L’approche
Un lundi matin à Phoenix, en Arizona. William Mawwin se prépare pour aller à l’école. Il a trente-trois ans. En guise de bras droit, il porte une vieille prothèse couleur chocolat. Elle commence à lui faire mal, mais il n’a pas les moyens de s’en offrir une nouvelle. Sa main gauche est amputée de quatre doigts, jusqu’à la deuxième phalange. Son dos et son torse nus sont couverts de cicatrices rosâtres et boursouflées, les traces de coups et de brûlures. D’autres cicatrices couvrent son corps, vestiges funestes de blessures au couteau et de greffes de peau. Avec lenteur et précaution, ainsi qu’il a appris à le faire, il enfile des chaussettes, un jean, une chemise soigneusement repassée et une paire de chaussures de ville à bouts pointus. De l’autre côté de la pièce se trouve une chambre d’amis, vide à l’exception d’un lit double et d’une commode. L’ours en peluche de sa fille repose sur l’oreiller. William, grand homme maigre d’1 m 80, s’assied quelquefois sur le lit et serre son ourson contre lui.
Il n’attend ni les grandes vacances, ni celles de printemps ou d’hiver avec hâte. Chaque jour passé hors de la salle de classe invoque le souvenir de l’exil, et laisse la porte ouverte aux mauvais souvenirs. Pour se rendre à l’école, il prend le bus ou marche, quand il n’a plus de sous. Son vieux van Nissan argenté reste inutilisé depuis qu’il a été recalé à son dernier contrôle technique. William n’a pas les moyens de le faire réparer. Il vit modestement d’une bourse Pell et d’une pension d’invalidité, et cependant il lui est parfois difficile de payer son loyer. L’ensemble d’appartements au sein duquel il habite a changé de gestionnaire, et les nouvelles réglementations incluent des pénalités sévères en cas de retard de paiement.
Ce matin, William ne s’est pas réveillé à temps et il est en retard pour l’école. Aussi a-t-il besoin d’emprunter le taxi vert criard de son ami, employé de Discount Cab. Il se rend à son cours de géologie, ignorant les appels du répartiteur, guidant le véhicule de sa main aux doigts manquants, qui repose sur le volant de cuir noir.
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Un soir de septembre 2005, j’animais une petite collecte de fonds pour le Lost Boys Center de Phoenix, trop occupée pour remarquer le jeune homme soudanais assis en silence sous un arbre de mon jardin, son immobilité agissant comme un camouflage. Des années plus tard, il me confierait combien il s’était senti seul ce soir-là. Son anglais était pauvre, et sa vie l’avait rendu prudent et distant. Il mettait en doute les motivations des gens et n’avait jamais livré sa véritable histoire à personne. Moins d’un an plus tard, quand on me présenta à William lors d’un autre événement organisé pour les Lost Boys, je lui tendis la main et fut surprise au contact de sa paume et de ses doigts de plastique – bruns, brillants, sans vie. Par la suite, lorsque ce jeune homme commença à m’appeler « maman », je m’inquiétai de ce qu’il me faudrait lui donner en retour, au-delà de ce pour quoi je me sentais à l’aise, ce qui, il faut l’avouer, se résumait à peu de choses. Si le mot « mère » résonne comme une invocation ancestrale de sollicitude, j’étais pourtant pétrie d’égoïsme à cette époque de ma vie, un égoïsme assorti d’un vaste panel d’excuses rivalisant d’inventivité pour me dérober. Je finirais par réaliser –honteuse de cet anxieux instinct d’auto-préservation – combien ce jeune homme avait à nous offrir, à mes filles et à moi-même. Pas matériellement, lui qui ne possédait et ne possède presque rien, mais par sa loyauté et son intégrité, sans compter le cadeau qu’il m’a fait de me livrer son histoire exceptionnelle. L’histoire d’un survivant.
Lorsqu’un étranger pénètre dans la vie jalousement gardée d’une personne – comme un cadeau déguisé en fardeau, un doux reproche fait à l’étroitesse de notre conception de la famille –, la capacité de cette personne à courir le risque d’être généreuse et à faire preuve de courage s’en retrouvent peu à peu grandis. Cela ressemble à une foi nouvelle, la plus noble idée de l’amour faite homme, à travers une série de gestes ordinaires. Le soir où je rencontrai William et serrai sa main, il était avec son ami Edward Ashhurst, un cinéaste espérant réaliser un documentaire sur la vie de William. Ed demanda mon aide professionnelle, et, curieuse de ce que je pourrais apprendre sur sa façon d’opérer, j’acceptai. Lui et William commencèrent à me rendre visite, et après quelques semaines cela devint un rendez-vous. William raconterait son histoire, Ed et moi l’écouterions, puis nous parlerions tous les trois des différentes perspectives s’offrant à nous pour le documentaire. À un moment donné, nous prîmes même l’avion pour rencontrer un producteur de Los Angeles que le projet semblait intéresser. Mais il se retrouva bientôt au point mort. J’étais accaparée par mes cours et mes voyages, et je ne voyais plus William que de temps à autre. Je faisais aussi l’expérience d’une troublante lutte intérieure : bien que l’histoire de William – qui avait été enfant esclave – me hantât, je résistais à son attraction. Il nous avait confié des choses terribles, des choses qu’il n’avait jamais dites à personne. Je songeai que cette résistance était peut-être simplement de celles que l’on observe parfois chez les témoins d’atrocités. La fascination que j’éprouvais pour les détails et l’abîme de sa souffrance était plus difficile encore à admettre, bien que tempérée par une irréductible réticence à m’en approcher. La proximité, il est vrai, induit une responsabilité que n’implique pas le voyeurisme. Ainsi, pendant longtemps, ma relation avec William fut elle aussi au point mort, reléguée en zone rouge. Pendant longtemps, je tins William à distance.
Les ancêtres
De nos jours, davantage d’êtres humains sont victimes de l’esclavage que durant les trois siècles et demi du commerce triangulaire. L’Organisation Internationale du Travail, une agence des Nations Unies spécialisée dans les droits des travailleurs, a récemment revu à la hausse son estimation – toujours en-dessous de la réalité pour certains – du nombre d’esclaves dans le monde, passant de douze à vingt-et-un millions d’êtres humains. Il est question d’individus dans l’incapacité de se soustraire à des conditions de travail forcé, de servitude pour dettes, d’esclavage et de trafic humain. L’Afrique et la région Asie-Pacifique forment ensemble les régions les plus touchées par ce fléau, avec près de quinze millions de personnes. Mais l’esclavage est une épidémie qui galope sur la terre entière. Au Soudan, l’esclavage n’est pas un phénomène récent. Les raids entre tribus, les Arabes soudanais réduisant en esclavage celles du sud pour leur usage personnel ou pour l’exportation, ainsi que le commerce florissant des esclaves de l’Europe du XIXe siècle ont tous joué un rôle tragique dans l’histoire du Soudan. Mais au XXe siècle, lors des deux guerres civiles successives au Soudan, les raids esclavagistes menés par des milices arabes faisaient partie d’une stratégie particulièrement brutale du nord. Les Murahalin, des Arabes drapés de blanc armés de kalachnikovs, sont venus du nord à cheval, pillant et brûlant des villages dinkas et nuers, s’emparant de milliers de femmes et d’enfants, décimant les tribus du Soudan du Sud, sans défense face à des armes et à des atrocités soutenues par le gouvernement – viols, esclavage, génocide.
Manyuol est le nom de son père, le nom de son grand-père, celui de neuf générations d’hommes avant lui et d’innombrables générations après lui.
Le fait que la population du nord soit majoritairement musulmane et les peuples tribaux du sud principalement animistes ou chrétiens a créé des divisions religieuses et des fossés culturels. De graves, sinon d’irréversibles conditions à la guerre civile. Elles étaient accompagnées de facteurs historiques, agricoles et environnementaux complexes, incluant la découverte par Chevron (deuxième compagnie pétrolière des États-Unis, ndt) d’importantes réserves pétrolifères dans le sud au cours des années 1970, ainsi que l’introduction par le gouvernement soudanais de la charia en 1983. Après cinquante années de guerre et six ans après la signature de l’accord de paix global en 2005, les Sud-Soudanais ont voté lors d’un référendum historique en janvier 2011 la sécession avec le Soudan. Le 9 juillet 2011, la République du Sud-Soudan, gouvernée par le président Salva Kiir Mayardit, est devenue la plus jeune nation souveraine du monde. Aujourd’hui, le président islamiste du Soudan, Omar el-Béchir, continue de nier l’existence de près de trente-cinq mille Sud-Soudanais encore présents sur son territoire, et refuse de coopérer avec les représentants du gouvernement sud-soudanais qui réclament le retour de ces personnes au sein de leurs tribus. Parmi les milliers d’hommes, de femmes et d’enfants dinkas et nuers capturés lors des raids des Murahalin soudanais, peu sont parvenus à s’échapper et raconter leur histoire. William Mawwin est cependant l’un d’eux, et son récit débute avec ses ancêtres, des générations avant sa naissance, parmi les Dinka du Soudan du Sud.
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Manyuol Mauwein est le plus grand des hommes, un géant de 2,40 mètres. C’est également le plus riche, un chef de tribu qui possède un vaste troupeau de bœufs, des milliers, innombrables comme les étoiles. Il a cinquante femmes, et du bétail pour cinquante autres. Il a des dizaines de fils et de filles. Pendant la saison sèche, sa famille vit dans son village, dans des maisons coniques aux murs de terre cuite et au toit de chaume. Pendant ce temps, Manyuol, accompagné des autres hommes et garçons, guide les troupeaux vers les pâturages abondants de la savane. La nuit, il dort auprès des bêtes. Elles sont le lien spirituel entre Manyuol et Nhialic, Dieu, qui respire et se meut dans tout ce qui vit. Comme tous les hommes de la tribu dinka, Manyuol va presque nu, il ne porte qu’un pagne orné de perles, symbole de son statut, et de sa disponibilité pour un autre mariage. Sa peau et son visage sont recouverts d’une cendre blanche issue de feux de bouses de vache. Ses cheveux, teints avec de l’urine de vache et poudrés de cendres, ont une couleur rouge-dorée, très élégante aux yeux des siens. Manyuol est le nom de son père, le nom de son grand-père, celui de neuf générations d’hommes avant lui et d’innombrables générations après lui. Son nom-de-taureau est Mawuein, d’après la robe brune et blanche très rare de son taureau-emblème, son bœuf-totem. Il compose des chants pour honorer Mawuein, le plus puissant et le plus noble de tous ses taureaux, caresse les courbes des cornes de la bête ainsi que son poitrail, et le brosse tous les jours avec de la cendre. Les cornes longues et blanches en forme de croissant de Mawuein, veinées de noir à leur extrémité, percent de nouvelles étoiles dans le ciel sur leur passage. Levant les bras vers le ciel, Manyuol imite la courbure des cornes de Mawuein, son bœuf-totem, lorsqu’il chante la beauté et l’étendue de son troupeau, la longévité des siens, et l’esprit bienveillant de Nhialac, de Dieu.
Manyuol Mawuein est né le 19 février 1979, dans un hôpital militaire du Soudan du Sud, le troisième d’une fratrie de six enfants. Son nom de naissance le liait à plus de neuf générations d’aïeux dinkas. Plus grand groupe ethnique du Soudan du Sud, les Dinka vivent dans la région du Nil nommée Bahr el-Ghazal jusque dans le haut-fleuve. C’est un peuple pastoral, éleveurs de bétail durant la saison sèche qui débute en décembre, et cultivateurs – de cacahuètes, de haricots, de maïs, de millet et d’autres grains – durant la saison humide, qui commence au printemps. Peuple le plus grand de tout le continent africain, il n’est pas rare que les Dinka dépassent les deux mètres. Alors que les premiers explorateurs européens les appelaient les « géants fantômes » ou les « géants doux », ils se nomment eux-mêmes jieng dans la région du haut-fleuve, et mony-jang dans le Bahr el-Ghazal, « les hommes des hommes ». Les Dinka sont polygames, même si beaucoup d’hommes n’ont qu’une épouse. Une femme peut épouser le fantôme d’un homme qui est mort alors qu’il était enfant, un membre vivant de sa famille remplaçant le mort. Il y a beaucoup de ces « pères fantômes » parmi les Dinka. À cause de l’influence des premiers missionnaires britanniques, bon nombre de Dinka ont abandonné leur culte animiste pour le christianisme. Les vêtements de style occidental et peu chers ou les larges djellabas arabes ont largement remplacé les pratiques traditionnelles consistant à porter des pagnes ornés de perles ou à se blanchir le corps avec de la cendre provenant de bouses calcinées, une forme de décoration les protégeant accessoirement des moustiques porteurs du paludisme et des mouches tsé-tsé. En 1982, peu avant le début de la seconde guerre civile soudanaise, Manyuol, alors âgé de deux ans, a été sévèrement brûlé avec un réchaud lors d’un accident domestique, un incident que sa famille est encore gênée d’évoquer aujourd’hui. William suppose qu’ils se sentent coupables – surtout sa mère –, et il sait que parmi les Dinka, il est d’usage de laisser les mauvais souvenirs de coté. Discuter ou ressasser de sombres moments est impoli, voire indécent. C’est pour cette raison que, bien qu’il en garde des cicatrices sur le flanc et dans le dos, William sait qu’il n’en apprendra sans doute pas davantage sur ce qui lui est arrivé ce jour-là. Ce qu’il sait en revanche, c’est qu’il a été ramené à ses parents dans la ville de Wau après un séjour de plusieurs mois à l’hôpital. Peu de temps après, sa grand-mère, dans le but de le protéger de la violence naissante, a marché durant sept jours depuis son village d’Ajok afin de venir chercher Manyuol pour qu’il vienne vivre avec elle. En raison de ses blessures et de son jeune âge, il était le plus vulnérable de ses petits-enfants. Il serait plus en sécurité à Ajok, avec elle, qu’en ville. Mon premier souvenir est une marche vers la rivière avec Joc, ma grand-mère, pour aller chercher de l’eau. Un pêcheur m’a donné mon premier poisson à ramener à la maison. J’adorais marcher, discuter, et me reposer à côté de ma grand-mère. Elle s’assurait toujours que je mange avant elle. Je ne l’ai jamais considérée comme une grand-mère : elle s’est comportée avec moi comme une mère l’aurait fait. Avec elle, j’ai eu une vie joyeuse. J’aime énormément ma grand-mère, je pense à elle chaque jour, et je sais que je ne pourrai jamais retrouver cette vie passée avec elle.
La capture
Dans l’impossibilité de payer ses factures, William a quitté l’université pour trouver un travail de gardien de banque à Phoenix. En apprenant cela de la bouche de son ami Ed, j’ai eu peur que William ne s’effondre sous le poids des ennuis financiers, sacrifiant tout espoir d’éducation à une lutte monotone pour survivre. Un matin avant l’aube, j’ai été tiré de mon sommeil par une « voix » – c’est l’une des choses les plus étranges qui me soient arrivées, et quasiment impossible à décrire –, et cette voix était un commandement. Elle venait de moi, mais sans être « moi », et son propos était clair : je devais payer pour la scolarité de William, pour ses droits d’inscription et ses livres. D’où qu’elle provienne, il n’était pas envisageable d’ignorer cette voix. J’ai appelé William ce jour-là, et je suis allée droit au but : informe-toi du montant des frais de ta scolarité et de tes livres pour le prochain semestre, puis fais-m’en part. Tu dois retourner étudier, tu dois obtenir ton diplôme.
Ayant peine à croire en ce soudain retour de chance, William a démissionné de son poste de gardien, s’est inscrit aux cours et, ses frais de scolarité et ses livres payés, n’a jamais manqué un autre semestre. Jusqu’à présent, avec chacun de ses petits boulots, il essayait de mettre un peu d’argent de côté pour payer les frais d’un ou deux cours à l’université, à commencer par les cours d’anglais en seconde langue. Lorsqu’il a demandé un aménagement d’horaires en fonction de ses cours à son job de l’aéroport, il a été licencié. Chaque mois devenait un calvaire pour parvenir à joindre les deux bouts. D’une certaine manière, la vie de William aux États-Unis s’est révélée creuse dans les faits, ses rêves piétinés par la pauvreté. Quant à moi, obéir à cette voix a été l’une des choses les plus irrationnelles, les moins sensées et les plus belles que j’ai faites dans ma vie. Peu de temps après, William a commencé à m’appeler « maman ». Il était impossible pour moi d’en faire autant, de l’appeler mon fils. Cela sonnait faux, cela ne convenait pas. Et quand il lançait à la légère qu’un jour, je pourrais écrire son histoire, je restais poliment vague à ce propos. Réticente, même. Mais au printemps dernier, après un genre d’événement parallèle à « la voix », j’ai instinctivement, bien que moins mystiquement, senti que le moment était venu pour moi de raconter son histoire. Pour cette raison, William est venu chez moi pendant trois semaines.
Chaque après-midi, nous nous asseyions dans la chambre d’amis du fond, les volets tirés, la pénombre créant une sorte de crépuscule rassurant qui, je l’espérais, l’aiderait à se sentir à l’aise. Je m’asseyais en face de lui dans un petit canapé blanc, faisant de mon mieux pour ne pas ressembler à une caricature de journaliste ou de psychologue lorsque je posais mes questions et que je prenais furtivement note de chaque mot composant ses réponses. Les heures passaient, William était étendu dans un fauteuil blanc profond, et me parlait. Son fauteuil et mon canapé, blancs et massifs dans la demi-obscurité, ne nous sécurisaient pas pour autant. Lorsqu’il se remémorait des détails sur sa capture et sa détention en esclavage, il lui arrivait de craquer et de se mettre à pleurer, ce qu’il essaie de ne jamais faire en temps normal. Cependant, à chaque fois qu’il quittait la maison, il avait le pas plus léger, plus gai, comme s’il s’était réellement délesté du poids d’un bagage dans le sanctuaire ombragé de la pièce.
Ils t’apprennent à souffrir. Ils t’insufflent une peur immense dans le cœur.
Pour se rendre chez moi tous les jours, William empruntait le taxi de son ami. De temps à autre au cours de nos entretiens, il devait répondre à un coup de téléphone, ses mots passant rapidement de l’anglais à l’arabe et au dinka, en fonction de l’interlocuteur. Il restait bref durant ces échanges téléphoniques ou, de plus en plus fréquemment, il éteignait carrément son téléphone. Nous avons tous deux lâché prise sur le présent et remonté le temps, et nous avons commencé par ce matin d’hiver où l’enfance d’un petit garçon, William, a irrévocablement changé. Une intimité simple s’est tissée entre nous durant ces après-midis. Un jour, assise en face de lui dans cette pièce sombre pendant qu’il parlait, me confiant ses souvenirs terribles, et parfois aussi agréables, j’ai commencé à trouver naturel, par fierté autant que par tendresse, de l’appeler mon « fils ».
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Ils t’apprennent à souffrir. Ils t’insufflent une peur immense dans le cœur. Le jour où tu es capturé, ce jour-là où commence ton labeur. Par un beau matin d’hiver de février 1985, Manyuol, alors âgé de six ans, accompagne l’un de ses oncles au marché. Il entend des coups de feu, et songe que des hommes doivent être en train de chasser dans les environs. Deux jours plus tard, toujours en compagnie de son oncle, le jeune garçon est hypnotisé à la vue d’hommes en longues robes blanches montés sur des chevaux, arrivant au galop sur la place du marché. Des Murahalin. Ils s’emparent du bétail, des enfants, des femmes, des couvertures, des vêtements, des moustiquaires, des réserves d’hiver. De la poussière partout, la confusion, des coups de feu, des cris de terreur. Son oncle hurle, essayant de rejoindre Manyuol, mais le garçon se tient immobile, paralysé par le bruit omniprésent, l’affolement, les chevaux. Il n’a jamais vu de chevaux et veut en toucher un. Lorsqu’un homme est abattu à côté de lui, il est sûr que la silhouette couchée dans la terre rougeoyante va se réveiller. Tout à coup, l’un des hommes en robe blanche attrape Manyuol et le jette sur un cheval, derrière la selle, pieds et poings liés. Manyuol fait partie des soixante-dix personnes, femmes et enfants, qui ont été capturés en ce matin d’hiver par la milice arabe. La moitié d’entre eux mourront avant la fin des quinze jours de marche forcée ; ceux qui survivent seront vendus comme esclaves, pour un prix plus bas que celui du bétail.
William racontait cette marche forcée d’une voix monocorde, inexpressive. Et puis il a craqué et fondu en larmes. Parfois, le récit de William se fait à la deuxième personne, le « tu » procurant une distance de sécurité, un tampon pour amortir les émotions qui risqueraient de le submerger. Lorsqu’il parle, les temps se brouillent fréquemment. Le passé et le présent se chevauchent. Le temps ne court plus en ligne droite. L’accent de William est marqué : sa diction et sa syntaxe sont uniques, mêlées de langues hybrides et apprises en autodidacte. Il utilise parfois des termes techniques, tirés de cours de sociologie ou de psychologie, et sa grammaire est souvent incorrecte, ses phrases confuses. (Dans cette histoire, j’ai légèrement retravaillé certaines phrases de William pour plus de clarté, tout en préservant le sens, le style d’élocution, ainsi que ses transitions du passé au présent.) Tout en griffonnant, j’ai peu à peu pris conscience qu’il n’y avait pas de temps adapté pour les traumatismes, pas de grammaire de la souffrance. Lorsqu’il utilisait le mot « skip » pour « escape », je me suis dit que cela formait une contradiction bien étrange d’employer un mot d’ordinaire associé au jeu (en anglais, skip signifie « passer son tour », ndt) pour décrire sa fuite de la captivité. J’étais secouée chaque fois que j’entendais William, sans la moindre trace d’ironie, appeler « maître » cet homme arabe qui le retenait prisonnier. D’abord, ils ont abattu les garçons et les filles qui ne pouvaient plus marcher, des enfants de quatre ou cinq ans. Un soldat attache un petit garçon à un arbre, et nous dit : « Si vous ne pouvez plus marcher, cela vous arrivera à vous aussi. » Il tire sur le garçon, retire une barre de métal du feu et l’enfonce dans l’anus du garçon. Il y a eu une fête cette nuit-là, le garçon était toujours suspendu à l’arbre, mort. Un autre homme s’est tenu en face de tous les enfants avec un AK-47 et leur a ordonné de fermer les yeux. « Si vous ouvrez les yeux, vous prendrez une balle, ou vous devrez tirer sur un autre enfant. » Donc tu fermes les yeux. Il tire juste devant toi, cela peut t’atteindre, ou pas. Tu sautes comme une puce. Un petit garçon pleure : « Maman, maman, aide-moi. » Mais la mère est attachée, les mains liées aux chevilles avec une corde. Un jeune arabe avec une moustache – il portait un chèche blanc, avec une cordelette blanche – attrape cette petite fille et se met à rire quand elle essaie de le repousser. Il la traîne derrière un arbre, arrache ses vêtements, nous regardions tous. Son frère, nu, mon âge, attaché comme nous, a sauté sur ses pieds et a crié de laisser sa sœur tranquille. Personne n’a rien dit. L’Arabe s’est retourné, a tiré trois fois dans la poitrine du garçon. Il a fait des trous dans sa poitrine. La mère pleurait, pleurait. Ils ont mis du scotch sur sa bouche, et le jour suivant, ils l’ont tuée d’une balle dans la bouche. Le bébé a continué d’essayer de téter sa mère morte. Ce petit garçon était juste à côté de moi. Il avait mon âge. Son pied avait des spasmes, du sang coulait de sa bouche et de son nez. Il a tourné la tête et a souri juste devant moi, en mourant. Ce petit garçon est une personne que je n’oublierai jamais, jamais, jamais de toute ma vie. C’est un héros pour moi.
Que vous donnaient-ils à manger ? Du riz avec des insectes dedans. Ils te forçaient à manger. Cela te donnait la diarrhée. Peux-tu décrire la marche ? Nous marchions de nuit parce qu’il faisait plus frais pour les bêtes, et parce que nous ne pouvions pas voir où nous étions. Tu marches et tu marches, tu t’épuises, tu ne sais pas où tu es. Connaissais-tu l’une des femmes, ou d’autres enfants ? Oui. L’un des enfants était un de mes cousins, il est toujours retenu prisonnier à l’heure actuelle. De quelle manière vous faisaient-ils marcher tous ensemble ? En file indienne, on se tenait à une corde, attachés deux par deux. Tout le monde est nu, tu dois dormir sur le sol glacé. Si tu dois faire pipi, tu demandes, et alors tout le monde doit se lever et y aller avec toi. La nuit, tu ne vois rien – tu peux marcher sur un serpent, un scorpion, te faire mordre et mourir. C’est arrivé. Un matin, ce garçon de trois ou quatre ans, trop petit pour être attaché avec les enfants plus âgés, se réveille frigorifié et tente de s’approcher du feu autour duquel les autres dorment. Il se fait tuer. Si tu es faible, tu meurs. Si tu souris, tu meurs. Un autre garçon est abattu parce qu’il est malade, puis sa mère et sa sœur sont tuées avec une machette, car elles pleurent de chagrin. Si tu montres de l’émotion, tu meurs. Je pensais sans cesse à ma grand-mère, j’imagine qu’elle viendra me chercher pour me sauver. Tu dois sauver ta peau. Quand nous atteignons Babanusa [une ville dans l’ouest du Soudan], peut-être que trente enfants sont encore en vie. Ceux qui sont à moitié morts ou malades sont laissés sur le bord de la route, sans eau ni nourriture.
Est-ce que tu en rêves la nuit ? Chaque nuit jusqu’à mes dix-sept ans. Cela m’arrive encore parfois aujourd’hui. Il y avait une petite fille, elle avait seulement quatre ou cinq ans, elle portait une longue jupe bleue. Ils ont déchiré sa jupe et l’ont accrochée à un arbre. Elle a été violée par beaucoup d’hommes. Elle m’a dit ensuite : « Quand je mourrai, tu pourras prévenir mon père ? » Elle a continué à marcher pendant trois jours après cela, nue, en sang, jusqu’à ce qu’elle meure, jusqu’à ce qu’elle soit libre. Je continue de voir cette jupe bleue. Au marché aux esclaves, tout le monde est nu, assis par terre. Ils te testent, te regardent de haut en bas. Ils vous séparent – femmes, enfants, jeunes filles. Si vous êtes de la même famille, ils vous séparent. Ils vous comptent, un par un. Maintenant, ton nom et ton identité ne sont qu’un chiffre : six femmes, trente enfants, quelques filles. Les femmes des esclavagistes font la sélection. Elles cherchent des esclaves pour faire la cuisine, pour nettoyer, pour laver et repasser les vêtements. Les enfants les plus âgés sont choisis en premiers, ceux qui ont entre huit et onze ans. Puis ceux qui sont âgés de cinq à sept ans. Personne ne prend d’enfants au-dessous de cinq ans, à moins que celui-ci soit avec sa mère, ou que l’une des femmes veuille prendre l’enfant pour l’élever comme esclave. Les filles sont prisées, pour le sexe. À l’âge de quinze ou seize ans, une fille aura deux ou trois enfants de ses propriétaires, et elle les élèvera pour être esclaves, comme elle. Cette famille a acheté sept d’entre nous, cinq garçons et deux filles. Je me suis retrouvé avec le vieil homme, mon maître. Son nom était Ahmed Sulaman Jubar. Il m’a choisi parce que je parlais un peu l’arabe. Parler arabe vous donnait plus de valeur. Il m’a appelé « Ali » et je devais réciter le Coran et prier cinq fois par jour avec lui. Je devais l’appeler « père », sa femme « mère ». Ses enfants, m’a-t-on dit, étaient mes « frères et sœurs ». Nous avons marché un jour et demi de plus. Après, avec le vieil homme, deux de ses fils ainsi qu’une femme dinka et sa fille, j’ai marché encore quatre jours avec tout le bétail. Tout le monde parlait arabe. Je ne comprenais rien. Quand nous sommes arrivés dans un refuge temporaire, j’ai mangé de la vraie nourriture, bu du lait. Je ne sais toujours pas ce qu’il se passe. Je m’assois sous un arbre, je m’endors comme ça, et j’y suis toujours le lendemain. Deux jours plus tard, je reçois mon premier ordre : je dois aller avec l’un des fils du maître, emmener les moutons et les chèvres boire. Je n’ai pas eu un instant de repos jusqu’à ce que je « saute », cinq ans plus tard.
La transaction
On te bat, on te frappe, tu ne comprends pas la langue, tu dois mémoriser ce qu’ils disent. Pendant deux mois, ils t’attachent les mains et les pieds chaque nuit, tu dors par terre avec les bêtes. Il n’y a nulle part où aller. Après cela, j’ai été choisi pour m’occuper du vieil homme. Mes tâches étaient les suivantes : être son infirmier, son compagnon, l’accompagner à la mosquée pour la prière. Sa femme restait à Babanusa avec les enfants et les petits-enfants. Mon maître aimait rester à l’écart des villes, avec ses bœufs et ses moutons. Lorsque sa femme lui rendait visite, elle était horrible, méchante comme la peste, très, très méchante. Quant elle vient, tout le monde en souffre. Elle s’assoit et fait du café toute la journée, elle se plaint, elle crie, elle pleure.
Le matin je cuisine, j’apporte le thé, du thé noir avec du lait, son pain. Je fais le pain aussi. Je fais son lit. Je prépare son déjeuner, souvent du poulet. Je fais la lessive, avec un seau d’eau et du savon. J’étends les vêtements pour qu’ils sèchent au soleil. Le maître priait cinq fois par jour, il était vraiment très croyant. Puis je commence à prendre des tours de garde pour le bétail, alternant avec son plus jeune fils qui a trois mois de moins que moi, le fils qu’il aime plus que tout. Quand ce fils était là, je devais partir, aller garder les bêtes, me faire crier dessus, me faire battre. Une fois, j’ai perdu une vache, et Ahmad, le quatrième fils, m’a donné un coup de couteau et m’a dit de la retrouver sans quoi il me tuerait. Après que je l’ai retrouvée, il continue de me frapper, de me battre, il devient vraiment violent. Pendant quatre ans, je ne suis allé nulle part. Le maître me dit : « Tes parents ne voulaient pas de toi, maintenant je m’occupe de toi. Tout cela t’appartiendra un jour. Je te trouverai une femme. Tu as tes frères. Tu fais partie de notre famille. Voici celle qui sera ta vache-totem. » Donc tu te motives, tu travailles très dur. Mais c’est de la manipulation psychologique. Un discours pour endormir. Pour contrôler ton esprit. Quand j’avais dix ans, le maître m’a emmené avec lui à Babanusa pour la première fois. C’était pendant le Ramadan, nous y sommes donc allés pour acheter des fournitures et pour vendre des vaches, des chèvres, des moutons. La ville était tellement belle ! Le maître possédait cette belle maison, une maison en ville. Nous y vivons pendant quatre jours, les quatre plus belles journées de ma vie ! Je lui demande : « Pourquoi vivons-nous dans la savane avec les vaches, pourquoi ne pouvons-nous pas vivre ici, en ville ? » Pourquoi, me demandais-je, suis-je obligé de vivre attaché, d’obéir à des ordres ? À Babanusa, le maître m’achète des biscuits. Je n’ai jamais mangé de sucreries avant. Il y a des voitures partout, et partout, je vois des gens qui me ressemblent, des Dinka, travaillant pour eux-mêmes. Avant cela, je pensais être le fils ou peut-être le petit-fils du maître, mais à la vue de tous ces gens en ville, surtout les Dinka, j’ai pour la première fois l’idée de « sauter ». De retour au camp, je rêve de Babanusa. J’ai commencé à réfléchir sur la manière dont je pourrais m’enfuir. Je me conduis bien, pour que le maître m’emmène de nouveau avec lui, en ville. Je suis dévoué envers le maître, loyal. Je deviens son meilleur esclave pour qu’il me fasse confiance. Ahmed Jubar emmène le garçon, Ali, au marché de Babanusa pour la seconde fois, afin de vendre du bétail et d’acheter des fournitures. Lors d’un troisième voyage, Ali est désigné pour s’y rendre avec Ahmad, le quatrième fils d’Ahmed, celui qui l’a un jour battu et poignardé pour avoir égaré une vache. Ali travaille toute la journée, lave et repasse des montagnes de linge, s’occupe des quatre enfants d’Ahmad, reste éveillé toute la nuit pour surveiller le bétail, toujours dans la crainte qu’Ahmad le tue. Il obtient finalement une journée de plus à Babanusa avec Ahmad et sa famille. À un stand de thé, il rencontre un garçon un peu plus âgé qui lui parle d’une ville plus grande encore : El Obeid. « Babanusa n’est rien à côté ! » affirme le garçon.
Ce conducteur de camion m’a sauvé la vie en m’emportant, prenant tout mon argent au passage, pour me vendre à un autre maître.
Six mois plus tard, Ali, maintenant âgé de onze ans, retourne au stand de thé pour retrouver ce garçon, mais fait la rencontre de Chol à la place, un Dinka de vingt-neuf ans, conducteur de camion. Cette fois, Ali est à Babanusa avec trois autres enfants esclaves qui étaient détenus avec lui au camp. Les autres garçons ont quinze, treize et douze ans, tous plus vieux qu’Ali. Après leur rencontre avec Chol, les quatre enfants s’interrogent sur la façon dont ils vont s’y prendre pour mettre fin à leur captivité la prochaine fois qu’ils viendront en ville. Lors du cinquième voyage, Ali marche dans les rues de Babanusa avec les trois autres garçons. Ils retrouvent Chol. Ce dernier leur achète de la nourriture, les laissant garder l’argent qu’ils viennent d’obtenir avec la vente du lait des vaches. Quand Ali dit qu’il veut aller à El Obeid, Chol lui répond : « Je peux te trouver un travail là-bas, mais tu dois me payer. J’ai quatre camions qui partent cette nuit avec du bétail et des cacahuètes. Je peux t’emmener, toi et tes trois amis. » Ali donne à Chol l’argent du lait et s’assure que les autres garçons bénéficient également d’une porte de sortie. Ils sont à présent des esclaves en fuite, celui qui se fait prendre se fait battre, couper un pied, ou tuer. Si Ali saute le pas tout seul, il sait que les autres seront tenus pour responsables et punis, peut-être tués. Il décide alors de ne partir que s’il peut les aider à s’échapper aussi. Alors il invente une histoire, leur racontant que lui va attendre à Babanusa cette nuit pour garder les vaches, pendant qu’eux se rendront en camion vers d’autres villes, pour acheter d’autres vaches et les ramener le jour suivant. Ils le croient, et deux des garçons montent dans l’un des camions de Chol, le troisième prend un autre camion vers une autre ville. Comme Ali, ils ont chacun donné leur argent à Chol. Une fois tous partis avec certitude, Ali attend la tombée de la nuit et s’enfuit avec Chol. Il tremble de peur. Il ne se rassure qu’à l’approche d’El Obeid, l’après-midi suivant.
Si je suis en vie aujourd’hui, c’est grâce à ce conducteur de camion. Il m’a sauvé la vie en m’emportant, prenant tout mon argent au passage, pour me vendre à un autre maître. Il n’y a pas d’aide qui se donne gratuitement. J’étais l’élément d’une transaction. Chol roule jusqu’à El Obeid, la capitale de la province du Kordofan du Nord, et à quatre heures l’après-midi suivant, il livre Ali à une famille musulmane. Ali est étonné de voir Chol s’asseoir et manger avec le maître de maison, riant, jurant, mangeant dans le même plat, buvant dans les mêmes coupes. La femme apporte à manger à Ali, l’examine, le palpe, semble contente de le trouver là. Il travaillera sept mois pour cette famille sans jamais être payé. Partageant sa chambre avec un autre esclave dinka, un garçon de dix-sept ans nommé Deng, Ali trouvera la vie à El Obeid pire qu’au campement où il pouvait malgré tout vivre dehors, chasser, pêcher, et boire du lait de vache. Ici, à l’intérieur de cette maison, il n’y a pas d’échappatoire. Il travaille tout le temps. Les deux premiers mois, il garde les enfants de la famille, les amène et va les chercher à l’école, les lave et repasse leurs vêtements. Après quoi il doit encore tout nettoyer, et se fait battre si quelque chose n’est pas fait satisfaisant. Mais un heureux répit, ainsi qu’un nouveau nom, lui sont donnés lorsqu’il rencontre le Père Tarticchio. Parfois, je passe près de cette église. Je vois des enfants courir sur le terrain d’à côté, tomber, crier, rire, jouer au ballon. Je les regarde. Un jour, un prêtre aux cheveux gris et à la moustache blanche s’approche de moi. Son nom, me dit-il, est Père Tarticchio. Il parle arabe et porte une robe blanche, un chapeau rouge, des babouches soudanaises et marche avec un bâton. J’apprends qu’il aide tous les enfants des rues, leur donne des vêtements, les nourrit, les aide à aller à l’école. Lorsqu’il est au volant de sa petite voiture blanche, une sorte de jeep italienne, tout le monde lui dit bonjour. Il est très apprécié à El Obeid.
Un jour, il me donne un t-shirt vert orné d’un portrait de l’évêque Daniel Comboni. Je me mets à le porter tout le temps. [Saint Daniel Comboni était un missionnaire du XIXe siècle qui fut reconnu pour les nombreuses conversions qu’il effectua en Afrique.] Je commence à assister aux cours de catéchisme de l’église, car c’est paisible. Le père Tarticchio me baptise un dimanche, et me donne un nouveau nom chrétien : William. D’après William Wallace, me dit-il. Qui était-il ? Un guerrier écossais, également connu sous le nom de « Braveheart ». Je commence à me rendre le dimanche à l’église du père Tarticchio. Pour moi, l’hostie est de la nourriture, du pain, aussi j’y vais tous les dimanches pour en manger. Je n’en comprends pas la signification, je me rends là-bas pour me nourrir. À l’église, tout est paisible. Personne ne te frappe, personne ne te fait de mal, et la nourriture est gratuite. Quand tu es enfant, tu ne sais rien, tu es attiré par la nourriture, les vêtements, une salle de bain. Je veux rejoindre les enfants sur le terrain, mais je ne sais pas jouer. Le père Tarticchio me place dans les buts et me montre comment être gardien. Après cela, je m’échappe de la maison dès que j’en ai l’occasion pour jouer au foot avec les autres enfants. C’étaient les meilleurs moments, jouer au foot, être un enfant.
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Chol passe à la maison quatre mois plus tard. Ali, à présent rebaptisé William, lui annonce qu’il n’a jamais été payé pour son travail. Chol lui répond que c’est parce qu’il doit le rembourser pendant les deux prochaines années, sa récompense pour l’avoir aidé à s’échapper. C’est cela ou il sera renvoyé à son maître, qui peut le punir ou le tuer pour s’être enfui. Après le départ de Chol, William se fait battre davantage et doit maintenant demander la permission pour quitter la maison. Deng lui révèle que Chol vole l’argent qu’il « gagne » depuis le début, et commence à évoquer Khartoum, une ville plus vaste encore qu’El Obeid. Avec l’aide de Deng, William planifie sa prochaine escapade. Il accepte de travailler pour le cousin de Deng à Khartoum pendant un mois, pour être libre ensuite. Comme il l’a fait avec Ahmed Jubar, William fait preuve d’une loyauté sans faille, et travaille plus dur encore. Avant d’accompagner les enfants à l’école, il enfile un vêtement supplémentaire, qu’il dépose à la maison du cousin de Deng. Un mois plus tard, il demande à la maîtresse de maison : « S’il vous plait, j’ai besoin d’aller acheter des vêtements. » Confiante, elle lui donne de l’argent pour aller faire des courses. Tu es pauvre. Désespéré. Tu es un esclave. Tu es naïf aussi, et tu veux croire ce que les gens te disent. Chaque personne te manipule à son gré, puis révèle sa méchanceté. Tu t’y habitues. Tu ne t’en soucies plus. Tu considères que tu ne vaux rien. Tu te demandes : Qui me traitera honnêtement et gentiment ? Qui m’aimera pour ce que je suis ? Quand tu es un enfant des rues, tu pleures, pleures, et pleures encore, jusqu’au point où tu ne ressens plus rien. Cela te protège. Tu te forces à communiquer avec la personne qui est méchante avec toi. Sans émotion. Tu oublies.
Quand tu n’as pas de famille qui te protège et prend soin de toi, tu abandonnes, tu ne te bats plus, tu n’as plus rien à perdre. Quand tu n’as personne, les gens le savent, et ils te battent. Si tu as une famille, tu es protégé. À Khartoum, tout le monde peut déterminer si tu es nubien, dinka ou nuer. Ils profitent de toi, et sont cruels car tu es pauvre. Mais Dieu te vient en aide, quoi qu’il arrive. William abandonne son chargement à l’école et continue sa route. Lorsque la famille se rend compte qu’il s’est enfui avec l’argent qu’ils lui avaient donné, ils se mettent à sa recherche. Il se cache chez le cousin de Deng durant plusieurs jours, puis le cousin et lui prennent le bus ensemble et parcourent le trajet de douze heures qui les séparent de Khartoum. À Khartoum, la capitale du Soudan, William voit beaucoup d’autres Dinka dans les rues. Il trouve énorme la place du marché, très belle. Le lendemain, il commence à travailler pour le cousin de Deng, et vend de l’eau potable fraîche sur le marché. Deux mois passent, il vend toujours de l’eau, et le cousin de Deng lui confisque la moitié de son argent. C’est injuste, ce n’est pas ce qui était convenu, et William part. Le cousin le retrouve alors qu’il vend de l’eau par lui-même. Il le frappe, le dépouille de son argent et menace de le tuer. William prend peu à peu conscience du schéma qui se répète chez les gens dont il croise la route. Ils se comportent gentiment au début, puis prennent le pouvoir par la peur et la violence. Il recommence, mendie sur le marché. Trois jours plus tard, le cousin le surprend, le bat et le vole à nouveau. Il découvre un autre marché en ville, et la nuit, il dort sur le toit des églises. Il passe ses journées à rôder autour des entrepôts, à attendre le déchargement des camions. Il fait parfois du porte à porte, propose ses services pour la lessive, le ménage… Sa capacité de travail est tout ce qu’il a, un refuge. Il vante la qualité de son travail, et accomplit des tâches supplémentaires gratuitement. William a maintenant treize ans, et vivra de cette façon durant les cinq années à venir.
Le Caire
Dans la rue, les valeurs sont différentes. Il n’y a pas de sentiments. Le travail devient un langage silencieux, l’enfant qui s’en prend à moi aujourd’hui peut devenir mon ami demain. Akec, un autre enfant des rues, devient le premier véritable ami de William. Il est doté d’un tempérament fougueux, mais c’est un garçon loyal. Akec vient rapidement soutenir William s’il faut se battre. Un matin, ils prennent le bus ensemble lorsque des militaires montent et emportent tous les garçons. Ils arrêtent sept garçons, parmi lesquels William et Akec, puis en relâchent deux, trop jeunes. Les soldats de Khartoum sont à la recherche de garçons des rues de seize, dix-sept ans ou plus, pour les entraîner au combat et les envoyer se battre au sud, face à leur propre peuple.
William et Akec sont contraints de monter dans un bus avec les trois autres garçons et sont conduits à un camp d’entrainement, à plusieurs heures de route. Lors d’un arrêt sur le trajet, tous les enfants sautent du bus et s’enfuient en courant. Akec et William se cachent dans un stade de football à proximité, jusqu’à ce que les soldats abandonnent leurs recherches. Ils grimpent dans un bus qui les ramène vers Khartoum. Trop paniqués pour sortir, ils restent enfermés durant trois jours et n’iront plus au centre ville. Ils trouvent du travail auprès de Manyon, un Dinka plus âgé qu’eux. Ils dorment à l’extérieur de sa maison et vendent diverses choses, font des travaux dans le bâtiment, et plus ou moins tout ce qu’il leur trouve à faire. Ils travailleront deux ans pour Manyon, jusqu’à ce qu’ils découvrent qu’il les roule en leur reversant moins de la moitié que ce qu’ils ont gagné. Lorsque Manyon prend conscience qu’il est démasqué, il appelle la police et accuse Akec et William de vol. La police arrête les deux garçons.
Chaque jour en prison, on leur jette de l’eau glacée et ils sont battus avec des cravaches. Il n’y a pas de date de jugement, pas de procès. Sept jours plus tard, ils sont acheminés vers une autre prison, une ferme située à plusieurs heures de Khartoum. À la ferme-prison, tu travailles seize heures par jour et tu dors dans une petite cabane. 90 % des travailleurs de la prison sont des Sud-Soudanais, des Dinka, et quelques Nubiens. Des hommes, des femmes, des enfants travaillent dans cette énorme, immense ferme de la taille d’une ville, et produisent en masse de la nourriture pour Khartoum. Tu te réveilles à trois heures du matin, tu dois porter cette lampe frontale sur ta tête pour pouvoir distinguer quelque chose. À quatre heures, tu charges dans le noir des camions de légumes, de tomates, d’okra, de maïs. Une semaine sur deux, quelqu’un meurt d’une morsure de serpent. Si tu meurs ici, les gens de la prison t’enterrent. Vers cinq ou six heures, les camions partent vers le marché. Sept jours sur sept, tu te couches à huit heures du soir, pour être prêt à travailler le lendemain dès trois heures du matin. Deux mois plus tard, nous sommes libres, mais sans argent. Nous restons travailler à la ferme une semaine de plus pour payer le bus de retour à Khartoum. Finalement, nous décidons de garder l’argent que nous avons gagné et retournons en ville avec un camion de la ferme. Une fois sur la place du marché, nous devons décharger le camion, patienter toute la journée, puis recharger le camion avant d’être enfin libres. Mais le sort s’acharne sur les deux garçons.
Durant leur premier jour de liberté, ils se promènent dans un quartier de Khartoum où un homme sud-soudanais vient de s’enfuir après avoir commis un meurtre. Akec et William sont arrêtés et accusés du meurtre. Enchaînés dans une autre prison, interrogés, battus, fouettés chaque nuit, William et son ami ne seront relâchés que sept mois plus tard, tandis que le véritable meurtrier est arrêté. Nous sommes en mai 1997 lorsqu’ils sortent de prison. Les deux garçons trouvent un travail auprès d’un Dinka nommé Wael. Ils vendent des vêtements de seconde main sur le marché, et Wael les paie et les nourrit. Il est comme un père pour eux. William se souvient de Wael comme de la première personne, qui se soit assise et ait mangé avec lui depuis sa capture. La seule chose positive quand tu es en prison, c’est que tu passes toute la journée à faire la liste de ce que tu feras en sortant. Qui je deviendrai, quand je me marierai, quand je trouverai un travail, ou ce que je mangerai quand je sortirai, quand je serai une vraie personne. Quand tu rêves ta vie, que tu as cette seconde vie, tu peux oublier la prison. Mais lorsque tu es libéré après avoir été accusé d’avoir tué quelqu’un, cela devient tout de suite plus compliqué. Tu es tellement heureux de sortir, d’avoir la liberté de vivre la vie dont tu ne pouvais que rêver. Le travail que tu faisais en prison, tu es à présent payé pour le faire. Cependant, quand Wael est tué dans un accident de voiture, Akec me dit qu’il est temps de partir de la ville, qu’il n’y a que de la malchance ici pour nous. Il part pour Port-Soudan. Je décide de rester. Au moins, je sais où je suis, l’endroit est familier. Mais après le départ d’Akec, j’ai plongé dans un monde de ténèbres.
C’est une astuce d’enfant des rues : ton argent habite dans ta chaussure.
Fin 1997, j’ai l’impression que tout le monde part pour l’Égypte. Je rencontre Majok. Il me demande de l’aider à charger des choses dans un camion, je me mets à l’aider, nous discutons. Je suis son unique travailleur dinka, mais mon dinka est catastrophique, étant donné que je n’ai appris la langue qu’en compagnie d’Akec. Je ne fais pas confiance à Majok. J’ai peur, je ne veux pas lui livrer mon histoire. Après trois semaines, il vient me trouver au marché et me dit : « OK, OK, contente-toi de travailler avec moi, reste là, je te paierai. » Je lui réponds que j’ai travaillé pour beaucoup, beaucoup de gens, et que tout ce que j’ai obtenu jusqu’ici, ça a été la prison. Je ne veux pas de son aide. La femme de Majok me raconte alors l’histoire de son mari, et me jure que c’est un homme bon. Je retourne travailler pour lui. Un jour, je dis à Majok que je veux aller en Égypte. « — En Égypte ? Je peux t’avoir des faux papiers pour t’y rendre. Que veux-tu faire en Égypte ? — Ouvrir mon propre magasin, m’asseoir devant, vendre des choses. Je suis fatigué des rues. Je veux une vie tranquille. — J’ai une boutique, laisse-moi te la montrer. J’ai une maison, une famille et une boutique. — Tu es riche », ai-je dit. Majok m’emmène chez lui pour y vivre, mais je ne me sens pas à l’aise dans sa belle maison. Pourquoi ? Parce que je n’ai plus confiance en personne. Je coupe le cuir dans ma chaussure, fabrique une poche et garde mon argent dedans. C’est une astuce d’enfant des rues : ton argent habite dans ta chaussure. La nuit, je le garde dans une boîte de lait concentré, puis cache celle-ci dans un trou que j’ai creusé dans le sol, là où les gens marchent tous les jours, auquel ils ne penseront pas. Je gagne de l’argent en vendant de l’eau, en lavant des vêtements, en faisant du repassage, du nettoyage, en travaillant à la bagagerie ou à l’aéroport… peu importe. Je peux enfin payer Majok 1 000 livres soudanaises, ce qui représente quelque chose comme 200 dollars, pour un faux passeport. Je pleure en lui confiant cet argent. Je découvrirai plus tard qu’il m’a fait trop payer. Majok m’a arnaqué. « Ne dis à personne que tu as un passeport, ne dis à personne que tu pars pour l’Égypte », me recommande-t-il. Je me retrouve à Wadi Halfa, mendiant, pour obtenir de quoi payer un ticket pour le bateau. Chaque vendredi soir, le bateau part pour Assouan [en Égypte]. Après dix jours de manche, je me rends là où je suis censé rencontrer le type. Quand je le trouve, il m’informe : « Le bateau part à dix-sept heures. Rejoins-moi demain à seize heures, pas 16 h 01, pas 16 h 05. »
Je suis sur place à 15 h 40. « Où est l’argent ? » demande-t-il. Il prend mon argent et me fait entrer dans ce gros conteneur en plastique sur le quai. J’y reste enfermé pendant deux heures. Il y fait tellement chaud que je ne peux pas respirer, je transpire à grosses gouttes. Finalement, quelqu’un charge le conteneur sur le bateau. Je dois attendre une heure de plus avant d’entendre le sifflement du bateau, pouvoir ouvrir le conteneur et en sortir. À l’arrivée du bateau à Assouan, je donne au policier de l’immigration un passeport et l’argent qu’il me reste. Il prend l’argent, et, d’un signe de tête approbateur, tamponne le passeport. « OK, tu peux y aller. » Je prends le train pour Le Caire, avec peut-être cinq ou six cents autres Soudanais. Le voyage prend douze heures. Le 22 février 1998, j’ai dix-neuf ans et suis enfin au Caire. C’est une ville magnifique, surpeuplée. Maintenant, je peux commencer mon propre commerce, mon grand rêve devient réalité. Mais où m’installer ? Je ne connais personne, je n’ai pas d’argent. Et que vais-je manger ? Je découvre une église catholique que tous les Soudanais fréquentent. On me propose le gîte et le couvert en échange de travaux à effectuer dans l’église. Il est difficile de trouver du travail, aussi l’Église aide-t-elle les gens comme elle peut. Je reste là deux mois, jusqu’à décrocher un boulot dans l’arrière-boutique d’un magasin de chaussures. Trois mois plus tard, je suis mis à la porte car je n’ai pas de visa. Après avoir été mis à la porte de la boutique de chaussures – un visa coûte cher –, William se rend au bureau des Nations Unies du Caire et demande l’aide de quelqu’un pour remplir un formulaire et obtenir un badge d’identification de l’ONU. S’il est arrêté par la police, ce sera toujours ça. Pendant les mois qui suivent, il mendie comme il le faisait à Khartoum, jusqu’à ce que l’église catholique locale lui trouve un travail, dans une usine qui fabrique des batteries de voiture, des pneus et des composants en plastique. Il y travaille un mois avant de décider qu’il veut travailler dans les mines de sel, à extraire le sel avec certains de ses amis.
L’accident
Il se rend à l’usine pour démissionner, mais son patron l’informe qu’il ne peut pas partir avant d’avoir été payé pour la journée de travail en cours. Il emmène alors William devant une machine qu’il n’a jamais fait fonctionner auparavant, une machine qui enroule le plastique chaud autour d’immenses rouleaux. Quand William proteste et déclare qu’il ne sait pas faire fonctionner l’engin, le chef répond : « Débrouille-toi », et s’éloigne déjà. Nous sommes le 31 août 1999. Au mur, devant lui, est installée une grosse horloge d’usine, noire et blanche, qui mesure la production des ouvriers toutes les trente minutes, et sonne les dix minutes de pause réglementaires toutes les deux heures. Face à cette horloge, William ne peut oublier l’heure qu’il était : 12h04. Une partie de mon corps se trouve toujours là-bas, en Égypte. La plupart des choses que William m’a confiées durant ces trois semaines, installé dans la pièce sombre dans le fond de ma maison, a été une épreuve pénible pour lui. Mais hormis les instants de sa capture par les Murahalin, ce souvenir a été le plus douloureux de nos séances. Le ton de sa voix a baissé jusqu’à n’être plus qu’un souffle à peine audible, alors qu’il formulait les détails de l’accident à l’usine.
Tandis que William essaie de « se débrouiller » avec la machine, ses rouleaux géants emportent son bras droit et le broient. Instinctivement, il essaie de le retirer à l’aide de sa main gauche. Après l’accident de l’usine en 1999, Mawwin se terrera dans un foyer du Caire. Deux ouvriers soudanais accourent, arrêtent la machine et libèrent son bras droit mutilé et sa main gauche de la machine. Ils l’emmènent à l’hôpital, mais William n’est pas citoyen égyptien. Il n’est pas en situation régulière, est employé illégalement, et personne ne veut le soigner. Son bras droit n’est plus qu’une bouillie sanguinolente. Les doigts de sa main gauche ont disparu. Encore aujourd’hui, William ne mange pas de viande, non pour des raisons morales, mais parce que la viande, cuite ou crue, lui rappelle l’aspect de son bras et de sa main ce jour-là. Ses collègues soudanais ont passé quatre heures à l’hôpital, tentant de dénicher un docteur volontaire pour réaliser une opération à domicile, hors du cadre hospitalier. William s’est alors mis à prendre peur. Il a entendu des rumeurs, vérifiées depuis, d’Égyptiens tuant des migrants en situation irrégulière pour revendre leurs organes. Il s’oppose donc à toute intervention hors d’un l’hôpital. L’un des Soudanais se rend au bureau des Nations Unies avec le badge de William, et raconte ce qu’il s’est passé. Vers dix-sept heures, un envoyé des Nations Unies se présente et emmène William dans un autre hôpital.
En chirurgie cette nuit-là, les anesthésiants ne font pas effet. Il voit et ressent absolument tout. Cinq jours plus tard, la douleur est toujours omniprésente. Il est emmené dans un autre hôpital, tenu par des chrétiens coptes, pour une intervention chirurgicale supplémentaire, puis dans une maison quelque part au Caire pour se remettre. Dans ce second hôpital, on lui a donné une carte lui souhaitant des vœux de rétablissement, une Bible en arabe, ainsi qu’un crucifix qu’il porterait chaque jour pendant des années. Le propriétaire de l’usine est à la poursuite de William, désireux de se débarrasser d’un témoin potentiel. Grâce à cet accident, les autorités des Nations Unies ont appris que d’autres Soudanais en situation irrégulière travaillent dans l’usine, et prévoient une enquête. Pour s’en protéger, le propriétaire met à la porte tous ses ouvriers Soudanais deux jours après l’accident de William. Les Nations Unies ne remonteront pas la filière, ne mèneront jamais d’enquête sur les conditions de travail ou sur le propriétaire de l’usine, si bien qu’il semblerait qu’il n’existe à ce jour aucune trace écrite de l’accident de William ou de l’existence de ces travailleurs clandestins. Mais à ce moment-là, la vie de William est toujours en danger, et il est déplacé en sécurité dans un appartement de l’ONU, un garde en faction devant sa porte. À présent, faire sortir rapidement William d’Égypte est devenu une priorité pour les agents de l’ONU. Ils essaient de le placer en Norvège, puis au Danemark et en Belgique, mais dans ces trois pays, les démarches administratives prennent un minimum de trente jours. À l’ambassade des États-Unis, les choses vont bien plus vite, et en l’espace de deux jours, William embarque dans un vol TWA et quitte Le Caire avec quelques vêtements, son sac de réfugié et des ordonnances médicales. Pendant le vol, il est victime d’une hémorragie au bras : il est en état de choc. L’avion atterrit en urgence à Amsterdam, et William passera les vingt-huit jours suivants à l’hôpital. Le 16 janvier 2000, William décolle enfin pour New York. Il a vingt ans.
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Je suis dans un grand hôtel, dans une chambre avec vue sur un cimetière. Mes mains sont enveloppées, bandées. Je ne parle pas un mot d’anglais, je regarde la télé, je regarde par la fenêtre, j’observe les pierres tombales, la neige tomber… Mon rêve était de posséder ma propre boutique, de m’asseoir devant et de vendre des choses.
William débarque à l’aéroport international de Sky Harbor de Phoenix, en Arizona, à seize heures le vendredi 16 février 2000. Une assistante sociale du Programme de réinsertion des réfugiés des Charités Catholiques est là pour le rencontrer. Elle le conduit à un appartement de Phoenix, lui indique un réfrigérateur rempli de nourriture, puis s’en va. William est laissé seul dans l’appartement le vendredi soir, le samedi, le samedi soir, le dimanche et le dimanche soir. Il ne peut pas se servir de ses mains bandées pour manger ou boire, et la greffe de peau de sa jambe s’est infectée. « Je souffrais tellement, c’était comme être esclave, être attaché à nouveau. » Il ne comprend pas un mot d’anglais et ne se souvient que des avertissements stricts sur les dangers aux États-Unis pendant les cours d’orientation au Caire : ne pas ouvrir la porte à n’importe qui, ne pas parler aux étrangers, ne pas fixer qui que ce soit. À bout de forces, terrorisé, malade, sa vie est entre les mains d’une femme dont il ne comprend pas la langue, et cette femme a disparu. Il ne sait pas comment manger la plupart des aliments qui se trouvent dans le réfrigérateur, et tout lui semble bizarre. Il parvient à trouver du jus de fruit et boit. L’assistante sociale revient le lundi, ouvre la porte d’entrée, entre dans la maison et trouve William alité. Pensant qu’il est malade, elle le conduit chez le médecin. Mais comme William ne parle qu’arabe et dinka, personne ne comprend ce qu’il essaie de leur dire. « J’ai tellement faim. J’ai mal. » Le médecin change les bandages de sa jambe, et la femme l’emmène ensuite au bureau de réinsertion des réfugiés. Lorsqu’ils y parviennent, il tremble de tous ses membres mais ne peut dire à personne ce qui ne va pas. Il aperçoit alors une femme musulmane qui descend les escaliers, et lui parle en arabe : « S’il vous plait, dites à ces gens que je n’ai pas mangé depuis quatre jours. Ma jambe me fait atrocement mal. S’il vous plait, aidez-moi. » Réfugiée irakienne, elle le comprend, et William peut bientôt manger pour la première fois depuis des jours. Assis dans un restaurant McDonald’s, l’assistante sociale soutient à la femme musulmane – venue avec eux – qu’il avait toute la nourriture qu’il fallait dans son appartement ! Non, a-t-elle répondu, car il ne peut pas utiliser ses mains. Il ne peut pas manger. La femme lui donne des frites à manger avec ses doigts. Il n’échappe pas à William que la première personne à le comprendre dans ce nouvel endroit, la première personne à lui donner ce dont il avait besoin – de nourriture –, est musulmane. La plupart des autres Soudanais qui arrivent ici sont les « Lost Boys » (les « Garçons perdus »), et il y a une différence de taille entre les Lost Boys et moi. J’ai été capturé à l’âge de six ans, j’ai été esclave, puis enfant des rues. Les Lost Boys sont passés de la savane à un camp de réfugiés kenyan, puis sont arrivés dans les villes américaines. Notre expérience est différente. C’est très triste : nombre d’entre eux ont eu des problèmes, ont trouvé la mort dans des accidents de voitures, sont incarcérés ou vivent dans les rues.
Le monde est devenu un endroit de ténèbres.
William est alors déplacé dans un autre appartement, dans un quartier modeste mais bien tenu de Phoenix. Arcadia Palms est un immeuble de deux étages d’un blanc éblouissant, dont les décorations turquoise sont adoucies par les palmiers de la ville, omniprésents, et par une touche occasionnelle de bougainvilliers fuchsia. Le complexe est peuplé de réfugiés, soudanais pour la plupart. William a deux camarades de chambre, Malak, venu de la République démocratique du Congo, et Gurang, du Soudan. Malak se bagarre avec Gurang, quitte l’appartement, et est relogé peu de temps après au Nebraska. William restera trois ans dans cet appartement, avec cinq colocataires soudanais. Les six jeunes hommes se partagent un appartement d’une chambre dont le loyer se monte à 515 dollars. On y consomme beaucoup d’alcool, d’herbe, et trois de ses colocataires auront des démêlés avec la police. Six mois après son arrivée à Phoenix, William fait la rencontre de Jim, une autre de ces personnes qui changeront le cours de sa vie. Au cours du récit de cette période de sa vie, William change de temps et narre son histoire au passé, indice laissant présager une autre perte.
En octobre 2000, je fais la connaissance d’un type nommé Achile, le conseiller d’éducation en anglais première langue des Services sociaux catholiques. Achile me présente ce vieux monsieur de cinquante ou soixante ans appelé Jim. Jim possédait deux gros camions, et conduisait habituellement un gros pick-up Ford diesel. La première fois qu’il vient me chercher à l’appartement, il parle, encore et encore et encore. Je ne sais pas ce qu’il veut me dire. Il m’emmène chez Coco, à l’angle de la 46e et Thomas Road pour le déjeuner. Il commande un steak et des épinards pour lui, du poisson pour moi, avec des myrtilles et du gâteau pour le dessert. Il s’est assis, a mangé, puis m’a conduit à la bibliothèque au bout de la rue. Il m’a fait faire une carte de bibliothèque et a commencé à feuilleter des livres pour enfants. Le lendemain, Jim a apporté des papiers de l’école à remplir et nous sommes allés dans un autre restaurant, au croisement d’Indian School et de la 32e rue. Nous nous sommes assis dans un coin, et à nouveau, il m’a commandé du poisson. Nous sommes devenus amis après ce second repas au restaurant. Pendant trois mois, Jim passait trois fois par semaines à l’appartement et me conduisait à la bibliothèque pour m’apprendre l’anglais. La dernière fois que Jim m’a emmené manger, nous sommes allés dans un très bon restaurant de poisson aux coins de la 40e et Campbell Road. Je me rappelle qu’il buvait de l’eau, et puis il a commencé à s’étouffer, à tousser beaucoup. Je me suis inquiété, peut-être qu’il était malade. C’est la dernière fois que j’ai vu Jim. Après m’avoir déposé à l’appartement, il a dit quelque chose que je n’ai pas compris, et quand il n’est pas venu la fois suivante, j’ai tenté de le joindre en appelant Achile. Achile m’a dit que Jim avait déménagé à New York. « Dès que je reviens de ma randonnée la semaine prochaine, je te donnerai son numéro de téléphone. » Quatre jours plus tard, j’ai appris qu’Achile avait fait une chute et était mort. Le monde est devenu un endroit de ténèbres.
Jim a tant fait de choses pour moi. Je n’ai pas pu le lui dire. Tu imagines ? Trois fois par semaines pendant trois mois pour t’apprendre la langue, te nourrir gratuitement… mais tu ne parles pas anglais, comment pourrais-tu lui dire ce que tu ressens ? Si Jim est vivant, je l’emmènerai dans les mêmes restaurants, on s’assiéra aux mêmes places. « Que m’as-tu dit ce jour-là ? Je ne t’ai pas compris sur le moment, mais maintenant je peux te dire ce que je ressens. » C’est une conversation silencieuse que je répète encore et encore dans ma tête, mais je ne pourrai jamais lui dire ces mots. Je ne pourrai plus le regarder dans les yeux, voir son visage. Je ne pourrai jamais lui dire tout cela. Jim est la raison qui m’a poussé à apprendre l’anglais. Je veux une journée pour le voir et lui montrer : voilà mon diplôme du BTS, et ça, c’est ma licence. Merci. Je ne peux plus me rendre à cette bibliothèque maintenant, où nous nous asseyions pour lire des livres d’enfants. Durant une séance, j’ai demandé à William où il avait travaillé depuis qu’il était arrivé en Arizona. Stoïquement, il a énuméré tous ses jobs : livreur de pizzas pour Papa John’s et Domino’s, fabricant de chewing-gum dans une usine de bonbons, il a aussi travaillé dans une cabine de parking d’aéroport et en tant que gardien dans une banque du centre-ville. À chaque entretien d’embauche, il était interrogé sur son handicap : comment pourrait-il convenir pour le poste compte tenu de ses mains ? « Ne vous laissez pas impressionner par mes bras », répondait-il. « Prenez-moi à l’essai deux jours, et si je ne conviens pas, dites-le moi. Je respecterai votre décision. » Depuis qu’il n’est plus esclave, depuis son accident à l’usine, William ne désire qu’une seule chose : être indépendant. À long terme, peu importe comment, je dois faire les choses par moi-même. J’ai changé le pneu de ma roue lorsque ma voiture est tombée en panne. Rien n’est difficile quand on réfléchit au problème. Il suffit de se concentrer, de se libérer l’esprit, et on y arrive. C’est la peur qui te fait du tort.
Le retour
William possède une voiture, un travail, et sa vie s’écoule paisiblement. Il fait alors la connaissance d’une Américaine de dix-huit ans qui aime passer du temps avec les réfugiés soudanais. Quand William la rencontre, il lui propose de l’aider à résoudre les problèmes familiaux auxquels elle fait face. Peu de temps après, elle commence à l’appeler régulièrement et lui demande de la conduire ici ou là. Lorsqu’il m’a parlé d’elle, je me suis demandée si je pouvais lui en demander plus. « Quelques temps plus tard, nous nous sommes mis ensemble », a-t-il simplement dit. Il dit avoir été naïf de s’être impliqué avec quelqu’un, bien qu’aujourd’hui il conserve toujours une photo d’elle dans son portefeuille. Je m’habillais en noir tous les jours pour montrer que j’étais mort, mais toujours là. J’ai commencé à m’habiller de cette façon en Afrique, après m’être tiré de captivité. Porter du blanc est le symbole d’un jour paisible, d’un jour meilleur. Si je portais un mélange de vêtements noirs et blancs, cela voulait dire que tout pouvait arriver, le meilleur comme le pire. Je me suis presque toujours habillé en noir, jusqu’au jour où je suis devenu père. Le dernier jour de septembre 2003, William est à l’école, en cours d’anglais. Un agent de sécurité vient le chercher et le conduit jusqu’à l’hôpital Arrowhead. Il y restera toute la nuit, et les deux jours suivants. Le 2 octobre à 1 h 45 du matin, la fille de William naît par césarienne, et il est là pour couper le cordon ombilical. Ce n’est qu’après être sorti du bâtiment qu’il s’assied et pleure. Il m’a confié qu’au moment où il était à nouveau rentré dans l’hôpital, sa vision de la vie toute entière avait été bouleversée. William et sa compagne ont donné au bébé un nom dinka : Achol.
Jusque là, je disais aux gens ce qu’ils voulaient entendre. Je gardais tout pour moi. J’étais comme un fantôme, vide, vivant au jour le jour. Je ne me souciais pas de ma propre vie. Aujourd’hui, je vis pour quelqu’un, pour lui dire que je l’aime, pour entendre des mots que je n’avais jamais entendus avant. Quand quelqu’un t’appelle « papa », tu te sens tellement fier… Il reste trois jours à l’hôpital, et n’en sort qu’une seule fois pour aller acheter des vêtements de bébé et un siège auto. Le cinquième jour, William conduit le bébé et la maman chez sa belle-mère. Lorsque sa fille tombe malade et doit retourner à l’hôpital, William quitte son travail pour prendre soin de sa nouvelle famille. Il arrête aussi les cours. Les problèmes commencent alors avec sa compagne. Par le biais de connaissances au sein de la communauté des réfugiés dinkas, Mawwin a appris que son frère Abey vivait à Calgary, au Canada. Sur une photo prise à l’aéroport Sky Harbor International de Phoenix en 2005, Mawwin se prépare à ses retrouvailles avec Abey. Il vit dans un appartement avec cinq autres Soudanais, économisant pour pouvoir s’offrir un chez-soi. Le tribunal lui accordera la garde de sa fille une fois qu’il sera stable financièrement. Dans l’intervalle, son enfant est confié à l’oncle et à la tante de son ancienne compagne. Même s’il a le droit de la voir quand il veut, laisser partir sa fille est une épreuve pour lui. Dans mon appartement, j’ai un t-shirt imprimé « Daddy’s Girl », avec la photo d’Achol. J’ai toujours l’ours en peluche que j’ai apporté à l’hôpital le jour où elle est née. Il reste sur son lit, dans mon appartement. Parfois, je m’assois et je prends l’ours dans mes bras, en tentant de ne pas penser que je suis un raté. Je me persuade que je suis un père, ma fille est le plus grand bonheur dans ma vie. En dinka, Achol signifie « Récompense après de longs tourments ». Une joie. Un bonheur.
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En Amérique du Nord, le réseau des réfugiés soudanais est tentaculaire et soudé, reflet fidèle de la culture tribale. Grâce à cela, des amis et des parents perdus de vue sont localisés et réunis. En 2005, William participe à un grand rassemblement soudanais à Nashville et rencontre un jeune homme qui connaît l’un de ses frères, Abey. Il lui dit qu’Abey vit à Calgary, au Canada. De retour à Phoenix, William appelle Abey, et le 17 mai 2005, il prend l’avion pour Calgary en compagnie d’Ed Ashhurst, le réalisateur. Peu après les retrouvailles des deux frères, leur famille à Ajok apprend que William est en vie et vit aux États-Unis. Lorsqu’il parle à son père au téléphone pour la première fois, William ne mentionne ni l’accident à l’usine du Caire, ni son handicap. Il décide d’attendre de retrouver ses proches. En décembre 2009, il reçoit un cadeau inespéré, une opportunité de retourner dans son pays. William donnait des cours du soir à un étudiant de sa classe de mathématiques, à l’institut de Scottsdale. Lorsque le père de l’étudiant a appris l’histoire de William, il a proposé de lui payer un vol pour le Soudan à Noël. William n’avait pas revu sa famille depuis plus de vingt ans.
Le 28 décembre 2009, j’ai pris l’avion pour Wau, puis la voiture pour rejoindre Ajok. Je suis arrivé à la maison à trois heures du matin. Je n’ai dit à personne que je venais, j’avais du mal à y croire moi-même. Les arbres, les forêts… tout est différent dans tes souvenirs. Le village n’est plus celui que j’ai connu. Les gens semblent différents, adultes, mariés, avec deux ou trois femmes et des enfants. Les personnes que j’ai connues, comme ma grand-mère, étaient déjà morts pour la plupart. Malgré tout, les gens sont venus de partout et ont commencé à pleurer. Ma mère était partie de Wau pour revenir vivre à Ajok. Lorsqu’elle est sortie et qu’elle m’a vu, elle s’est effondrée par terre, évanouie. Toutes ces années à croire que j’étais mort… Je me suis tout de suite rendu sur la tombe de ma grand-mère, Joc. Elle est morte en 2004. Mon oncle vivait toujours dans sa maison. Je m’y suis rendu pour revoir la vieille chambre et j’ai dormi là pour ma première nuit. Je pensais que si je pouvais sentir sa présence et lui faire savoir que j’étais de retour, cela me remplirait de joie. Ce fut un moment intense au début, puis un grand vide. Elle n’est pas ici, pas dans sa chambre, ma grand-mère est morte. Je me suis dit que, peut-être, elle me verrait en esprit. Quand Manute Bol, militant auprès d’associations caritatives et ancienne star de la NBA, meurt en juin 2010, sa famille demande à William s’il peut escorter le corps de Manute lors de son rapatriement pour l’enterrement. Manute était originaire de Turalei, un village dinka proche d’Ajok, le village de William. Le père de Manute est puissant et très célèbre, « tel un empereur ou un roi parmi les Dinka », explique William. Les deux familles se connaissent et sont liées par alliance, de mariages éloignés. À Phoenix, après avoir assisté à la remise de diplôme d’un cousin à l’université d’Arizona, Manute et William se sont rencontrés, ils ont discuté et ont joué aux dominos. William a une photo de lui aux côtés de Manute et de l’une de ses sœurs qui se mariait. Il accepte d’escorter le corps jusqu’à Turalei, et assiste aux funérailles. Il part ensuite pour Le Caire, puis à Khartoum, où il se met à la recherche, et retrouve, de façon incroyable, la famille qui le retenait en esclavage. Le vieil homme, Ahmed Jubar, est mort, mais à force d’investigations, William parvient à localiser son quatrième fils, Ahmad, celui qui lui avait donné le coup de couteau. William téléphone à Ahmad, l’informe qu’il est à Khartoum et qu’il voudrait revoir la famille Jubar. Les deux hommes se donnent rendez-vous, s’assoient, et Ahmad nie presque immédiatement que William – Ali à l’époque – ait jamais été l’esclave de la famille. Il faisait partie de la famille et était bien traité. Pourquoi s’était-il enfui ? S’il n’était pas parti, cela – Ahmad désigne le bras et la main de William– ne serait jamais arrivé. William invente alors une histoire pour gagner la confiance d’Ahmad, lui dit que ce jour-là à Babanusa, un homme lui a proposé de le reconduire en voiture avant de l’enlever. Il ne s’est pas enfui, il a été kidnappé !
Il faudra un long moment à William pour digérer leur persévérance collective à affirmer qu’il n’avait jamais été leur esclave.
William lui dit qu’il fait maintenant des études supérieures aux États-Unis, et Ahmad, incrédule au premier abord, ne tarde pas à solliciter William pour qu’il l’aide à faire entrer son fils dans une université américaine. Ainsi sommairement réconciliés, William et Ahmad font le voyage jusqu’à Babanusa pour voir le reste de la famille. Chaque membre de la famille Jubar, y compris la veuve du vieil homme, nie catégoriquement que William a pu être battu ou maltraité, ou qu’il a pu être un esclave au service de leur famille. Ils soutiennent qu’il faisait partie de cette famille, qu’il était bien traité, jusqu’à ce qu’il fasse le choix déplorable de s’enfuir ou, ainsi que leur explique William, qu’on le kidnappe. Après son retour à Phoenix, il faudra un long moment à William pour digérer les démentis des Jubar, leur persévérance collective à affirmer qu’il n’avait jamais été leur esclave, et qu’aucun d’entre eux ne lui avait jamais fait de mal. Je voulais retrouver le vieil homme et lui pardonner. S’il ne m’avait pas capturé, je ne serais pas aux États-Unis à présent. Une mauvaise chose, être capturé et arraché à mon village, s’est transformée en une bonne chose. Je voulais montrer à cette famille qui j’étais devenu, que j’avais changé mon nom d’Ali en William, et que je vivais maintenant comme un occidental. Je voulais qu’ils voient la différence entre celui que j’avais été avec eux – un esclave – et la personne que j’étais devenue aujourd’hui.
En janvier 2011, William et Ed effectuent pour la troisième fois le voyage de Phoenix à Ajok pour que William puisse prendre part au référendum d’autodétermination, pour l’indépendance du Soudan du Sud. Au début du mois de juillet, William y retourne encore avec Ed pour célébrer la naissance de la République du Soudan du Sud. Le nouveau gouvernement a invité un certain nombre de Soudanais faisant leurs études aux États-Unis, dont William, à prendre part à la présidence des cérémonies de Djouba, la capitale du nouvel État. Pour son premier jour à Djouba, William arbore un badge de presse officiel du gouvernement du Soudan du Sud. Il se rend à l’aéroport pour accueillir et escorter Ban Ki-Moon, le secrétaire général des Nations Unies, le vice-président de Cuba, Esteban Lazo, et le président du Zimbabwe, le tristement célèbre Robert Mugabe. Le lendemain, William retourne à l’aéroport accueillir Susan Rice, l’ambassadrice des États-Unis à l’ONU. En revanche, William refuse de saluer ou d’escorter Omar el-Béchir, le président du Soudan. Lors de la conférence de presse tenue un peu plus tard le même jour au palais présidentiel, William serre la main de Salva Kiir Mayardit, le premier président du Soudan du Sud. Et le 9 juillet 2011, vêtu de la veste rouge qu’il avait achetée aux États-Unis spécialement pour l’occasion, William assiste au premier lever des couleurs du drapeau noir, rouge, vert et bleu du Soudan du Sud. Il écoute les discours du président Mayardit, de l’ambassadrice Rice, du ministre des Affaires étrangères britannique William Hague et de beaucoup d’autres, y compris d’el-Béchir. William dira de cette journée qu’elle a été la plus belle de sa vie, le jour d’indépendance de son nouveau pays, la République du Soudan du Sud.
À Djouba, William reçoit beaucoup de sollicitations prometteuses. Grâce à sa maîtrise de l’anglais et à ses diplômes – difficilement obtenus et d’un niveau moyen, du moins aux États-Unis –, il représente un atout pour une nation nouvelle dont le taux d’alphabétisation est de 27 %, et où 51 % des personnes vivent sous le seuil de pauvreté, pour une population à 83 % rurale. Le gouvernement lui propose un poste de supervision de la construction des routes et de l’infrastructure, l’ONU veut l’engager pour l’assistance aux personnes handicapées du Soudan du Sud, et le gouverneur de la ville de Wau tient à ce qu’il s’occupe d’aider les écoliers handicapés. Le Mouvement de Libération des Peuples du Soudan (le parti politique actuellement au pouvoir, basé à Djouba), ainsi que d’autres partis politiques à Djouba, sont eux aussi potentiellement intéressés par sa contribution à la toute jeune République. William exprime clairement son aspiration à servir d’exemple pour une culture qui ne voit aucune valeur possible dans le handicap. Il veut donner l’exemple de par son éducation, et son refus de laisser son handicap le limiter. Ces offres d’emploi sont flatteuses, tentantes même, mais il décline chacune d’entre elles, expliquant qu’il doit retourner aux États-Unis pour obtenir son diplôme avant de revenir aider son pays de la meilleure manière. Au-delà de l’agriculture, William veut travailler dans l’éducation et espère devenir un modèle pour tous ces enfants soudanais estropiés par la guerre – voire une source d’inspiration pour tous les enfants. Les Dinka ont un avantage, ils apprennent très tôt à l’enfant quel est son nom, quel est le nom de son père, celui de son grand-père, et ainsi de suite en remontant jusqu’à dix générations. S’il lui arrive de se perdre, il peut dire qui il est, les gens le sauront, et le ramèneront chez lui. À l’aide de son seul prénom, ils sauront de quelle tribu et de quel endroit il vient.
Parfois, au Soudan comme aux États-Unis, il arrive qu’on lui demande pourquoi il n’est pas retourné au village, vivre dans sa famille après s’être échappé. Patiemment, William répond qu’il était un esclave en fuite. La propriété de quelqu’un. Les gens étaient à sa poursuite, il était trop dangereux de tenter de rentrer chez lui. D’autre part, en tant que fuyard, il avait été obligé de marcher de nuit, et n’avait donc aucune idée de la direction à prendre et de la localisation de sa maison. D’autre fois, bien qu’il n’en parle que rarement et ne demande pas à être assisté, on lui pose des questions sur son handicap. Les gens te regardent différemment quand tu es handicapé. Je ne le leur reproche pas. Quand on me demande ce qu’il s’est passé ou comment c’est arrivé, j’ai deux réponses différentes. Pour la première, je dis juste : « Un accident. » Et on ne me pose pas d’autre question. Pour la seconde réponse, je dis : « C’est une longue histoire. » Et ils laissent tomber. Avec ma famille, mon handicap m’angoisse. Je suis parti quand j’avais six ans, j’ai perdu mon bras et mes doigts, puis je suis revenu. Cela ne me fait plus mal, puisque c’est arrivé il y a déjà un moment – ça fait combien, douze ou treize ans maintenant ? Depuis mes dix-neuf ans. Mais quand je rentre à la maison, je suis un handicapé. Ma mère me voit, mon père me voit, mon autre grand-mère me voit, beaucoup de gens me voient, et cela donne lieu à beaucoup de larmes, de pleurs et de tristesse. C’est dur pour eux. Cela me met mal à l’aise de voir ma famille si triste. Mais nous avons notre culture dinka, alors ils essaient de me faire plaisir. Je me réveille, fais ce que je peux par moi-même, et ils sont là, à essayer de m’aider pour tout parce que je suis diminué. Je commence à me sentir… Oh, je ne me rendais pas compte que j’étais handicapé avant, mais maintenant, au milieu de tous ces gestes de soutien, je me sens d’autant plus handicapé. Quand ma fille m’a demandé pour la première fois ce qu’il m’était arrivé au bras et à la main, je lui ai raconté mon accident à l’usine au Caire. « Je suis désolée, papa. Je t’aime », m’a-t-elle dit, avant de me faire un long câlin. J’ai été frappé par le fait que ma fille puisse m’aimer à ce point. Beaucoup de gens au Soudan sont infirmes à cause de la guerre. Puisque je le suis également, je comprends leurs besoins.
La légende
William Mawwin a fait irruption dans ma vie en 2005. Il était assis, discrètement, sous un arbre de mon jardin lors d’une soirée caritative. Lorsqu’il m’appelle « maman », je suis à présent assez forte, suffisamment changée et assez confiante pour lui répondre « mon fils ». Les doutes que j’ai pu avoir au premier abord quant à ses motivations – sa loyauté était-elle feinte ou sincère ? – se sont dissipés. William m’a depuis longtemps prouvé sa sincérité et son intégrité. Mes deux filles, initialement perplexes et peu enthousiastes à l’idée d’avoir un « grand frère » déjà adulte, un étranger qu’elles ne connaissaient pas et n’avaient pas choisi, sont maintenant fières d’appeler William leur frère. C’est un membre de notre famille, et quand nous fêtons un anniversaire, un mariage, une occasion spéciale, il manque toujours quelque chose aux festivités s’il n’est pas là. Il est présent aux événements dans lesquels je suis impliquée, et est intervenu auprès des étudiants de mes cours.
Charismatique dans ses prises de paroles, il raconte son histoire sans fioritures ni apitoiement. J’ai pu observer des professeurs et des étudiants complètement absorbés par son récit lui poser ensuite des questions les larmes aux yeux. Autonome, il est rare que William se plaigne ou demande de l’aide, mais quand cela arrive, s’il a besoin d’argent pour une dépense supplémentaire ou imprévue, je sais que cette demande ne vient pas sans peine, qu’il déteste solliciter autrui et qu’il a épuisé toutes les autres éventualités. Il lui arrive d’exprimer de la colère ou d’être désabusé à propos d’une ONG locale, qui l’a invité à prendre la parole pour la promouvoir plus de vingt fois entre 2003 et 2011. Il a contribué à la levée de fonds de l’association lors de ces prises de paroles, et n’a malgré tout pratiquement pas été payé. La bourse de 500 dollars qu’on lui avait promise en compensation ne lui a jamais été octroyée. C’est un vieux schéma qui se répète, être escroqué pour ce qui lui est dû, un souvenir amer de sa vie d’esclave. En revanche, si un membre de ma famille a besoin de lui, William trouvera toujours le moyen de l’aider, sans voiture et sans argent. Immanquablement, il sera là. Nous avons célébré Thanksgiving tandis que j’étais au milieu de l’écriture de l’histoire de William. Après le dîner, je lui ai demandé si je pouvais prendre des photos de lui dans le cadre de cet article. J’avais pensé à une photo des cicatrices en haut de son dos, une autre de lui de face, portant sa chemise à manches longues et sa veste en velours brun-roux… Je n’étais pas très sûre de moi, un peu embarrassée de demander, mais lorsque je me suis décidée, William a accepté très naturellement. Devant ma fille aînée, mon beau-fils et moi, il a ôté sa veste et sa chemise. À demi-nu, il faisait le gamin, plaisantant, grimaçant pour la photo. Quand je lui ai demandé d’où venait la longue cicatrice a demi-effacée au centre de sa poitrine, il m’a répondu que c’était une lame de couteau qui avait été chauffée à blanc puis plaquée contre sa poitrine. « Les gens me demandent si je me suis fait opérer du cœur quand ils voient cette cicatrice », a-t-il dit en riant. La luminosité n’était pas bonne dans cette pièce, les photos se sont révélées mauvaises et l’idée générale, je m’en suis rendue compte après le départ de William, était de toute façon un brin mélodramatique. Alors que nous nous occupions en silence ma fille et moi de nettoyer, laver et ranger la vaisselle dans la cuisine, elle a soudainement marqué une pause. « — Maintenant, je sais comment il fait pour s’habiller. Je m’étais toujours demandé. — Qu’est-ce que tu veux dire ? — Maman, tu n’as pas vu ? Pour passer les boutons de sa chemise, pour s’habiller, William utilise ses dents. » Envahies par les vestiges d’un dîner de fête et de cette abondance de supermarché, nous sommes restées ainsi un moment, sans rien dire.
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J’ai appris au cours de ma vie à observer, à ne pas me plaindre ou être trop enthousiaste. Quand je suis contrarié, je ne fais qu’empirer les choses. Je dois respirer tous les jours, je dois penser au lendemain. Si je suis trop agité, personne ne me sauvera, je suis tout seul. Je dois réfléchir au bien et au mal. Je dois observer. Prendre mon temps. Imiter les gens quand ils ne regardent pas. J’ai appris que les gens bons peuvent devenir méchants. Quand quelqu’un veut obtenir quelque chose de toi, il te traite gentiment jusqu’à obtenir ce qu’il désirait. C’est la réalité, mais je ne veux pas traiter les gens ainsi. J’apprécie tous ceux qui ont été bons avec moi. J’apprécie même ceux qui m’ont fait du mal. Je souhaiterais vraiment pouvoir m’asseoir avec chacune de ces personnes, leur témoigner ma sympathie, et les pardonner. J’aimerais vraiment pouvoir le faire. William Mawwin a trente-quatre ans à présent. Il s’appelait Manyuol à sa naissance, a été renommé Ali par son maître arabe, puis baptisé sous le nom de William, d’après un guerrier écossais du XIVe siècle, par un prêtre italien. William parle dinka, arabe, et anglais. Il est devenu citoyen américain le 17 juillet 2009, a commencé à suivre dans leur intégralité les cours au Scottsdale Community College, et a bénéficié d’aides fédérales sous la forme d’une pension d’invalidité et de bourses Pell.
Le 10 mai 2013, William a reçu son diplôme de commerce du Scottsdale Community College, et à l’automne 2013, il a entamé sa première année à l’université d’Arizona, en vue d’obtenir un diplôme en agro-industrie globale. Il entend bien se servir de son éducation américaine pour revenir aider le gouvernement et le peuple sud-soudanais. Après son diplôme, William Mawwin m’a dit qu’il allait demander à reprendre son nom de naissance, héritage de neuf générations d’ancêtres et de chefs tribaux. L’un de ces aïeux, Manyuol Mauwein, un homme de 2,40 mètres béni de milliers de têtes de bétail, de plusieurs femmes et de dizaines d’enfants, reste un homme légendaire parmi les Dinka. Après avoir survécu à l’esclavage, à l’emprisonnement, à l’amputation, et à presque à trente années d’exil, William n’est plus un garçon présumé mort, il n’est plus un « père fantôme », et il sait qui il est : un descendant direct de chef dinka, de ces générations d’hommes nommés Manyuol, qui menaient leur tribu avec délicatesse et dignité, une sagesse juste et visionnaire. William – Manyuol Mauwein – est rentré chez lui.
Traduit de l’anglais par Matthieu Volait et Nicolas Prouillac d’après l’article « “Still, God Helps You” », paru dans The Wilson Quarterly. Couverture : William Mawwin, par Jillian Robinson.