La mort de Martha
La première fois que Ben Novak vit un pigeon migrateur, il tomba à genoux et resta dans cette position, bouche bée, pendant vingt minutes. Il avait 16 ans. À 13 ans, il avait fait le serment de consacrer sa vie à la résurrection d’espèces disparues. À 14 ans, il avait découvert la photo d’un pigeon migrateur dans un livre de l’Audubon Society et en était tombé « amoureux ». Mais il ne savait pas que le musée des sciences du Minnesota, qu’il visitait alors dans le cadre d’un programme estival pour les lycéens du Dakota du nord, en possédait dans sa collection. La surprise fut totale lorsqu’il passa devant une armoire contenant deux pigeons naturalisés, un mâle et une femelle, figés dans des pauses naturelles. Il fut submergé par la stupeur, la tristesse, et par la beauté des oiseaux : l’auburn clair de leur poitrine, le gris ardoise de leur dos et la parure irisée de leur nuque qui, en fonction de l’angle et de la lumière, prend des reflets violets, fuchsia ou verts. Avant que les adultes ne le traînent hors de la pièce, Ben Novak prit une photo avec son appareil jetable. Mais le flash était trop fort et lorsque la pellicule fut développée plusieurs semaines après, il constata amèrement que la photo était ratée. Elle était toute blanche, un simple éclair de lumière aveuglante.
Dans la décennie qui suivit, Novak rendit visite à 339 pigeons voyageurs – au musée Burke de Seattle, au musée Carnegie d’histoire naturelle de Pittsburgh, au musée américain d’histoire naturelle de New York et au département ornithologique de Harvard, qui détient 145 spécimens, dont 8 préservés dans des jarres d’éthanol, 31 œufs et un pigeon partiellement albinos. On ne compte plus que 1532 spécimens de pigeons voyageurs dans le monde. Le 1er septembre 1914, Martha, le dernier pigeon migrateur américain en captivité, est mort au zoo de Cincinnati. Elle avait survécu quatre ans de plus que George, l’avant-dernier survivant de son espèce et son seul compagnon. L’annonce de l’extinction imminente avait fait de Martha une véritable attraction pour touristes. Déprimée, ou simplement trop vieille, elle ne fit presque aucun mouvement pendant ses dernières années. Les visiteurs du zoo, déçus, lui lançaient des poignées de sable dans l’espoir de susciter une réaction. Quand elle finit par mourir, son corps fut transféré à la Cincinnati Ice Company et congelé dans un cube de glace de 110 kilos, avant d’être acheminé en train jusqu’à la Smithsonian Institution, où il fut empaillé, fixé et finalement visité, 99 ans plus tard, par Ben Novak. Le fait que l’on sache si précisément où et quand le dernier pigeon migrateur connu est mort est une des nombreuses particularités qui caractérisent cette espèce. Plusieurs milliers d’espèces animales s’éteignent chaque année mais on ne s’en rend pas compte, car on ignore pour beaucoup jusqu’à leur existence. S’il est impossible de passer à côté de l’extinction du pigeon migrateur, c’est parce que jusqu’en 1880, c’était le vertébré le plus répandu d’Amérique du Nord. Il constitua un temps près de 40 % des oiseaux du continent. Dans A Feathered River Across the Sky, Joel Greenberg explique que sa population « pourrait avoir dépassé en nombre celle de tout autre oiseau sur Terre. » En 1860, un naturaliste observa un groupe qu’il estimait contenir 3 717 120 000 pigeons. À titre de comparaison, il existe actuellement 260 millions de pigeons biset. L’aire de nidification d’un pigeon migrateur mesurait environ 1 400 km2, soit 37 fois la surface de Manhattan. L’incroyable profusion de cette espèce était un appel au massacre. Les oiseaux étaient chassés pour leur viande, qui se vendait par tonnes (à l’autre bout de la chaîne, Delmonico servait de la côtelette de pigeon), pour leur huile et leurs plumes, et pour le divertissement sportif. Malgré cela, leur rapide déclin – de 5 milliards à l’extinction totale en quelques dizaines d’années seulement – laissa la plupart des Américains complètement décontenancés. Un magazine scientifique publia un article affirmant que les oiseaux avaient tous fui vers le désert d’Arizona. D’autres avancèrent l’idée que les pigeons avaient trouvé refuge dans les forêts de pins chiliennes, ou quelque part à l’est du détroit de Puget, ou bien encore en Australie. Selon une autre théorie, les pigeons voyageurs auraient rejoint une volée unique et gigantesque qui aurait ensuite disparu dans le triangle des Bermudes.
La résurrection
Stewart Brand est né à Rockford, dans l’Illinois, en 1938. Il n’a jamais oublié la voix tremblante de sa mère lorsqu’elle lui parlait des pigeons voyageurs de son enfance. L’été, la famille Brand partait en vacances dans le haut du Michigan, près de la rivière aux Pigeons, l’un des centaines de lieux baptisés ainsi par les américains. (À lui seul, le Michigan compte 4 rivières aux Pigeons, 4 lacs du Pigeon, 2 criques du Pigeon, une baie aux Pigeons, une colline aux Pigeons et la pointe du Pigeon). Les anciens racontaient des histoires à propos des pigeons, qui forgèrent dans l’esprit de Brand de véritables mythes. Ils racontaient que les volées étaient si grandes qu’elles masquaient le soleil. L’amour que Brand portait à la nature prit des formes diverses, mais aucune ne surpassa en influence le Whole Earth Catalog, qu’il entama en 1968 et révisa jusqu’en 1984. Brand disait du catalogue, un dense recueil d’outils et de pratiques environnementales, qu’il encourageait entre autres le « pouvoir individuel ». Effectivement, le succès du Whole Earth Catalog lui apporta plus de pouvoirs qu’au commun des mortels, et lui permit d’approcher facilement les penseurs les plus imaginatifs et les patrons suffisamment riches pour financer leurs idées les plus ambitieuses. Au fil des deux dernières décennies, plusieurs de ces idées se sont concrétisées sous l’égide de la fondation Long Now, une ONG que Brand a aidé à mettre en place en 1996 pour supporter les projets dits de « responsabilité durable ». Parmi ces projets figure une horloge de 10 mètres de haut, censée tourner pendant les 10 000 prochaines années, financée à hauteur de 42 millions de dollars par le fondateur d’Amazon, Jeff Bezos, et située dans le creux d’une montagne qu’il possède près de Van Horn au Texas. Un disque de nickel pur gravé en 1 500 langues différentes a également été fixé sur la sonde spatiale Rosetta, qui devrait atterrir cette année sur la comète 67P/Churyumov-Gerasimenko, à plus de 800 millions de kilomètres de la Terre.
« Un ou deux mammouths ne constitueraient pas un succès, il en faudrait 100 000. » — Stewart Brand
Il y a trois ans, Brand invita son ami le zoologiste Tim Flannery à s’exprimer lors d’un séminaire de Long Now sur la réflexion à long terme, un rendez-vous qui se tient chaque mois à San Francisco. Le débat s’intitulait : « L’extinction totale de la vie sur Terre est-elle évitable ? » Pendant la phase questions-réponses qui s’ensuivit, Brand, traquant une lueur d’espoir, mentionna une nouvelle approche de préservation écologique qui gagnait en popularité : la résurrection d’espèces éteintes, comme le mammouth laineux, à l’aide de nouvelles technologies du génome développées par le biologiste moléculaire d’Harvard, George Church. « Le retour de la vie sauvage, des loups, des bisons, donne de l’espoir aux gens », expliqua Brand lors du séminaire. Il fit une pause avant d’ajouter : « J’imagine que nous pourrions ressusciter les pigeons voyageurs, je n’y avais jamais pensé avant. » Brand devint obsédé par cette idée. Ramener à la vie des espèces disparues était exactement le genre de projet à la fois ambitieux, interdisciplinaire et légèrement cinglé qui pouvait lui plaire. Trois semaines après sa conversation avec Flannery, Brand envoya un courriel à Church et au biologiste Edward O. Wilson :
« Chers Ed et George…
La mort du dernier pigeon migrateur américain en 1914 a brisé le cœur du public et convaincu tout le monde que l’extinction est le cœur de la relation entre l’humanité et la nature.
George, pourrions-nous ressusciter l’espèce grâce aux technologies génétiques ? J’ai souvenir d’une conversation avec Ed devant un pigeon empaillé au musée de zoologie comparée [à Harvard, dont Wilson est membre émérite], et il existe d’autres spécimens naturalisés au Smithsonian et à Toronto, qui disposent, je présume, des gènes nécessaires. Ce serait certainement plus simple que de faire revivre les mammouths laineux, la cause que vous avez embrassée.
Les mouvements environnementaux et de préservation se sont empêtrés dans une vue tragique de la vie. Le retour des pigeons voyageurs pourrait les en faire sortir et les inviter à percevoir la biotechnologie comme un outil écologique plutôt qu’une menace pour notre siècle… Je serais ravi de fonder une ONG pour financer la résurrection du pigeon migrateur.
Projet dingue. Cela pourrait être marrant. Nous améliorerions les choses. Cela pourrait, comme on dit, faire avancer l’Histoire.
Qu’en pensez-vous ? »
En moins de trois heures, Church répondit avec un plan détaillé pour ramener à la vie « une volée de millions, voire de milliards » de pigeons voyageurs sur la Terre. En février 2012, Church hébergea un séminaire à l’école de médecine de Harvard intitulé « Ramener les pigeons voyageurs ». Il exposa sa nouvelle technologie de modification du génome, et d’autres biologistes et spécialistes aviaires s’enthousiasmèrent pour son idée. « La dé-extinction est passée du concept à la réalité potentielle juste devant nos yeux », explique Ryan Phelan, la femme de Brand, une entrepreneure à l’origine d’une société pionnière en médecine génétique, « on a compris qu’on pouvait le faire pour le pigeon migrateur, mais aussi pour d’autres espèces. Cela suscitait tant d’intérêt et il y avait tellement d’idées qui fusaient qu’il nous a fallu créer une infrastructure autour du projet. On ne revenait pas de ce qu’on avait déclenché. » Phelan, 61 ans, devint directrice exécutive du nouveau projet, qu’ils nommèrent Résurrection et Restauration. Plusieurs mois plus tard, la National Geographic Society accueillit une plus grande conférence pour débattre des questions scientifiques et éthiques soulevées par le projet de « dé-extinction ». Brand et Phelan invitèrent 36 des plus grands ingénieurs génétiques et biologistes mondiaux, parmi lesquels Stanley Temple, un des fondateurs de la conservation biologique ; Oliver Ryder, directeur du zoo congelé du zoo de San Diego, qui stocke les cellules congelées d’espèces en danger ; et Sergey Zimov, qui a créé en Sibérie une réserve expérimentale du nom de Pleistocene Park, qu’il espère peupler de mammouths laineux.
À l’idée de Brand, qui pensait que le projet des pigeons pourrait susciter un « signe d’espoir pour la conservation », vinrent s’ajouter nombre d’arguments écologiques en faveur de la dé-extinction, avancés par d’autres participants à la conférence. Tout comme la disparition d’espèces fait baisser la richesse d’un écosystème, l’addition de nouveaux animaux pourrait avoir l’effet inverse. La nécessité pour les mammouths de brouter, par exemple, pourrait encourager l’essor d’une variété d’herbe qui endiguerait la fonte du permafrost de l’Arctique – un avantage significatif étant donné que le permafrost arctique retient deux à trois fois la quantité de carbone absorbée par les forêts équatoriales mondiales. « On a structuré le projet à des fins de conservation », dit Brand. « Nous ressuscitons les mammouths pour restaurer les steppes de l’Arctique. Un ou deux mammouths ne constitueraient pas un succès, il en faudrait 100 000. » Un argument moins scientifique mais néanmoins persuasif a été avancé par les éthiciens Hank Greely et Jacob Sherkow, tous deux de l’université de Stanford. Dans un article publié dans Science, ils expliquent que le projet de dé-extinction doit être poursuivi parce qu’il est vraiment cool. « Cela pourrait devenir une attraction majeure, et peut-être est-ce là le plus gros avantage de la dé-extinction. Voir un mammouth laineux vivant serait sans doute très cool. » Ben Novak n’avait pas besoin d’être convaincu. Quand il apprit que Résurrection et Restauration avait décidé de ramener à la vie les pigeons voyageurs, il envoya un e-mail à Church, qui le transmit à Brand et Phelan. « Les pigeons voyageurs ont toujours été ma passion », écrit Novak. « Peu importe la façon dont je peux contribuer à ce projet, ce serait un honneur. »
La construction du génome
Derrière les sigles « danger biologique » et les portes sécurisées qui gardent l’entrée du laboratoire paléogénomique de l’université de Californie, à Santa Cruz, je n’ai trouvé ni défense de mammouth, ni œuf de dinosaure, ni moustique pris dans l’ambre, juste une vaste pièce stérile dans laquelle Novak et plusieurs étudiants étaient occupés à consulter leurs messageries Gmail. Le seul travail en cours s’appelle Metroplex, une figurine de géant Transformers que Novak a construit et qui gît courbée sur son clavier comme un robot mort. Novak, âgé de 27 ans, s’est empressé de m’assurer que la construction du génome du pigeon migrateur était en cours. En fait, cela fait des années. Beth Shapiro, une des scientifiques responsables du laboratoire, a commencé à séquencer l’ADN de l’espèce en 2001, dix ans avant que Brand n’en ait eu l’idée. Le processus de séquençage est actuellement dans la phase d’analyse des données, ce qui laisse à Novak – qui a étudié l’écologie mais n’a aucune qualification particulière en science – le temps de se documenter sur la dé-extinction, d’écrire ses propres rapports sur la relation écologique entre les pigeons voyageurs et les noisetiers, et de correspondre avec les autres scientifiques travaillant sur des sujets similaires. Entre autres, le projet Uruz, qui croise du bétail afin de créer de nouvelles espèces qui se rapprochent des aurochs, une race de bœufs sauvages disparue depuis 1627. Novak suit également le travail d’un groupe qui espère, grâce à la génétique, recréer une sous-espèce de tétras des prairies, volatile sauvage disparu en 1932. À noter enfin, le projet Lazarus, qui tenter de ressusciter une grenouille australienne éteinte depuis trente ans et qui avait la particularité de donner naissance par la bouche. En tant qu’unique employé à plein temps de Brand et Phelan au sein de Résurrection et Restauration, Novak rassemble les courriels envoyés par des scientifiques impatients de travailler sur de nouvelles espèces candidates à la résurrection, comme le grizzli de Californie, la perruche de Caroline, le tigre de Tasmanie, la vache de mer de Steller et le grand pingouin, dont aucun spécimen n’a été aperçu depuis 1844, quand les deux derniers survivants connus ont été étranglés par des pêcheurs islandais. Parce que la dé-extinction requiert la collaboration de plusieurs disciplines, Phelan voit son projet comme un « facilitateur » permettant de connecter les généticiens, les biologistes moléculaires et les biologistes de la conservation et de synthèse. Elle espère aussi pouvoir permettre la concrétisation de projets expérimentaux. Elle et Novak ont compris que la nouvelle discipline que constitue la dé-extinction va prendre de l’ampleur, qu’ils y participent ou non. Elle dit « simplement vouloir que les choses se fassent de façon responsable ». Quand Novak a rejoint le laboratoire de Shapiro, il ne connaissait rien ni personne à Santa Cruz. Un an plus tard, si on fait abstraction de quelques dîners sur le remorqueur de Brand à Sausalito, les choses n’ont pas changé. Novak passe le plus clair de son temps seul avec ses pensées et ses animaux morts. Mais il en a toujours été de même pour celui qui a grandi dans une maison située à 5 km des premiers voisins, à mi-chemin entre Williston, la 8e ville du Dakota du Nord, et Alexander, dont la population s’élève à 269 habitants. Enfant, Novak se promenait souvent seul dans les badlands alentours, explorant une gigantesque forêt pétrifiée qui traverse les formations rocheuses de Sentinel Butte. Il y a 50 millions d’années, la partie ouest du Dakota du Nord ressemblait aux Everglades de Floride. Novak trouvait souvent des vertèbres, des phalanges et des fragments de côtes d’espèces de crocodiles éteintes ou de champsosaurus. Il se trouvait alors à deux heures de route du ranch Elkhorn, où Théodore Roosevelt développa ses théories sur la protection de la vie sauvage qui menèrent à la préservation de près de 93 000 hectares de terre. Les écoles locales mirent l’accent sur l’écologie dans leurs programmes de sciences. En classe de 6e, Novak fut stupéfait d’apprendre qu’il vivait une ère d’extinction massive. (Les scientifiques prévoient que l’influence humaine sur la composition de l’atmosphère pourrait tuer un quart des espèces de mammifères, un cinquième des reptiles et un sixième des oiseaux d’ici 2050.) « Je me suis senti solidaire de ces espèces », m’a-t-il dit. « Peut-être parce que je passais beaucoup de temps seul. » Après l’obtention de son diplôme de la Montana State Univerisity à Bozeman, Novak demanda à étudier sous l’égide de Beth Shapiro, qui avait déjà entamé le séquençage de l’ADN du pigeon migrateur. Il fut refusé. « J’appréciais son dévouement envers les oiseaux, mais j’avais peur que son zèle n’interfère dans sa capacité à s’appliquer sérieusement à la science », m’expliqua-t-elle. Finalement, Novak intégra un programme au sein du McMaster Ancient DNA Center à Hamilton, dans l’Ontario, où il travailla au séquençage de l’ADN des mastodontes. Il restait cependant obsédé par les pigeons voyageurs. Il décida que s’il ne parvenait pas à intégrer le laboratoire de Shapiro, il procéderait lui-même au séquençage du génome du pigeon. Il avait besoin d’échantillons de tissus. Il écrivit donc à tous les musées qui, à sa connaissance, possédaient des spécimens de pigeons empaillés. Il essuya plus de trente refus avant que le Chicago’s Field Museum n’accepte de lui envoyer une petite tranche d’orteil de pigeon. Un laboratoire de Toronto effectua le séquençage pour un peu plus de 2 500 dollars, que Novak rassembla grâce à sa famille et ses amis. Il commençait juste à analyser les données lorsqu’il entendit parler de Résurrection et Restauration.
Après qu’il eut été embauché, Shapiro offrit à Novak un bureau au sein du laboratoire paléogénomique de l’université de Californie. Là, il put assister au séquençage en direct. Lorsqu’on lui demande ce qu’il fait dans la vie, Novak répond désormais qu’il travaille à la résurrection des pigeons voyageurs. Novak est grand et un brin solennel, poli et peu enclin à la conversation, sauf si elle porte sur les pigeons voyageurs, ce qui finit toujours par être le cas. L’une des rares fois où je l’ai vu rire fut lorsque je lui demandai s’il pensait que la dé-extinction pourrait s’avérer impossible. Il me rappela aussitôt qu’elle avait déjà eu lieu. Il y a plus de dix ans, une équipe comprenant Alberto Fernández-Arias (aujourd’hui conseiller sur le projet Résurrection et Restauration) a ressuscité un Bucardo, une chèvre des montagnes également connue sous le nom d’Ibex des Pyrénées éteinte depuis 2000. Le dernier spécimen vivant était une femelle de 13 ans nommée Celia. Avant sa mort – écrasée par la chute d’un arbre –, Fernández-Arias préleva de la peau dans son oreille, qu’il congela dans du nitrogène liquide. Grâce à la même technique qui avait servi à créer la brebis Dolly, le premier mammifère cloné, les scientifiques utilisèrent l’ADN de Celia pour créer des embryons qu’ils implantèrent ensuite dans les utérus de 57 chèvres. L’une des grossesses réussies déboucha sur une naissance le 30 juillet 2003. « À notre connaissance, c’est le premier animal né d’une espèce disparue », raconte l’équipe. Mais il ne vécut pas longtemps. Après avoir bataillé pendant plusieurs minutes pour respirer, le petit s’étouffa et mourut. Cette méthode de clonage, dite de transfert de noyau de cellules somatiques, ne peut être utilisée que pour les espèces dont on dispose d’échantillons cellulaires. Pour les espèces comme le pigeon migrateur, qui ont eu le malheur de s’éteindre avant la découverte de la cryopréservation, le processus est plus compliqué. La première étape consiste à reconstruire leur génome. Cela est difficile car l’ADN commence à se détériorer au moment même de la mort. L’ADN se mélange alors à celui d’autres organismes avec lesquels il entre en contact, comme les champignons, les bactéries et d’autres animaux. Si l’on compare un brin d’ADN à un livre, alors l’ADN d’un animal mort n’est qu’un amas de piles de pages déchirées dont on ne tire intacts que quelques paragraphes, phrases, ou parfois à peine quelques mots. Ces débris ne sont pas dans le bon ordre et tous n’appartiennent pas au même livre. Et le livre est interminable : le génome du pigeon comprend environ 1,2 milliards de paires de bases. Si chaque paire était un mot, le livre du pigeon migrateur compterait 4 millions de pages. Il existe un raccourci. Le génome d’une espèce parente présente un ADN en grande partie identique et peut servir d’empreinte, ou de charpente. Le plus proche cousin du pigeon migrateur est le pigeon à queue barrée, dont Shapiro effectue actuellement le séquençage. En comparant les fragments d’ADN du pigeon migrateur avec le génome d’espèces similaires, les chercheurs peuvent recréer une version approximative de celui du pigeon migrateur. Le degré d’exactitude du résultat est impossible à mesurer. Comme dans toute traduction, on y trouverait sûrement des erreurs de grammaire, des phrases bancales et peut-être quelques mots manquants, mais le livre serait déchiffrable. Et l’histoire qu’il raconte devrait valoir le coup. Shapiro espère arriver au bout du processus d’ici quelques mois. Les chercheurs auront alors à disposition dans leurs disques durs un modèle valable de génome de pigeon migrateur américain. En ouvrant le fichier sur un ordinateur, vous pourriez observer une chaine de 1,2 milliards de lettres, toutes des A, G, C ou T. Shapiro espère publier son analyse du génome d’ici le 1er septembre 2014, à temps pour le centenaire de la mort de Martha.
MAGE est surnommée « la machine à évolution » car elle peut intégrer des millions d’années de mutation génétique en quelques minutes.
Malheureusement, c’est la partie le plus simple du travail. Le génome devra ensuite être intégré dans une cellule vivante. Plus facile à dire qu’à faire. Les biologistes moléculaires commenceront par tenter leur chance sur des cultures de cellules de pigeons à queue barrée. La culture de cellules consiste à faire croître du tissus vivant dans des boîtes de Pétri. Les cellules d’oiseaux sont particulièrement difficiles à cultiver. Elles préfèrent ne pas être extraites du corps. « Pour les oiseaux », explique Novak, « c’est l’étape la plus difficile. » Mais c’est surtout une question d’effort et de persévérance – en d’autres mots, une question de temps, ce dont Résurrection et Restauration dispose en abondance. Si les scientifiques parviennent à cultiver des souches de cellules de pigeons à queue barrée, ils pourront commencer à trafiquer son code génétique. Les biologistes comparent cela à un travail de copier-coller. Ils remplaceront des morceaux d’ADN de pigeon à queue barrée par ceux, synthétiques, de pigeon migrateur, jusqu’à correspondre au modèle de génome reconstitué. Dans cette entreprise, ils bénéficieront de l’aide d’une nouvelle technologie fantastique, mise au point par George Church et qui porte le nom runique bien choisi de MAGE (pour Multiplex Automated Genome Engineering). MAGE est surnommée « la machine à évolution » car elle peut intégrer des millions d’années de mutation génétique en quelques minutes. Une fois les miracles de MAGE accomplis, les scientifiques obtiendront dans leurs boîtes de Pétri des cellules vivantes de pigeon migrateur, ou du moins ce qu’ils appelleront des cellules vivantes de pigeon migrateur. Ensuite, les biologistes introduiraient ces cellules vivantes dans l’embryon d’un pigeon à queue barrée. Pas de tour de magie ici : il suffit de trancher le haut d’un œuf de pigeon, d’y injecter les cellules de pigeon migrateur et de recouvrir le trou avec un matériau ressemblant à de la cellophane. Les cellules souches génétiquement modifiées se grefferaient à l’embryon – à ses gonades pour être exact. À l’éclosion, l’oisillon devrait ressembler et agir comme un pigeon à queue barrée. Mais il aura un secret. Si c’est un mâle, son sperme sera celui d’un pigeon migrateur américain ; si c’est une femelle, ses œufs seront ceux d’un pigeon migrateur. Ces créatures – pigeon à queue barrée à l’extérieur, pigeon migrateur à l’intérieur – sont appelées des « chimères ». Ces chimères seraient ensuite croisées entre elles pour générer des pigeons voyageurs. Novak espère observer la naissance du premier petit pigeon migrateur américain d’ici 2020, même s’il pense que 2025 est plus réaliste. À ce stade, le processus de dé-extinction passerait du laboratoire au poulailler. Des biologistes du développement et du comportement prendraient le relais, juste à temps pour répondre à des questions difficiles. Les oisillons reproduisent le comportement de leurs parents. Comment élève-t-on un pigeon migrateur sans parent de sa propre espèce ? Et comment entraîne-t-on des pigeons à queue barrée à éduquer les étranges créatures sorties de leurs œufs, des oisillons qui leur sembleraient peut-être monstrueux, un genre de Rosemary’s baby aviaire ?
Réponse à tout
Malgré les similarités génétiques entre les deux espèces de pigeons, des différences significatives demeurent. Les pigeons à queue barrée sont des oiseaux occidentaux qui migrent sur de vastes distances du nord au sud ; les pigeons voyageurs vivaient à l’est du continent et n’avaient pas de comportement migratoire fixe. Pour faciliter la transition entre des parents à queue barrée et des oisillons voyageurs, l’un des partenaires de Résurrection et Restauration va bientôt commencer à élever des pigeons à queue barrée comme des pigeons voyageurs. Il va modifier leur régime alimentaire, leurs habitudes migratoires et leur environnement. Le comportement de chaque génération suivante se rapprochera peu à peu de celui de leur cousin génétique. Novak explique : « Avec un peu de chance, nous aurons des pigeons à queue barrée qui seront de faux parents pigeons voyageur. » Aussi improbable que cela puisse paraître, il existe des précédents. Des espèces de substitution ont déjà été utilisées dans l’élevage de pigeons. Durant le processus de reproduction, de petites modifications seraient apportées au génome afin d’assurer la diversité génétique au sein de la population. Au bout de trois à cinq ans, certains oiseaux seraient transférés dans des volières extérieures plus spacieuses, où ils seraient exposés à la nature pour la première fois : arbres, météo, bactéries. Des biologistes spécialistes des populations restreintes et d’autres, travaillant sur la réinsertion d’espèces, seraient consultés. Ensuite, on introduirait un par un d’autres animaux dans les volières. Les pigeons seraient changés de volières à plusieurs reprises pour stimuler les réflexes migratoires. Les écologistes étudieraient comment les oiseaux influent sur leur environnement et sont influencés en retour. Au bout de dix ans, une partie des oiseaux des volières seraient lâchés dans la nature, munis d’un GPS implanté sous la peau. Le projet sera considéré comme réussi si la population réintroduite est capable de se reproduire sans qu’il soit besoin de relâcher d’autres pigeons des volières. Novak pense que cela pourrait arriver vingt-cinq ans après que les premiers oiseaux auront été lâchés dans la nature, à savoir en 2060. Et il espère bien être là pour y assister.
« La nature produit des monstres. La nature produit des menaces. La plupart des choses qui nous menacent le plus sont issues de la nature. » — David Haussler
Pendant que les pigeons de Novak se reproduisent, Résurrection et Restauration aura entamé le même processus avec d’autres espèces, éteintes ou en danger. En plus du mammouth laineux, les candidats comprennent le putois à pieds noirs, l’otarie moine des Caraïbes, le singe-lion doré, le pic à bec d’ivoire et le rhinocéros blanc du nord, autant d’espèces dont il ne subsiste aujourd’hui que quelques spécimens. Pour les espèces en voie de disparition dont il ne reste que quelques membres, les scientifiques introduiraient une diversification génétique pour éviter la consanguinité. Pour les espèces en danger de contagion, un effort serait fait pour fortifier leur ADN avec des gênes résistants aux maladies. Des millions de chauve-souris d’Amérique du Nord sont mortes ces dix dernières années du syndrome du nez blanc, une maladie ainsi nommée à cause d’un champignon mortel probablement importé d’Europe. Beaucoup d’espèces de chauve-souris européennes semblent être immunisées contre ce champignon ; si le gène responsable de cet immunité est identifié, il pourrait être isolé et implanté à celles d’Amérique du Nord. Le terme scientifique pour ce type d’intervention génétique est « adaptation facilitée ». Résurrection et Restauration pourrait aussi s’appeler « Résurrection, Restauration et Amélioration ». Ce fantasme flou et optimiste de dé-extinction, aussi excitant soit-il pour Ben Novak, perturbe nombre de biologistes de la conservation qui le considèrent comme une menace envers leur discipline et envers le mouvement environnemental. Lors d’une récente conférence de Résurrection et Restauration et dans plusieurs articles parus dans la presse populaire et académique, leurs critiques s’expriment de façon virulente. En réponse à cela, les défenseurs de la dé-extinction ont développé ces derniers mois une contre-argumentation de plus en plus agressive. « Nous avons des réponses à toutes les questions », m’a assuré Novak. « Nous réfléchissons à tout cela depuis longtemps. »
Divine science
La première question émanant des biologistes de la conservation concerne la logique : à quoi bon ramener à la vie un animal dont l’habitat naturel n’existe plus ? Pourquoi mener à bien un processus aussi difficile pour voir l’espèce s’éteindre à nouveau ? Alors que cette critique semble valide pour plusieurs espèces, le pigeon migrateur, lui, s’adapterait très bien à de nouveaux habitats justement parce qu’il n’en a pas de spécifique à la base. Il se nourrissait de façon opportuniste et se satisfaisait d’une large variété de noix et de glands qu’il allait chercher aussi loin qu’il le fallait. Il y a aussi l’inquiétude liée aux maladies. « Les pathogènes évoluent constamment dans la nature et les animaux développent de nouveaux systèmes immunitaires », explique Doug Armstrong, un biologiste de la conservation néo-zélandais qui étudie la réintroduction des espèces. « Si vous recréez une espèce génétiquement pour la relâcher, et que son génome est basé sur celui d’un oiseau qui vivait il y a 100 ans, vous augmentez les risques. » Un pigeon migrateur de ce type deviendrait alors le vecteur de maladies modernes. Mais d’après David Haussler, le co-fondateur du projet Genome 10K, ce problème est exagéré. « Il y a toujours cette peur de créer accidentellement, en cas de réussite, quelque chose d’horrible d’une façon ou d’une autre. Parce que seule la nature ferait les choses bien. Mais la nature est aussi aléatoire. La nature produit des monstres. La nature produit des menaces. La plupart des choses qui nous menacent le plus sont issues de la nature. Résurrection et Restauration ne nuira pas à l’équilibre. » Certains scientifiques estiment par exemple qu’en disputant les glands aux cerfs et aux rongeurs, les pigeons voyageurs pourrait contribuer à faire reculer la maladie de Lyme.
Une question plus urgente taraude les opposants au projet : l’argent. La dé-extinction constitue un nouveau concurrent clinquant pour les donateurs. Comme l’a pointé du doigt l’écologiste David Ehrenfeld lors d’une conférence : « Si cela fonctionne, la dé-extinction ne concernera qu’un petit nombre d’espèces et coûtera extrêmement cher. Les mesures de conservation qui ont déjà fait leurs preuves et qui ont besoin de fonds ne vont-elles pas en pâtir ? » Pour l’écologiste Josh Donlan, conseiller de Résurrection et Restauration, cet argument vaut pour toute stratégie de conservation. Il l’explique au cours d’un article dans Frontiers of Biogeography : « De mon point de vue, les stratégies de conservations ne s’excluent pas les unes les autres, c’est un point que les scientifiques spécialistes de la conservation ont tendance à négliger. » Jusqu’à maintenant, cette analyse n’a pas été démentie. La majeure partie de l’argent utilisé pour le séquençage du génome du pigeon migrateur provient du budget recherche de Beth Shapiro à l’Université de Californie. Le budget de Résurrection et Restauration, qui s’élevait l’année dernière à 350 000 $, a été largement financé par des millionnaires du monde de la technologie qui ne sont pas connus pour soutenir les causes écologiques. La dé-extinction pose aussi un problème rhétorique aux biologistes de la conservation. Le spectre de l’extinction a toujours été l’argument le plus convainquant du mouvement de préservation de la biodiversité. Mais qu’en sera-t-il si l’extinction devient un simple inconvénient temporaire ? L’écologiste Daniel Simberloff soulève un problème similaire: « Les solutions techniques aux problèmes environnementaux ne sont que des pansements sur des hémorragies massives. Si le public, qui ne sera jamais vraiment bien informé sur les problèmes plus larges, se met à penser qu’on peut facilement ramener des espèces à la vie, cela peut devenir très dangereux… la dé-extinction suggère que l’on puisse solutionner techniquement tous les problèmes environnementaux, et cela, c’est très, très mauvais. » Ben Novak – qui suit la trace de Simberloff en terme d’aptitude professionnelle avec à son actif un doctorat, des centaines de publications scientifiques et deux récompenses couronnant l’œuvre d’une vie – rejette cette vision des choses. « Il s’agit d’élargir le champs d’action, pas de le réduire. On nous pose ces grandes questions, mais personne ne demande aux défenseurs des éléphants pourquoi ils ne travaillent pas sur les girafes, qui ont beaucoup plus besoin de protection. Personne ne demande à ceux qui protègent les rhinocéros pourquoi ils ne s’attellent pas à la défense des pollinisateurs arctiques qui sont actuellement décimés par le changement climatique. Le programme de protection des pandas n’est que rarement critiqué même si il n’a aucun sens à l’échelle de la biodiversité mondiale, simplement parce que le panda est un animal mignon. » Pour Novak, si le succès de la dé-extinction, ou même son échec, contribue à sensibiliser le public à l’extinction de masse, alors cela aura été un triomphe.
Il conclue qu’étant « des produits de l’ingéniosité humaine » les espèces ressuscitées devraient pouvoir être brevetées.
Comment déciderons-nous de quelle espèce ramener à la vie ? Plusieurs voix se sont élevées pour questionner la logique qui dirait qu’il faut commencer par le pigeon migrateur. « Pensez-vous que les riches de la côte est vont avoir envie de voir des millions de pigeons voyageurs survoler leurs pelouses soignées et leurs voitures lustrées ? » demande Shapiro, dont l’implication dans le projet du pigeon migrateur prendra fin quand elle aura fini d’analyser son génome, écrivant un livre sur les défis de la dé-extinction. Dans une tentative de définir des critères scientifiques, le zoologiste néozélandais Philip Seddon a récemment publié une liste de dix points permettant de déterminer la pertinence de ressusciter telle ou telle espèce. La liste prend en cause les raisons de l’extinction, les éventuelles menaces auxquelles une espèce ferait face en étant ramenée à la vie et la capacité qu’aurait l’homme à éliminer les spécimens « dans le cas d’impacts écologiques ou socio-économiques inacceptables ». En d’autres mots, si les pigeons voyageurs se révèlent être un fléau écologique – si, comme sait le faire la nature, nous créons un monstre – serions-nous capables de les éradiquer ? La réponse est oui, nous l’avons déjà fait. Mais les arguments les plus virulents à l’encontre de la dé-extinction concernent la cruauté envers les animaux. Pensons aux 57 chèvres des montagnes qui n’ont pas réussi à donner naissance aux embryons déformés de bouquetin qu’on leur avait implantés. Ou au bouquetin parvenu à terme qui est né pour ne vivre que quelques minutes, suffocant et mourant finalement d’une déformation pulmonaire. « Est-ce que ce qui leur est arrivé était juste ? » demande Shapiro. « La culpabilité est-elle une raison suffisante ? » répond Stewart Brand, qui développe un contre-argument utilitaire : « Il va falloir traverser des phases de souffrance, parce qu’il faut beaucoup de tentatives et que beaucoup échouent. Mais d’un autre côté, si nous parvenons à ressusciter les bouquetins, combien alors pourront vivre, qui n’auraient pas vu le jour autrement ? » Et finalement, comment la justice traitera-t-elle les troupeaux de mammouths laineux, ou les millions de pigeons voyageurs lâchés sur le continent ? Dans « Comment obtenir un laissez-passer pour votre mammouth », publié dans le Stanford Environmental Law Journal, Norman F. Carlin pose la question de savoir si les espèces ramenées à la vie devraient être soumises à la loi sur les espèces en voie de disparition ou bien à celle sur les organismes génétiquement modifiés. Il conclue qu’étant « des produits de l’ingéniosité humaine » les espèces ressuscitées devraient pouvoir être brevetées. Cette question de « l’ingéniosité humaine » touche à l’un des points les moins commentés mais les plus importants quand il en va de dé-extinction. Le terme « dé-extinction » prête à confusion. Les pigeons voyageurs ne vont pas sortir de leurs tombes. Il s’agit plutôt de pigeons à queue barrée dont l’ADN aura été modifié pour ressembler à celui du pigeon migrateur. Mais nous n’aurons aucun moyen de savoir à quel point le nouveau pigeon ressemblera à l’espèce éteinte avant sa naissance ; et là encore il sera impossible de faire une comparaison physique précise. Notre compréhension du comportement du pigeon migrateur ne découle que de récits historiques. Si la plupart d’entre eux, dont le chapitre consacré aux pigeons dans Ornithological Biography de John James Audubon, sont magnifiquement écrits, ils ne sont en général pas précis scientifiquement. « Même en connaissant le génome d’un organisme, il reste des millions de choses absolument imprévisibles », dit Ed Green, un ingénieur en biologie moléculaire qui travaille sur les technologies de séquençage du génome à l’université de Californie de Santa Cruz. Shapiro ajoute que « c’est juste une estimation, et encore, elle n’est pas très précise ». Elle s’emporte plus dès qu’on aborde le projet du mammouth laineux. « Il est impossible d’obtenir un clone génétique de mammouth laineux. Ce qu’il va se passer, c’est que quelqu’un, peut-être George Church, va implanter des gènes dans le génome de l’éléphant d’Asie pour le rendre légèrement plus poilu. Une toute petite partie seulement du génome serait manipulée, et quelques années plus tard les nouveaux-nés seraient toujours des éléphants, mais plus poilus. Je vois d’avances les titres des journaux “George Church a cloné le mammouth” ! » Et Church lui-même l’admet, même s’il pense faire plus que modifier quelques gènes : « J’aimerais obtenir un éléphant qui aime les climats froids. Qu’on l’appelle mammouth ou pas m’importe peu. » Il n’existe pas de définition arrêtée du mot « espèce ». Le sens le plus communément admis décrit un groupe d’organisme qui peut se reproduire et générer une progéniture fertile, mais il y a beaucoup d’exceptions. La dé-extinction répond à une définition complètement différente. Résurrection et Restauration espère créer un oiseau qui va interagir avec son écosystème de la même façon que le pigeon migrateur américain. Si le nouvel oiseau occupe la même niche écologique, ce sera un succès ; sinon, il faudra retourner aux boîtes de Pétri. « Il s’agit de résurrection écologique, pas de résurrection d’espèce », explique Shapiro. La logique qui régit la restauration de peintures de la Renaissance est la même. Si vous observez Le Dernier souper exposé dans le réfectoire du couvent de Santa Maria delle Grazie à Milan, vous ne verrez aucun coup de pinceau de Léonard de Vinci. Vous verrez une fresque aux mêmes proportions et identique à l’originale et vous ressentirez peut-être le même émerveillement qui fût celui des paroissiens de 1498, à un détail près : l’œuvre originale a disparu depuis des siècles. Les philosophes appellent cela le paradoxe de Thésée, en référence au voyage de retour que le héros mythologique accomplit de Crète vers Athènes après avoir vaincu le Minotaure. Le navire, écrit Plutarque, avait été entretenu par les Athéniens qui « avaient retiré les vieilles planches à mesure qu’elles s’étaient détériorées, les remplaçant par du bois neuf et plus résistant ». Le bateau de Thésée « devint un modèle pour les philosophes…les uns soutenant que le bateau était resté le même, les autres affirmant qu’il était autre. » Quelle importance que le pigeon migrateur américain 2.0 soit un original ou un imposteur ? Si le nouvel oiseau créé synthétiquement vient enrichir l’écologie des forêts qu’il peuple, peu de gens, y compris les conservateurs, n’auront quoi que ce soit à objecter. L’oiseau ajusté génétiquement ne serait pas le premier aspect des écosystèmes de forêts de feuillus à subir des modifications humaines ; les espèces invasives, les maladies, la déforestation et l’atmosphère toxique ont modifié les forêts qui paraîtraient méconnaissables aux premiers colons européens. Quand les humains sont arrivés, le continent était peuplé de chameaux, de castors de deux mètres de haut et de paresseux de 250 kg. « Les gens grandissent avec l’idée qu’ils sont entourés d’un environnement “naturel”, or, il n’y a plus aucun élément vraiment naturel sur Terre depuis que les humains sont apparus », dit Novak. La Terre s’apprête à devenir encore moins « naturelle ». Les biologistes ont déjà créé de nouvelles formes de bactéries en laboratoire, modifié le code génétique d’une grande quantité d’espèces, et cloné des chiens, des chats, des loups et des buffles d’eau. Mais la fabrication de nouveaux vertébrés – de pigeons respirant, volant et déféquant – constituerait une étape majeure pour la biologie de synthèse. C’est l’argument qui va balayer toute les oppositions à la dé-extinction. Grâce, peut-être, à Jurassic Park, l’opinion publique lui est déjà acquise : Stewart Brand m’a assuré avec tout son sérieux que « ce film a beaucoup fait pour la dé-extinction ». Dans un sondage du Pew Research Center daté de 2010, la moitié des sondés s’accordent à dire que « au moins une espèce disparue sera ramenée à la vie ». Parmi les Américains, la croyance en la dé-extinction talonne celle en l’évolution avec seulement 10 % d’écart. « Notre hypothèse depuis le départ est que cela va avoir lieu de toutes façons », pense Brand, « alors quelle est la forme la plus bénigne qu’elle puisse prendre ? »
Ce qui nous attend va aller bien plus loin que la simple résurrection d’espèces. Pendant des millénaires, nous avons modelé notre environnement, nos légumes, et nos animaux grâce à l’élevage, la fertilisation et la pollinisation. la biologie de synthèse offre des outils bien plus sophistiqués. La création de nouveaux organismes, comme de nouveaux animaux, plantes et bactéries, va transformer la médecine humaine, l’agriculture, la production d’énergie et bien d’autres choses encore. La dé-extinction « est la première et parmi les plus modestes de ces technologies », explique Danny Hillis, un membre du comité Long Now et un inventeur prolifique qui fût l’un des pionniers de la technologie ayant servi de base aux super-ordinateurs. Hillis évoque l’observation de Marshall McLuhan selon laquelle le contenu d’un nouveau média est celui de l’ancien : en d’autres mots, chaque nouvelle technologie, lorsqu’elle est présentée pour la première fois, récrée la technologie familière qu’elle s’apprête à remplacer. Les premières émissions de télévision étaient des émissions de radio filmées. Les premiers films étaient des pièces de théâtre. De même, la biologie de synthèse pourrait gagner le cœur du public en ressuscitant des espèces disparues dont il est nostalgique. Hillis ajoute que « utiliser l’outil pour recréer des choses anciennes est une façon bien plus confortable d’appréhender sa puissance ». « D’ici la fin de la décennie nous passerons pour incroyablement conservateurs », estime Brand. « Beaucoup de ces choses vont devenir de simples éléments d’un kit d’outil standard. Je pense que d’ici 10 ou 20 ans, la plupart des organisations de conservation de la biodiversité mettront la dé-extinction au catalogue de leurs activités. » Il espère vivre assez vieux pour assister à la naissance d’un bébé mammouth laineux. La phrase d’ouverture du Whole Earth Catalog disait : « Nous sommes des dieux alors autant devenir bons à ça ! » Brand a revu sa phrase pour écrire : « Nous sommes des dieux et nous devons devenir bons à ça. » La dé-extinction est une bonne façon de s’entraîner. La passion qui peut conduire à souhaiter ramener à la vie un pigeon disparu n’a rien à voir avec des questions scientifiques. Ben Novak affirme que ses motivations sont purement écologiques. « Pour certains il pourrait s’agir de fabriquer de nouveaux animaux délirants ou à destination des zoos, mais pas pour nous. » m’a-t-il dit. Les scientifiques qui travaillent à ses côtés dans le laboratoire paléogénomique – et qui subissent chaque jour ses tirades extatiques sur le pigeon migrateur – soupçonnent une arrière-pensée. « Je suis un biologiste, des gens passionnés d’animaux, j’en ai rencontré beaucoup », raconte Andre Soares, un jeune brésilien membre de l’équipe de Shapiro, « mais je n’ai jamais quelqu’un d’aussi passionné. » Il s’arrête une seconde pour rire puis enchaîne : « Ce n’est pas comme si il avait déjà pu observer ce pigeon en plein vol. Et il ne s’agit pas d’un dinosaure, une gigantesque créature qui se promenait il y a des millions d’années. Non, c’est juste un pigeon. Je ne comprends pas pourquoi il les aime tant. » Je lui ai rétorqué ce que Novak m’avait dit, que le projet du pigeon migrateur « était mené dans un soucis de conservation ». Soares secoua la tête. « Non, je pense que les pigeons, c’est son truc. » Ed Green, l’ingénieur en biologie moléculaire d’en face fut plus succinct : « Le pigeon migrateur donne envie à Ben d’écrire de la poésie. »
Traduit de l’anglais par Caroline Bourgeret et Arthur Scheuer d’après l’article « The Mammoth Cometh », paru dans le New York Times. Couverture : Le mammouth laineux du Royal BC Museum de Victoria, en Colombie-Britannique.