumes, qui jettent du riz sur le couple rayonnant qui vient de franchir l’encadrement de la porte. « C’est l’église à laquelle j’allais quand j’étais môme », dit Prince. « Je me demande qui se marie. » Un gamin dodu nous adresse un signe de la main et Prince le salue en retour. « J’ai vécu des tas de choses dans le coin », reprend-il alors qu’il tourne à droite. « Il y avait une école juste ici, John Hay. C’est là que je suis allé en primaire », dit-il en pointant du doigt un terrain goudronné flanqué de paniers de basket en métal tordus. « Et c’est là que vit mon cousin. Je venais jouer ici tous les jours quand j’avais douze ans ; on faisait du football américain dans la rue. C’est son père, là-bas sur la pelouse. »
Quand il était ado, c’est sur ces pelouses que Prince distrayait ses amis avec ses imitations de catcheurs. Et pour se distraire lui-même, il a appris à jouer de deux douzaines d’instruments. À 13 ans, il a formé Grand Central, son premier groupe, avec des amis du lycée. Grand Central jouait souvent dans des halls d’hôtels ou des salles de gym du coin, face à la concurrence locale : Cohesion, un groupe qui venait des quartiers sud de la ville, qu’ils considéraient comme des « bourgeois », et Flyte Tyme, qui, après l’arrivée de Morris Day, est devenu The Time. Prince met en marche le lecteur de cassettes. Un titre passe, à bas volume : « Old Friends 4 Sale », une ballade rock inédite à vous fendre le cœur, dont les paroles traitent de confiance et d’abandon. Contrairement à « Positively 4th Street », que Bob Dylan aurait nommée d’après un quartier de Minneapolis tout proche d’ici, les paroles sont tristes, mais sans amertume. « Je ne connais pas bien Dylan », dit Prince, « mais je le respecte beaucoup. “All along the Watchtower” est mon morceau préféré de lui. Je l’ai entendu pour la première fois joué par Jimi Hendrix. » « Old Friends 4 Sale » se termine et on passe à « Strange Relationships », un morceau dansant, inédit lui aussi. « Est-ce que c’est too much ? » demande-t-il à propos du fait de passer ses propres morceaux dans sa voiture. « Il n’y a pas longtemps, j’étais en voiture à L.A. avec une rock star dont je tairai le nom, et il a passé son temps à nous faire écouter ses morceaux en boucle. Donc si c’est trop, n’hésite pas à me le dire. »
Le Kid
Il s’engage sur Plymouth, l’avenue principale du North Side. Quand Martin Luther King s’est fait tirer dessus, c’est sur Plymouth Avenue qu’il y a eu des émeutes. « On avait l’habitude d’aller à ce McDo, juste là », dit-il. « Je n’avais pas un rond, donc je restais dehors à respirer l’odeur de la bouffe. La pauvreté met les gens sur les nerfs, ça fait ressortir leurs pires côtés. J’étais plein d’amertume quand j’étais jeune. J’étais fragile et je m’en prenais à n’importe qui. Je ne pouvais pas garder une petite amie plus de deux semaines, on s’engueulait à propos de tout. » De l’autre côté de la rue du McDonald’s, Prince montre du doigt une cabine téléphonique déserte et se rappelle s’être disputé avec son père lorsqu’il était ado. « C’est de cette cabine que je l’ai appelé et que je l’ai supplié de me laisser revenir. Il m’avait foutu dehors », commence-t-il doucement. « Il a refusé, donc j’ai appelé ma sœur pour qu’elle insiste à ma place. Elle l’a fait, et elle m’a dit que tout ce que j’avais à faire, c’était de le rappeler et de lui dire que j’étais désolé. Après ça, il me laisserait revenir. C’est ce que j’ai fait, mais il a refusé à nouveau. Je me suis assis par terre dans la cabine et j’ai chialé pendant deux heures. C’est la dernière fois que j’ai pleuré. » Entre l’époque du drame de la cabine téléphonique et la partie de billard d’aujourd’hui, ils se sont réconciliés. « Après avoir réussi, quand j’ai décroché mon premier contrat pour un album, que j’ai eu mon nom en bas de la page et un peu d’argent en poche, j’ai été capable de le pardonner », dit Prince. « Quand j’ai commencé à pouvoir manger tous les jours, je suis devenu quelqu’un de beaucoup plus sympathique. » Mais il a fallu des années de plus au fils pour comprendre ce qu’avait vécu son jazzman de père. Prince a compris quand il a emménagé dans sa maison violette.
« Parfois, je suis en haut à jouer du piano, et Rande [sa cuisinière] entre », dit-il. « Elle marche à un rythme complètement différent de celui auquel je joue, et c’est une sensation très bizarre pour moi. Ça passe pour de la vanité, on croit que je n’ai pas de cœur. Mais ça n’a rien à voir. Mon père est pareil, c’est la raison pour laquelle il est si difficile pour lui de vivre avec qui que ce soit. Je ne l’avais pas réalisé jusqu’à très récemment. Lorsqu’il travaille ou qu’il réfléchit, il a une pulsation unique qui bat au fond de lui. Je ne sais pas comment l’expliquer, c’est comme si votre sang ne circulait pas au même rythme que celui des autres. » Prince s’engage dans une allée. Il arrête la T-Bird devant l’entrée d’un garage en bois et baisse la fenêtre. Un homme qui ressemble à Cab Calloway est tranquillement adossé contre un arbre. Vêtu d’un costume blanc impeccable et d’une cravate, John Nelson ajuste ses plus beaux boutons de manchette avant de nous adresser un signe de la main en souriant. « Joyeux anniversaire ! » dit le fils. « Merci », répond le père en riant. Nelson dit qu’il s’interdit de prendre une part de gâteau pour son anniversaire. « Pas cette année », dit-il en secouant la tête. En me montrant son fils, Nelson poursuit : « J’essaye de perdre cinq kilos pour quand je viendrai le voir à Los Angeles. Il mange comme j’aimerais manger, mais la différence, c’est qu’il fait de l’exercice – ce que je me refuse à faire. » Il dit à son fils qu’il devrait y aller avec sa propre voiture, pour que Prince n’ait pas à le reconduire après le billard. Prince est d’accord, et Nelson s’adresse à nouveau à moi : « Laissez-moi vous montrer ce que j’ai eu pour mon anniversaire il y a deux ans. » Il s’approche du garage et ouvre la porte, qui révèle l’arrière d’une BMW de couleur pourpre. Tandis que le vieil homme recule sa voiture avec précaution, Prince sourit. « Il ne la conduit jamais. Il a peur de l’abîmer. » Il se tourne vers sa T-Bird blanche : « Il a toujours été comme ça. Mon père m’a donné cette voiture il y a quelques années. Il l’a achetée neuve en 1966. Il n’y avait que 35 000 kilomètres au compteur quand je l’ai récupérée. »
La BMW démarre. « Attends », dit Prince en se rappelant quelque chose. Il récupère la cassette dans la T-Bird et dit à son père : « Il y a un truc que je veux te faire écouter. Lisa Coleman et Wendy Melvoin ont travaillé là-dessus à L.A. » Prince lui lance l’enregistrement, mixé par les deux membres féminins de son groupe. Nelson acquiesce et engage sa voiture dans l’allée, derrière celle de son fils. Il suit Prince de près et nous faire coucou de la main avec de grands sourires dès que nous regardons dans le rétroviseur. Il est impossible d’imaginer que le criminel menaçant de Purple Rain a été créé d’après John Nelson. « Ce truc avec mon père faisait partie de l’histoire de mon réalisateur et co-scénariste Al Magnoli », explique Prince. « On a utilisé des morceaux de mon passé et de mon présent pour donner plus de relief à l’histoire, mais c’est une fiction avant tout. Mon père n’a jamais tenu un flingue de sa vie. Il n’a jamais dit de gros mots, et il ne boit jamais. » Prince jette un coup d’œil à la voiture qui le suit dans le rétroviseur. « Il ne fait pas ses 69 ans, n’est-ce pas ? Il est trop cool. Il a des petites amies. Des tonnes ! » Prince dépasse deux jeunes garçons sur leur vélo. « Salut, Prince », dit l’un d’eux sans se troubler. « Salut », répond ce dernier avec un signe de tête. « Tu vas bien ? » En passant devant ses vieux voisins, qui s’affairent sur leurs pelouses, le fils prodigue du North Side me parle de sa ville natale. « Je ne déménagerais pour rien au monde, j’aime trop cette ville. Je peux sortir quand je veux, personne ne me saute dessus. Ça fait du bien de ne pas se faire harceler quand on va danser – j’adore ça. Il n’y a personne pour m’épier, et pas de photographes pour faire crépiter leurs flashs devant mes yeux. »
« Je pensais sincèrement que je ne ferais plus jamais d’interviews. »
En approchant de la sortie qui mène de Minneapolis à la banlieue d’Eden Prairie, Prince met une autre cassette et regarde à nouveau dans le rétroviseur. John Nelson nous suit toujours. « Mon père a du mal à montrer ses émotions », dit Prince en prenant la direction de l’autoroute. « Il ne dit jamais “je t’aime”, et quand on se prend dans les bras, on se cogne la tête maladroitement comme dans un film de Chaplin. Mais depuis quelques temps, il me répète souvent de faire attention à moi. Il me dit comme ça : “S’il t’arrive quoi que ce soit, je suis fini.” Tout ce que je me suis dit au départ, c’est que c’était très gentil de me dire ça. Mais j’y ai repensé plus tard et j’ai réalisé quelque chose. Ces mots, c’est mon père qui me dit : “Je t’aime.” » Quelques minutes plus tard, Prince et son père se garent devant l’Entrepôt, un bâtiment en béton situé dans la zone industrielle d’Eden Prairie. À l’intérieur, The Family, un groupe de funk avec lequel Prince a commencé à travailler, est en train de répéter de nouveaux morceaux en dansant. À la fin d’un titre particulièrement éprouvant, ils se laissent retomber sur le dos, tressaillant comme des œufs dans une poêle. Prince et son père s’avancent pour saluer le groupe. Prince se dirige vers la table de billard près de la console et met en place les boules, en se dandinant sur le beat du morceau que joue The Family. John Nelson salue le groupe à son tour et attrape sa canne. Il détend ses épaules, vise et casse comme un pro. Quelques minutes plus tard, le groupe et le père sont toujours en train de jouer. Prince a un sourire jusqu’aux oreilles. La veille au soir, il a brisé ici-même un silence public de trois ans.
Purple House
Prince porte une combinaison élégante, des bottes d’un bleu poudré et un petit crucifix au bout d’une chaîne. Il danse avec les membres de The Family pendant un moment, joue quelques accords de guitare, entonne quelques mesures au micro et finit par s’asseoir au clavier avec Susannah Melvoin – la jumelle de Wendy – pour jouer à quatre mains. En me voyant à la porte, Prince vient m’accueillir. « Salut », dit-il doucement, me tendant la main. « Tu veux boire ou manger quelque chose ? » Sur une table sont posés des coupes de fruits et deux paquets de Doritos. Sur une étagère au mur s’alignent six sortes de thé différentes. Pas de drogue, pas d’alcool, pas de café. Prince joue un ou deux morceaux de plus, regarde le groupe répéter un moment, puis leur dit au revoir avant de m’inviter à le suivre jusqu’à sa voiture, garée devant le bâtiment. « Je ne suis pas habitué à faire ça », marmonne-t-il en regardant droit devant lui à travers le pare-brise de sa voiture. « Je pensais sincèrement que je ne ferais plus jamais d’interviews. » Pendant vingt minutes, nous conduisant en parlant de choses et d’autres – des cieux du Minnesota, du temps qu’il fait et de la police. Peu à peu, sa voix s’amplifie, et avec elle viennent des inflexions, des gestes de la main et des rires. Nous dépassons un champ qui abritera bientôt son studio d’enregistrement à la pointe de la technologie, baptisé Paisley Park, et nous ne tardons pas à descendre une rue paisible de banlieue avant d’arriver à la célèbre maison violette. Prince salue le gardien qui se tient devant un portail fermé par une chaîne, seul et sans arme. C’est une demeure modeste et paisible. Il n’y a pas de fontaines dans la cour, pas de piscine dans le jardin. « On y est », dit Prince avec un sourire. « Viens, entre. » Après un bref coup d’œil à l’intérieur, je me rends compte d’à quel point la presse exagère le tableau. Non, Prince ne vit pas dans une forteresse gardée avec pour seule compagnie un goûteur et des portraits grandeur nature de Marilyn Monroe. À dire vrai, si un agent immobilier vous faisait visiter la maison de Prince, vous vous diriez que le locataire des lieux est au mieux un chirurgien branché, avec un goût prononcé pour les tapis moelleux. « Bonjour », dit Rande depuis la cuisine. « Vous avez reçu deux messages. » Prince la remercie et me propose des cookies faits maison. Il se serre un verre d’eau fraîche à la fontaine, puis reprend la visite. « Cet endroit », dit-il, « n’est pas une prison. Ce n’est le sanctuaire que de Jésus, de la paix et de l’amour. »
La cuisine donne sur un salon dans lequel vous ne trouverez rien que votre tante n’a pas chez elle. Au-dessus de la cheminée sont alignées des photos encadrées de sa famille et de ses amis, dont une de John Nelson jouant de la guitare. Il y a une télévision couleur et un magnétoscope, une longue table basse sur laquelle est posée un plat garni de friandises, et une petite licorne en argent posée sur le rebord de la cheminée. Une grande Bible blanche est posée sur le piano en acajou. La seule chose étonnante de la maison est une statue jaune représentant un gnome couvert de papillons, à l’entrée d’une des chambres d’amis. L’un des monarques s’envole d’un trou en forme de cœur creusé dans la poitrine du gnome. « C’est un ami qui me l’a donnée, je l’avais mise dans le salon », dit Prince. « Mais des gens m’ont dit que ça leur faisait peur, alors je l’ai prise et je l’ai mise là. » Les escaliers du salon descendent jusqu’à une petite salle de travail qui contient du matériel d’enregistrement et une table sur laquelle s’entassent des carnets. « Voilà tout ce que j’ai écrit et enregistré pour 1999 », dit Prince. « Tout est là. » Sur une table basse dans un coin sont posés trois Grammy. « C’est Wendy qui a l’Oscar », dit Prince. L’espace de travail mène à la chambre principale. Elle est jolie. Et… normale. Pas d’accessoires de torture ou d’appareils douteux, ni même de cendriers, de canettes de bière ou de sachets de thé en vue. Un lit à colonnes sur un épais tapis blanc et quelques photos encadrées, dont une de Marilyn Monroe. Il y a un petit coin détente avec une chaîne stéréo, une vue sur le lac et un espace confortable où s’asseoir sur le sol. Parfait pour discuter. Et on peut dire que nous avons parlé – c’était sa première interview en trois ans.
First Avenue
Après l’interview, nous retournons au salon. Le téléphone sonne et Prince va décrocher dans la cuisine. « On sera là dans vingt minutes », dit-il avant de raccrocher. Il tourne la tête vers moi et sourit alors qu’il descend : « Je vais juste me changer. » Quelques minutes plus tard, il revient et porte une autre combinaison, « le seul type de vêtements que je porte ». Et les bottes ? « Les gens disent toujours que je porte des talons car je suis petit », dit-il en riant. « Mais je porte des talons parce que les femmes en raffolent. »
Quelques instants plus tard, alors que nous roulons vers la discothèque First Avenue, Prince me parle de l’endroit plus célèbre de Minneapolis. « Avant Purple Rain », dit-il, « tous les jeunes qui venaient au First Avenue nous connaissaient, c’était un défilé de mode perpétuel. Ils s’habillaient sans se soucier des autres et tentaient d’avoir l’air le plus cool possible. Une fois que tu as trouvé ton truc, tu ne ressembles à personne d’autre. Tu es juste toi-même, et parfaitement à l’aise. » Et puis Hollywood est arrivé. « Quand le film est sorti », se rappelle Prince, « beaucoup de touristes ont commencé à venir. C’était très bizarre d’être là-bas et d’entendre des : “Oh, il est là !” Tout d’un coup, l’ambiance est devenue très différente. » Mais à présent, les cars de touristes sont moins nombreux. D’après Prince – qui va là-bas deux fois par semaine pour danser quand il ne travaille pas sur un gros projet –, le vieux First Avenue est de retour. « On traînait beaucoup là-bas à l’époque », dit-il, « et ma nouvelle armée – façon de parler – se prépare à reprendre d’assaut Minneapolis. The Family est déjà là, Mazarati est de retour aussi, et Sheila E. et son groupe seront bientôt là. Le club va redevenir tel qu’il était. » Tandis que nous nous arrêtons devant le First Avenue, les fêtards du samedi soir s’attroupent au dehors, peignant leurs cheveux, fumant des cigarettes et se tenant la main. Ils nous regardent avec plus de curiosité que d’émerveillement quand Prince descend de la voiture. « Vous voulez aller dans la salle VIP ? » demande le videur. « Nan », dit Prince. « J’ai envie de danser. »
À quelques mètres du dance floor bondé se tient The Family au complet : le groupe s’est accordé un break dans les répétitions. Prince se joint à eux au milieu des rires et des embrassades. Lui et trois autres membres du groupe se lèvent et se mêlent à la foule, avant de commencer à danser. Soient les jeunes auprès desquels il passe ne le voient pas, soit ils prétendent ne pas s’en soucier. D’autres tournent la tête pour le regarder passer puis retournent à leurs pas de danse.
Une heure plus tard, il reprend la route, quittant le centre-ville en faisant rugir le moteur. Tandis que je lui demande s’il y a quelque chose qu’il n’a pas dont il rêverait, deux blondes au volant de la Porsche de papa nous dépassent à toute vitesse. « Non », dit Prince en rigolant, « je les ai elles. » Il rattrape les filles, baisse sa fenêtre et leur jette une balle de ping-pong qui traînait sur le plancher de la voiture. Elles tournent la tête pour voir quel genre d’énergumène leur balance des balles de ping-pong sur l’autoroute à deux heures du matin. Lorsqu’elles le reconnaissent, leurs mâchoires se décrochent, elles agitent furieusement les mains et klaxonnent à tout rompre. Prince remontre la fenêtre, sourit en silence et redémarre. Nous quittons l’autoroute. Prince tourne et nous conduit dans les rues de Cedar Lake, parfaitement calmes à cette heure avancée de la nuit. Cette ville, dit-il, représente sa liberté. « Les seules fois où je me sens prisonnier, c’est quand je réfléchis tellement que j’en perds le sommeil. J’ai trop de choses en tête. Je me dis : “Je pourrais faire ci, je pourrais faire ça. Je pourrais travailler avec tel groupe. Quand est-ce que je vais faire tel ou tel concert ?” Tellement de choses… et puis il y a les femmes. Et puis il faut manger ! J’aimerais ne pas avoir à manger. » Quelques minutes plus tard, il me dépose devant chez moi. Puis il reprend sa route et s’arrête au feu rouge de Lake Street. S’il prend à gauche, il remontera vers Minneapolis, où la nuit finit de se consumer ; s’il prend à droite, il retrouvera la solitude de sa maison violette, dans sa paisible banlieue. Le Kid de Minneapolis tourne à gauche et file droit vers les feux qui brûlent encore, dans la ville qu’il n’a jamais quittée.
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PRINCE RACONTE POURQUOI IL N’AIMAIT PAS LES INTERVIEWS ↓
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Prince Talks: The Silence Is Broken », paru dans Rolling Stone. Couverture : Prince (Création graphique par Ulyces).