Une vie trouble
Le Portrait Chandos de Shakespeare, qui date de 1610 et qui est l’un des deux seuls peints de son vivant, est supposé être l’œuvre de « l’ami intime » de l’écrivain, John Taylor, de la compagnie des Peintres-Coloristes. Il se pourrait aussi qu’il ne représente pas du tout Shakespeare. Ce dramaturge à boucle d’oreille, représenté sans la fraise traditionnelle, semble beaucoup plus coriace que le personnage des portraits habituels. C’est difficile à croire quand on sait le nombre de biographies consacrées à Shakespeare sur les étagères des libraires, mais tout ce dont on est sûr à propos de la vie du dramaturge le plus célèbre au monde tient en réalité en quelques pages.
Il est certain qu’un homme du nom de Will Shakespeare est né dans le Warwickshire, à Stratford-upon-Avon, en 1564. On sait aussi que quelqu’un du même nom s’y maria, et y eut des enfants (le registre des baptêmes évoque un Shaxpere, celui des mariages un Shagspere), qu’il se rendit à Londres et était acteur. Plusieurs des plus grandes pièces jamais écrites ont été publiées sous son nom, mais l’on sait si peu de choses sur son éducation, ses expériences et ses influences, qu’il existe aussi toute une industrie littéraire qui s’échine à prouver que Shaxpere-Shagspere ne les a pas écrites, n’aurait jamais pu les écrire. On sait enfin que notre Shakespeare a témoigné dans un obscur procès, a signé quelques documents, est rentré à Startford, a rédigé un testament, pour finir par mourir en 1616. Et c’est à peu près tout. D’une certaine manière, ce n’est pas surprenant. On en sait autant sur Shakespeare que sur ses contemporains : Ben Jonson par exemple, demeure un tel mystère qu’on n’est sûr ni de l’endroit où il est né, ni de l’identité de ses parents, ni de sa date de naissance exacte. « Les documents dont on dispose sur William Shakespeare correspondent à ce à quoi on peut s’attendre pour quelqu’un de sa position à cette époque », explique David Thomas des Archives nationales britanniques. « Cela nous paraît très peu, mais c’est uniquement parce qu’on s’intéresse énormément à lui. » Pire encore, la majeure partie de ce qui nous est parvenu est constituée de preuves douteuses et de documents on ne peut plus administratifs. C’est parmi ces derniers qu’on trouve le plus d’informations de ce qu’on croit savoir de Shakespeare. Pourtant, à l’exception de quelques brèves mentions faites par deux de ses amis du monde du théâtre au moment de sa mort, la plupart des anecdotes qui apparaissent dans les biographies de Shakespeare n’ont été rassemblées que plusieurs dizaines, voire des centaines d’années après son décès. John Aubrey, le célèbre antiquaire et diariste, figure parmi ces chroniqueurs : il écrit que le père de Shakespeare était boucher et décrit le dramaturge comme « un bel homme bien bâti, de très bonne compagnie et doté d’un humour très plaisant ». Quelques années plus tard, le révérend Richard Davies est le premier à relater le départ de Shakespeare de Stratford pour Londres, après qu’il eût été pris en train de braconner des cerfs sur les terres de Charlecote Park de Sir Thomas Lucy. Pourtant, les sources d’information de ces deux hommes demeurent obscures. Aubrey, en particulier, est célèbre pour avoir consigné toutes les rumeurs qu’il entendait. Il n’existe pas la moindre preuve que quiconque, pendant les premières années du culte de Shakespeare, ne se soit donné la peine de se rendre dans le Warwickshire pour questionner ceux qui, à Stratford, avaient côtoyé le dramaturge. Pourtant, la fille de Shakespeare, Judith, ne mourut pas avant 1662 et sa petite fille était encore en vie en 1670. Les informations à disposition manquent de crédibilité, et certaines semblent erronées. Les recherches les plus récentes laissent penser que le père de Shakespeare était marchand de laine, pas boucher. En 1570, il avait suffisamment d’argent pour être accusé d’usure, le prêt à intérêt, interdit chez les chrétiens.
Les cautions de paix
En l’absence d’information de première main concernant la vie de Shakespeare, le seul espoir d’en savoir plus repose dans l’examen méticuleux des registres de l’Angleterre de la fin de l’ère élisabéthaine et du début de l’ère jacobéenne. Les Archives nationales britanniques contiennent des tonnes d’anciens registres publiques, où sont consignés aussi bien les impôts que les décrets. Cependant, le tout est inscrit en écriture serrée, truffée de jargon et d’abréviations latines, qui ne peut être déchiffrée que par un œil longuement entraîné. Seuls de rares universitaires ont accepté de consacrer des années de leur vie à la recherche, peut-être vaine, du nom de Shakespeare dans ces listes infinies. Le manque d’éléments disponibles sur la vie de Shakespeare a eu d’importantes conséquences, en particulier pour ceux qui tentèrent de la relater. Comme le dit Bill Bryson :
Il est possible que ce document prouve que Shakespeare était lourdement impliqué dans le crime organisé.
« Avec si peu de matière en terme de faits concrets, les étudiants s’attelant à la vie de Shakespeare n’ont que trois possibilités : chercher minutieusement son nom parmi des milliers de registres, chacun d’eux évoquant parfois jusqu’à 200 000 personnes, le patronyme pouvant être épelé de 80 façons différentes, ou tronqué, ou abrévié jusqu’à devenir méconnaissable. Ils peuvent aussi décider de spéculer. Ou encore se persuader qu’ils en savent plus qu’en réalité. Même le biographe le plus appliqué prend parfois une supposition – Shakespeare était catholique, heureux en mariage, amateur de campagne ou encore d’animaux – et la développe sur une page ou deux comme s’il s’agissait un fait avéré. L’envie de transformer le subjonctif en indicatif a toujours été puissante. » Bryson a bien sûr raison : la plupart des biographies de Shakespeare sont hautement spéculatives. Mais cela rend encore plus incroyable le fait que les spécialistes de Shakespeare ont choisi d’ignorer l’un des documents retrouvés le plus récemment dans archives nationales, au cours du siècle dernier. Il s’agit d’un sombre document administratif, découvert parmi un ensemble d’anciennes feuilles de vélin connues sous le nom de « cautions de paix », et qui cite non seulement Shakespeare mais aussi nombre de ses proches collaborateurs. Le document décrit le « subtil Shakespeare » que nous avons découvert en classe de littérature, au lycée, comme un dangereux voyou. En effet, il est possible que ce document prouve qu’il était lourdement impliqué dans le crime organisé. Élucider cette partie oubliée de la vie de l’auteur implique de commencer par se pencher sur ce document capital. Le texte commence ainsi : « Qu’il soit su de tous que William Wayte demande des cautions de paix de la part de William Shakspere, Francis Langley, Dorothy Soer, femme de John Soer, et Anne Lee pour cause de menace de mort et ainsi de suite. Ordonnance décrétée par le shérif de Surrey, consignée le 18 de St Martin. » Quelques pages plus loin, dans le même ensemble de documents, se trouve une deuxième assignation, délivrée par Francis Langley et portant les mêmes accusations à l’encontre, cette fois, de William Wayte. Qui sont ces gens qui s’échangent des menaces de mort ? L’universitaire qui a déniché ce document – un canadien infatigable du nom de Leslie Hotson, plus connu aujourd’hui comme l’homme ayant mis à jour le registre d’enquête sur le meurtre mystérieux du confrère dramaturge de Shakespeare, Christopher Marlowe – a ainsi mis à jour de sordides histoires de rivalités de gangs dans le monde du théâtre, sous le règne de la reine Elizabeth.
D’après les recherches de Hotson, Shakespeare était un jeune homme de la campagne énergique et à l’esprit vif, mais seulement partiellement éduqué ; des qualifications idéales pour quelqu’un s’engageant dans la vie de bohème et la moralité douteuse du monde du théâtre. Cet univers était loin d’être respectable à l’époque, c’est pourquoi les salles de théâtres étaient rassemblées sur la rive sud de la Tamise, dans le quartier de Southwark, en dehors de la juridiction de Londres, et que le document découvert par Hotson figurait parmi les décrets du comté de Surrey et non ceux de Londres même. Hotson avance qu’en tant que nouveau venu dans la capitale, Shakespeare a été obligé de commencer sa carrière à un échelon modeste, en travaillant pour des gens de théâtre peu recommandables, ce qui à l’époque pouvait signifier travailler dans des bordels. Les théâtres étaient des lieux de rencontre pour les gens dont l’intérêt pour le sexe opposé n’allait pas jusqu’au mariage. Ils regorgeaient aussi d’escrocs, de proxénètes et de prostituées, et attiraient un public qui ne prêtait pas beaucoup attention à ce qui se passait sur scène. Ceci explique bien sûr pourquoi les Puritains interdirent les spectacles publics dès qu’ils en eurent l’occasion. Ce qui est certain, c’est que le travail trouvé par le jeune Shakespeare l’entraîna dans les bas-fonds du monde du théâtre. La plupart des biographes estiment que son premier employeur fût Philip Henslowe, dont la richesse découlait aussi bien de son métier de tenancier de maison close que de celui d’imprésario de théâtre. Le second patron du dramaturge, Langley, n’avait pas tellement meilleure réputation.
L’homme de main
Langley, comme le montrent les recherches minutieuses de Hotson, a construit sa fortune sur des escroqueries et était accusé de nombreux délits, dont des violences et des extorsions. Il était propriétaire d’un théâtre récemment construit, le Swan Theatre, contre lequel le maire de Londres avait fait campagne sans succès en clamant qu’il deviendrait le point de rendez-vous de « brigands, de voleurs de chevaux, d’idolâtres, de dupeurs, de fourbes, de traîtres et d’autres trublions dans ce genre ».
Il existe de nombreuses autres preuves, qui laissent penser que Shakespeare n’était pas vraiment qu’un poète sensible et un honnête citoyen.
L’opposant le plus dangereux de Langley était William Wayte, l’homme qui avait accusé Shakespeare de l’avoir menacé. Wayte était répertorié comme étant l’homme de main de son beau-père, William Gardiner, un magistrat du comté de Surrey qui, comme l’a démontré Hotson, était largement corrompu. Gardiner gagnait sa vie en tant que marchand de cuir dans le quartier commercial de Bermondsey, mais la majeure partie de son argent provenait d’activités criminelles. Les registres légaux montrent que plusieurs membres de la famille de sa femme l’ont poursuivi pour escroquerie et qu’il a été condamné à plusieurs reprises pour « insultes et comportement violent », allant jusqu’à faire de la prison. La nomination de Gardiner en tant que magistrat n’est pas une garantie de son intégrité, il possédait simplement les ressources nécessaires à l’acquittement de toute somme due à la couronne au cas où des prisonniers ne pourraient la payer. Comme ils prenaient ce risque, la plupart des magistrats étaient susceptibles d’utiliser leur poste pour s’enrichir personnellement. Les biographes ayant mentionné le document découvert par Hotson en 1931 ont toujours eu tendance à ne pas le prendre au sérieux. Ils considèrent que de minces preuves laissent entendre que Shakespeare a tout simplement été mêlé à des querelles, en tant qu’ami de Langley, mais qu’en aucun cas l’auteur de Hamlet n’a pu être lui-même un criminel. Pour Bill Bryson, la preuve apportée par ces cautions de paix est « très déconcertante ». Samuel Schoenbaum estime, lui, que l’explication la plus probable est que Shakespeare n’a fait qu’être l’innocent témoin des querelles d’autres hommes. Cela ressemble fort à de la déformation volontaire des preuves qui semblent, de toute évidence, indiquer que le dramaturge – dont le nom est cité en premier dans le décret – était directement impliqué dans la dispute. En effet, les recherches de Hotson tendent à montrer que Langley et Gardiner s’affrontaient plus ou moins ouvertement au sujet du butin de plusieurs affaires de rackets dans lesquelles trempaient les directeurs de théâtre. Il semble que leurs disputes étaient, selon les mots de John Michell, « typiquement le genre qui opposaient les gangsters urbains, pour le contrôle du marché noir local et du crime organisé ». Et étant donné que Shakespeare tenait « une place centrale dans leur querelle », Michell conclue logiquement qu’il était « vraisemblablement impliqué dans les affaires de racket ». Bien sûr, les autres associés de Will ne semblaient pas plus sains que Langley et Gardiner. Wayte est décrit, dans une affaire judiciaire, comme « une personne lâche, sans valeurs et méprisable ». Et même si Hoston n’a rien découvert de certain à propos de Soer et de Lee, les deux femmes mentionnées dans l’affaire, il suspecte qu’elles étaient associées à Langley dans ses activités liées aux bordels du quartier de Southwark. Shakespeare était peut-être aussi un des hommes de main de Langley, comme Wayte l’était pour Gardiner. C’est ce que laisse penser l’un des quatre principaux portraits censé le représenter : le controversé Portrait Chandos, ancienne propriété du Duc de Buckingham. Comme le fait remarquer Bill Bryson, la toile montre un homme bien éloigné de la figure littéraire timide et souffrant de calvitie dépeinte par d’autres artistes. L’homme sur le Portrait Chandos dérange Schoenbaum, qui note son « air dévergondé » et ses « lèvres lubriques ». Bryson suggère « qu’on sent que ce n’est pas l’homme à qui l’on attribue un mariage honnête et l’éducation d’une fille ».
Il existe de nombreuses autres preuves, qui laissent penser que Shakespeare n’était pas vraiment qu’un poète sensible et un honnête citoyen. Des registres légaux prouvent qu’il s’est enfuit sans payer de plusieurs chambre louées, et qu’il ne s’est pas acquitté du paiement de quelque shillings d’impôts en 1596, 1598 et 1599 – la raison pour laquelle il s’est attiré tant d’ennuis demeure mystérieuse cela dit, car les sommes exigées étaient minimes comparées à celles qu’il dépensait pour des biens à la même époque, évoquées dans d’autres registres. Il a également poursuivi trois autres hommes pour des sommes aussi peu significatives. Sa réputation parmi les autres hommes de lettre n’était pas non plus très bonne : sur son lit de mort, un dramaturge rival, Robert Greene, accusa Shakespeare de lui avoir « dérobé sa plume » – c’est-à-dire de lui avoir volé des textes –, et mis en garde les autres de ne pas tomber dans les griffes de ce « corbeau parvenu ». À la vue des preuves rassemblées par Hoston, il semble certain que Will Shakespeare était certainement, d’une façon ou d’une autre, impliqué dans les rackets de voyous du quartier de Southwark. Il est cependant impossible de dire si cela persista après 1597. Il a probablement combiné ses travaux d’homme de main de Langley et son activité plus honnête de dramaturge, et en 1597, il eut les moyens de dépenser 60 livres – une grosse somme à l’époque – pour acheter New Place, une demeure à Stratford dotée d’immenses jardins, la deuxième plus imposante maison de la ville. Il est cependant tentant d’imaginer que l’argent nécessaire pour se payer une résidence aussi opulente ne soit pas venu seulement des écrits de Will, mais aussi de sa vie parallèle d’homme fort d’un escroc.
Traduit de l’anglais par Caroline Bourgeret et Arthur Scheuer d’après l’article « William Shakespeare, Gangster », paru dans le Smithsonian. Couverture : Une scène de Only Lovers Left Alive, de Jim Jarmusch (2013).