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Le trésor du pharaon
C’est du moins ce qu’on raconte, et si ce récit est véridique, il ajoute plus encore au mystère de la Grande Pyramide. Si les étages supérieurs étaient restés cachés jusque là, qu’est-il donc arrivé à la momie de Khéops et aux riches ornements funéraires qu’un roi si puissant avait sûrement enterré avec lui ? Il n’existe qu’un seul autre accès : un puits de service rudimentaire dont l’entrée était dissimulée près de la chambre de la reine, loin en-dessous du couloir descendant. Il fut semble-t-il creusé pour servir de sortie de secours aux ouvriers chargés de placer les bouchons de granite. Mais il est bien trop étroit pour permettre le passage des grosses pièces du trésor. Ainsi, l’énigme de la chambre du roi reste entière.
Est-il possible malgré tout que les récits des chroniqueurs arabes, sur lesquels se basent les égyptologues, puissent encore nous cacher des choses ? Certains éléments sonnent vrai. Par exemple, on raconte que ceux qui s’aventurèrent plus tard dans la Grande Pyramide étaient fréquemment assaillis par des chauve-souris géantes qui s’étaient nichées dans ses profondeurs. Si les hommes d’Al-Ma’mūn n’y furent pas confrontés, cela peut signifier que personne avant eux n’y était entré. Mais d’autres aspects de ces récits anciens sont beaucoup moins crédibles. Dans leur version originale, les chroniqueurs arabes dressent un portrait confus et contradictoire des pyramides. La plupart de leurs récits furent écrits des siècles après l’époque d’Al-Ma’mūn, et aucun d’entre eux ne mentionne la date cruciale de 820 av. J.-C., citée avec tant d’assurance dans les travaux des chercheurs publiés depuis les années 1860. La fiabilité de ce corpus de textes modernes est remise en question par le fait que si l’on se réfère à la chronologie précise du règne d’Al-Ma’mūn, le souverain arabe passa clairement l’année 820 dans la capitale de son califat, Bagdad. Le calife ne visita Le Caire qu’à une seule occasion, en 832. S’il est vrai qu’il fut celui qui força l’entrée de la Grande Pyramide, ce devait être cette année-là. Comment les égyptologues ont-ils pu commettre une telle erreur ? La réponse est certainement que passer sa vie à étudier l’Égypte ancienne n’implique pas de savoir quoi que ce soit de l’histoire médiévale des peuples musulmans. Cela signifie hélas qu’ils n’ont pas conscience que les chroniques arabes qu’ils citent avec tant d’aplomb sont pour une bonne part une collection de légendes et de récits folkloriques qui nécessitent d’être interprétés.
Le premier de ces récits, écrit par le respectable encyclopédiste Al-Mas’ûdî et datant d’environ 950, ne fait même pas mention de la visite du calife Al-Ma’mūn à Gizeh. Al-Mas’ûdî attribue l’entrée dans la pyramide au père d’Al-Ma’mūn, Hârûn ar-Rachîd ben Muhammad ben al-Mansûr, le légendaire calife des Mille et Une Nuits – où il apparaît dans un contexte nettement fabuleux. Al-Mas’ûdî écrivait qu’après des semaines de labeur acharné, les hommes d’Hârûn ar-Rachîd finirent par forcer le passage.
« Ils trouvèrent un vase rempli de milliers de pièces d’or fin, chacune d’entre elles pesant le poids d’un dinar. Quand Hârûn ar-Rachîd vit l’or, il ordonna qu’on calculât les dépenses qu’il avait engagées dans l’ouvrage, et le résultat fut précisément égal au trésor qu’ils avaient découvert. » Soulignons qu’au moins un récit apparemment honnête des actes d’Al-Ma’mūn a survécu au temps. Le géographe et botaniste Al Idrissi écrivit en 1150 que les hommes du calife découvrirent les couloirs ascendant et descendant, ainsi qu’une chambre contenant un sarcophage renfermant des restes humains. Mais d’autres chroniqueurs de la même période racontaient des histoires différentes et bien plus fantastiques. L’un d’eux, le grammairien andalou Abū Ḥayyān al-Gharnāṭī, affirma qu’il avait lui-même pénétré dans la Grande Pyramide. Il évoquait plusieurs grands « appartements » contenant des corps « enveloppés dans de nombreuses bandelettes, devenues noires à l’épreuve du temps ». Il poursuit ainsi : « Ceux qui entrèrent ici au temps d’Al-Ma’mūn découvrirent l’entrée d’un petit passage qui contenant l’image d’un homme gravée dans de la pierre verte. Elle fut excavée pour que le calife l’examine. Quand on l’ouvrit, un corps humain fut découvert dans une armure d’or, parée de pierres précieuses. Il tenait dans sa main une épée d’une valeur inestimable et au-dessus de sa tête, un rubis de la taille d’un œuf brillait de mille feux. »
La dalle brisée
Qu’en est-il des premiers récits évoquant un tunnel creusé dans la pyramide ? A ce sujet, les auteurs les plus influents sont deux autres chroniqueurs arabes, l’historien et médecin Abd al-Latîf al-Baghdâdî (vers 1200) et le célèbre explorateur Ibn Battûta (vers 1360). Les deux hommes écrivirent qu’Al-Ma’mūn avait ordonné à ses hommes de pénétrer dans la pyramide de Khéops en utilisant du feu et des pieux d’acier affûtés. On chauffait les pierres de la pyramide avant de les refroidir avec du vinaigre, et lorsque des craquelures apparaissaient, elles étaient réduites en morceaux avec les pieux. Ibn Battûta ajoute qu’un bélier était utilisé pour forcer le passage. Il n’y a rien d’invraisemblable dans ces deux témoignages et la Grande Pyramide porte bel et bien la cicatrice d’une percée étroite creusée dans son calcaire, qu’on suppose être l’œuvre des hommes d’Al-Ma’mūn. Le passage a été creusé à un endroit logique : pile au milieu de la face nord, en-dessous de la véritable entrée (alors invisible) que les Égyptiens de l’époque de Khéops avaient placée à sept mètres du centre pour tenter de tromper les pilleurs de tombes. Mais ces chroniques n’en furent pas moins écrites quatre à cinq siècles après l’époque d’Al-Ma’mūn. Attendre d’elles qu’elles soient rigoureusement exactes semble irréaliste. Sans compter que ni Abd al-Latîf, ni Ibn Battûta ne disent quoi que ce soit de la façon dont Al-Ma’mūn aurait décidé où creuser. Ils ne font pas non plus mention de l’histoire de la dalle brisée qui aurait guidé les mineurs jusqu’à l’entrée du passage secret.
Compte tenu de tout cela, il est légitime de se demander comment l’on peut être convaincu que c’est Al-Ma’mūn qui entra le premier dans la pyramide, et comment l’histoire de la dalle brisée est devenue populaire. La réponse donnée quelquefois à la première question est qu’il existe un récit qui situe l’excavation aux années 820, corroborant les dires des chroniqueurs arabes. Il s’agit d’un vieux fragment syriaque mentionné pour la première fois par le baron Silvestre de Sacy, qui raconte que le patriarche chrétien Denys de Tell-Mahré accompagna Al-Ma’mūn aux pyramides et fit la description des travaux ordonnés par le calife. Cependant, cette version des événements date elle aussi de plusieurs siècles après les événements. Le fragment syriaque est tiré du Chronicon Ecclesiasticum de Bar Hebraeus, qui date du XIIIe siècle. Cet autre religieux syriaque incorporait à son récit des passages des écrits de son prédécesseur, mais rien ne permet d’affirmer qu’ils sont vrais. Pour ne rien arranger, le fragment faisant référence aux pyramides dit seulement que Denys de Tell-Mahré regarda dans « une ouverture » d’un des trois monuments de Gizeh – qui n’est peut-être pas celle de la Grande Pyramide et qui n’a peut-être pas été creusée par Al-Ma’mūn. Cela ne nous permet pas davantage de savoir si le calife est réellement à l’origine de la percée de la pyramide.
Quant à l’histoire de la dalle brisée, elle demeure mystérieuse. Une recherche concertée a révélé qu’elle avait été imprimée pour la première fois au milieu du XIXe siècle et publiée par Charles Piazzi Smyth. Mais Smyth ne révéla pas où il l’avait trouvée. Certaines pistes restent à explorer qui laissent penser qu’elle serait pour la première fois apparue dans les volumes d’un scientifique musulman du nom d’Abū al‐Ṣalt al‐Andalusī. Il se serait procuré ses informations dans l’ancienne bibliothèque d’Alexandrie, alors qu’il était assigné à résidence en Égypte.
Le problème est donc le suivant : même si Smyth tient son histoire d’Abū al‐Ṣalt, et même si ce dernier était scrupuleux dans son travail, le chroniqueur musulman n’écrivait pas en 820 mais au XIIe siècle. (Il fut emprisonné en Égypte de 1107 à 1111.) Aussi, bien qu’il y ait une chance pour que le récit de la dalle brisée fût basé sur une source plus ancienne et aujourd’hui perdue, nous ne pouvons pas en être certains. L’histoire pourrait tout aussi bien avoir été inventée. Telle qu’elle nous est rapportée actuellement, l’entrée par effraction dans la pyramide est trop belle pour être vraie. Nous devrions nous poser la question suivante : comment une percée creusée au hasard dans une structure aussi colossale que la Grande Pyramide a-t-elle pu émerger à l’endroit exact où se rencontrent les couloirs ascendant et descendant, et où les secrets des étages supérieurs de la pyramide sont le plus exposés ? S’agit-il d’une coïncidence ? Je ne le crois pas. Je suis d’avis que quelqu’un, quelque part, à une époque donnée, sut précisément où il fallait creuser. Cela signifierait que ce qu’on tient pour être la percée d’Al-Ma’mūn aurait été creusée des siècles avant que les musulmans n’entrent en Égypte, avant d’être rebouchée puis oubliée – peut-être même au temps des dynasties. Cette hypothèse signifierait que le grand mystère de Khéops n’était pas aussi secret qu’il l’espérait…
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Inside the Great Pyramid », paru dans le Smithsonian Magazine. Couverture : Une vieille photo de la Grande Pyramide.
LE PREMIER TEMPLE
Érigés au sommet de Göbekli Tepe il y a près de 11 000 ans, de mystérieux monolithes pourraient réécrire l’histoire de notre civilisation.
À dix kilomètres d’Urfa, une ancienne cité du sud-est de la Turquie, Klaus Schmidt a fait l’une des plus surprenantes découvertes archéologiques de notre temps : des pierres taillées colossales, âgées de 11 000 ans, conçues et organisées par des hommes préhistoriques qui n’avaient pas encore développé ni les outils en métal, ni la poterie. Ces mégalithes ont été dressés 6000 ans avant Stonehenge. Le lieu est appelé Göbekli Tepe et Schmidt, archéologue allemand qui y a travaillé pendant plus de dix ans, est convaincu qu’il s’agit du plus vieux temple de l’histoire de l’humanité.
I. Le cercle
« Guten Morgen », me salue, à 5 h 20 du matin, le scientifique venu me chercher dans son van à l’hôtel où je réside, à Urfa. Trente minutes plus tard, le van atteint le pied d’une colline herbeuse et se gare devant plusieurs cordons de fil barbelé. Nous suivons un groupe d’ouvriers jusqu’au sommet de la colline où se trouve une fosse protégée du soleil par un toit de tôle ondulée : le site principal de l’excavation. Dans la fosse, des pierres droites, comme des piliers, sont disposées en cercles. Derrière, dans la pente de la colline, se trouvent quatre autres cercles de piliers partiellement sortis de terre. Chaque cercle a à peu près la même disposition : au centre se trouvent deux piliers de pierre taillés en T, encerclés par de plus petites pierres tournées vers l’intérieur. Le plus grand des piliers s’élève à cinq mètres et, d’après Schmidt, pèse entre sept et dix tonnes. Nous déambulons entre les pierres et je m’aperçois que certaines sont vierges alors que d’autres sont taillées de manière très élaborée : des renards, des lions, des scorpions et des vautours fourmillent, s’enroulant, rampant sur les larges flancs des piliers.
Schmidt pointe du doigt les grands cercles de pierre – l’un d’eux est à vingt mètres. « C’est le premier sanctuaire construit par l’homme », dit-il. Depuis ce promontoire, à 300 mètres au-dessus de la vallée, nous pouvons contempler l’horizon dans presque toutes les directions. Schmidt, 53 ans, me demande alors d’imaginer à quoi auraient pu ressembler le paysage il y a 11 000 ans, avant que des siècles d’agriculture intensive et d’aménagement du territoire ne le transforment en cette étendue beige et peu détaillée qu’on peut voir aujourd’hui. Les hommes préhistoriques auront pu laisser promener leur regard sur des troupeaux de gazelles et d’autres animaux sauvages ; sur des rivières douces qui attiraient les oies et les canards ; sur des arbres fruitiers et des noisetiers ; enfin, sur des champs ondulés d’orge et de blé sauvages, comme de l’engrain et du petit épeautre. « Cette zone était un paradis », lance Schmidt, qui est aussi membre de l’Institut Allemand d’Archéologie. Effectivement, Göbekli Tepe se dresse sur le côté nord du Croissant Fertile – un arc au climat doux, parsemé de terres arables et s’étendant du golfe persique jusqu’à ce que nous connaissons aujourd’hui comme le Liban, Israël, la Jordanie et l’Égypte – et avait dû attirer des chasseurs-cueilleurs de l’Afrique et du Proche-Orient. Comme Schmidt n’a trouvé aucune preuve que des hommes habitaient de manière permanente au sommet de Göbekli Tepe, il pense qu’il s’agit d’un lieu de culte d’une échelle sans précédent – la première « église sur la colline » de l’humanité.