Le vrai Rick Ross n’est pas un rappeur. C’est ce qui est écrit sur son T-shirt, élégamment sérigraphié en deux couleurs. Les lettres épaisses et noires font écho à son parcours. Chauve et barbu, il est encore surpris par l’intensité de son come-back. L’encre dorée a nécessité un second pochoir. Sur sa tête est dessinée une couronne tout juste déposée et, parfaitement aligné avec le O de son nom, le visage du caïd. Juste à côté apparaît sa signature : la marque flamboyante de l’homme qui, il fut un temps, gagnait plusieurs millions par jour en vendant de la cocaïne, mais qui n’a appris à lire qu’à l’âge de 28 ans, derrière les barreaux. C’est finalement par la lecture qu’il regagnera sa liberté. Par un matin ensoleillé du sud de la Californie, Rick Ross quitte son appartement exigu pour lequel il ne paie pas de loyer, et roule le long d’Ocean Avenue, le quartier chic de Long Beach. Il a des affaires pressantes à régler dans la ville ouvrière de Riverside, à une heure de route.

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Crédits : Blowback Productions

Il est le véritable Rick Ross, né Ricky Donnell Ross en 1960, l’un des trois Rick du quartier, celui qui vivait sur 87th Place, à l’endroit où la rue venait buter contre la Freeway 110, à l’ombre d’un pilier en béton massif. Il pouvait y sentir le sol trembler sous ses pieds, et l’endroit lui a valu son surnom : Freeway Rick Ross. Il ne s’agit pas du rappeur connu sous le nom de Rick Ross, ancien joueur de football américain, universitaire grassouillet et ex-gardien de prison, dont le nom de baptême est en réalité William Leonard Roberts II. Quand Roberts a débuté sa carrière musicale, il s’est approprié le nom et l’a fait tatouer sur ses phalanges : RICK RO$$. Il a bâti sa réputation en rappant sur un passé criminel fictif, tandis que le Rick Ross authentique, Freeway Rick Ross, emblématique au point de se faire voler son nom, était incarcéré à perpétuité dans une prison fédérale américaine, sans possibilité de remise en liberté conditionnelle. Après avoir poursuivi en vain le rappeur pour infraction à la loi sur la propriété intellectuelle devant plusieurs tribunaux, Ross a eu l’idée de créer ces T-shirts. Au cours des mois précédant notre rencontre, avec l’aide d’un gangster reconverti dans la sérigraphie, il en a imprimé cinq mille. Disponibles dans une large gamme de couleurs et de tailles allant jusqu’au 6XL, ces derniers sont méticuleusement pliés et emballés dans des sacs en plastique par son grand frère, dans un minuscule entrepôt dont Ross a réussi à se procurer la clé : un exemple parmi tant d’autres des petits arrangements  grâce auxquels il gère son portefeuille d’activités légales.

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Crédits : Freeway Social Media

Partout où il va, Rick Ross traîne derrière lui une valise défoncée pleine d’objets promotionnels. Ce, qu’il aille témoigner dans une église de quartier de l’Ontario, donner une conférence à des étudiants en droit de l’université de Californie du Sud ou faire une apparition lors d’une soirée open-mic à Inglewood. Il l’emporte également quand il va déjeuner chez Denny’s à Carson (il est végétarien, mais la chaîne de fast-food propose un garden burger), qu’il assiste à la fête d’un rappeur coréen qui le voit comme une légende du folklore américain, ou bien qu’il participe à une réunion dans les studios Warner Bros, à Burbank, ou dans les bureaux d’un vice-président d’Epic/Sony à Beverly Hills. Il ne se défait jamais de son large sourire quand il fouille parmi les paquets à la recherche de la bonne taille et de la bonne couleur. Prendre une photo en sa compagnie est gratuit. Et si vous n’avez pas les 20 dollars qu’il demande pour le T-shirt, il est plus que probable qu’il vous le cédera pour moins que ça. Dans l’euphorie du moment, face à la reconnaissance et l’admiration, il pourrait même vous en faire cadeau… Si vous rencontrez Rick Ross et que vous lui dites que vous êtes fauché, encore plus qu’il ne l’est lui-même – son relevé de compte bancaire indique 11,15 dollars –, il vous refilera un paquet de dix T-shirts, d’une valeur de 200 dollars à la revente. Le fabricant les lui vend autour de 4 dollars pièce. Le prix de gros s’élève à 10 dollars. Sur le web, ils se vendent à 25. Vendez-les, remboursez-lui 100 dollars et gardez la monnaie. Si vous êtes aussi malin que Rick Ross, le vrai Rick Ross, Freeway Rick, vous réinvestirez l’argent. Et paf, en un clin d’œil, vous êtes dans le business.

La peste du crack

À l’époque, Ross aurait proposé le même deal, mais avec du crack. Pour vous aider à vous lancer, il vous en aurait donné gratuitement pour 100 dollars, que vous auriez pu refourguer pour 300. Les procureurs fédéraux ont estimé qu’entre 1982 et 1989, Ross avait acheté et revendu trois tonnes de cocaïne. Au cours du dollar de 1980, ses revenus bruts étaient estimés à plus de 900 millions de dollars – dont un bénéfice de près de 300 millions. Convertis en dollars actuels : respectivement 2,5 milliards et 850 millions. Plus son empire s’étendait, jusqu’à compter quarante-deux villes, plus le prix qu’il payait par kilo de poudre de cocaïne s’effondrait, passant d’environ 60 000 dollars à 10 000. Cette chute vertigineuse des prix était due pour une part à l’agrandissement exponentiel de son réseau de distributeurs, alors que les Crips et les Bloods s’affrontaient à travers le pays pour leurs parts du trafic, essaimant leur culture des gangs par la même occasion.

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Les Bloods de South Central
Sud de Los Angeles
Crédits : Blowback Productions

D’autre part, elle était due à sa relation très cordiale avec un ressortissant nicaraguayen, dont on dira plus tard qu’il entretenait des liens à la fois avec la CIA et avec les rebelles contras, soutenus pendant les années 1980 par l’administration Reagan. Plus tard, ce même intermédiaire, Oscar Danilo Blandón, sera embauché comme informateur par la DEA : c’est lui qui ferait entrer Ross dans l’accord qui allait mener à sa condamnation à perpétuité. Les conclusions d’une enquête menée en 1996 par Gary Webb, journaliste au San Jose Mercury News, ont conduit beaucoup de gens à croire que c’était en réalité la CIA qui avait déclenché l’épidémie de crack aux États-Unis. L’agence aurait autorisé ou fermé les yeux sur l’arrivée sur le sol américain de chargements massifs de cocaïne, dont les profits ont servi à armer les rebelles qui combattaient un régime sud-américain auquel le gouvernement étasunien était hostile. Selon Webb, la majeure partie de la coke des Contras (cultivée en Colombie) avait fini entre les mains de Freeway Rick Ross. Les révélations de Webb furent violemment attaquées par les grands médias américains, à longueur de reportages lestés de nombreux témoignages issus de sources gouvernementales, dont les noms étaient tus. Webb quitta son journal, en disgrâce. Il fut plus tard retrouvé mort, deux balles logées dans le crâne. Il s’était apparemment suicidé. Une enquête antérieure menée par John Kerry, alors sénateur, soutenait en substance les allégations de Webb, de même qu’un rapport de l’inspecteur général de la CIA datant de 1998. Même parmi ceux qui dénigraient alors les travaux de Webb, beaucoup reconnaissent aujourd’hui qu’une grande partie de ce qu’il avait rapporté était vrai. Une minorité de gens croit encore que l’action de la CIA cachait des velléités génocidaires, et que la coke était délibérément introduite dans les ghettos noirs afin de décimer une population gênante.

À ce jour, on estime que les quarante ans de guerre contre la drogue ont coûté entre cinq cents milliards et un trillion de dollars.

Volontairement ou non, le crack s’est propagé comme un feu de paille à travers le paysage urbain dévasté, causant ce que Jody Armour, professeur de droit à l’université de Californie du Sud, appelle « la peste du crack et ses conséquences infectes ». Aujourd’hui encore, ces conséquences se font sentir à tous les niveaux de la société, alors que 30 % des hommes afro-américains de moins de 30 ans sont actuellement incarcérés ou en liberté conditionnelle. Dans le même temps, le crack a aussi permis l’enrichissement des forces de l’ordre et des entreprises de sécurité privée, ainsi que l’élection de certains politiciens : se montrer « intraitable avec le crime » est devenu une prise de position nécessaire, un état d’esprit qui a fini par se confondre avec les thématiques sécuritaires post-11 septembre. En 1986 – année où le nombre d’homicides liés à la guerre des gangs qui faisait rage à travers le pays a atteint un niveau jusqu’alors jamais vu –, des condamnations systématiques à des peines planchers ont été mises en place au niveau fédéral, les sentences pour les cas de possession de crack étant cent fois plus sévères que pour la possession de cocaïne. Pour beaucoup, il s’agit d’une des causes de la disparité ethnique au sein de la population carcérale américaine. Ce n’est que récemment que le président Obama a signé la loi réduisant le rapport entre les peines de prison liées au crack et à la cocaïne à 18 contre 1. À ce jour, on estime que les quarante années de guerre contre la drogue ont coûté entre 500 milliards et un trillion de dollars.

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Selon Rick Ross, il tenait alors le rôle de banquier dans une économie parallèle, travaillant avec l’unique monnaie d’échange accessible à cette frange déshéritée de la société. En accordant des micro-crédits à risque, il créait des emplois. En distribuant de grandes quantités de cette plante raffinée (semblable à du sucre ou à du café, mais illégale), il s’est enrichi et a permis à d’autres de s’enrichir. Rick Ross se voit en somme comme un capitaliste parti de rien pour devenir riche, dans la plus pure tradition américaine.

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Freeway Rick Ross
Retour aux affaires (légales)
Crédits : Blowback Productions

En travaillant avec des chefs de gangs qu’il connaissait depuis l’école primaire, des Crips aussi bien que des Bloods, Ross a créé une recette infaillible pour transformer la poudre de cocaïne en crack, en se servant de matériel disponible dans tous les foyers. Il a également mis sur pieds une organisation hiérarchisée, une armée de « Dope Boys », et des techniques de vente au coin de la rue qui se sont exportées dans tout le pays et ont continué à évoluer, gardant toujours un coup d’avance sur la police et son arsenal – pourtant de plus en plus conséquent. Le vrai Rick Ross. Freeway Rick Ross. Il n’a pas inventé le crack, mais il a probablement fait plus que quiconque pour le diffuser. « Dites non à la drogue, Oui à la vie ! » « Guerre contre les drogues » et « Peines planchers ». Sur écoute. RICK RO$$. Voilà son héritage. « Dis bonjour à ma petite copine. »

À table

Freeway Rick Ross est assis au volant d’une Hyundai Santa Fe retapée, affichant 270 000 kilomètres au compteur, et roule à 110 km/h sur la voie centrale de la Freeway 110, en direction de la 91. Il discute en permanence avec une série d’interlocuteurs sur un BlackBerry à l’écran fissuré que la mère de ses deux plus jeunes enfants – Mychosia Nightingale, ancienne sergent dans l’armée qui a effectué trois services en Irak – lui a dégoté sur Craigslist pour 29 dollars. Ross ne veut rien avoir à faire avec les ordinateurs.

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Mychosia Nightingale et Rick Ross
Visite carcérale
Crédits : Myspace

Le volant vibre sous ses mains et le véhicule se déporte légèrement : il a été acheté aux enchères, en son nom, par un autre de ses partenaires, un ancien braqueur de banques qui lui apprend à retaper des voitures bon marché. Cette semaine, Ross a déjà vendu deux voitures, dont la berline que son frère conduisait. Une fois déduits les frais de réparation, il en a retiré 2 000 dollars. Une jolie Honda l’attend à Riverside, il ne lui manque plus qu’un nouvel airbag pour atterrir sur Craigslist. Avant de s’engager sur l’autoroute, Ross a fait un détour par la casse et réalisé de bonnes affaires. Rentrer dans la légalité a été tout sauf aisé. Après sa libération en 2009, Ross a voulu se lancer dans le transport routier longue distance. Il avait réussi à se procurer sept camions quand les frais de réparation l’ont mis sur la paille. Après quoi, raconte-t-il, deux de ses cousins ont filé avec les deux derniers camions en état de marche. Il s’est alors lancé sur le marché du cheveu – les cheveux humains utilisés pour les extensions. Un autre de ses cousins, censé se rendre en Inde pour en acheter, s’est fait la malle avec une valise pleine d’argent. Éternel optimiste, Ross persévère. Sa liste de projets est interminable : une boutique pour vendre ses T-shirts, une campagne en faveur de l’alphabétisation, une autre sur les réseaux sociaux, une maison de disques consacrée au rap (pour qu’elle vous produise, il faut vendre des T-shirts), une agence de représentation et d’entraînement spécialisée pour les athlètes en difficulté, et même une pilule énergétique (son partenaire potentiel a fait fortune en vendant de la marijuana factice et des sels de bain). Mais ses plus grands espoirs reposent, de loin, sur Hollywood. Ross s’est associé à la création d’un documentaire sur sa vie, Crack in the System, réalisé par Marc Levin. Il cherche aussi à vendre son biopic. Il a été écrit par Nick Cassevetes, co-scénariste de Blow. Nick Cannon a accepté de jouer le rôle de Freeway Rick Ross. Jusqu’ici, Ross n’a trouvé personne pour lui donner les 36 millions de dollars nécessaires pour la production du film. Même chose pour les T-shirts. Il en a vendu pour 1 500 cents dollars le premier mois et a tout réinvesti. Son souci, pour l’instant, est de renouveler ses stocks – on lui doit quelque chose comme 4 000 dollars. Apparemment, ses effectifs de vendeurs de rue ont connu un léger hic avec le modèle commercial de Ross : les T-shirts ne se vendent pas comme du crack. Le téléphone de Ross est sur haut-parleur, et coincé sur son épaule droite pour éviter qu’il n’écope d’une nouvelle amende. Il recharge une batterie dans un téléphone cassé qui gît dans le porte-gobelet, et une troisième batterie flotte dans la poche de ses jeans. Ces jeans lui ont été fournis par l’État à sa sortie de la prison fédérale de Texarkana, dans le nord-est du Texas, après avoir purgé quatorze ans et vu sa peine réduite. Son téléphone sonne toutes les cinq minutes : acolytes et flatteurs, amis de longue date et nouvelles connaissances, partenaires potentiels, représentants des médias… « Quoi de neuf ? » répond Ross, toujours guilleret. « Parle, c’est qui ? »

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La recette du crack
Du bicarbonate de soude, de la cocaïne, un briquet,
une cuillère à soupe et une bougie.

Cet appel-ci était très attendu. Il vient de l’émission de deuxième partie de soirée de Russel Brand, Brand X. L’humoriste anglais, très populaire aux États-Unis, enregistre son dernier numéro de la saison plus tard ce soir-là. Il est prévu que Ross y fasse une apparition. Comme l’a appris Rick, c’est une chose d’être adulé par une foule de frères et sœurs dans la grande église de City of Hope, chez Earlez Grille sur Crenshaw Boulevard, ou au croisement de la 81e rue et de Hoover Avenue – un ancien spot de trafic d’herbe et de PCP, où Ross est devenu le premier dealer à proposer au public des cailloux de crack prêts à l’usage. Ses premiers clients étaient les D Boys, qui aimaient ajouter un peu de crack dans leurs joints, ils appelaient ça des coco-puffs. Mais il est autrement plus difficile d’arriver à se faire accepter par la classe dominante – surtout quand on cherche à lever 36 millions de dollars pour un film. Cette opportunité, diffusée sur une chaîne de télévision nationale, arrive à point nommé : une tribune prestigieuse où promouvoir ses T-shirts et ses divers autres projets, l’occasion d’en faire savoir un peu plus sur lui-même, de replacer les choses dans leur contexte et d’expliquer sa situation. À savoir qu’il tient davantage de l’entrepreneur accordant des micro-crédits que du trafiquant de drogue vendant la mort, et que la CIA lui avait pratiquement mis la came dans les mains. Au téléphone, son correspondant semble très amical. Ils se sont déjà parlés auparavant. On lui explique la marche à suivre pour entrer dans le bâtiment. On établit la liste des personnes autorisées à lui rendre visite dans sa loge et on lui demande de fournir un T-shirt « Real Rick Ross », taille M. La conversation bascule ensuite sur le contenu de l’émission. « On aimerait que vous montriez au public comment fabriquer du crack », dit la personne au téléphone. Les grands yeux expressifs de Ross sont à deux doigts de leurs orbites. « Vous voulez… que je vienne dans votre émission pour cuisiner du crack ? » Il semble au bord des larmes. « Oui ! » répond l’interlocuteur, enthousiaste. Le ton de sa voix m’évoque l’image d’une pom-pom girl levant les bras en l’air. « Pouvez-vous me dire de quoi nous aurions besoin ? »

Premier client

La Freeway 110 relie le port de Long Beach au centre-ville de Los Angeles. Elle longe la partie est de la ville, parallèle à la côte, passant tout près des Watts Towers, du L.A. Memorial Coliseum, du campus de l’université de Californie du Sud et du Staples Center. Elle se jette ensuite dans l’Interstate 10, la porte d’entrée vers le reste du pays.

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430 West 87th Place
Aux abords de la Freeway 110
Crédits : Blowback Productions / Google

En quittant Long Beach, la 110 traverse des communautés dévastées, qui étaient auparavant peuplées de centaines de milliers de travailleurs en col bleu, pour la plupart des noirs qui avaient immigrés depuis les États du sud en vagues successives après la Seconde Guerre mondiale, en quête d’un travail et d’une vie meilleure. Aujourd’hui, l’endroit est plus connu pour ses gangs, la drogue et le désespoir économique qui y règnent. Après les émeutes de 1992, ses habitants ont commencé à appeler la zone située au sud de Pico Boulevard « Soweto » – la ligne de démarcation géographique entre riches et pauvres à Los Angeles. Il y a quelques années, la Freeway 110 a été élargie. La maison où Ross avait grandi, au 430 West 87th Place, a été expropriée et détruite. Si on s’y rendait aujourd’hui, le sol tremblerait toujours. Des sans-abris vivent dans des habitations de fortune construites sous le viaduc. Si nous étions en 1979, quand Ross avait 19 ans et que la maison était toujours sur pieds, il serait rentré avec son pote Ollie « Big Loc » Newell pour retrouver ses amis et sa famille installés dans le garage que lui et son frère avaient transformé en chambre à coucher. La maison était partagée par la tante de Ross et sa mère, Annie Mae Mauldin, la fille d’un agriculteur de l’est du Texas. La père de Ross, Sonny Ross, cuisinier dans l’armée puis éleveur de porcs, était aussi d’origine texane. Rick n’a jamais eu de liens avec lui avant son premier passage en prison.

« Les proxénètes et les voyous étaient mes seuls modèles de conduite. » — Rick Ross

Ross et sa mère sont arrivés à South Central en 1963, alors qu’il n’avait que 3 ans. Au départ, ils vivaient avec son oncle George et sa femme. Un soir, George, pris d’un accès de fureur, s’est rué sur sa femme et sa sœur. Alors que le petit Ricky assistait à la scène, terrifié, Annie Mae Mauldin a sorti un pistolet de son sac à main et a tué l’oncle George. Après ce dont Ross se souvient comme d’une longue et douloureuse séparation, Mauldin fut libérée de prison, et la mère et le fils furent réunis à nouveau. En mettant en commun ses économies avec celles de la femme de George, Mauldin a acheté la maison sur 87th Place. Mauldin faisait des ménages, du jardinage, et elle travaillait pour un avocat pour lequel elle recrutait des clients pour des affaires d’accidents de la route. Finalement, la famille fut prise en charge par l’assistance sociale. Ross se souvient d’être allé récupérer des boîtes de conserve dans des magasins pillés après les émeutes de Watts. Mauldin est aujourd’hui octogénaire, une femme pétillante au rire facile qui conduit un minivan et aime jouer au casino du coin. Elle se souvient que Ricky était mal à l’aise avec la charité du gouvernement, et qu’il cherchait toujours à se faire de l’argent en douce. Il tondait des pelouses, vendait de la limonade, faisait des pleins d’essence en échange de pourboires, volait à l’étalage et faisait diverses commissions pour les proxénètes du quartier… À l’école primaire Manchester Elementary, Ross n’était pas aussi travailleur. Il se bagarrait avec ses camarades de classe et répondait aux professeurs – un petit gars au caractère bien trempé. Bien qu’il ne sache pas lire, on le laissait passer chaque année dans la classe supérieure. « Dans mon quartier, il n’y avait pas de banquiers ou d’avocats dont on aurait pu s’inspirer, raconte Ross. Les proxénètes et les voyous étaient mes seuls modèles de conduite. Certains étaient experts en cambriolages, d’autres savaient comment braquer quelqu’un au distributeur de billets, se procurer un flingue, limer les numéros de série… toutes ces infos se trouvaient à portée de main dans notre communauté. Le crime était notre seul boulot. »

Ross est entré au collège au début des années 1970, à l’époque où le gang des Crips a été fondé. Au départ conçu comme une sorte de milice de quartier par des costauds qui se pavanaient dans des vêtements extravagants, ils feraient bientôt des émules dans tout South Central (avant de donner naissance aux Bloods). Un jour, à Bret Harte Junior High, alors qu’il rangeait ses livres dans son casier, Ross s’est retourné et s’est retrouvé nez à nez avec le canon d’un pistolet de calibre .38. Il s’est alors juré de ne jamais entrer dans un gang. « Je me disais qu’il devait y avoir quelque chose de mieux pour moi. Seulement, je ne savais pas encore quoi. »

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Le jeune Rick Ross
Crédits : Blowback Productions

La réponse à son interrogation lui est apparue sous la forme improbable d’une raquette de tennis, quand un type a débarqué pour gérer une clinique dans Manchester Park. Ross se rendait au parc pratiquement tous les jours, même si, avec ses copains, ils y avaient découvert un cadavre mutilé flottant dans la piscine. Ce souvenir le hanterait des années durant, tout comme le meurtre de son oncle – lui causant à l’occasion de sévères symptômes de stress post-traumatique. Dans les années qui suivirent, Ross n’a jamais été connu pour sa violence. Si quelqu’un le doublait sur un deal, il n’ordonnait pas qu’on le descende. Au lieu quoi il se disait : « Cet enculé s’en voudra quand je vais cartonner. » Trop petit pour le football américain ou le basket-ball, Ross, rapide et hargneux, a trouvé dans le tennis une place où briller dans la légalité. En classe de troisième, il fut recruté pour jouer pour la Dorsey High School, une école spécialisée de Baldwin Hills, un quartier résidentiel huppé connu à l’époque comme le « Beverly Hills noir ». Ross quitta l’école avant d’obtenir son diplôme. Alors que ses amis qui persévéraient dans le sport étaient partis pour profiter de leurs bourses universitaires, Ross se retrouva à jouer pour l’équipe de tennis du Los Angeles Trade-Technical College. Il y étudiait l’aménagement automobile, inspiré en cela par sa nouvelle passion pour ces voitures au système de suspension trafiqué, les lowriders. Il acheta une Impala décapotable de 1966 et se mit en tête de la remettre en état et de la customiser. Moteur plus puissant, nouvelles suspensions et enjoliveurs clinquants : la voiture pouvait bondir à un mètre du sol. Pour financer son passe-temps, Ross intégra un réseau de voleurs de voitures connus sous le nom des Freeway Boys. Il devint aussi co-propriétaire d’un atelier de démontage de voitures volées.

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Le « goudron noir »
L’héroïne des quartiers sud
Crédits : DEA

Vers le printemps 1982, Ross fut arrêté pour la première fois et accusé de détention de pièces automobiles volées. Libéré sous caution, et dans l’attente de son procès, il reçut un coup de fil de son « vieil ami » Mike, un running back qui avait quitté la ville pour une bourse d’études et une place dans l’équipe de football américain de l’université publique de San Jose. Mike logeait dans une maison d’hôtes, un bel endroit à Sugar Hill, une zone prisée par les noirs aisés avant Baldwin Hills. Il avait sa propre cuisine, tout le confort. Ross n’avait jamais eu sa propre chambre. D’après Ross, en l’accueillant lui et son pote Ollie, Mike leur a présenté un sachet en plastique rempli de petits morceaux de papiers soigneusement pliés. Il en a sorti un du sac et l’a ouvert – à l’intérieur se trouvait une petite quantité de poudre blanche qui étincelait sous la lumière de la lampe. À l’époque, les drogues qui se vendaient le plus couramment dans le ghetto étaient l’héroïne « Black Tar », la marijuana et le PCP – la phencyclidine, un puissant anesthésique. La seule fois où Ross avait entendu parler de cocaïne, c’était dans le film Superfly. « — Ça vaut cinquante dollars, a dit Mike. — Arrête de mentir, a répondu Ross en riant. — Mec, je plaisante pas. Ce truc les rend oufs. Tous les artistes en prennent. Tous les blancs en prennent. — Hé ben, si ça vaut aussi cher, je vais trouver un moyen de devenir riche, a répliqué Ross. — Prends ça et regarde ce que tu peux en faire », a dit Mike en lui tendant le sachet d’un demi-gramme. Ross et Ollie retournèrent à la maison, où la bande habituelle était regroupée dans le garage/chambre/club. Pour Ross, « ces mecs étaient ceux qui savaient ce qui se passait dans la rue, dans notre cercle. Les gros bonnets, les trafiquants, les débrouillards – tous ces types-là. » Ollie verrouilla la porte et Ross révéla cérémonieusement le petit sachet de cocaïne. Il le posa sur la table et l’ouvrit délicatement. L’odeur évoquait celle d’un médicament, quelque chose qu’on aurait pu sentir aux urgences. Tout le monde resta ébahi, se regardant en chiens de faïence. Finalement, Cruz Dog prit la parole le premier. C’était un des plus vieux compagnons de Ross, un joueur de football américain reconverti en soldat crip intrépide, que Ross connaissait depuis l’école primaire. Il retira sa casquette et se gratta la tête. « C’est quoi ça, cousin ? »

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Un fumeur de crack dans les années 1980
Crédits : Blowback Productions

Ross et Ollie firent le tour du quartier, pour voir ce qu’ils pouvaient tirer de cette nouvelle drogue. Ils finirent par croiser Martin, le proxo du coin. Martin leur montra comment cuisiner la poudre pour en faire du crack – il en sortit une petite pépite qui ressemblait à une pierre d’aquarium blanche. Puis il leur montra comment le fumer. En flambant, le caillou émettait des craquements sonores. Pour certains, c’est de là que vient le nom de « crack ». Une heure plus tard, les complices étaient de retour à la maison sur 87th Place, bouillonnant sous le porche : la drogue avait disparu. Ils devaient cinquante dollars à Mike et Ollie voulait se venger. « Mec, tu ne peux pas tuer Martin, dit Ross. C’est un vrai gangster, tout le monde dans le quartier va être furax. » Quelques minutes plus tard, Martin se garait devant la maison. Il était accompagné de Big Mouse, un des fondateurs des Crips. Ils s’approchèrent du porche. Les yeux de Martin étaient écarquillés, il avait le regard fou. Ross se prépara pour l’affrontement, mais le vieux proxénète serra la main de Ross : « Mec, je t’ai dégoté un client », dit Martin avec enthousiasme.

Le piège

Quand Mike avait sorti la coke à la maison d’hôtes, Ross avait sniffé une ligne ou deux et n’avait pas été spécialement impressionné. Sous forme de poudre, les effets étaient subtils. Mais après avoir vu Martin préparer le crack, le fumer compulsivement et revenir une heure plus tard en cherchant frénétiquement à s’en procurer davantage, Ross comprit qu’il avait trouvé le bon plan. Au départ, Ross faisait office d’intermédiaire pour Mike, sans commission, pour apprendre les ficelles du métier. Il découvrit alors que son professeur de décoration automobile, qui résidait à Baldwin Hills, trafiquait de la coke. Il avait des connexions avec des dealers au Nicaragua. Ross commença à acheter et revendre de plus en plus de drogue. Il payait Martin pour transformer chaque livraison en crack. Et au bout d’un moment, Rick a compris lui-même le processus, somme toute assez simple.

« Je n’étais ni un Crip, ni un Blood. J’étais le type avec le matos et les bons plans. » — Rick Ross

Ross n’était pas le premier à dealer du crack – une variante produite en masse de ce que d’autres appelaient la free base. Le crack avait été repéré par des chercheurs de l’université de Californie à Los Angeles dès 1974, dans la région de San Francisco. Au moment où Ross s’essayait à la vente de ready rocks (des cailloux de crack déjà cuisinés, ndt), d’autres dealers et consommateurs faisaient la même chose à New York et Miami. En plus d’une source de chaleur et d’un peu d’eau, « une soucoupe, un verre, de l’essuie-tout et du bicarbonate de soude sont à peu près tout ce dont on a besoin » pour cuisiner du crack, d’après le témoignage d’un physicien devant un comité du Parlement américain, en 1979. Par la suite, chaque fois que Ross recrutait un dealer, il lui apprenait à cuisiner. Il n’avait pas peur de se rendre dans un quartier rival pour rencontrer un chef de gang et lui proposer un deal. « Je n’étais ni un Crip, ni un Blood. J’étais le type avec le matos et les bons plans », explique Ross. Finalement, Ross fut présenté à un Nicaraguayen du nom d’Oscar Danilo Blandón. Ancien directeur marketing au Nicaragua, Blandón et sa femme avaient dû fuir leur pays en 1979, lorsque les rebelles sandinistes, aidés par Cuba, avaient vaincu l’armée – entraînée par les États-Unis – du dictateur nicaraguayen Anastasio Somoza et s’étaient emparés du pays. En s’associant à Blandón, Ross disposait d’un accès pratiquement illimité à la drogue. À l’âge de 23 ans, il était millionnaire. D’une certaine manière, Rick Ross était le prototype du baron de la drogue : il portait un gilet pare-balles et un 9 mm, il avait eu cinq enfants avec quatre femmes différentes et il était en permanence entouré de collaborateurs reliés entre eux par des talkie-walkies. Il commandait des meubles de designers tombés du camion pour habiller son motel (dont il avait confié la gestion à sa mère), il avait acheté un immeuble et sponsorisait aussi une équipe de basket-ball semi-professionnelle. Oh, et il avait acheté de nouveaux bancs pour l’église de sa maman. Il avait tant d’argent liquide qu’il devait engager des gens pour le compter. Malgré cela, il se faisait toujours discret. Il portait des jeans et des T-shirts et se déplaçait dans une vieille voiture. « Au lieu de m’acheter des voitures et des trucs de riches, je prenais l’argent et j’achetais de plus en plus de drogue. Au final, mon dealer a dit aux autres qu’ils jouaient trop petit et qu’ils devraient désormais acheter leur drogue chez moi. Du coup, je l’achetais à un prix plus bas, et je gagnais de l’argent sur leurs affaires », explique Ross.

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Oscar Danilo Blandón

Pendant longtemps, la Freeway Rick Task Force – Le bureau du shérif du comté de Los Angeles avait monté une équipe de flics endurcis de la brigade des stupéfiants entièrement dédiée à sa capture – n’avait aucune idée de ce à quoi il pouvait ressembler. En 1988, un chargement de coke en partance pour le  nouveau territoire prometteur de Cincinnati fut détecté par un chien, sur une aire d’autobus au Nouveau-Mexique. On a pu remonter la trace de la drogue jusqu’à Ross et il fut arrêté. Des inculpations fédérales furent délivrées à Cincinnati, Los Angeles et Tyler, au Texas. Ross a plaidé coupable des accusations de trafic de drogue et a écopé d’une peine plancher de dix ans de prison, qu’il a commencée à purger en 1990. À cette époque, une enquête fédérale sur le bureau du shérif révélait progressivement des actes de corruption massive. Des dizaines d’officiers de la brigade des stupéfiants ont été condamnés pour avoir frappé des suspects, volé l’argent de la drogue et manipulé des preuves. Ross a témoigné pour le gouvernement. En échange, il n’a purgé qu’une peine de quatre ans et neuf mois.

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De retour chez lui à 34 ans, Rick trouva un job d’éboueur. Il s’investit dans la reconversion d’un vieux théâtre de South Central en complexe qui était à la fois une maison des jeunes, un studio d’enregistrement et un espace d’expression pour artistes. Lorsqu’il était en prison, conserver son théâtre et les autres actifs qui lui restaient coûtait presque 50 000 dollars par mois. Avec tout l’argent qu’il avait dépensé pour payer ses avocats et ceux de ses collaborateurs, il était pratiquement fauché. Il avait payé au propriétaire du théâtre 900 000 dollars d’avance, et 6 000 dollars par mois pendant son incarcération. À présent, Ross était en retard dans les paiements, et le propriétaire le menaçait de saisie. Tout le reste avait disparu. Ross était déterminé à ne pas perdre aussi le théâtre. C’est à peu près à ce moment-là que Ross reçut un coup de fil de son vieux partenaire en affaires, Blandón. Fin 1990 (ou début 1991), Blandón fut arrêté par la police de Los Angeles avec une valise pleine d’argent liquide. Mais il fut immédiatement relâché par le département de la Justice américain, qui affirma qu’il était lié à une affaire de blanchiment d’argent. Blandón fut alors arrêté par la DEA pour association de malfaiteurs en vue de distribuer de la cocaïne. Alors que les juges d’application des peines réclamaient une peine d’emprisonnement à vie et une amende de 4 millions de dollars, l’accusation a fait valoir que Blandón était « d’une grande valeur pour des enquêtes capitales de la DEA sur des trafiquants de drogue de classe I » et a recommandé une peine de quarante-huit mois, sans amende. Dans un mémo adressé à un juge, le procureur a écrit que Blandón avait « un potentiel virtuellement illimité pour aider les États-Unis (…) en tant qu’informateur payé à temps plein, après sa libération de prison ».

Evidence photo "100 Kilos cocaine" recovered in arrest of Ricky Ross.

« 100 Kilos cocaine »
L’arrestation de Rick Ross
Crédits : DEA

Ross était un peu surpris d’avoir des nouvelles de Blandón, mais ils avaient toujours fait des affaires fructueuses ensemble. Accompagné d’un ami, Ross s’est rendu jusqu’au restaurant de Blandón, dans le centre-ville de Los Angeles. Après avoir discuté et échangé des banalités, Blandón en est venu aux choses sérieuses. « Les Colombiens sont après moi », a-t-il dit à Ross. Il leur devait de l’argent, et il avait un chargement qu’il avait besoin d’écouler. « Pourquoi te casser la tête à mendier l’argent pour ton théâtre si tu peux le gagner en une seule fois ? » a demandé Blandón. Avec plus ou moins de bonne volonté, Ross a trouvé un acheteur. En tant qu’intermédiaire, il toucherait une commission de 300 000 dollars pour la vente de 100 kilos de cocaïne. L’échange eut lieu dans le parking d’un centre commercial près de San Diego, le 2 mars 1995. La DEA et la police locale ont débarqué. L’arrestation de Ross rapporta à Blandón plus de 45 000 dollars de récompense de la part du gouvernement. Ross fut jugé coupable d’association de malfaiteurs en vue de la vente de cocaïne fournie par la DEA, dans un deal mis en place par cette même agence. Un scénario typique de la guerre contre les drogues. Ross en était à ce qui fut considéré comme sa troisième infraction criminelle, aussi fut-il condamné à perpétuité, sans possibilité de libération conditionnelle.

Le martyr et l’avocat

Pendant les années qui suivirent, Ross, qui n’avait appris à lire qu’au cours de son premier séjour en prison, a méticuleusement lu tous les livres d’initiation au commerce et aux affaires de la bibliothèque de la prison. Sur une période de quatorze ans, il se vante d’avoir dévoré plus de trois cents livres. Ses trois préférés ? Think and Grow Rich, de Napoleon Hill (un disciple d’Andrew Carnegie) ; The Richest Man in Babylon, de George Samuel Clason ; et Asa Man Thinketh, de James Allen. Finalement, Ross a mis sur pied des groupes d’étude avec d’autres détenus, vantant les mérites de l’auto-suffisance économique et de l’entrepreneuriat capitaliste parmi ses camarades. Si on peut rencontrer autant de succès en vendant du crack, prêche Ross, pourquoi ne pas mettre à profit ces compétences pour monter des affaires légales ? Fin 1995, le prisonnier immatriculé 05550-045 reçut la visite de Gary Webb. La série « Dark Alliance » de Webb a été publiée dans Mercury News en août 1996, et a par la suite fait l’objet d’un livre. Webb accusait le gouvernement américain d’avoir secrètement autorisé la livraison de cargaisons de cocaïne dans le pays. Ce, afin de financer l’armement nécessaire aux rebelles contras pour combattre le gouvernement socialiste des Sandinistes, qui avait pris le pouvoir au Nicaragua. Ross y était décrit comme le pion d’un jeu de politique internationale ultra-confidentiel.

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Les Contras
Résistants anti-sandinistes du Nicaragua
Sud-est du pays, 1987

Après avoir dû, couvert de honte, quitter son travail et assister à la destruction de son mariage, Webb a vendu tous ses biens et s’est suicidé en décembre 2004. Selon le rapport du médecin légiste, lorsqu’il tenta une première fois de se tirer une balle dans la tête, le père de trois enfants a manqué son coup – il avait subi une blessure non létale. Il a alors placé le canon de son calibre .38 contre sa tête une seconde fois, et a pressé la gâchette. Entre-temps, Ross avait entamé une action en justice, réclamant plus de 5 millions de dollars de dommages et intérêts au gouvernement. Bien que sa plainte fût rejetée, sa réputation prit une ampleur considérable dans une communauté acquise à l’idée que le fléau du crack avait été causé par un complot gouvernemental. Dans cette mythologie populaire, le baron de la drogue était devenu une victime, un antihéros, un martyr. Coincé en prison pour le restant de ses jours, Ross explique qu’il était « complètement absorbé par la lecture de livres de droit ». « J’ai commencé à les lire avec autant d’intensité que je mettais à vendre de la drogue. Quand la bibliothèque ouvrait le matin, j’étais déjà là, à faire la queue. Si ça me faisait rater le déjeuner, tant pis, je ratais le déjeuner. Je dépensais tout l’argent que je pouvais réunir pour faire des copies de ces livres de droit, car nous n’étions pas autorisés à les emporter dans notre cellule. »

Ross a été montré au public du studio comme un ancien boxeur et présenté comme le « Donald Trump du crack ».

Un jour, Ross a trouvé ce qu’il pensait chercher. Il avait été condamné à perpétuité après avoir été reconnu coupable d’un crime fédéral pour la troisième fois, suivant la loi des « trois coups » (la Three Strikes Law, qui condamne automatiquement le prévenu à la prison à perpétuité s’il est reconnu coupable d’un crime fédéral pour la troisième fois, ndt). Pourtant, techniquement, il pensait n’en être qu’à son deuxième « coup ». Étant donné que ses condamnations prononcées au Texas et dans l’Ohio avaient trait à sa responsabilité dans un seul et même crime fédéral, pourquoi les avait-on fait compter comme deux condamnations différentes ? Fiévreux, Ross appela son avocat, qui l’envoya promener. Il se vit alors adjoindre un avocat commis d’office. En 1998, la Cour d’appel des États-Unis pour le neuvième circuit lui donna raison. La peine à perpétuité de Ross fut réduite à vingt ans. Il n’en purgea que quatorze. Le 4 mai 2009, il fut libéré de la prison de Texarkana, retrouvant les bras de sa compagne, le sergent Mychosia Nightingale. Elle avait vu Ross dans un documentaire sur le crack. Elle lui avait alors écrit et il l’avait encouragée à lire ses livres favoris. Pour éviter d’être déployée en Irak une quatrième fois, Nightingale quitta l’armée et voyagea depuis l’État de Géorgie jusqu’au Texas pour le retrouver. Elle passa une semaine à dormir dans son 4×4, attendant sa sortie avec un sac de sport rempli de vêtements neufs. Aujourd’hui, ils ont deux jeunes enfants. Ross a déjà commencé à leur apprendre à se servir d’une raquette de tennis.

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Le vrai Rick Ross, Freeway Rick Ross, roule vers le sud, le long de la Freeway 110. Il rentre à la maison. Cette fois, il est assis derrière le chauffeur d’une limousine d’un blanc éclatant mise à sa disposition par les producteurs de Brand X, et porte un polo « REAL RICK » unique, que son sérigraphiste a créé tout spécialement pour son passage à la télévision nationale. Bien que Ross se soit inquiété toute la journée à propos de la demande du producteur de lui faire cuisiner du crack à la télévision – soucieux de ne pas les décevoir, il leur avait donné à contre-cœur une liste d’ingrédients comprenant un bec bunsen et de la procaïne, un anesthésique qui, d’après son expérience, réagirait comme du crack à la cuisson –, Russel Brand ne lui a finalement jamais demandé de le faire.

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Le Donald Trump du crack
Rick Ross sur son 31
Crédits : Patrick Bastien

À la place, Ross a été montré au public du studio comme un ancien boxeur et présenté comme le « Donald Trump du crack ». Bien que ce ne soit pas là ce que Ross recherchait – être à la fois admiré et ridiculisé –, c’est sans doute en partie vrai. À la fin de l’émission, Brand a laissé échapper quelque chose à propos de la fabrication de crack à la télévision nationale. Il était clair que certains membres du studio avaient réussi à garder la tête froide et fait annuler la séquence. « Toutes ces interviews que je fais tous les jours, toutes ces réunions auxquelles je participe, toutes les mains que je sers, toutes les photos… j’espère que ça va finir par donner quelque chose », dit Ross en songeant  aux événements de la journée. Il semble fatigué. Il est près de minuit, la fin d’une longue journée de plus. « Je dois juste persévérer, insister et me battre contre toutes ces petites choses. Je suis passé maître dans le business de la drogue. Je savais qui vendait de la came à Compton, à Watts, dans le West Side, dans la Jungle… Et tout le monde me connaissait. Mais Hollywood et tous ces autres trucs, je ne m’y connais pas encore. C’est comme ce producteur hollywoodien. Après une longue réunion, quand on s’est levé pour partir, il a éclaté de rire et a dit à tout le monde : “Mais pourquoi est-ce que je sers la main à ce trafiquant de drogue ?” » Au-delà de la fenêtre de Ross, une voiture de police se place à hauteur de la limousine. Le flic sur le siège passager semble montrer Ross du doigt, bien que les vitres teintées l’empêchent de le voir. Ross fait un rêve récurrent : il est endormi dans une de ses vieilles planques à crack quand un bélier défonce le mur. Il lui arrive encore de se réveiller sans savoir où il se trouve. À 53 ans, il a passé vingt années en cellule, dans différentes prisons. Il sait qu’il a de la chance de ne plus être derrière les barreaux. Ross fait un geste en direction des policiers. « Tu n’aimerais pas savoir à quoi ils pensent ? » Je lui réponds qu’il n’a pas à s’en inquiéter. « Non, plus maintenant. Plus comme avant », dit-il. Un mois plus tard, il a finalement conclu un arrangement pour le tournage d’une mini-série sur sa vie – pas tout à fait le deal qu’il souhaitait, mais au moins quelque chose qui paiera, pense-t-il. Ses lèvres s’étirent en un large sourire, les yeux pleins de joie et de la fierté dans la voix. « Je n’irai pas en prison ce soir. »


Traduit de l’anglais par Benjamin Bertho d’après l’article « Say Hello To Rick Ross », paru dans Esquire. Couverture : South LA, par Craig Dietrich, et Rick Ross, par James Cheadle. Création graphique par Ulyces.