Nous sommes le 24 mars 2015 au matin et je m’apprête à enfreindre la seule règle à respecter dans une ancienne zone d’essais nucléaires : ne rien manger et ne rien boire. Nous nous trouvons à Emu Fields, un coin de l’outback australien surnommé « la zone interdite de Woomera ». Alors que nous passons devant les premiers obélisques qui symbolisent l’Opération Totem pendant laquelle, en 1953, l’armée britannique a testé la bombe atomique, je soulève mon masque pour boire une gorgée d’eau. Wayne, mon compagnon dans cette aventure, me lance un regard inquiet. Mais c’est trop tard : je suis déjà en train de boire. Gloups.

Aux frontières du réel

Neuf jours plus tôt, Wayne et moi nous sommes rencontrés pour la première fois dans le salon d’un hôtel, à Darwin. Il est arrivé par avion de Californie et j’ai fait le voyage depuis Melbourne, où je réside. Nous nous sommes donné rendez-vous ici, dans cette ville marécageuse de la côte nord, pour débuter une virée surréaliste qui nous amènera jusqu’au cœur meurtri du pays. Amis de longue date via Internet, Wayne et moi avons commencé à discuter de ce voyage l’année dernière. Nous sommes membres de l’Institut des Études Atemporelles, une lignée d’aventurier modernes et un peu étranges. Une « sorte de croisement improbable entre des explorateurs d’aujourd’hui et les chercheurs en histoire naturelle qui peuplaient les discussions épistolaires du XIXe siècle », comme le décrit un autre membre de notre groupe. Les bandes dessinées telles que le Planetarygreatly de Warren Ellis nous inspirent. Nous voulons mêler la fiction à la réalité, voir tous les endroits étranges du monde et les décrire.

L'autoroute Anne Beadwell mène à Emu FieldsMikey Pryvt

L’autoroute Anne Beadwell mène à Emu Fields
Mikey Pryvt

En tant qu’Américain, Wayne a une vision de l’Australie qu’il s’est forgée en regardant Mad Max quand il était petit. Pour ma part, j’ai développé un intérêt croissant pour les travaux sur les « zones d’exclusion », ces endroits où la réalité commence à s’effriter. Des livres comme Stalker, écrit par les frères Strougatsky, raconte les conséquences d’un événement extraterrestre. Les auteurs ont prophétisé l’apparition d’endroits tels que la zone d’exclusion de Tchernobyl et ont donné un nom aux personnes qui explorent ce territoire interdit : les stalkers — les traqueurs. Le but de notre voyage consiste justement à nous aventurer dans une authentique zone nucléaire abandonnée. Lorsque nous parlons de notre futur périple dans la zone interdite de Woomera, nous l’appelons le voyage dans « La Zone ». Nous nous équipons comme si nous étions des stalkers à Tchernobyl. Notre attirail se résume à des accessoires purement esthétiques issus du surplus militaire et des équipements de protection, essentiels pour l’expédition. Ça tombe plutôt bien, elle partira de Coober Pedy, où des scènes de Mad Max : Au-dela du dôme du tonnerre, de George Miller, ont été tournées. C’est le point de départ idéal pour un périple vers un décor post-apocalyptique bien réel. Notre voyage s’ouvre sur les scènes surréalistes que nous avions espérées : en descendant de Darwin vers le sud, nous apercevons des termitières étrangement décorées et marchons au milieu de rochers connus sous le nom de Marbres Du Diable. Nous observons les cratères de météorite vieux de 4 700 ans qui ont servi de terrain d’entraînement aux astronautes pour l’une des missions Apollo. Nous passons une nuit à Wycliffe Well, le « coin parfait pour observer des OVNI en Australie », et sommes accueillis au petit-déjeuner par le gérant et son masque d’alien.

Même bien équipé, la zone reste très hostileCrédits : Mikey Pryvt

Même bien équipé, la zone reste très hostile
Crédits : Mikey Pryvt

Le matin du 21 mars, nous nous arrêtons à la librairie de Coober Pedy pour vérifier les dernières autorisations requises. La propriétaire nous parle d’une grande tempête de sable qui a eu lieu alors qu’ils étaient en train de tourner Mad Max : Au-dela du dôme du tonnerre. Elle explique que le cameraman survolait la ville lorsque la tempête a éclaté, et ces images sont devenues emblématique de la fin du film. La libraire enchaîne ensuite avec une anecdote sur les espèces locales de grenouilles, qui hibernent en s’enfonçant profondément dans le sol entre les rares averses orageuses de la région. Les scientifiques, nous dit-elle, étudient actuellement le métabolisme de ces grenouilles pour s’en servir dans l’exploration de l’univers. Le film Pitch Black a lui aussi été tourné ici. Le vaisseau spatial utilisé dans le film a été abandonné par l’équipe de production. Il trône là, de plus en plus délabré, à côté des toilettes du parking du musée de l’opale. Mad Max : Fury Road était censé être tourné à quelques centaines de kilomètres de Coober Pedy, dans un endroit appelé Broken Hill, jusqu’à ce que de violentes pluies ne ruinent soudain le paysage désertique. Ils ont finalement tourné en Namibie, mais l’esprit de la saga habite les lieux pour toujours. Plus tard dans l’après-midi, nous laissons derrière nous une vaste trainée de poussière tandis que nous quittons la ville à vive allure, testant le 4×4 que nous venons de louer. En route pour inspecter la Dingo Fence, une structure longue de 5 613 km qui traverse le sud-est de l’Australie, séparant les chiens sauvages des zones d’élevage de moutons du pays. Ce n’est que le lendemain que nous réalisons que la jauge d’essence est bien plus basse que prévu. Cet engin, même avec deux jerrycans d’essence de secours, ne nous permettra pas de faire l’aller-retour à Emu Fields. Si nous ne nous en étions pas aperçus et que nous n’avions pas changé de véhicule, nous serions restés dans le désert pour toujours – deux cadavres pourtant bien équipés. Encore une histoire qui aurait alimenté les légendes locales.

Des obélisques marquent l'emplacement des explosions nucléairesCrédits : Mikey Pryvt

Des obélisques marquent l’emplacement des explosions nucléaires
Crédits : Mikey Pryvt

Stalkers

23 mars 2015. À l’aube, les kangourous courent le long de la Dingo Fence à côté de nous tandis que le soleil se lève ; ce sont les seuls autres mammifères que nous verrons pendant les deux prochains jours. Wayne me fait remarquer qu’aucune barrière ne pourra jamais empêcher ces créatures d’aller où bon leur semble. Len Beadell – prédécesseur spirituel de Mad Max, ce célèbre bushman et géomètre qui a rendu praticable de vastes étendues du désert australien – a ouvert cette voie avec un minimum de soutien logistique. Il s’orientait grâce aux étoiles et utilisait des balles à la place des vis pour fabriquer les panneaux de signalisation. Ces routes défoncées n’ont pas été entretenues depuis des lustres ; irrégulières et pleines de bosses, elles ont raison de notre véhicule. Nous changeons un pneu crevé sur une étendue de brousse qui servait autrefois de piste d’atterrissage de fortune pour les avions qui livraient des chargements atomiques. Les barils de pétrole rouillés qui ravitaillaient les avions sont toujours alignés sur le bord de la piste. Le lendemain, nous arrivons à Emu Fields. Pas vraiment la destination touristique rêvée. Les panneaux se comptent sur les doigts d’une main et sont en piteux état. Le GPS nous conduit à quelques kilomètres seulement du périmètre où ont eu lieu les essais nucléaires. Nous nous installons pour la nuit. Tout ce que nous avons pour nous guider à ce stade, c’est un bref carnet de bord écrit par un précédent voyageur. Quand le site de Trinity dans le Nevada – là où la première explosion nucléaire au monde a été enregistrée – a organisé une journée portes ouvertes le mois dernier, plus de 5 000 personnes ont fait le déplacement. Mais pour cet endroit, il n’y a pas de brochures touristiques. Pas d’office de tourisme non plus.

Un reste du tournage de Pitch BlackCrédits : Wayne Chambliss

Un vestige du tournage de Pitch Black
Crédits : Wayne Chambliss

Sur la route, nous tombons sur les vestiges et les restes éparpillés d’un campement certainement établi par l’armée britannique. Des blocs de béton et des tessons de bouteilles sont tout ce qu’il reste de ceux qui sont venus jusqu’ici, au milieu de nulle part, pour prendre le contrôle de la puissance atomique pour leur roi et leur pays. Il y a une raison pour le choix du lieu. Aussi loin que porte le regard, il n’y a que des arbres clairsemés et des rochers. On peut presque sentir la présence des fantômes des sujets involontaires de ces tests. Tandis que les fermes situées à proximité ont été prévenues, la population locale aborigène, elle, ne l’a pas été… 45 indigènes se sont retrouvés piégés dans le brouillard noir hautement radioactif qui a recouvert la région sur plus de 160 km autour du lieu de l’explosion. Plus de la moitié d’entre eux sont morts. Ce qui a fait dire à mon compère : « L’expression “colonialisme nucléaire” ne m’était jamais venue à l’esprit jusqu’à présent. »

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Le matin du 24 mars, nous franchissons le seuil de la Zone. Ça y est, nous sommes des Stalkers. L’endroit est marqué par la présence de trinitite – un résidu vitreux formé par la vague de chaleur de l’explosion nucléaire sur le sable. Quelques touffes d’herbe poussent en dessous des obélisques, auprès des vestiges en acier tordu des plateformes d’essais nucléaires. La nature, semble-t-il, reprend toujours ses droits. Cela fait maintenant plus de soixante ans qu’Emu Fields a cessé d’être un périmètre actif d’essais nucléaires. Tout comme Tchernobyl, c’est toujours une zone d’exclusion. D’après les panneaux les plus récents, on peut à nouveau chasser les kangourous sans risque pour la santé car ces derniers ne font que traverser le territoire. Quant aux animaux des nombreuses garennes, ils vaut mieux les considérer comme des espèces protégées. Mis à part les obélisques qui marquent l’endroit des détonations, et les gravats éparpillés des structures qui soutenaient les bombes atomiques, il n’y a pas grand-chose à voir à l’intérieur de la Zone. Nous vadrouillons sur le site pendant peut-être une heure, pas plus. Ça suffit comme ça. C’est l’apogée de notre aventure, l’aboutissement de milliers de kilomètres de route et de mois de préparation. Et puis rideau. Il n’y a plus rien à absorber ici si ce n’est un peu plus de radioactivité.

Quitter la Zone
Crédits : Mikey Pryvt


Traduit de l’anglais par Céline Laurent Santran d’après l’article « Mad Max Ground Zero », paru dans Roads and Kingdoms. Couverture : Entrée dans la Zone, par Mikey Pryvt.