L’archipel
Lerwick, capitale des Shetland, en Écosse. Neil Robertson se tient à la proue de son drakkar, le regard perdu dans le lointain. Une barbe hirsute encadre son visage rougi par la chaleur de milliers de torches, et les plumes de corbeau qui ornent son casque tremblent doucement dans la brise. Les hommes qui portent les torches braillent tant qu’ils peuvent, ivres de joie et du whisky qu’ils gardent par devers leurs tuniques. Ils se rassemblent soudain en un grand cercle flamboyant autour du drakkar, emplissant la nuit d’une épaisse fumée âcre. Certains de ces hommes, comme Robertson, sont vêtus à la mode des vikings… d’autres se sont habillés en femmes, en Tortues Ninja, ou en Power Rangers. La foule crie vers son homme, scandant son nom et l’appelant à accomplir ce qu’ils sont tous venus voir. Malgré cela, Robertson reste sourd à leurs appels. Il demeure silencieux et son esprit semble ailleurs. Il est euphorique tout autant qu’incrédule. Cela fait quinze ans qu’il attend de vivre ce moment. Quinze années durant lesquelles il a vu un nombre incalculable d’autres hommes passer par là avant lui, et aujourd’hui, c’est son tour.
Les grondements de la foule vont crescendo. Le roulement des torches anime la mer de feu, mais Robertson s’accroche à cet instant quelques secondes de plus. Il ne peut se résoudre à le laisser lui échapper. Puis, il lève sa hache. Les cris se tuent. De tous côtés, les torches s’abaissent. L’air est amer et saturé de paraffine, lourd du souffle de la foule. C’est l’accomplissement de quinze longues années. Le festival Up Helly Aa est célébré chaque année le dernier mardi de janvier à Lerwick, la capitale des Shetland, un archipel écossais subarctique se situant à environ 160 km au nord-est du continent. C’est le plus important festival du feu d’Europe et il accueille de tapageuses processions regroupant jusqu’à un millier de participants, vêtus de costumes élaborés. Bien que la connotation viking du festival soit très marquée, c’est en vérité une célébration relativement moderne. Elle marque la fin de la saison de Yule et est née des folles célébrations de fin d’année qui avaient lieu dans les îles au début du XIXe siècle. En effet, son nom, Up Helly Aa, se rapporte en vieux norrois à la fin de la période des fêtes de fin d’année.
J’ai entendu parler pour la première fois d’Up Helly Aa par mon grand-père, un ancien pêcheur travaillant au large des côtes des Shetland. Il m’a raconté de nombreuses histoires sur ces îles : des histoires de pêcheurs ou de grands buveurs bourrus, d’hommes du Nord aux larges épaules ou de travailleurs de la terre, et de mers violentes et malfaisantes. Il élaborait des histoires sur les vikings et les porteurs de flambeaux connus sous le nom de guizers, qui repoussaient l’obscurité menaçante, et l’alcool qui tuait le froid. La plupart de ces histoires, connaissant mon grand-père, étaient soit très exagérées, soit inventées, mais l’enthousiasme avec lequel il les racontait me donnait envie de les voir de mes propres yeux. Je voulais voir le feu et les vikings, mais surtout je voulais rencontrer les habitants des îles qui peuplaient ses histoires. J’atterris à Sumburgh, l’aéroport principal des Shetland, quelques jours avant le festival. De là, je dois conduire jusqu’à Lerwick, où je me suis organisé pour rencontrer certains des participants du festival. En quittant l’aéroport, l’océan est aussi gris et plat qu’une ardoise. Des collines descendent doucement vers des falaises vertigineuses, et des tourbières s’étalent dans les vallées. De temps à autre, j’aperçois un petit hameau, occupé par des maisons trapues blanchies à la chaux. Il y a des troupeaux de moutons hébétés et des vaches solitaires qui fixent l’océan avec une indifférence toute bovine. Pas un arbre, seulement des touffes d’une herbe rêche et brunâtre, et de la bruyère détrempée. Le vent souffle fort, la pluie est drue et les gouttes épaisses. Les Shetland, habitées depuis 3 000 av. J.-C., furent envahies par les vikings en 800 et annexées par les Écossais en 1471 comme part de la dot d’une princesse danoise. Durant la plus grande partie des XVIe et XVIIe siècles, les îles faisaient commerce avec les marchants allemands de la Ligue hanséatique et, bien qu’officiellement écossaises, chérissaient une culture bien distincte de celle du continent. En 1707, avec la signature de l’union entre l’Angleterre et l’Écosse, les îles devinrent officiellement britanniques et les marchands hanséatiques furent jetés dehors. Peu à peu, et probablement à contrecœur, les Shetland devinrent une part de l’État britannique.
Le Jarl
En atteignant Lerwick, le vent et la pluie ne se sont pas dissipés ; de grandes bourrasques d’un vent hurlant de la mer du Nord fouettent le front de mer, et de l’eau dégouline des rebords des fenêtres des maisons de grès du XVIIIe siècle qui s’alignent le long de la côte. Le port est plein de grands chalutiers déchargeant leur pêche et de pêcheurs portant des salopettes cirées jaunes qui s’interpellent en criant dans le vent. Des dockers glissent des caisses de poisson blanc le long du port vers de larges hangars de tôle. Des acheteurs locaux contemplent les caisses en fronçant les sourcils et tenant des planchettes usées, tandis que les capitaines éreintés acceptent le prix qu’on veut bien leur en donner.
Je rencontre Steve Henry, entrepreneur local et participant régulier de l’Up Helly Aa, chez lui dans la partie moderne de Lerwick. Henry a des gestes brusques et parle encore plus vite. Son accent écossais est prononcé, mais le ton, typique des Shetland, se fait mélodique. Son anglais est semé d’expressions locales, et il garde un sourire enthousiaste et enfantin alors que nous parlons. Pressé par le temps, il m’invite à voir une performance que ses amis et lui préparent pour le festival, dans le collège local. Dix minutes plus tard, je suis assis dans un petit gymnase à regarder une vingtaine de ninjas danser autour de quatre Tortues Ninja. Des hommes et des garçons de toute taille s’agitent au son d’une musique pop pendant qu’une habitante leur crie des instructions. Je reste perplexe. Où sont les vikings ? Henry m’explique que l’affaire est complexe et qu’il y a de nombreux aspects du festival qui ont été occultés par la presse, obsédée par les vikings. Premièrement, ces hommes font partie de ce qu’on appelle une escouade. On dénombre 47 escouades au total. Certaines sont vieilles de plusieurs décennies alors que d’autres participent au festival pour la première fois. La seule règle établie est que pour faire partie de l’une d’elles, il faut être né sur les îles ou y avoir vécu durant cinq années. « Tous les ans, chaque escouade choisit un costume de danseuses orientales, de rock stars, de pingouins – quoi que ce soit qui retient leur fantaisie – afin de prendre part au festival », raconte Henry.
Et les vikings ?
Pour les escouades, le festival en lui-même est divisé en deux parties principales. Il y a d’abord la procession des torches, durant laquelle les participants connus sous le nom de guizers défilent dans les rues de Lerwick avec des torches, et ensuite vient la soirée. Lors de la soirée, chacune des 47 escouades se répartit dans l’un des onze lieux de la ville, des halls où ils boivent, dansent et interprètent des sketchs sur le thème de la vie des îles. Le sketch de cette escouade est celui que les hommes répètent dans leurs costumes de ninjas. Et les vikings ? « Pour chaque Up Helly Aa, il n’y a qu’une seule escouade qui peut s’habiller en viking », m’explique Henry. « Ces gars sont l’événement phare du festival et ont différentes responsabilités. » L’escouade qui obtient le droit d’être viking le temps d’une édition est appelée Jarl Squad, et elle est menée par son chef qui brandit une hache, le Guizer Jarl. Les Guizer Jarls sont tous membres du Conseil de l’Up Helly Aa, qui en compte quinze au total. Ceux-ci sont élus par les autres guizers chaque mois d’octobre mais doivent attendre quinze ans avant de devenir Guizer Jarl. « C’est une grande responsabilité et l’attente de quinze années pour être Jarl est longue », assure Stephen Grant, qui a joué ce rôle en 2013. « J’ai été élu au Conseil en 1998 et j’ai dû attendre jusqu’en 2013 que ce soit enfin mon tour. »
Je fais la connaissance de Grant dans le gymnase durant les répétitions. Deux ans auparavant, il menait son escouade, aujourd’hui ninja, à travers les rues de Lerwick, déguisé en viking déchainé. De retour au sein d’une escouade classique, il revient sur les exigences et les joies d’être au centre de la scène du festival. « La préparation pour le Jarl Squad commence deux ans avant l’année qui lui est attribuée. Tu dois parler avec les Jarl Squads qui t’ont précédé, pour être sûr de ne pas avoir le même concept pour les costumes », dit-il. Contrairement à la majorité des escouades, dont les costumes sont achetés précipitamment avant le début du festival, la préparation des costumes du Jarl Squad est méticuleuse. Le Jarl crée l’apparence de son escouade, du type de casques que ses hommes vont porter aux couleurs de leurs tenues. Ensuite, pendant environ un an, les membres se retrouvent plusieurs soirs par semaine afin de fabriquer les costumes. Grant a estimé que le costume de son escouade avait coûté environ 2 350 euros par personne, payé entièrement de leurs poches. « Quand j’ai été élu Jarl pour la première fois, chaque membre de mon escouade a sorti quinze euros par mois à partir du jour de mon élection afin de contribuer au financement du costume et de ses accessoires », explique Grant.
En plus de gros engagements financiers, il y a aussi une question de temps. Au cours de l’année précédant le festival, Grant me confie que lui et la majorité de son escouade ont travaillé sur des choses liées à l’Up Helly Aa chaque soir de la semaine. Tout ça en travaillant à temps complet comme capitaine de remorqueur pour la raffinerie de l’île. « Il est stressant de travailler sur quelque chose tous les jours, mais cela crée aussi une grande fraternité entre les membres de l’escouade », dit Grant. « Le plus triste, c’est quand c’est fini. Tu travailles avec les membres du Conseil pendant plus de dix ans et après, du jour au lendemain, tu n’en fais plus partie. »
Up Helly Aa
Alors que les hommes répètent leur sketch pour la cinquième fois, je remarque une autre absence notable. Il n’y a aucune femme dans l’escouade. Je soulève la question auprès d’une vieille dame qui partage le banc avec moi et qui se présente comme étant la mère d’un des ninjas. Elle sourit et me dit que les femmes n’ont jamais pris part aux processions de l’Up Helly Aa de Lerwick. « Habituellement, elles s’occupent de l’organisation des soirées », poursuit-elle. « Elles préparent à boire et à manger pour les escouades entrantes et sortantes. »
L’absence de femmes à l’Up Helly Aa de Lerwick a suscité beaucoup de débats parmi les habitants des îles. La plupart des Shetlandais semblent ouverts à un changement. Une enquête menée par un journal local montre que 68 % de ses lecteurs aimeraient voir une plus grande représentation féminine. Cependant, certains, y compris des femmes, pensent que les choses devraient rester telles qu’elles sont. Robina Barton, conseillère municipale, me dira plus tard : « L’égalité ne signifie pas devoir faire tout pareil que les autres… je ne vois aucun mal à un peu de fraternisation masculine. » Peu d’hommes de Lerwick, qu’importe leur catégorie sociale, ont manqué l’opportunité de cette « fraternisation masculine » à un moment ou l’autre de leur vie. Callum Brown, historien à l’université de Glasgow, dans son livre sur le Up Helly Aa, estime que chaque année, pas moins des deux tiers des hommes de Lerwick âgés entre 18 et 40 ans font partie d’une escouade. Être dans une escouade apporte un sentiment d’appartenance. Ces groupes ne sont pas précipitamment montés pour le festival, mais sont plutôt des clubs familiaux qui persistent au fil des ans. « On a eu des gens qui revenaient d’Australie ou de Hong Kong pour se joindre à l’escouade le temps des festivités », raconte Henry. L’escouade est une communauté active autour de laquelle s’organise la vie sociale de nombreux hommes.
Malgré le temps, les gens sont sortis voir les premières parades.
Le matin du festival, il fait froid et sombre. La lumière jaune crasseuse des réverbères se déverse sur la route et le vent souffle avec acharnement. Il est autour de sept heures du matin et je me trouve sur la place du marché de Lerwick, tout près du parvis de l’hôtel de ville. À côté de moi se tient une dame avec son chien. Elle porte un bonnet serré qui plaque ses cheveux sur son visage, un épais gilet et un pantalon large rentré dans ses bottes. Le chien vacille dans le vent. « Je ne dors jamais beaucoup », me dit-elle, « alors ce n’est pas rare que je sois ici à cette heure. » Un immense panneau d’environ quatre mètres de haut, connu des habitants comme « le Bill » (billboard signifiant « panneau d’affichage » en anglais, ndt), nous fait face. Il est peint d’épais caractères noirs et une épaisse couche de cire rouge est marquée du sceau du Guizer Jarl. À la tête du Bill figure en larges lettres fleuries le mot « proclamation ». Les organisateurs y affichent toutes les informations concernant les événements du jour, mais également des plaisanteries sur les habitants. Ces histoires sont collectées durant l’année par un « comité des blagues » spécialement formé. Lorsqu’un incident, suffisamment grotesque ou embarrassant, se produit, il est conservé pour être affiché sur « le Bill ». Le comité se réunit ensuite le soir précédent le festival et peint les proclamations à la main. « Certaines personnes ont été très offensées par les histoires qui sont affichées ici », me confie la dame en pouffant. « Il y a eu des vendettas. » De l’autre côté de la ville, le défilé de l’escouade du Jarl est sur le point de commencer. Malgré le temps, les gens sont sortis voir les premières parades. De jeunes enfants portant autant de couches qu’un oignon chancèlent sous le poids de leur vêtements. Des ados moyennement intéressés jettent des regards à travers leurs capuches resserrées et leurs franges mouillées. De vieux messieurs sourient doucement en se remémorant des souvenirs. Des pères très fiers se tiennent derrière leurs fils, jetant des regards complices à d’autres parents tout aussi fiers de leurs enfants. Partout, les habitants se remémorent pourquoi ce jour est si important pour eux.
Petit à petit, l’escouade commence à se matérialiser. Les habitants voient les vikings pour la première fois, leurs costumes ayant étés gardés secrets durant deux ans. Certains arrivent habillés de tuniques brunes et de chemises vert émeraude alors que d’autres portent de lourdes vestes noires. Certains brandissent haches et épées, d’autres de longues lances ouvragées. La plupart arborent d’épaisses barbes et de larges sourires, encouragés par le whisky. On voit également des enfants, des garçons de huit à quinze ans, blottis derrière leurs pères et leurs grands-pères. À leur tête se trouve le Guizer Jarl, un ingénieur de 52 ans du nom de Neil Robertson. Aujourd’hui, il est le roi Olav Haraldsson de Norvège, la figure historique nordique qu’il a choisi. Il porte un casque chromé orné de deux ailes de corbeau s’élevant de chaque côté, une armure lustrée et un large ceinturon. Sur son petit bouclier argenté est gravé un corbeau. Robertson se tourne vers ses hommes et la foule sourit nerveusement. Il pousse un cri rauque et son escouade lui répond avec un rugissement. Il brandit sa hache et son escouade l’imite. Puis, il hoche la tête d’un air décidé et se met en marche ; dans son dos, des cornemuses entonnent leur complainte. Bien que Robertson a défilé pour la première fois avec une escouade alors qu’il avait neuf ans, et qu’il a participé depuis à presque tous les Up Helly Aa, c’est tout nouveau pour lui. Stephen Grant se souvient à quel point toute cette expérience lui a paru irréelle : « Ça a l’air de sortir de nulle part, les gens crient ton nom dans les rues. » David Nicolson, Jarl en 2012, décrit cela comme une sensation inexplicable : « C’est un peu comme essayer d’expliquer le fait de devenir parent à quelqu’un qui n’a pas d’enfants. À moins d’être passé par là, tu ne peux pas vraiment savoir ce que cela fait. » Alan Anderson, Jarl en 1971, est plus équivoque : il dit qu’être Jarl a été la meilleure expérience de sa vie. Le Jarl Squad parade dans toute la ville. Ils visitent les écoles, les maisons de vétérans et de vieillards, et défilent dans presque toutes les rues de Lerwick. Partout où ils vont, ils sont accueillis par des acclamations et encouragements.
Le festival du feu
Arrivé à la fin du défilé matinal de l’escouade, la ville s’est comme arrêtée. Près du front de mer, des ruelles vides serpentent au coin de maisons battues par le vent et de boutiques aux rideaux baissés. Il fait de nouveau nuit. Les lumières des maisons se reflètent sur les pavés crasseux et ruisselants, les lumières des bus n’éclairent aucun voyageur. Dans la partie nouvelle de la ville, faite d’élégantes villas victoriennes aux jardins bien entretenus, les fonctionnaires de la ville installent des barrières et bloquent les routes. Peu à peu, vers 18 heures, les premiers signes de festivité sortent de l’obscurité de la nuit. Deux hommes plutôt âgés descendent la colline en se partageant une flasque plus ou moins discrètement, comme des adolescents. Ils portent de larges sourires sur leurs visages noueux, essoufflés et la voix abimée par le tabac. L’un d’eux commence à chanter un air local alors que l’autre bouge ses mains à la manière d’un chef d’orchestre. « L’Up Helly Aa, c’est quand même un grand jour », dit l’un. « Ouep », répond l’autre d’une voix empâtée. « C’est une bonne vieille excuse pour boire et faire la fête. »
Comme me le dit Robina Barton, pour la plupart des Shetlandais, « l’Up Helly Aa est une occasion de faire la fête ». L’idée est de s’amuser et de célébrer la vie de l’île. Bien que la presse s’attarde beaucoup dessus, la préservation et la célébration de l’identité nordique de l’île est beaucoup moins une priorité. Alors qu’aujourd’hui l’image du festival est centrée sur les vikings, dans les années 1840, l’Up Helly Aa était un fourneau de tonneaux de goudron enflammés et de beuverie braillarde. Les tonneaux enflammés partaient de chaque coin de la ville et se rejoignaient en son centre dans de gigantesques explosions. Aucun viking à l’horizon. Même en 1881, après que les explosions de tonneaux furent interdites et que les habitants organisèrent la première procession de torches dans Lerwick, il n’existait aucune référence à la mythologie nordique. C’est seulement à partir de la fin des années 1880 que des éléments nordiques commencèrent à apparaître dans le festival. À cette époque, beaucoup de Shetlandais se sentaient opprimés et exploités par les Écossais qui possédaient leur terre, estimant que ceux-ci s’étaient accaparés les terrains locaux grâce à des lois foncières écrites presque trois siècles auparavant. Les Écossais représentaient une culture et une manière de gouverner qui ne représentaient pas les îles. Cependant, les vikings avaient quitté l’île depuis près de 500 ans et, selon l’historien local Brydon Leslie, on ne connaissait pas grand-chose voire absolument rien d’eux. Les Shetlandais savaient qu’ils n’étaient pas écossais, mais à part cela ils ne pouvaient être sûrs de rien. Plus loin encore, l’Angleterre vivait une renaissance romantique, avec à sa tête la littérature de Sir Walter Scott. L’une de ses nouvelles, « Le Pirate », dont l’action se déroule sur les îles Orkney et Shetland, a ravivé, à tort mais avec beaucoup de réalisme, le passé nordique des îles. S’appropriant ce renouveau nordique, des intellectuels locaux cherchant à cristalliser l’identité des îles y ont diffusé ces idées. Très vite, sous l’influence de l’historien local J.J. Haldane Burgess, la mythologie nordique devint part de l’Up Helly Aa. Le navire enflammé fut introduit en 1889, le Guizer Jarl en 1906 et le premier Jarl Squad peu après la fin de la Première Guerre mondiale.
Cependant, le regain d’intérêt pour les vikings arriva peu après à un point de saturation. Lorsque dans les années 1930 quelques-uns des derniers enthousiastes de la culture nordique commencèrent à reprocher au Conseil de l’Up Helly Aa d’autoriser les guizers à choisir des costumes fantaisistes plutôt que des tuniques vikings, Charles Manson, le secrétaire du Conseil, protesta vigoureusement. Il affirma que c’était l’enthousiasme des guizers qui permettait de faire vivre l’esprit de l’Up Helly Aa, qu’ils fussent habillés en vikings ou en danseuses, et non pas la mythologie nordique. Afin d’appuyer ses propos, durant le festival de cette année-là, une photo de deux vikings pour le moins efféminés apparut sur le Bill. « L’élément viking est un aspect sur lequel les passionnés de culture nordique aiment jouer », dit Brydon Leslie. « Ils aiment parler de l’identité des Shetland, notre héritage nordique, et prétendre que le Up Helly Aa est principalement un festival viking, mais je connais chacun des membres de l’Up Helly Aa, et même s’ils sont impliqués à 100 % dans le Up Helly Aa, cela ne veut pas forcément dire qu’ils s’intéressent aux vikings. » Des personnages Lego, des souris, des Power Rangers, des ninjas, des Tortues Ninja, des danseuses orientales, des travestis et des pingouins se tiennent tous ensemble en longues files. Ils blaguent et se bousculent, grognent et rotent, attendant impatiemment qu’arrivent les vikings. Ils portent dans leurs mains des torches éteintes d’un mètre de haut, imbibées de paraffine. Plus bas dans la rue se trouve un drakkar viking à fond plat de près de dix mètres de long. Sa proue courbée comme le cou d’un cygne forme une large tête de dragon et sa poupe est enroulée en une queue serpentine. Connu des habitants sous le surnom de « la galère », le navire est construit par des artisans et des volontaires sur une période de quatre mois et possède chaque année la même forme de base.
Quand toutes les torches sont allumées, le drakkar met les voiles pour le Valhalla.
« Elle est belle, mais elle est faite pour brûler », dit un habitant qui se tient près de moi. De l’ouest arrive le son des cornemuses et les guizers se raidissent, attentifs. Le Jarl fend leurs rangs et grimpe à bord de son navire. Ses hommes se postent autour, leurs regards graves perdus dans la nuit. Le Jarl donne un signe de tête et une fusée s’élève dans le ciel. Puis, tout devient noir et quelques 5 000 spectateurs tombent dans un silence entrecoupé de murmures enthousiastes. Des gendarmes, tenant des fusées de détresse sifflantes, vont de guizer en guizer allumer les torches. Des feux d’artifice crissent et explosent au-dessus des têtes. Sur une scène surélevée, une fanfare joue l’hymne de l’Up Helly Aa, et les voix rauques des guizers s’y joignent : « Sur des mers lointaines, leurs proues-dragons s’en sont allées étinceler à l’horizon, la tempête obscurcit leurs pavillons, et leur musique, le son de l’océan… » Quand toutes les torches sont allumées, le drakkar met les voiles pour le Valhalla. Les porte-flambeaux descendent de Hillhead pour se déverser sur la route en un torrent ardent. Il ondule et s’enroule comme un dragon chinois embrasé, alors qu’il progresse vers le sud le long de St. Olaf Street et descend par Prince Alfred Street. La chaleur échauffe la peau et l’odeur de la paraffine pique les yeux. Les appareils photos crépitent, les guizers crient et le drakkar, voyageant dans la direction opposée, fend la mer de feu comme un spectre. Peu à peu, la procession emplit George V Park, encerclant son enceinte. Dans le parc, toujours à la proue de son drakkar, se tient Neil Robertson, levant sa hache pour demander le silence. Le moment est arrivé. Il demande trois acclamations pour ceux qui ont construit le bateau, trois pour ceux qui ont fabriqué les torches, et enfin trois pour tout le Up Helly Aa. La foule gronde, brandissant ses torches comme des soldats lors d’un rassemblement militaire.
Puis, alors que les guizers acclament le Jarl en retour, Robertson descend du bateau et s’avance dans le noir. Un clairon retentit. Tout d’abord, ce sont des hochements de tête. Ceux-ci deviennent des murmures excités, se muant eux-mêmes des grondements. Le premier homme s’avance et lance sa torche sur le pont du bateau. Le deuxième le suit. Puis, dans une pluie d’arcs enflammés, un milliers d’autres font de même. Le feu embrase la voilure et le cordage et s’échappe par la bouche du dragon. Le bois craque et grince. La foule vrombit. En seulement quelques minutes, le drakkar brûle vivement. À quelques mètres de là, Robertson observe le mât s’effondrer sur les entrailles du bateau. La lumière tremblotante obscurcit son visage. La fête n’est pas terminée. À travers la ville, on prépare les repas et on nettoie les halls pour l’arrivée des escouades. Mais pour le Jarl, l’excitation est obscurcie par l’incrédulité. Quinze années sont définitivement passées.
Traduit de l’anglais par Myriam Vlot d’après l’article « Shetland Burning », paru dans Roads and Kingdoms. Couverture : Le festival du feu, par David Gifford.