Contrôle
Plus que quatre heures avant le match et aucun d’entre nous n’a encore de billet. Cette rencontre amicale opposant l’Afghanistan au Pakistan est une première en 37 ans. La dernière fois que ces deux pays ont joué l’un contre l’autre, l’Afghanistan l’a emporté 1-0. Après le match, le président afghan de l’époque, Mohammed Daoud Khan, a embrassé le capitaine de l’équipe qui avait inscrit le but de la victoire. Deux ans plus tard, il était tué lors d’une révolte communiste qui annonçait aussi la mort du sport moderne en Afghanistan. Et deux ans encore après ce coup d’État, l’ancien capitaine de l’équipe fuyait vers l’Allemagne, où il exerce encore le métier de chauffeur de taxi. Aujourd’hui, l’entente est difficile entre les deux pays : Kaboul accuse Islamabad de soutenir les talibans, et Islamabad accuse Kaboul de faire de même. On entend régulièrement des tirs de roquettes et d’artillerie de chaque côté de la frontière. Je m’inquiète pour le match. Nous nous apprêtons à pénétrer dans l’enceinte close d’un stade avec des milliers d’Afghans, dont beaucoup seront armés (les contrôles de sécurité sont effectués n’importe comment) pour assister à un événement opposant l’Afghanistan à son ennemi mortel. S’ils gagnent, les célébrations pourraient dégénérer : le stade, encore en construction, supportera-t-il le poids des milliers de supporters chantant et dansant ? Et s’ils perdent, verra-t-on déferler une vague de violence ? Que se passera-t-il si le doigt tremblant d’une jeune recrue de la police glisse sur la détente ? Un service de contrôle de sécurité auquel s’inscrivent de nombreux étrangers envoie un avertissement : on nous conseille d’éviter le stade jusqu’à nouvel ordre.
La circulation déjà pénible dans les rues de Kaboul atteint son paroxysme en ce jour ; des milliers d’automobilistes prennent la route pour aller voir le match.
Je me remémore les scènes de hordes déchaînant une violence inouïe décrites dans le livre magistral de Bill Buford, Among the Thugs, sur le hooliganisme dans le football en Grande-Bretagne, quand l’ami d’un ami d’un ami nous rejoint enfin avec des billets pour le match. Nous sommes cinq et je suis la seule femme. Nous plaisantons sur le fait qu’aller voir un match de football est peut-être la chose la plus dangereuse que nous ayons faite à Kaboul. La circulation déjà pénible dans les rues de Kaboul atteint son paroxysme en ce jour ; des milliers d’automobilistes prennent la route pour aller voir le match. Le stade à portée de vue, nous décidons de laisser nos voitures et de continuer à pied. Nous passons devant des policiers en uniforme anti-émeute et des soldats envoyés en renforts avec des mitrailleuses montées sur camion. La construction du stade de la Fédération afghane de football n’est pas terminée – les trottoirs ne sont pas encore pavés – mais les organisateurs ont sans doute choisi cet endroit au détriment du stade Ghazi, doté d’une plus grande capacité (25 000 places contre 8 000) pour éviter de se remémorer ses sombres souvenirs : les talibans procédaient à des exécutions publiques dans l’enceinte du stade – aucun article sur le match ne manquera de le rappeler. Sur le chemin en gravier remontant vers l’entrée, nous passons devant huit toilettes mobiles censées soulager 8 000 spectateurs. Plus tard ce jour-là, en regardant les photos de mon appareil, je m’aperçois qu’une demi-douzaine d’entre elles sont des photos floues du sol, prises pour prouver aux gardes présents à chaque poste de contrôle que j’ai bien un appareil photo avec moi et non un engin explosif improvisé intégré dans l’appareil. Des snipers sont perchés à chaque coin du stade. Trois cents policiers encerclent le terrain. Leur arme principale n’est pas un pistolet, à l’instar des officiers distingués de ma ville d’origine au Canada, mais un fusil mitrailleur. Des hommes de sécurité en civil sont aussi armés d’une arme de poing glissée à l’arrière de leur pantalon. Quand l’équipe nationale afghane entre sur la pelouse artificielle, les supporters se lèvent et applaudissent. En revanche, ils ne se lèvent pas pour l’hymne national afghan qui retentit avec un son métallique. Le patriotisme demeure un concept occidental, du moins pour l’instant. De nombreux supporters ont voyagé pendant des heures en prenant de grands risques ou ont fermé leurs magasins au prix de la perte de leur salaire journalier pour assister au match d’aujourd’hui. Ce sera le premier match à domicile de l’équipe afghane. Un Black Hawk américain transperce le ciel.
Tirs
En Afghanistan, l’histoire du football est une histoire de foi : on s’y accroche malgré les circonstances. L’une des premières actions de l’État afghan autonome fut la création, en 1922 (trois ans à peine après l’indépendance), d’une fédération de football. Cette même année, le roi Amanullah, grand modernisateur du pays, fit construire le stade Ghazi. Le premier club de football fut fondé en 1934 et en 1941, le premier match international fut organisé face à l’Iran. L’Afghanistan rejoignit la FIFA en 1948 et participa aux Jeux olympiques de Londres la même année. La popularité du sport s’accrut au cours des années 1960 et 1970, mais tout tomba en ruines sous l’occupation soviétique, particulièrement au cours de la guerre civile qui s’ensuivit. Les talibans n’ont jamais lancé de fatwa, mais le mollah Omar avait interdit l’organisation de matchs dans les lieux publics pendant les heures de prière, et l’esprit du jeu s’éteignit progressivement. « Sous le régime taliban, nous avons continué à organiser des matchs, mais ce n’était qu’illusion. C’était un moyen pour les talibans d’attirer les gens aux exécutions publiques », m’a expliqué Ali Aska Lali, entraîneur pour la Fédération d’Afghanistan de football, faisant référence à l’exécution des personnes considérées comme moralement corrompues pendant la mi-temps. L’une des images les plus marquantes de l’ère des talibans est la vidéo granuleuse d’une femme agenouillée sur le point de penalty, exécutée par son bourreau. Après le tir, les quelque 30 000 spectateurs se sont levés pour avoir une meilleure vue. Pendant un moment, les exécutions publiques étaient le seul divertissement autorisé sous le régime taliban.
« Le radicalisme est une conséquence de l’ennui des jeunes. Nous devons créer des modèles. Qui sera représenté sur les posters affichés dans leurs chambres ? » — Saad Mohseni
L’équipe d’Afghanistan se reforma après la chute des talibans, pour affronter la Corée du Sud en 2002. Mais en 2005, lors de la première visite de l’équipe nationale en Europe, neuf joueurs disparurent en Italie. L’équipe fut dissoute et ne rejoua pas avant 2007. Le football a fait son retour en Afghanistan ces dernières années. Aujourd’hui, le pays est divisé en deux : est-on pour le Real Madrid ou le FC Barcelone ? Mon professeur de dari me tient au courant des paris qu’il fait avec ses amis. Le perdant rembourse ses dettes en pastèque. L’Afghanistan Premier League (APL) a été créée l’année dernière par Roshan, fournisseur de services de télécommunications leader sur le marché afghan, et Moby Group, la plus grande société de médias du pays. Pour attirer le public, Moby a lancé une émission de télé-réalité dans laquelle les téléspectateurs pouvaient participer en votant pour leurs joueurs préférés. On forma huit équipes pour représenter les différentes régions du pays, ce qui changeait des sectes, tribus ou ethnies qui divisaient habituellement le pays. Saad Mohseni, président et PDG de Moby, raconte que l’idée de l’APL est venue de cette chose puissante qu’est la nostalgie : « Quand j’avais 10 ans, j’allais au stade pour voir le match. Ce souvenir ne m’a jamais quitté. » Ces dernières années, il voyait les enfants sortir de l’école sans avoir quelque chose à faire, ce qui l’inquiétait. « Le radicalisme est une conséquence de l’ennui des jeunes. Nous devons créer des modèles. Qui sera représenté sur les posters affichés dans leurs chambres ? Ben Laden ou des héros du sport ? » Son ton est sec et déterminé quand il me dit : « Le sport est crucial pour toute nation. Surtout le football, qui a toujours été populaire ici – nous avons ravivé cet intérêt. Ce n’est pas un sport nouveau dans le pays. » En outre, « c’est un sport facile à pratiquer. On peut y jouer dans les rues passantes. Pas besoin d’une batte. Il suffit juste d’avoir un ballon. » Retour dans le stade. Vingt minutes après le coup d’envoi, l’attaquant Sanja Ahmadi inscrit le premier but pour l’Afghanistan. Une vague d’applaudissements assourdissante envahit l’enceinte. L’excitation gagne même la tribune de presse. Une journaliste afghane a abandonné tout simulacre d’objectivité et a peint les couleurs du drapeau national sur son visage. Dix minutes plus tard, le milieu de terrain Ahmad Hatifie marque à son tour. Les supporters s’enlacent et s’embrassent, incrédules. Pendant ce temps, le stade a continué de se remplir et dépasse désormais sa capacité maximale. Selon les rumeurs, on aurait vendu plus de billets qu’il n’y a de sièges. Des gardes armés ferment la porte en fer, mais les masses indisciplinées grossissent et s’écrasent sur le métal. Ils avaient rassemblé les poutres mal fixées et les barres d’armature en fer qui dépassaient du chantier à moitié terminé, et avaient commencé à enfoncer la porte.
La tension est à son comble quand l’un des soldats monte sur un meuble servant de guichet et pointe sa Kalachnikov chargée sur les hommes.
Soudain, la porte cède et la foule en colère entre dans le stade. Les hommes poussent la porte désormais mobile, ultime barrière entre le chaos organisé au sein du stade et la folie incontrôlable derrière cette porte. Les policiers poussent, tout comme les supporters désespérés. À présent, les deux factions se déplacent à l’unisson, créant une sorte de flux et reflux de marée humaine. La tension est à son comble quand l’un des soldats monte sur un meuble servant de guichet et pointe sa Kalachnikov chargée sur les hommes. Il désengage le cran de sûreté et maintient sa position. Les hommes reculent. La tension retombe. Une sentinelle se déplace rapidement, pousse le meuble devant la porte et enfonce une hampe en bois pour la sécuriser. Cela n’a pas l’air très solide, et comme on pouvait s’y attendre, les supporters l’emportent une nouvelle fois et ouvrent grand la porte après quelques minutes d’effort. Il y a des hommes en blazer, des hommes avec une canne, des hommes avec une prothèse. Et le stade continue de se remplir tandis que le match se poursuit. À la mi-temps, je me fraye un chemin au milieu de la foule indisciplinée en direction de la partie réservée aux femmes. De cet endroit beaucoup plus calme et raisonnable, le reste du stade semble n’être qu’un flot humain : une masse rouge, verte et noire – les couleurs du drapeau afghan. Loin de mon esprit l’idée de renforcer quelque stéréotype, mais les 200 femmes supporters présentes ne s’intéressent manifestement pas au match. Beaucoup considèrent cela comme un pique-nique géant, une occasion de partager le pain en plein air, de se raconter les dernières nouvelles, loin des exigences quotidiennes des hommes. Un grand nombre d’entre elles ont consommé une quantité honteuse de Cheetos. Elles me demandent si j’en veux, des miettes orange fluo entourant leurs lèvres.
Mi-temps
Retour sur la pelouse. Le milieu de terrain afghan Marouf Mahmoudi inscrit un dernier but dans les dernières minutes et le score final est de 3 à 0. L’Afghanistan vient de battre le Pakistan. C’est une victoire incroyable, surtout pour une équipe de joueurs non rémunérés formée quelques jours avant. Nous quittons immédiatement le stade pour éviter d’être piétinés par la foule euphorique. Ceux qui n’ont pas réussi à entrer dans l’enceinte ont escaladé les murs extérieurs et sont assis à califourchon sur les remparts pour regarder le match. Un policier prête main-forte à un écolier, qui n’a pas assez de force pour se hisser, et le soulève. Tandis que nous déambulons, des bouteilles d’eau sont lancés par-dessus les murs – des projectiles de mortier imperceptibles et inoffensifs. Une tempête de poussière les ramasse. Plus tard, j’apprendrai que le match, retransmis en direct sur Tolo TV (chaîne appartenant à Moby), avait été le programme le plus regardé dans l’histoire de la télévision afghane, avec 12,2 millions de téléspectateurs. J’apprendrai aussi que cette rencontre avait catapulté l’Afghanistan de la 186e à la 139e place au classement mondial de la FIFA.La ville s’embrasera pendant plusieurs heures après le match, ses habitants éprouvant un bonheur intense, une joie si rare qu’ils crieront et siffleront très tard dans la nuit.
Au cours des six semaines qui ont suivi le match, j’ai vu le football passer d’un loisir pour enfants à une obsession nationale. Ce sport, souvent pratiqué mais rarement vénéré, provoquait désormais une vive émotion chez les hommes rabougris qui ont vécu trois décennies de destruction nationale. J’ai également entrevu la naissance d’une identité nationale née en une nuit de réjouissances. Une semaine après l’éclatante victoire de l’Afghanistan, je rencontrais Mohammad Mashriqi, un Afghano-américain de 26 ans qui joue milieu de terrain dans l’équipe nationale. Nous sommes dans le bureau de l’entraîneur Mohammad Kargar, où un chai bacha (un garçon qui apporte le thé) qui ne doit pas avoir plus de sept ans me sert un plat de kabuli palaw et de kofta (du riz pilaf afghan et des boulettes de viande). Ce professeur de sport remplaçant originaire du Queens, devenu héros national, a été très occupé ces derniers temps. Lui et la sélection nationale ont été invités à dîner avec le président, des ministres, des parlementaires, des banquiers et des hommes d’affaires. Les cadeaux abondent –argent, vêtements, bons d’achat. « Les célébrations ont duré toute la journée, toute la nuit, le lendemain, et ont continué jusqu’à aujourd’hui », raconte Mashriqi. « C’est un rêve qui se réalise. » Mashriqi vient d’une famille passionnée de football. Son père a joué pour l’équipe nationale et son grand-père, qui était un chef local important, a sponsorisé ce sport. Aujourd’hui encore, des tournois portant son nom sont organisés à Kandahar. À l’instar de nombreux anciens du système tribal, il fut arrêté par le régime communiste et sa famille n’a jamais su ce qui lui était arrivé. Elle quitta le pays peu après, s’installa à Flushing, dans le Queens, et le père de Mashriqi y fonda un club en l’honneur du grand-père. Les membres actuels du club sont tous des cousins, des frères et des oncles de Mohammad. Le jour suivant, l’équipe allait s’envoler pour le Népal pour participer au Championnat d’Asie du Sud de football, la plus grande compétition de la région. Est-il nerveux ? Pas vraiment. « J’allais dire au coach que je ne souhaitais pas venir à l’entraînement demain, j’ai des choses à faire avant de partir. Je dois faire des courses. » Nous sommes au mois d’août 2013. Toutes les personnes avec qui j’ai discuté – Mohseni, Kargar, et les joueurs – pensent que l’équipe se séparera après la compétition au Népal. Personne ne pouvait imaginer ce qui allait se passer.
Accélération
Le lendemain, la sélection nationale s’envole pour Katmandou. Le 2 septembre 2013, l’Afghanistan bat le Bhoutan 3-0. Ils éliminent ensuite le Sri Lanka sur un score de 3-1. Le 6 septembre, ils font match nul contre les Maldives mais sont qualifiés pour les demi-finales, où l’Afghanistan l’emporte 1-0 face au Népal. Le jour du douzième anniversaire du 11 septembre, l’équipe écrase la superpuissance régionale indienne avec un score de 2-0. L’Afghanistan s’empare du titre de champion d’Asie du Sud et le pays n’est plus que joie. Le soir du match du couronnement, l’Afghanistan tout entier semble rassemblé devant les écrans de TV : petits et grands, avec des images granuleuses ou en haute définition, dans les restaurants, les magasins, sur les stands dans la rue, dans les loges de gardien ou dans les salons. Un écran a été installé en plein air, dans un parc de mon quartier, et les hommes se rassemblent pour suivre le match.
L’air sent la poudre et les balles traçantes illuminent le ciel nocturne.
Quelques minutes après le coup d’envoi, le milieu de terrain Mustafa Azadzai inscrit le premier but pour l’Afghanistan. Sanjar Ahmadi confirme cette domination en marquant un deuxième but durant la deuxième mi-temps, menant son pays à une victoire sensationnelle contre l’Inde, double tenante du titre. C’est la toute première fois que le pays remporte un championnat international. Le match est presque terminé quand j’entends une sirène de police suivie de coups de feu. Je sursaute et envoie un SMS à mon copain qui fait des recherches dans les provinces. Il me répond de faire attention au bruit « popcorn ». Le crissement des pneus et les coups de klaxon reprennent, mais ensuite… des crépitements . Ils sont difficilement perceptibles de l’intérieur de la maison, mais très vite, je comprends que c’est le bruit de Kaboul en fête. Les hommes affluent dans les rues. En temps normal à Kaboul, les foules sont synonymes de danger, mais cette fois, cette manifestation publique semble curieusement évidente. On fait passer le drapeau afghan bordé de franges dorées d’un camion à un taxi à une berline, et les passagers entonnent un nouvel hymne footballistique qui a été enregistré par des pop stars afghanes, autre signe d’un pays en pleine évolution. Sur Twitter, quelqu’un écrit qu’il a vu un vieil homme engloutir de la vodka dans le centre de Kaboul. Une scène insolite, c’est sûr. Après que le ministère de l’Intérieur a donné son feu vert pour les tirs de célébration, Kaboul s’enflamme. L’air sent la poudre et les balles traçantes illuminent le ciel nocturne. Quelqu’un remarque sur Twitter que les plus lourdes volées de projectiles traçants proviennent des postes de police de la ville. La ferveur s’élève à chaque tir, mais pas la peur. Ma chatte âgée de dix ans, qui a sûrement connu son lot de coups de feu, ne distingue pas les tirs de célébration des tirs de combat. Elle se met en boule et fait durer un grognement guttural de terreur totale. Je la fais entrer dans un placard de la cuisine et elle y reste toute la soirée. Comme de nombreuses choses dans ce pays, les célébrations sont un spectacle strictement masculin. Il y a quelques groupes de femmes dispersés dans les rues. J’aurais été autorisée à sortir ce soir, mais je ne me serais pas sentie en sécurité.
Une grande quantité de munitions part en fumée, faisant probablement de cet événement la campagne de désarmement la plus importante de l’histoire de l’Afghanistan.
Je suis assise dans mon salon et je lis des tweets étrangement émouvants, comme celui de Javid Faisal, porte-parole du gouverneur de Kandahar : « Je ne publierai aucun rapport sur le nombre de victimes pendant 24 heures car je fais la fête. » Ce soir, j’apprends que tous mes voisins ont des AK-47. Une grande quantité de munitions part en fumée, faisant probablement de cet événement la campagne de désarmement la plus importante de l’histoire de l’Afghanistan. Je suis étonnée d’apprendre que cinq personnes seulement ont été hospitalisées à la suite des chutes de balle. Je m’endors au cri des hommes qui chantent Allahu Akbar, Dieu est grand. La ville respire la bienveillance.
Prolongations
Quand l’équipe rentre à Kaboul le lendemain matin, le président reclus Hamid Karzai quitte son palais pour aller accueillir les joueurs à l’aéroport, honneur qu’il n’a pas étendu aux autres chefs d’État. Toutes les personnes influentes en Afghanistan exigent de recevoir l’équipe nationale. Des classes entières d’élèves abandonnent les cours et accourent dans le stade où les joueurs célèbrent leur victoire. Le président Karzai vire 20 000 dollars au gardien de but qui a arrêté de nombreux penaltys en demi-finale et en finale. Il offre également 1 750 dollars et un nouvel appartement à chaque joueur. Les cadeaux abondent. Des hommes d’affaires d’Hérat rassemblent 100 000 dollars pour l’équipe et le maire de la ville promet 20 000 dollars. Tout cela est plus que bienvenu pour les joueurs de la sélection nationale qui attendent encore une rémunération ou un salaire fixe de la part de la Fédération afghane de football qui, comme toute autre association dans le monde, n’a pas d’argent. « Aucun gouvernement, aucune fédération, aucune personnalité ne subventionne l’équipe afghane », faisait remarquer l’entraîneur Kargar. À titre de comparaison, sur la saison 2010-2011, le capitaine de l’équipe américaine Carlos Bocanegra a gagné 350 000 dollars et un bonus de 347 583 dollars.
Quelques jours après la victoire, alors que j’attends à la banque pour payer mes factures, je tombe sur un clip vidéo sur la chaîne Tolo TV. C’est une série de clips courts. Dans le premier, une femme est fouettée dans la rue par un taliban ; on voit ensuite l’effondrement des Tours Jumelles, le bombardement de l’OTAN en Afghanistan, Hamid Karzai dans son habituel caftan, les Afghans aux urnes, et pour finir, une longue séquence montrant la victoire de l’équipe afghane quelques jours plus tôt. En 48 heures à peine, le football était entré dans l’histoire du pays. Être Afghan ne signifiait plus seulement avoir subi le soulèvement communiste, l’invasion soviétique, la prise de pouvoir par les talibans, une série de guerres de civiles et l’intervention de l’OTAN, c’était aussi être le maître suprême du beau jeu. J’ai toujours pensé que le football était le sport le plus démocratique. Les enfants les plus pauvres peuvent devenir des stars. On peut jouer au football dans les conditions les plus modestes, sur toutes les surfaces, ou presque. Mais je n’avais jamais vraiment compris ce que cela voulait dire jusqu’à mon arrivée ici. Dans un pays où le PIB par habitant était de 528 $ en 2010 et où un ouvrier gagne entre un et deux dollars par jour, un sport qui ne nécessite aucun équipement – rien d’autre qu’un ballon et des participants motivés – est une bénédiction. Un exemple : l’autre jour, j’ai vu que le terrain de basket de notre quartier, financé par l’Agence des États-Unis pour le développement international, avait été transformé en terrain de football par les citoyens. Il y a quelques jours, je suis retournée au stade pour voir, cette fois-ci, un match du championnat national opposant l’équipe de Kaboul à l’équipe d’Hérat. J’avais un billet VIP, ce qui veut dire que j’étais assise sur un siège qui ressemblait à un trône et on m’a servi du thé vert dans des tasses décorées avec un assortiment de pâtisseries disposées sur de la porcelaine chinoise. Il va sans dire que personne ne boit de la bière lors d’un match de football afghan. Aucun joueur ne porte d’ornement spectaculaire ; ils n’ont pas de tatouages ni de crête sur la tête. Il n’y a pas encore de rivalité ni de geste fétiche. N’existe pas non plus la corruption ou la violence qui est désormais associée au football dans certaines régions du monde. Le sport n’a pas encore été pris d’assaut par les ultra-nationalistes pour exercer une forme de patriotisme destructrice et violente. Il n’alimente pas non plus une organisation criminelle qui truque les paris à Singapour. C’est un sport à l’état brut, rafraîchissant. Les joueurs font souvent des passes à leur adversaire ou tentent des feintes et les ratent. Mais cela a un certain charme. Tout semble être fait avec sincérité. Vous n’avez donc pas le cœur à rappeler la défaite de l’équipe nationale face à la Palestine lors des qualifications pour la Coupe du Monde en 2011 à vos amis afghans. Ni que l’équipe nationale pakistanaise qu’ils ont battue n’incluait aucun des joueurs qui vivent et jouent à l’étranger. Ni qu’en-dehors des pays d’Asie du Sud, à peu près personne ne s’intéresse au championnat d’Asie du Sud. Quand je rencontre une nouvelle fois Mashriqi, le joueur originaire du Queens, il revient à peine d’une entrevue avec le président Karzai. Je prépare rapidement des en-cas nocturnes (camembert et crackers, mûres séchées et amandes), j’appelle quelques amis et j’invite les joueurs chez moi.
« Jamais je n’aurais pu imaginer que nous apporterions autant de joie au peuple qui a tant souffert. » — Hatifie
Au cours de la soirée, je discute avec Ahmad Hatifie, le milieu de terrain de 27 ans originaire d’Alameda en Californie, qui a inscrit le deuxième but lors du match amical Afghanistan-Pakistan. Je lui demande comment se sont passées ses dernières semaines. « C’était une expérience incroyable. Porter le maillot de ton pays et jouer à domicile dans un stade bondé… » Il semble incapable de poursuivre, alors je change de sujet. La conversation revient aux sujets habituels à Kaboul : l’éducation des jeunes filles, le dernier attentat suicide. Quelque temps après, Hatifie, qui travaille également comme gestionnaire de portefeuille, m’envoie un e-mail. « Il m’est difficile d’exprimer les sentiments ou les émotions liées à toute cette reconnaissance. Je comprends la difficulté de votre travail qui consiste à mettre des mots dessus. » Il poursuit par une description du jour où l’équipe nationale est rentrée à Kaboul, victorieuse. Après l’accueil présidentiel à l’aéroport, l’équipe a été conduite au stade Ghazi dans des 4×4 blindés, où toute la ville les attendait pour les féliciter. Le trajet, qui aurait dû prendre 20 minutes, dura plus de trois heures en raison « des gens qui dansaient, chantaient et pleuraient de joie dans les rues ». Les fans montaient sur le toit, le capot et le marchepied des voitures et commençaient à frapper contre les vitres. Ils cognaient si fort que les vitres pare-balles se brisèrent. Il compta 30 personnes sur le toit d’un autre 4×4. On voit des images du stade à leur arrivée dans une vidéo sur son compte Instagram : une foule immense. Chaque centimètre carré du terrain était occupé. Au moins une douzaine de personnes étaient montées sur les lampadaires pour mieux apercevoir leurs héros nationaux. « Le sentiment derrière tout ça est surréaliste. Il est indescriptible. Je n’arrive toujours pas à croire que nous avons fait partie d’une chose d’une telle ampleur », a écrit Hatifie. « Jamais je n’aurais pu imaginer que nous apporterions autant de joie au peuple qui a tant souffert. »
Traduit de l’anglais par Laura Orsal d’après l’article « Afghanistan United », paru dans Roads & Kingdoms. Couverture : Kristina Truluck.