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Assise sur un lit d’hôpital, Sheila bat des paupières. Après lui avoir retiré le bandage qui couvraitson œil gauche, un médecin en blouse verte en approche une lentille. « Ça va vous donner une idée de ce que vous allez finalement voir », promet-il. La Britannique aux cheveux auburn et frisés est stupéfaite. À travers le monocle, elle distingue clairement « quelque chose de vert ». Dans un vif mouvement d’excitation, son regard balaye ensuite toute la pièce afin de considérer ceux qui l’accompagnent. Pour la première fois, elle peut observer distinctement Don, son mari et Emma, la chienne qui lui sert de guide.
Des années plus tard, Sheila promène le même regard bienveillant sur l’herbe, verte elle aussi, d’un parc du nord de l’Angleterre. Elle surveille ses deux labradors retrievers. Depuis son opération des yeux, en 1975, cette femme malvoyante de naissance savoure avec gourmandise les nuances de leur poil, qu’ils ont tous deux chocolat. Son ancien guide, Emma, a maintenant 16 ans. Aujourd’hui, c’est son tour d’avoir besoin d’aide, après qu’elle a perdu la vue. Alors qu’elle foule le gazon avec prudence, se repérant à l’aide de sa truffe, le chiot, Bracken, l’attend pour avancer. Malgré le manque de lumière, ces trois-là ont parcouru du chemin ensemble.
Emma
Depuis sa naissance en 1946 à Beeston, dans le nord de l’Angleterre, Sheila est atteinte de cataracte congénitale, une maladie héritée de son père. Son cristallin est opaque et empêche la lumière de le traverser pour atteindre la rétine, ce qui provoque des troubles de la vision. Jusqu’à ses sept ans, les images sont vagues, les couleurs floues, mais elle est alors persuadée que tout le monde perçoit le monde à sa manière. Petit à petit, sa vue se dégrade. À l’école, elle doit s’approcher du tableau car elle ne voit pas plus loin que son bureau. « J’étais dans une école ordinaire, et je voulais y rester. Dans les années 1950, les personnes malvoyantes étaient envoyées dans des classes spécialisées, mais heureusement, mes parents s’y opposaient », explique-t-elle d’une voix posée. Son père avait étudié dans une école pour personnes malvoyantes. Aveugles ou non, tous apprenaient à lire directement en braille et on n’encourageait pas les personnes malvoyantes à développer leur vue.
À l’adolescence, elle peut seulement distinguer la lumière de l’obscurité. « Même dans mes rêves, les gens n’avaient pas de visage », raconte-t-elle, « ce n’étaient que des formes dans le brouillard. » Bien qu’elle ait toujours réclamé un chien à ses parents, elle n’a encore jamais pensé à en faire son guide. Ils finissent par accepter lorsqu’à 14 ans, elle obtient son premier emploi. En parallèle de sescours, la jeune fille distribue des journaux, ce qui lui permet de gagner un peu d’argent pour s’occuper de sa nouvelle compagne, Peggy, un boxer de sept mois. Cinq ans plus tard, elle termine l’école et commence à travailler comme standardiste. « Quelqu’un — je ne me souviens plus qui — m’a demandé pourquoi je ne prenais pas un chien guide. J’ai réalisé que je pouvais en avoir un, alors j’ai lancé les démarches. »
En Grande-Bretagne, les premiers chiens guides d’aveugles sont dressés dans les années 1930 sur le modèle développé par les Allemands au sortir de la Première Guerre mondiale, pour s’occuper des invalides de guerre. La princesse Elizabeth en fait d’ailleurs cadeau à un soldat sud-africain en 1948. La technique se diffuse en France après 1950. Un ouvrier du textile de Roubaix, Paul Corteville, élève à l’intention d’un ami malvoyant une chienne prénommée Dickie. Il fonde ensuite l’association Chiens guides de France en 1958. Des labradors, bergers allemands et golden retrievers y sont sélectionnés pour leur grande sociabilité.
Pour trouver le compagnon idéal, Sheila doit passer une série de tests, afin de déterminer sa taille, son degré d’autonomie ou encore la vitesse à laquelle elle marche. Elle est ensuite inscrite sur une liste d’attente mais, pendant un mois, elle se rend chaque jour à l’école de chiens guides. Avec quatre autres personnes malvoyantes, la jeune femme s’entraîne à marcher avec le chien, à lui donner des ordres et à lui faire confiance. Finalement, le dresseur du centre lui annonce lanouvelle qu’elle attendait tant : il lui apportera son chien très bientôt.
Le jour venu, la jeune Sheila patiente dans sa chambre, un peu anxieuse. Soudain, le dresseur ouvre la porte et annonce : « Voici votre chienne et elle se nomme Emma. » Sheila l’appelle. Le jeune labrador retriever chocolat saute sur le lit et salue de lèches sa nouvelle maîtresse. « C’était formidable, absolument fantastique », se remémore-t-elle pleine d’émotions. « À ce moment-là, j’ai pensé : ‘J’espère qu’on sera amies.’ » Une longue amitié vient en effet de naître entre Sheila et Emma. Elle sera sa chienne guide pendant presque dix ans.
De deux à six jambes
Emma devient la guide de Sheila au quotidien et apprend rapidement le trajet de la maison jusqu’au bureau. Un premier bus les dépose à Nottingham. De là, elles traversent une rue, unsquare, tournent à droite et marchent quelques mètres pour atteindre l’arrêt du deuxième bus, qui les emmène sur le lieu de travail de Sheila. « Un vrai périple ! » commente-t-elle. Tous les jours, Emma répète méthodiquement l’itinéraire qu’on lui a appris. Au bout d’une semaine, en descendant du bus, au niveau du passage piéton, Emma refuse de traverser. « J’écoutais la circulation tandis qu’elle la voyait. Je me suis dit qu’il devait encore y avoir des voitures sur la route. Quand je n’ai plus rien entendu, je lui ai demandé de traverser », rapporte Sheila.
Mais la chienne refuse de nouveau. Elle tourne à droite, continue quelques mètres, prend une autre rue à gauche, traverse, tourne une deuxième fois à gauche et s’assoit. Sa maîtresse est complètement perdue. Elle entend des voix autour d’elle. Au hasard, elle demande : « Excusez- moi, pouvez-vous m’indiquer où se trouve l’arrêt de bus ? » Quelqu’un lui répond : « Votre chien est assis au pied du poteau. » Sheila rit : « J’ai réalisé qu’elle en avait marre de faire tous les jours le même parcours et qu’elle a donc cherché une nouvelle route pour arriver à l’arrêt de bus chaque matin. Elle avait un sacré sens de l’humour ! »
Humour et intelligence sont les principales qualités d’Emma selon sa maîtresse. La chienne a appris les noms des boutiques. Sheila peut lui demander d’aller à la banque, ou au supermarché et elle l’y emmène directement. Elles se rendent en ville presque tous les jours. La chienne marche devant, elle frôle les pavés d’un pas rapide. Derrière, Sheila suit son rythme. Un jour, elle lui demande de la conduire à la pharmacie. Emma obéit, elle y mène sa maîtresse, lui frayant un chemin au milieu de la foule. Arrivée devant le bâtiment, Sheila pousse la porte, mais celle-ci reste fermée. « Tu es sûre qu’on est à la pharmacie ? » demande-t-elle. La chienne traverse la route et l’emmène dans un autre magasin. L’odeur des médicaments mélangée à celle des huiles essentielles emplit les narines de Sheila. Une femme s’approche d’elle et la félicite : « Votre chien est brillant ! Nous avons déménagé ici. Nous l’avons vue, elle a réussi à lire l’affiche qu’on a accrochée sur la fenêtre. »
« Emma était très intelligente », analyse Sheila. « Bien sûr, elle ne pouvait pas lire, mais elle a senti le parfum de la pharmacie pour m’y emmener. Dans les années 60 et 70, les gens ne réalisaient pas à quel point les chiens étaient intelligents. On commence seulement à s’en rendre compte aujourd’hui. Ils sont capables d’apprendre des tas de choses. » En 1966, les psychologues américains Beatrix et Allen Gardner commencent à éduquer des chimpanzés comme leurs propres enfants. Très vite, ils découvrent que le langage n’est pas une fonction purement humaine, contrairement à ce que René Descartes soutenait. Leurs recherches poussent d’autres scientifiques à s’intéresser à la communication animale.
Le psychologue américain Stanley Coren compile les connaissances sur L’Intelligence des chiensdans une somme de 300 pages publiée en 1994. « La plupart des livres de l’époque ne parlait pas de leurs capacités mentales », pointe-t-il. En parallèle, une équipe de l’institut Max Planck, en Allemagne, parvient à inculquer 200 mots différents à Rico. Ce colley s’avère capable d’associer une idée à un son. Et en septembre 2016, une analyse IRM de 13 chiens publiée par la revue Sciencemontre que l’hémisphère gauche de leur cerveau réagit aux mots un peu à la façon de celui des hommes. « Ils combinent les sens des mots avec les intonations pour arriver à une représentation de la signification », s’étonne le chercheur Attila Andics qui a pris part à l’expérience.
Mais surtout, selon Sheila, les chiens offrent « ce qu’il y a de plus important au monde, une certaine liberté. « Avec Emma », ajoute-t-elle, « je pouvais faire ce que je voulais, aller où j’avais envie d’aller. » C’est également grâce à elle qu’elle rencontre son mari. Un programme conçu spécialement pour les personnes malvoyantes passait chaque semaine sur une station de radio locale, Radio Nottingham. Lors des journées portes ouvertes, George Miller, responsable du programme, invite Sheila. Il y a aussi convié Don, un ami à lui. Un coup de foudre et un mariage plus tard, Sheila en est persuadée : tout ce qu’elle a pu faire dans sa vie, c’est grâce à Emma. Grâceà Emma, certes, mais également à la confiance que Sheila lui a accordée.
« Je pense que c’est parce que j’avais une totale confiance en elle que notre relation s’est intensifiée avec le temps », détaille Sheila. « Nous ne formions plus qu’un, c’est comme si j’avais six jambes. » Pour Sheila, impossible de travailler avec un chien si on ne lui fait pas entièrement confiance.Emma l’a ainsi guidée pendant neuf belles années, jusqu’à ce qu’elle retrouve partiellement la vue.
Nouvelle vue
En 1975, Sheila se fait opérer de la cataracte. Le procédé qui vise à lui rendre la vue pourrait aussi bien la lui faire perdre totalement. Elle se rend à l’hôpital deux jours avant, la boule au ventre. C’est la première fois qu’elle se sépare aussi longtemps d’Emma, mais Don a assuré qu’il s’occuperait bien d’elle. « Bonne chance », lance-t-il à Sheila avant de la quitter. « Je vais en avoir besoin », lui répond-elle. Une infirmière vient la chercher et l’emmène dans sa chambre. Pendant deux jours, elle se repose, s’entretient régulièrement avec le chirurgien, et Don vient lui rendre visite à plusieurs reprises. Le vendredi matin, sa peur s’est totalement dissipée. Elle se réveille avec l’impression que « quelque chose de vraiment important va se passer. » L’opération ce jour-là est un succès et Sheila retrouve partiellement la vue. Un an passe, elle tombe enceinte et quitte son poste de standardiste. Après la naissance de sa fille Kerensa, elle peut enfin exercer le métier dont elle a toujours rêvé : dresseuse de chiens. Et Emma, désormais heureuse retraitée – est alors devenue son animal de compagnie.
En 1978, elle raconte leur histoire dans son livre, Emma and I, qui sera adapté au cinéma quelques années plus tard. « C’était un véritable succès, j’étais invitée dans tout le pays pour parler à la radio et à la télévision », affirme-t-elle. « Tous les gens qui avaient vu Emma à la télé la reconnaissaient. Ils nous arrêtaient dans la rue pour lui parler. Alors que quand je sortais sans Emma, personne ne me reconnaissait. » Elle publie six autres livres par la suite, dans lesquels elle parle toujours d’Emma et de son amour pour les chiens.
Sheila adopte ensuite un autre chiot labrador, une petite femelle, de la même couleur qu’Emma. Elle l’appelle Bracken. Au bout de quelques années, Sheila se retrouve entourée de six chiens. Emma reste longtemps une chienne très active, elle fait de longues promenades tous les jours. Mais quand elle atteint l’âge canonique de seize ans — ce qui est rare pour un chien — elle perd la vue. « Les chiens ne gèrent pas comme nous le handicap, ils l’acceptent », observe Sheila. Emma n’avait pas de problème pour se repérer car elle utilisait son odorat très développé. En outre, celle qui avait été une guide d’aveugle toute sa vie était désormais guidée à son tour. « Bracken l’accompagnait toujours quand elle allait dehors. Dès qu’elle sortait dans le jardin, il la suivait, au parc il restait en permanence près d’elle. C’était comme s’il sentait qu’elle ne pouvait plus voir », se souvient Sheila. Un matin, Emma ne s’est pas réveillée. Elle avait 17 ans. « C’était comme perdre une personne », décrit Sheila. Plus de trente ans après, la chienne lui manque encore.
Le sourire aux lèvres, toujours, tout habillée de blanc, Sheila est assise sur un tronçon d’arbre. Elle est entourée de deux chiens noir et marron, posés sur l’herbe verte fraichement coupée. Leur poil lustré brille au soleil. Elle leur apprend à se coucher, marcher au pied. À 72 ans, elle continue à dresser des chiens. En se rendant elle-même à des cours de dressage, elle a réalisé que certains ne traitaient pas bien leurs animaux. Pourtant elle savait bien que ces derniers étaient capables d’apprendre tellement de choses. Elle a donc décidé de donner ses propres leçons. C’est ainsi que Sheila a commencé à éduquer des chiots et corriger des chiens au comportement difficile. Elle entraîne aussi des chiens pour les personnes atteintes d’un handicap depuis le décès d’Emma, au sein de la Sheila Hocken’s dog training school. La voix enjouée, elle dit adorer ce qu’elle fait.
Aujourd’hui, elle n’a plus qu’un chien et un chat siamois. « Mon âge ne me permet pas d’avoir autant d’animaux qu’avant », justifie-t-elle. Dans une grande maison à colombages, elle a aussi installé cinq boxes de sept à dix mètres carrés, entourés de bois et de grillage. À l’intérieur, une ribambelle de gamelles et de jouets traîne un peu partout. Elle y accueille des chats en pension lorsque leurs maîtres partent en vacances. « J’ai vécu une vie merveilleuse, entourée de chats et de chiens », conclut-elle d’une voix chantante. Par son travail, Sheila n’a de cesse de rendre auxanimaux ce qu’ils lui ont apporté.
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