Le tueur est arrivé par le sommet du toit voisin, portant un étui à guitare souple dans le dos. À l’intérieur, il y avait une arme : un fusil d’assaut Century Sporter semi-automatique de calibre .308 muni d’un chargeur de vingt munitions, le même genre de fusils dont il avait appris à se servir durant son service militaire en Iran. La nuit était froide, ce 11 novembre 2013, et la lune brillait à son premier quartier. Il a traversé la galerie d’art à ciel ouvert que les jeunes gens habitant l’immeuble du 318 Maujer Street, dans l’est du quartier de Williamsburg, à Brooklyn, avaient aménagée sur le toit. L’une des dernières choses qu’il a dû voir avant de commencer son massacre était la fresque murale de quatre mètres signée par les artistes iraniens Icy and Sot, qui représente une petite fille, un signe de paix bleu, blanc, rouge et jaune peint sur son visage accusateur.
Il est descendu sur la terrasse du troisième étage de l’immeuble – un ancien bâtiment commercial en béton blanc qui était devenu la demeure des Yellow Dogs. Les Yellow Dogs étaient un groupe de rock indépendant de Téhéran, quatre beaux garçons aux cheveux noirs ébouriffés, tous dans leur vingtaine, et des yeux en amende couleur d’encre. Venues du milieu musical de Brooklyn et d’ailleurs, les foules se pressaient pour écouter le post-punk redoutable et psychédélique qu’ils distillaient sur scène, et leur maison de Maujer Street était toujours pleine d’amis, de groupies, de musique, de fêtes… pleine de vie. Ils s’étaient recréés un foyer en Amérique, dans lequel ils vivaient entre eux et n’étaient jamais seuls. Ils cuisinaient, fumaient, s’asseyaient en rond pour rire et discuter en farsi, tout comme ils le faisaient cette nuit-là. Ils avaient quitté l’Iran car jouer leur musique y était interdit par le ministère de la Culture et de l’Orientation islamique. Et cependant, les Yellow Dogs n’étaient pas politisés par essence. « Nous ne voulons pas changer le monde, nous voulons seulement jouer de la musique », avait déclaré leur chanteur Siavash « Obash » Karampour lors d’une interview diffusée sur CNN en 2009, ce que d’aucuns considéraient comme une prise de risque car elle faisait la lumière sur leur scène underground. La même année, ils ont quitté leurs familles et tous ceux qui les avaient soutenus jusqu’ici pour émigrer aux États-Unis. « Il règne une grande humanité entre lui et ses camarades du groupe », a confié à CNN la mère d’Obash, qui portait le voile. Plus qu’un groupe, les Yellow Dogs formaient une confrérie. Et le tueur était en mission pour mettre fin à tout cela.
Zirzamine
L’histoire des Yellow Dogs est en réalité l’histoire de trois groupes iraniens : Hypernova, les Yellow Dogs et les Free Keys. Tous affirment ne pas être engagés politiquement, mais il est impossible d’évoquer leurs origines et leur exil en Amérique sans parler des conditions de vie en Iran, à l’époque de leur adolescence. Ils faisaient partie de la première génération post-révolution iranienne. Pendant la guerre de huit ans contre l’Irak (entre 1980 et 1988), certains d’entre eux étaient de tout jeunes enfants, d’autres n’étaient pas encore nés. Et quand les garçons des premiers groupes du nouveau rock iranien sont devenus adolescents, à la moitié des années 1990, un esprit de révolte grandissait déjà au sein de la jeunesse.
Les jeunes de Ghori Park appartenaient plutôt à la classe moyenne.
Les jeunes voulaient désormais être à la mode – surtout ceux issus de familles laïques, qui vivaient majoritairement dans les villes. Ils voulaient boire de l’alcool et écouter de la musique américaine, comme d’autres enfants partout dans le monde. Et si un grand nombre de choses qu’ils aimaient étaient interdites par la République islamique, il y avait toujours des façons de se les procurer, il suffisait pour cela d’avoir les moyens. L’économie du pays connaissait un essor grâce aux politiques de libre-échange menées par Ali Akbar Hachemi Rafsanjani, président de 1989 à 1997. Une partie de la population s’était considérablement enrichie, et leurs enfants avaient les moyens de se divertir. On pouvait même faire du ski à la station spectaculaire de Shemshak, à une heure de route de Téhéran. « Je me souviens aussi qu’on avait fait la fête sur un bateau : on fumait de l’herbe sur la mer Caspienne », raconte Nima Behnoud, créateur de mode aujourd’hui âgé de 37 ans. Rien de tout cela n’était réellement surprenant, étant donné le degré de modernisation de l’Iran d’avant la révolution, mais cela contrastait totalement avec les images du pays qu’on montrait à longueur de temps dans les médias occidentaux. « Je ne savais même pas qu’il y avait des trottoirs en Iran », se souvient l’artiste Amir H. Akhavan, 33 ans, qui est retourné à Téhéran depuis l’Amérique avec sa famille, quand il était adolescent. « Je m’attendais à atterrir dans une oasis peuplée de chameaux », au lieu de quoi « il y avait partout des gens super cool, et très éduqués ». Des gens avec lesquels il faisait la fête lors de soirées déchaînées qui ont peu à peu gagné en intensité, car ces rassemblements étaient illégaux – donc underground. Même si le milieu ne comptait qu’environ mille personnes, c’étaient le genre d’individus qui savaient exploiter le système à merveille – la plupart d’entre eux étaient des jeunes issus des écoles privées Horace Manns et Daltons, de Téhéran. « On était exactement comme les enfants américains », explique le cinéaste Nariman Hamed, aujourd’hui âgé de 31 ans. « En mission pour faire la fête ! Nos parents étaient d’anciens révolutionnaires – ils avaient défié le régime du Shah – et nous reprenions cette énergie à notre compte pour affronter la police et faire la teuf. » Dans les caves et les salons de ces jeunes gosses de riches, il y avait de l’alcool, des joints, des garçons et des filles, et tous dansaient ensemble. Le phénomène des aventures d’un soir commençait à bourgeonner.
Mais il n’y avait pas tellement de concerts. Il y avait bien des DJ, qui jouaient de l’electro et de la house, mais peu de rock ‘n’ roll. Raam Emami, alias King Raam, à présent âgé de 33 ans, était ado à l’époque. Il avait passé son enfance en Amérique, où son père, professeur d’université, terminait son doctorat à l’université d’Oregon. Alors qu’il faisait son service militaire obligatoire en Iran, Raam a rencontré Kami Babaie, qui jouait de la batterie. Ils se sont liés d’amitié autour de leur passion commune pour les albums des Rolling Stones et de Led Zeppelin qu’ils dénichaient au marché noir, et en 2000, ils ont décidé de monter un groupe. « Les premières années, on reprenait des standards du rock » qu’ils jouaient dans les soirées de leurs amis issus de familles aisées, se souvient Raam. « On faisait cela pour s’amuser. Et puis j’ai commencé à réaliser qu’on pouvait faire des choses d’une autre ampleur. » Mohammad Khatami, président de 1997 à 2005, était à la tête d’un gouvernement réformiste qui plaidait pour l’ouverture d’un dialogue avec l’Occident et promettait une société plus tolérante. Son administration avait mis fin à la terrible série de meurtres perpétrés dans les années 1980 et 1990, qui prenaient pour cible des dissidents politiques, des intellectuels et des artistes. Ainsi, Raam, le leader du groupe, Kami, le batteur, et le guitariste Poya Esghai, connus à l’époque sous le nom d’Untitled, étaient relativement tranquilles lorsqu’ils donnaient des concerts dans des studios clandestins et des parkings souterrains. En 2005, quand Kami et Poya ont quitté le groupe pour partir étudier à l’étranger, Raam a commencé à chercher de nouveaux musiciens parmi les jeunes « punk-skateurs » qui traînaient à Ghori Park – aussi connu sous le nom de « Frog Park » car il est envahi par les grenouilles –, dans la partie nord de Téhéran. « C’était un peu le Haight-Ashbury de Téhéran », explique Obash Karampour, 24 ans. « Les jeunes venaient là pour fumer des joints entre potes. C’était le seul parc dans lequel on trouvait des tags, jusque dans les toilettes. » Les futurs membres des Yellow Dogs fréquentaient tous l’endroit : Obash, Koroush « Koory » Mirzaei, ainsi que Soroush « Looloosh » et Arash Farazmand (deux frères dont les parents, Farzaneh Shabani et Majid Farazmand, sont des scénaristes réputés). Et puis, à leur adolescence, ils sont devenus les fers de lance d’une nouvelle vague. « Ils étaient vraiment cool », se souvient Raam. Il avait fait leur connaissance parmi les jeunes qui traînaient là-bas, et avait proposé à Koory de devenir le bassiste et à Looloosh de devenir le guitariste d’un nouveau groupe, Hypernova. Leurs deux milieux venaient de fusionner. Tandis que les gosses de riches de Téhéran faisaient la fête, portaient des vêtements de créateurs et conduisaient des voitures de luxe (après le pétrole, l’automobile est la deuxième plus grosse industrie en Iran), les jeunes de Ghori Park appartenaient plutôt à la classe moyenne, et ils étaient davantage branchés par le punk rock et le street art. Grâce à la connexion ADSL d’un ami dont le père était fonctionnaire, ils écoutaient les Strokes, Modest Mouse et les Clash, et regardaient Jackass, qu’ils aimaient par-dessus tout. Le côté rebelle et absurde de l’émission semblait attirer ces enfants qui avaient commencé par chanter « Mort à l’Amérique » sur les bancs de l’école, où leurs camarades de classe étaient parfois espionnés par les autorités, et où les passages à tabac étaient chose courante. Pooya Hosseina, 28 ans, l’un des membres fondateurs des Free Keys, raconte que ses professeurs le battaient « sévèrement. Un grand type me donnait des coups de pieds dans la poitrine quand j’avais 12 ans. »
Pooya était, selon ses propres termes, « le pire gamin du monde » – toujours fourré dans les ennuis. Mais sa mère et son père, un professeur d’université, étaient tolérants et le soutenaient sans faillir, et ce même quand Pooya et ses amis ont entrepris la construction d’un studio d’enregistrement très sophistiqué – c’était presque une boîte de nuit – dans le sous-sol de leur maison. Des amis donnaient de l’argent pour aménager l’endroit avec de l’équipement sonore et des instruments. C’était un genre de club dont les murs étaient tapissés de graffitis et de posters de Kurt Cobain et des Beatles. Connu des jeunes sous le nom de Zirzamine – le « Sous-sol » –, l’endroit est rapidement devenu le point de ralliement central de la nouvelle contre-culture iranienne. Rappelant les hippies américains des années 1960 – ils se laissaient même pousser les cheveux –, ces jeunes gens exploraient d’autres religions (comme le zoroastrisme, l’ancienne religion de l’Iran) et méditaient sur la poésie d’Omar Khayyám. « Il y avait tout un truc de : “Sois toi-même. Ne fais que ce que tu veux” », explique Anthony Azarmgin, 28 ans, bassiste intermittent des Free Keys. « La première fois que je suis allé là-bas, je me suis dit : “C’est quoi ce délire, un rassemblement politique ?” Mais pas du tout, ils regardaient des émissions sur l’ordi, ils jouaient à la Xbox, ils se défonçaient et faisaient des bœufs. » Les Yellow Dogs – qui tirent leur nom d’une expression farsi signifiant « fauteur de troubles », « racaille » – se sont formés là-bas en 2006 (ils étaient à l’époque accompagnés du batteur Sina Khorrami). Même chose pour les Free Keys, avec Pooya à la guitare, Arya Afshar à la basse et Arash derrière les fûts. Les Yellow Dogs ont donné leur premier concert au Sous-sol en 2007. « Ils » – les jeunes du public – « perdaient littéralement leur virginité avec le rock ‘n’ roll », se rappelle Obash. Au Sous-sol, ils se racontaient leurs rêves, comment ils iraient un jour vivre à New York. Il y avait cet autre garçon qui venait quelquefois, un rouquin timide et un peu bizarre, qui s’appelait Ali Akbar Rafie. Le tueur.
Le rêve américain
« C’est ce qui me choque le plus, confie Anthony Azarmgin. Arash et lui – le tueur, Ali Akbar, qui se faisait appeler “A.K.” – prenaient des acides ensemble. J’étais à vélo sur la route à Goa, en Inde, et je me souviens de les avoir vus se marrer tous les deux, ils riaient à en pleurer. Ils couraient en rond comme des imbéciles. Qui pourrait faire une chose pareille, après avoir partagé une défonce comme celle-ci ? Comment on peut être aussi taré, putain ? »
Ceux qui connaissaient A.K. à cette époque disent que rien ne laissait présager que quatre ans plus tard, il tuerait Arash, 28 ans, son frère Looloosh, 27 ans, et un auteur-interprète américano-iranien du nom d’Ali Eskandarian, 35 ans, qui vivait chez eux à ce moment-là. Il n’auraient pas pu prévoir davantage qu’il se suiciderait, à l’âge de 29 ans. « Il n’avait pas l’air agressif, se souvient Anthony. Plus tard, les gens ont dit qu’il les rendait dingues, à force d’emprunter leurs affaires et de leur voler de l’argent. Mais il avait l’air inoffensif. » Entre 2008 et 2009, certains des garçons habitués du Sous-sol ont passé quelques temps ensemble en Inde – Pooya, Arash, Anthony, Koory et quelques autres, dont A.K., qui était alors le bassiste d’un groupe de metal appelé Vandida. Il venait d’une famille plus conservatrice et pieuse que celles des autres garçons, mais il faisait partie de leur univers, c’était un ado fan de rock. Il n’était donc pas étonnant qu’il les accompagne dans leur voyage – qui avait été motivé par leur envie d’aller à Goa, « le Burning Man indien », ainsi que par la crainte qu’avaient certains d’entre eux de s’attirer les foudres du gouvernement iranien après leur apparition dans Les Chats persans (2009), qui sortirait l’année d’après. « On avait peur de rester en Iran », dit Pooya. Les Chats persans est un film du cinéaste iranien Bahman Gohbadi qui explore le milieu underground de Téhéran. Il a remporté le prix spécial du Jury de la sélection Un Certain Regard du festival de Cannes, en 2009. Même s’il est fictionnel, le film dépeint la façon dont les groupes de rock iraniens se sont formés, se produisaient et recouraient aux services d’obscurs courtiers pour se procurer des passeports et quitter le pays. Dans le film figurent certains groupes existant réellement, parmi lesquels les Yellow Dogs et les Free Keys. Une partie de l’action a même été filmée au Sous-sol. Son interdiction en Iran était un acte de censure explicite. Ghobadi est désormais exilé en Europe. L’Inde n’était qu’une zone de transit pour les garçons, mais ils espéraient trouver le moyen, comme le dit l’un d’entre eux, « de foutre le camp de l’Iran ». Sous le régime radical et conservateur de Mahmoud Ahmadinejad, président de 2005 à 2013, les droits fondamentaux étaient bafoués dans le pays, et nombre des jeunes qui fréquentaient le Sous-sol avaient été arrêtés pour de petits délits – l’un de leurs amis avait été condamné pour « adoration de Satan », car il jouait dans un groupe de rock. Pendant ce temps, Hypernova rencontrait un certain succès aux États-Unis. En 2007, le groupe avait été invité à jouer au festival de musique SXSW (South by Southwest) d’Austin, au Texas. Une telle invitation était tout ce dont ils avaient besoin pour faire la demande d’un visa temporaire pour artistes et s’envoler pour l’Amérique. Comme Koory et Looloosh n’avaient pas encore fait leur service militaire – et qu’ils n’avaient pas de passeport –, Raam avait reformé le groupe avec Kami, Kodi Najm et Jam Goodarzi. « Étant donné que nous faisions partie de “l’Axe du Mal” aux yeux des Américains, explique Raam, obtenir des visas a été un cauchemar. » Mais ils ont fini par y arriver, à Dubaï – avec l’aide du Sénateur de New York Charles Schumer, qui a écrit dans une lettre qu’il était persuadé que ces quatre jeunes gens présentaient un intérêt culturel. Quelques jours à peine après avoir atterri aux États-Unis, ils étaient interviewés par ABC, MTV et le New York Times, jouissant ainsi d’une célébrité habituellement réservée à des groupes bien plus importants. Mais leur mythe était déjà écrit : ils étaient les rockeurs indés qui avaient fui l’oppression iranienne. Cette attention soudaine, dit Raam, « était dangereuse pour nous tous. On nous regardait comme des animaux curieux et exotiques – rendez-vous compte, ils savent même jouer de la guitare ! »
En moins de deux ans, ils sont passés des canapés de leurs amis new-yorkais à une tournée avec le groupe de rock anglais vintage Sisters of Mercy, et ils vivaient la grande vie à Los Angeles. « On faisait la teuf avec des gens célèbres tous les jours, on prenait des traces avec eux, raconte Raam. Ça vous monte à la tête, ces conneries. » Ils avaient signé un contrat avec un label indépendant, Narnack Records. Et ils avaient aussi un manager, un Irano-Américain originaire du Texas appelé Ali Salehezadeh, 32 ans, qui travaillait dans la publicité. En 2007, Ali a assisté à un concert d’Hypernova dans une salle du centre-ville de New York et leur a offert ses services. « Il ne connaissait rien à la musique, dit Raam. Il nous a simplement vu jouer et il est tombé amoureux de la scène rock iranienne. » Ali raconte qu’il a appris à s’occuper d’un groupe en faisant des recherches sur Internet. Et du fait de son expérience dans le marketing, il avait le sentiment qu’Hypernova devait avoir une image de marque. Leur vie à Los Angeles avait un impact considérable sur leur look et leur musique. Ils sont devenus plus sombres et plus agressifs, et ils ont commencé à porter des costumes trois-pièces à la mode. « Qu’avons-nous fait ? Que sommes-nous devenus ? » chantait Raam dans la chanson d’Hypernova « American dream » (2010).
Le sanctuaire
Les Yellow Dogs – Obash, Looloosh, Koory et Sina Khorrami – ont atterri à New York en janvier 2010. Dans la vidéo de leur arrivée à l’aéroport Kennedy qu’a filmée Raam, qui venait les chercher, ils apparaissent fous de joie et profondément soulagés. Ils avaient vécu entre-temps durant des mois en Turquie, où ils avaient fait leurs demandes de visas (eux aussi garantis par une invitation du festival SXSW). « J’ai fondu en larmes lorsque je les ai vus pour la première fois », se rappelle Kodi Najm d’Hypernova, 24 ans. « Je me sentais coupable de vivre ici et d’avoir du succès alors qu’ils étaient toujours en Iran. » Ils ont emménagé dans l’appartement de Williamsburg où vivaient Raam et Ali, leur nouveau manager. Sur les images de l’une de leurs premières nuits en Amérique, ils dansent autour de la table de la cuisine. « Notre rêve devenait réalité », se souvient Koory, 25 ans. « Nous étions dans la ville où nos héros avaient vécu. »
« On connaissait tous ces groupes new-yorkais, ajoute Obash. The Rapture, Interpol, Blondie. On connaissait par cœur la scène de Brooklyn. » Scène dans laquelle ils se trouvaient comme des poissons dans l’eau. Avant d’arriver en Amérique, ils n’avaient jamais entendu le mot « hipster ». « J’ai cherché sur Google, avoue Koory, et j’ai réalisé que j’en étais un ! » Maintenant qu’ils étaient libres de jouer de la musique, ils n’attendaient plus que ça – ils se moquaient d’où et pour combien. Ils ont donné leur premier concert new-yorkais à la Cameo Gallery, un bar de Williamsburg. Durant les deux années qui ont suivi, ils se sont bâtis un public, jouant leurs morceaux de punk-rock dansant dans des salles de Brooklyn et de Manhattan comme le Brooklyn Bowl ou le Mercury Lounge. Une nuit à Williamsburg, sur des images filmées par Nariman Hamed, ils marchent sur le trottoir et croisent par hasard des fans qui les reconnaissent et se mettent à crier : « Yellow Dogs ! Yellow Dogs ! » Les garçons répondent en criant : « Yeah ! » « Ils étaient fous de joie de pouvoir enfin vivre cette vie », se remémore Pablo Douzoglou, 29 ans, un Vénézuélien qui a été leur batteur entre 2011 et 2012. Le gigantesque loft dans lequel ils ont emménagé avec Raam et Ali en 2010, sur North 10th and Berry à Williamsburg (un immeuble abandonné dans un état déplorable), est rapidement devenu un repère. Raam l’appelait « le Sanctuaire ». « Il y avait en permanence quinze ou vingt personnes qui vivaient ici avec nous, se rappelle-t-il. On faisait des soirées complètement dingues. Il y avait des musiciens iraniens, des peintres, des photographes. Nous retrouvions la dynamique que nous avions en Iran, la peur en moins. » Janelle Best, la chanteuse du groupe indé Desert Stars, se souvient que « tout le monde n’avait que leurs fêtes à la bouche. Ils organisaient des nuits de débauche pendant lesquelles on s’amusait beaucoup. » Mais au-delà de la fête, les Yellow Dogs étaient en train de créer une véritable communauté ; ils préparaient de la nourriture perse pour tout le monde. « On avait l’impression de faire partie d’une famille quand on traînait avec eux, raconte Pablo Douzoglou. Les gars vivaient ensemble dans un véritable amour fraternel, ce sentiment d’avoir sa place quelque part. » Leur attitude insouciante et enjouée était une bouffée d’air frais pour leurs vieux amis d’Hypernova. « Ils me rappelaient ce que je ressentais avant d’arriver ici », explique Raam. Durant l’été 2010, Hypernova et les Yellow Dogs sont partis en tournée ensemble. Ils ont donné plus de trente concerts dans cinq États, ainsi qu’à D.C., voyageant à travers le pays dans des vans. Dans celui des Yellow Dogs, on fumait des cigarettes, de l’herbe, et on prenait parfois des champignons hallucinogènes. Ali Eskandarian, un artiste et chanteur à la voix habitée qui avait grandi à Dallas, faisait le trajet avec eux et s’invitait parfois sur scène pour chanter avec le groupe – il avait emménagé dans le loft de Berry Street peu après sa première visite là-bas. Il appelait les Yellow Dogs ses « gamins ». Ils l’appelaient « Capitaine ». Refusant l’allocation que leur proposait leur manager pour dormir à l’hôtel, les Yellow Dogs ont insisté pour camper, ce qu’ils avaient l’habitude de faire en Iran. Ils ont planté leur tente dans le Yosemite. « Looloosh voulait pêcher », se remémore Obash avec affection. Ils étaient tombés amoureux de l’Amérique. « La nature ! s’exclame Koory. L’Amérique est tellement belle ! On a vu le désert, les montagnes enneigées, les forêts, et chacune de ces choses était la plus belle qu’on ait jamais vue. Je trouvais presque cela injuste, même le désert est magnifique en Amérique ! »
Et les Américains qu’ils ont rencontrés sur la route les ont instantanément adorés. Ils ont fait salle comble au Troubadour, à L.A., et en Caroline du Sud, ils se sont liés d’amitié avec un groupe de sudistes ruraux dans un bar. « J’avais peur, vu leur apparence, que les gens ne les prennent pour des terroristes », dit Aaron Johnson, 31 ans, à l’époque claviériste d’Hypernova. Mais en l’affaire de quelques minutes, raconte-t-il, les gens leur payaient des verres et jouaient au billard avec eux. « Ils avaient simplement envie d’en apprendre plus sur eux et leur culture. C’étaient les meilleurs ambassadeurs dont l’Iran puisse rêver. »
La confrérie
« Ils formaient une véritable confrérie, explique Anthony Azarmgin, dans laquelle il était très difficile d’être admis. Et s’ils ne vous aimaient pas, ils vous claquaient la porte au nez. Cela m’est arrivé. Et je l’ai vu se produire avec Ali Akbar. » Le tueur. Il faisait référence à la période, en 2011, où il vivait avec les Yellow Dogs dans le loft de Berry Street (ayant la double nationalité, il lui était possible de voyager librement aux États-Unis). Il a commis quelques faux pas qui ont fait grincer des dents, notamment lorsqu’il est sorti avec une fille qui était auparavant avec l’un d’eux. « Alors ils m’ont foutu dehors. » Il reconnaît que c’était sa faute (« Je me suis comporté comme un con »), mais se faire exclure du cercle qui l’avait accueilli à bras ouverts l’a plongé dans une spirale de solitude et de doute. Même s’il dit qu’il a plus tard « arrangé les choses » avec eux, il a néanmoins l’impression qu’ « ils traitaient chaque personne différemment, genre : “Soit tu es assez cool, soit tu ne l’es pas.” Les choses ne se passaient pas comme ça en Iran. L’Amérique change les gens. »
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En décembre 2011, les Free Keys ont finalement débarqué à New York. Ils avaient parcouru un chemin difficile, d’Iran jusqu’en Inde, pour retourner ensuite en Iran et finalement gagner la Turquie. Leurs visas d’artistes avaient été obtenus là encore grâce à une invitation du festival SXSW. Le groupe était à présent formé de Pooya, Arash et A.K., à la basse. Arya, le bassiste originel des Free Keys, n’était pas parvenu à obtenir un passeport car il n’avait pas effectué son service militaire, et comme il était nécessaire pour demander des visas d’artistes de présenter un groupe au complet, ils ont proposé à A.K. de se joindre à eux. « C’était juste un bassiste avec un passeport », dit Obash avec tristesse.
Ali avait rencontré les Free Keys, ainsi que A.K., lors d’un voyage en Iran. Il leur avait dit qu’il les aiderait à trouver des dates et à obtenir leurs visas, comme il l’avait fait avec les Yellow Dogs. Il n’a cependanr pas proposé de devenir leur manager. Mais il y avait une autre raison pour laquelle il voulait faire venir le groupe en Amérique : les Yellow Dogs avaient besoin d’un nouveau batteur. Sina, leur batteur originel, était parti au Canada – Pablo Douzoglou n’était là que pour dépanner. « À ce moment-là, explique Ali, nous avons décidé qu’Arash – un batteur très talentueux – allait rejoindre le groupe. » Arash était apparemment d’accord avec ce plan, et Pooya avait compris qu’Arash serait le batteur des deux groupes. « Nous attendions Arash », confirme Koory. Mais il n’y avait pas que la perspective d’accueillir Arash dans le groupe qui rendaient les Yellow Dogs impatients d’être rejoints à New York par les Free Keys. « L’une des raisons était que la maison du 318 Maujer était trop grande pour nous, confie Obash, et l’idée avait germé dans nos têtes que les Free Keys pourraient venir s’y installer. La communauté que nous avions en Iran nous manquait constamment. Donc nous nous sommes dits qu’on pourrait faire de cet endroit un terreau fertile pour notre communauté, afin qu’elle puisse s’épanouir à nouveau en Amérique. » Mais dès l’instant où les Free Keys ont posé le pied en Amérique, les ennuis ont commencé. L’atmosphère dans la nouvelle maison des Yellow Dogs sur Maujer Street ressemblait beaucoup à celle du loft de Berry Street (Hypernova en moins, le groupe s’étant provisoirement dissous quand Raam est parti à Londres) : c’était une zone libre, pleine de musique et toujours en fête. Mais les Free Keys se disputaient à longueur de temps. « Les deux premiers jours, ils se sont engueulés sans arrêt », se souvient Koory, à propos de savoir « si oui ou non ils devraient donner des concerts, s’ils devaient commencer à répéter », poursuit Ali, qui vivait également dans la maison. Ils dormaient dans le grand espace vide au milieu du salon, mais la tension qui régnait entre eux remplissait la pièce d’électricité. Sans compter qu’Ali Akbar les mettait tous mal à l’aise. Au début, ils pensaient que « c’était un type correct, dit Obash, mais on ne s’entendait pas aussi bien avec lui qu’avec Arash et Pooya » – avec qui ils étaient amis depuis près de dix ans, et qui semblaient avoir également des problèmes avec A.K. à cause de son comportement et de ses habitudes de parasite. « Arash disait toujours qu’il sentait le poulet », dit Pooya.
A.K. était convaincu qu’on cherchait à le flouer ; il appelait, se pointait à Maujer Street, proférait des accusations.
Lors de l’une des premières nuits qu’il a passée en Amérique, A.K. a agi d’une manière qui les a tous choqués. Ils se trouvaient à l’Union Pool, un bar de Williamsburg, quand il est ressorti en portant une veste qu’il avait volée. Quelques minutes plus tard, dans le métro, il a sauté le tourniquet. « J’ai fait : “Mec, tu viens à peine de débarquer d’Iran. Tu n’es pas heureux d’être ici ?” » raconte Koory. Ils cherchaient l’asile politique et avaient naturellement peur d’être renvoyés au pays s’ils se faisaient arrêter. « Il nous a ri au nez, se souvient Pooya. Il disait qu’on avait peur, qu’on était des fillettes. » A.K. n’était pas cool, et cela posait problème. « On faisait des soirées, se rappelle Koory, et il se comportait bizarrement avec nos potes. Il était vraiment chelou avec les filles. » Il ne s’était pas écoulé un mois quand les Yellow Dogs ont demandé aux Free Keys de quitter Maujer Street. « On leur a dit d’aller régler leurs histoires ailleurs », dit Ali. Ils ont emménagé dans une sous-location à court terme, à Brooklyn Heights, dans une seule chambre pour trois. Ils ont essayé pendant plusieurs mois de faire monter la sauce autour du groupe et ont joué trois concerts dans des petites salles de Brooklyn – ils ont d’ailleurs eu du mal à finir l’un d’entre eux. « Ali Akbar ne voulait jamais répéter, dit Pooya, et il jouait mal. » Sans compter qu’ils ne s’entendaient pas musicalement. A.K. aimait le metal, alors que les Free Keys étaient un groupe de rock alternatif. En avril, Arash a commencé à jouer de la batterie pour les Yellow Dogs. Il est retourné vivre à Maujer Street, et Pooya aussi. Pooya a viré A.K. des Free Keys. Ce dernier vivait à présent seul dans un appartement de Ridgewood, dans le Queens. C’était en mai 2012.
La conspiration d’un seul
« Dis à Ali Akbar d’aller se faire foutre et que s’il ne me paye pas d’ici le 10 août [2012], je le ferai payer plus cher (pour mes services et le délai de paiement) et j’en référerai à la police ou à la justice. Je ne plaisante pas et je n’ai pas peur de faire annuler son visa – oui, c’est possible », a écrit Ali dans un e-mail envoyé en juillet 2012. Il avait écrit le message en réaction au fait qu’Ali Akbar avait demandé à voir la facture (en pièce jointe de l’e-mail) de Tamizdat Artist Services, le négociant en visas américains par lequel Ali était passé pour aider les Free Keys à renouveler leurs visas d’artistes de trois mois. Ali avait avancé l’argent. Le prix était de 875 dollars par personne, et la facture prouve qu’Ali ne surfacturait personne. Mais A.K. était convaincu qu’on cherchait à le flouer : il appelait, se pointait à Maujer Street, proférait des accusations. « J’étais très emmerdé, dit Ali. À ce moment-là, on commençait tous à se dire : “Wow, ce type est vraiment barré.” Il agissait comme un psychopathe. »
Quand Koory a présenté à A.K. le reçu pour la demande de visa, raconte-t-il, « il ne voulait pas me croire et m’accusait d’avoir fait un montage sur Photoshop. C’était absurde. Et quand j’ai lu sur son visage qu’il croyait vraiment qu’on se faisait de l’argent sur son dos, j’ai compris que ce type avait de sérieux problèmes. Alors j’ai fait genre : “Merci. J’ai passé de bons moments avec toi. Mais ne soyons plus amis. Tu ne nous aimes pas, tu le dis toi-même.” » « Ce n’était plus notre problème », explique Ali. Ils racontent qu’ils lui ont dit de ne plus s’inquiéter de l’argent et de se contenter de ne plus revenir. Pendant les quinze mois qui ont suivi, A.K. a vécu seul dans le Queens et travaillait comme messager à vélo pour Breakaway, un service de messagerie de Manhattan. « Il était très gentil et se montrait très amical », se rappelle l’un de ses collègues. « Il disait qu’il était bassiste dans un groupe. Il ne parlait pas très bien anglais et le boulot était difficile pour lui, car il implique beaucoup de communication », mais « il ne perdait jamais son calme ». Il devait gagner autour de 500 dollars par semaine, la moyenne pour les messagers de la société. « Il avait beaucoup d’idées fausses à propos de l’Amérique », se souvient Andrew Young, directeur général de Breakaway. « Il est tombé malade et quand je lui ai demandé s’il avait une assurance maladie, il m’a répondu : “C’est quoi ? Je ne peux pas juste aller chez le docteur ?” » D’après le témoignage d’un épicier de son quartier, A.K. s’arrêtait souvent acheter une grande bière pour faire la route jusque chez lui. « Il ne semblait pas avoir de problèmes d’alcool ou de drogue », confie son collègue. Mais il perdait du poids et il avait une casquette de baseball vissée sur la tête en permanence, car à seulement 29 ans, il était presque chauve. Sur Facebook, il semblait nourrir un intérêt grandissant pour les théories du complot, fulminant contre les Illuminati. Il rôdait également à vélo dans le quartier des Yellow Dogs. « Je me disais que s’il croisait l’un de nous dans la rue, peut-être qu’il le frapperait », dit Koory. En août 2012, il est venu à une exposition qu’Ali avait organisée sur un toit de SoHo, en l’honneur de Icy and Sot. Les frères street-artistes, Saman, 28 ans, et Sasan Sadeghpour, 23 ans, connaissaient les Yellow Dogs depuis l’époque de Ghory Park. Ils étaient arrivés aux États-Unis en juillet. Ali était également leur manager et les avait aidés à obtenir leurs visas. Il a fait raccompagner A.K. dehors par des agents de la sécurité. Lorsque A.K. est venu à la rencontre d’Ali, Anthony, Arash et Sot une nuit à l’Union Pool, mi-2012, il s’est battu avec Anthony – qui avait fait son retour au sein des Free Keys, le groupe s’étant reformé avec de nouveaux membres que Pooya avait recrutés sur Craigslist. Ils avaient des dates et les choses allaient pour le mieux. « Il s’est pointé devant nous, raconte Anthony, et il a fait : “Quoi de neuf, Amajoon ?” » – c’était le surnom que les Yellow Dogs donnaient à Anthony. « Moi j’ai répondu : “Me parle pas, mec, rends d’abord son fric à Ali.” »
Leur confrontation a dégénéré en bagarre sur le trottoir, où Anthony a fini par poser un genou sur son torse et frapper A.K. à la mâchoire. « C’était vraiment bizarre, se souvient Anthony, à chaque fois que je le frappais, il éclatait de rire. » La nuit suivante, poursuit Anthony, A.K. « m’a parlé sur Skype et m’a dit : “Je vais te retrouver et te tuer.” » Anthony est allé à Maujer Street pour avertir les Yellow Dogs de ce qui venait de se passer, mais d’après lui ils l’ont ignoré. « Koory m’a fait genre : “T’inquiète pas, mec, c’est ça l’Amérique.” »
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« Mec », a envoyé par sms A.K. à l’un de ses vieux amis en août 2013. « Tu as payé pour nos bagnoles et tout ça, et je te suis reconnaissant, je veux te rendre la monnaie de ta pièce ! C’est tout !! Mais en ce qui nous concerne en fait je me rappelle plus de pourquoi toi et moi on se fightait tellement et je m’en fous complètement maintenant… pour moi c’est comme si j’avais perdu mon meilleur ami et c’est grave, c’est pas bon pour moi qu’on se soit séparé, c’est juste bon pour toi parce que c’est moi le méchant de l’histoire… et tu me manques, aussi. » La personne à qui il a envoyé le message lui a écrit en retour : « Ali poolesho mikhad. » (« Ali veut son argent. ») Fin octobre, trois semaines avant la tuerie, A.K. a quitté son travail. « Il avait le sentiment de ne pas être traité équitablement par les répartiteurs », raconte son collègue du service de messagerie. « C’était de plus en plus dur pour lui. Il s’est fait voler son vélo, il a perdu son portable, et puis il est parti. »
La veille de la tuerie, A.K. a posté sur Facebook la photo d’un fusil d’assaut Century Sporter de calibre .308.
Sans travail, ni moyen de transport ou de communication, son état mental semble avoir empiré. Il racontait aux gens qu’il avait quitté Breakaway parce qu’on lui avait demandé de livrer un colis suspect au World Financial Center. Il disait à certains de ses amis qu’il allait se suicider. Mais les gens ne le prenaient pas au sérieux, ils plaisantaient à ce propos sur Facebook, lui suggérant des moyens d’en finir. « Je suis encore là ! » a-t-il publié. « Tu t’es pas ouvert les poignets ? » a plaisanté quelqu’un en farsi. « Non, mec, a-t-il répondu. Ce serait douloureux. » Il a raconté à ses amis qu’il avait tenté d’en finir en faisant une overdose de médicaments. Là encore, personne ne semblait le croire. Près d’une semaine avant la tuerie, quelqu’un qui le connaissait a reçu un appel de sa mère depuis Téhéran. « Sa mère m’a dit : “Pourquoi tu ne veux plus voir mon fils ?” » raconte son ancien ami. « Je lui ai répondu qu’il avait mal agi. Qu’il avait fait ci et ça. Elle a répondu que son fils n’était pas du tout comme je le décrivais. » La veille de la tuerie, A.K. a posté sur Facebook la photo d’un fusil d’assaut Century Sporter de calibre .308, fabriqué en Espagne. Il reposait dans une boîte avec un serre-câble attaché au chargeur. « In chetore », a-t-il écrit en farsi – « Qu’est-ce que vous en dites ? » « Qui dois-je buter en premier ? » a-t-il demandé dans les commentaires. Les gens ne le prenaient toujours pas au sérieux. Quelqu’un lui a suggéré : « Va régler son compte à ton proprio. » Ce à quoi A.K. a répondu : « Ici, les gens se font agresser à coups de baffes dans la tronche. » « Je me suis occidentalisé, a-t-il déclaré. D’abord, je veux tuer Amo plus que tout » – Anthony Azarmgin. « Je cherche son adresse. »
La dernière nuit
La nuit de la tuerie, le 11 novembre, les locataires de Maujer Street discutaient entre eux depuis un long moment déjà, assis autour de la table de la pièce principale, et ils s’apprêtaient à aller se coucher. Il y avait huit personnes dans la maison cette nuit-là : Arash, Looloosh, Pooya, Icy, Sot, Ali Eskandarian et un couple de trentenaires américains – des membres de la Garde côtière, de passage en ville à l’occasion de la journée des Anciens combattants – qui sous-louaient la chambre d’Ali Salehezadeh. Il était au Brésil, explique-t-il, « où je rendais visite à ma future ex-femme ». Koory travaillait comme videur à la Cameo Gallery, et Obash servait dans un bar de l’Upper West Side. Peu après minuit, Pooya et Looloosh se trouvaient chacun dans leur chambre, respectivement au troisième et au deuxième étage, jouant au billard l’un contre l’autre sur leurs téléphones. Arash était dans sa chambre au troisième et jouait à un jeu vidéo sur sa Playstation Vita.
Ali Eskandarian jouait de la guitare seul dans le salon du troisième étage. Il était revenu à New York seulement quelques semaines auparavant, après avoir passé du temps en famille à Dallas. Il traversait une période émotionnelle importante de sa vie, alors qu’il avait récemment arrêté de boire et de se droguer, et qu’il tentait de se racheter auprès de ses amis. Il s’est allongé sur le canapé pour lire avant d’aller se coucher. Icy et Sot étaient dans leur chambre, au deuxième, un espace rudimentaire avec un rideau en guise de mur. Sot travaillait à la conception d’une œuvre sur son ordinateur, pendant qu’Icy fabriquait des pochoirs. Le couple de sous-locataires, quant à lui, était dans la salle de bain, où ils prenaient leur douche. Pooya a entendu la première détonation. Il a pensé que ce devait être la noix de coco qu’il avait achetée qui était tombée du réfrigérateur. La balle avait traversé la fenêtre et touché Ali Eskandarian, le tuant. Arash a crié en farsi : « C’était quoi ce bruit ?! » Il s’est précipité hors de sa chambre. Pooya a entendu un autre coup de feu, puis Arash, en train d’étouffer, cherchant désespérément de l’air. Le tireur s’est frayé un chemin jusqu’au deuxième étage, enfonçant les portes du pied avant d’ouvrir le feu. Il a tiré sur Looloosh dans la poitrine, alors qu’il était étendu sur son lit. Il a tiré plusieurs salves dans la porte de la salle de bain, mais aucune balle n’a atteint le couple, recroquevillé dans la baignoire. Il a tiré dans le couloir et dans la chambre où Icy et Sot travaillaient. Les balles volaient d’un bout à l’autre de la pièce, l’une d’elles blessant Sot au bras droit. La balle s’est enfoncée dans la chair mais n’a pas trouvé l’os. Sot a hurlé et les deux frères se sont brusquement éloignés du rideau. Ils n’ont pas vu le tireur. « Ça faisait un bruit de malade, dit Sot. J’ai vu des trous dans le mur. J’ai vu du sang. » Un nuage de poussière flottait dans l’air. Soudain, quand les deux frères ont compris ce qu’il se passait, ils ont crié à l’unisson : « Looloosh ! » Ils se sont jetés sur leurs téléphones et ont appelé la police. « Quelqu’un est en train de tirer, on a été touchés ! » ont-ils crié à l’opérateur. Ils ont entendu le tueur remonter à l’étage et se sont précipités en bas, courant hors de la maison. Sur le chemin, Icy a vu Looloosh étendu mort sur son lit, ses yeux révulsés. En quelques minutes à peine, il y avait des voitures de police des deux côtés de Maujer Street, environ trente policiers. Icy et Sot leur ont dit : « Nos amis sont à l’intérieur ! » Mais la police est restée dehors. « Nous avons entendu d’autres coups de feu, raconte Sot. Et ils ne faisaient rien, ils restaient là à attendre. » C’était vraisemblablement un protocole de sécurité. (Le Département de la police de New York n’a pas souhaité répondre à cette question.)
A.K. fouillait le troisième étage, en quête d’une autre cible. Il a enfoncé la porte de la chambre de Pooya d’un coup de pied. « Oh, tu es là », a-t-il dit en farsi. Pooya était au sol, caché derrière une petite penderie pourvue d’un rideau. « – Ne me tue pas, a-t-il imploré en farsi. Qu’est-ce que je t’ai fait ? – C’était quoi ton plan ? a demandé A.K. Tu voulais m’amener ici et me mettre en relation avec la Franc-Maçonnerie ? – Mais de quoi tu parles ? a demandé Pooya, horrifié. – Mets-toi debout face à moi », a ordonné A.K., pointant son arme sur lui. « Je peux te tuer sur le champ. » Pooya s’est relevé lentement. Il assure que le visage d’A.K. était « très calme ». « – C’était ma mission, lui a dit A.K. J’ai tué tout le monde. Tu es le prochain sur la liste, et ensuite je devrai me tuer. – Tu penses que si tu te tues tu iras mieux ? » a demandé Pooya. Il a rappelé à A.K. « tous les bons moments que nous avons passés ensemble, et même les mauvais que nous avons passés en Amérique. » Il lui a rappelé qu’il « s’était souvent mal comporté envers nous. » « Qu’est-ce que je t’ai fait, moi ? a demandé Pooya. Je t’ai juste demandé de quitter ma vie. Je ne voulais plus te voir, et toi tu es revenu, tu as tué tout le monde et maintenant, tu veux me tuer et te tuer ensuite ? » Ils ont entendu des sirènes. A.K. a tourné la tête en direction des sons que produisait l’arrivée de la police. C’est à ce moment-là que Pooya s’est saisi du canon de l’arme et qu’il l’a écarté, écrasant son poing droit sur le visage du meurtrier. A.K. a pressé la détente, les balles ont volé dans la pièce. « Un tat-a-tat-a-tat constant », mime Pooya. Certaines devaient avoir touché A.K., car il était maculé de sang, qui avait éclaboussé le visage et la poitrine de Pooya. « Tu m’as tiré dans le ventre ! » a hurlé ce dernier, espérant qu’A.K. le croirait à l’agonie (cela n’a pas marché). Ils se sont battus pour l’arme, déboulant dans la chambre de Koory, la porte d’à côté. Ils sont tombés sur le lit et Pooya pressait le fusil contre la gorge d’A.K., en le frappant au visage. Il a vu A.K. prendre quelque chose dans sa poche – un chargeur, il en transportait sur lui cinq de cent munitions chacun. « J’allais m’en saisir, mais il a agrippé ma chemise et m’a fait valser », raconte Pooya. A.K. a fait tomber Pooya du lit, puis il l’a repoussé hors de la chambre, le jetant à terre près des escaliers avant de s’enfuir vers le toit. Pooya s’est relevé en vitesse et a verrouillé la porte du toit derrière lui. Les policiers se sont engouffrés dans l’immeuble. Ils ont entendu un unique coup de feu. A.K. avait retourné l’arme contre lui.
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Depuis le jour du massacre, après que le commissaire Ray Kelly a qualifié l’événement de « dispute… pour de l’argent », le NYPD a fourni peu de détails. Le Département de la police a simplement indiqué que l’arme avait été à l’origine achetée légalement en 2006, chez un armurier du nord de l’État de New York à présent fermé.
Les Iraniens qui connaissaient les victimes sont frappés par la brutalité avec laquelle la liberté qu’étaient venus chercher leurs amis en Amérique leur a été enlevée par le tueur. Comment Ali Akbar Rafie – sans travail, désœuvré, immigrant dont le visa avait expiré – avait-il pu mettre la main sur un fusil d’assaut ? ont-ils demandé. « On n’entend pas d’histoires de ce type en Iran, des gens qui deviennent fous et massacrent leurs amis ou leur famille », affirme l’écrivain Hooman Majd. Les parents d’Ali Eskandarian ont publié un communiqué sur la page Facebook de leur fils, faisant part de leurs condoléances aux parents de toutes les victimes. « Ali Rafie, ont-ils écrit, du fond de nos cœurs, nous te pardonnons. » En Iran, la tragédie a connu un grand retentissement. « Ici, les Yellow Dogs étaient des héros de la contre-culture », explique un musicien iranien. Lorsque les corps d’Arash et Soroush Farazmand ont été inhumés dans la section réservée aux artistes de premier plan du plus grand cimetière de Téhéran, il y a eu de la controverse. Mais si certains religieux conservateurs du pays ont argué que les frères défunts ne méritaient pas cet honneur, leurs funérailles ont rassemblé malgré tout des milliers de personnes. Saideh Rafie, la sœur d’Ali Akbar Rafie, a fait circuler des théories conspirationnistes sur la chaîne d’actualités iranienne, avançant que son frère avait été tué par une organisation sioniste et que sa mort s’inscrivait dans un complot visant à embourber les négociations entre l’Iran et l’Amérique concernant la restriction du programme d’enrichissement nucléaire de l’Iran et la levée des sanctions. La soirée commémorative en l’honneur d’Arash, Looloosh et Ali Eskandarian, qui a eu lieu en novembre 2013 à la Cameo Gallery, était terriblement sombre. En bas, sur la scène éclairée par des bougies, les gens étaient conviés à partager leurs souvenirs, mais durant près d’une heure personne n’est parvenu à dire quoi que ce soit. Il n’y avait que des étreintes et des larmes. « C’étaient les gamins les plus adorables que je connaisse », a dit plus tard au bar de l’étage Poya Esghai, ancien guitariste d’Hypernova, en parlant d’Arash et Looloosh. « Ils étaient si polis, ils n’ont jamais fait de mal à personne. Ils souriaient tout le temps et c’étaient d’excellents musiciens. » Leur ami Jason Shams affirme que « si vous leur aviez dit il y a quatre ans : “Vous allez partir en Amérique et jouer de la musique. Vous aurez un super groupe, mais dans quatre ans vous serez tués…” ils seraient quand même montés dans l’avion. »
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac d’après l’article « To Live and Die in America », paru dans Vanity Fair. Couverture : The Yellow Dogs. Création graphique par Ulyces.