Le fils de Tikrit

Tumooh (L’ambition)

« Les Irakiens savaient qu’ils avaient le potentiel, mais ils ne savaient pas comment réunir ce potentiel. Leurs dirigeants n’ont pas pris les responsabilités inhérentes à ce potentiel. Le chef et le guide capable de remettre ce potentiel sur le droit chemin ne s’est pas encore distingué des autres. Même lorsque certains ont découvert ce potentiel, ils n’ont pas su quoi en faire. De même qu’ils n’ont pas su le diriger là où il aurait dû l’être, afin de lui permettre de muer en une action efficace qui aurait pu faire vibrer la vie et remplir les cœurs de joie. » — Saddam Hussein, dans un discours au peuple irakien du 17 juillet 2000. Dans le village de Saddam, al-Awja, juste au nord de Tikrit, au centre-nord de l’Irak, son clan vivait dans des maisons faites de briques de boue aux toitures en bois plates et recouvertes de boue. La terre est aride, et les familles gagnent tout juste leur vie en cultivant du blé et des légumes. Le clan de Saddam s’appelait al-Khatab ; la violence et l’intelligence avaient fait la notoriété de ses membres. Ils étaient perçus par certains comme des escrocs et des voleurs, se souvient Salah Omar al-Ali, qui a grandi à Tikrit et n’a bien connu Saddam que plus tard dans la vie. Ceux qui continuent à le soutenir voient sans doute en lui un nouveau Saladin, un grand dirigeant panarabe, tandis que ses ennemis voient probablement en lui un nouveau Staline, un cruel dictateur. Mais aux yeux d’al-Ali, Saddam ne sera jamais qu’un al-Khatab, qui ne fait que se comporter selon son schéma familial mais à une échelle plus large, bien plus large.

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Le palais de Saddam à Tikrit

En janvier dernier, al-Ali m’a servi une tasse de thé dans sa maison de la banlieue de Londres. Il est élégant, frêle, grisonnant et pâle ; c’est un homme à la dignité discrète et aux manières impeccables qui fait lorsqu’il s’exprime des gestes délicats de ses mains aux longs doigts. Il était ministre de l’Information en Irak lorsque, en 1969, Saddam (qui détenait véritablement le pouvoir au sein du parti dirigeant) annonça, en partie pour montrer son mécontentement à propos des défaites arabes pendant la guerre des Six Jours, qu’un complot sioniste avait été découvert, et fit pendre en public quatorze comploteurs présumés (parmi lesquels neufs Juifs d’Irak). Leurs corps pendus furent exhibés sur la place de la Libération à Bagdad pendant plus d’une journée. Al-Ali défendit cette atrocité dans son propre pays et face au reste du monde. Aujourd’hui, il fait juste partie des nombreux anciens dignitaires du gouvernement irakien qui se sont exilés ou expatriés. Il n’est plus qu’un ancien socialiste ayant servi le parti révolutionnaire et panarabe qu’était le parti Baas, ainsi que les intérêts de Saddam jusqu’à ce qu’il se brouille avec le Grand Oncle. Al-Ali aimerait nous faire croire que c’est sa conscience qui l’a conduit à l’exil, mais on peut suspecter qu’il s’est peu soucié des droits de l’homme dans sa vie. Sur sa main, il m’a montré les points tatoués qui se sont estompés – et qui ont probablement été appliqués là par les mêmes habitants de Tikri que ceux qui ont tatoué Saddam. Bien qu’al-Ali ait été en relation avec la famille al-Khatab, ce n’est qu’au milieu des années 1960, lorsqu’ils étaient tous deux des révolutionnaires socialistes complotant pour renverser le gouvernement vacillant du général Abd al-Rahman Arif, qu’il a rencontré Saddam en personne. Saddam était alors un grand jeune homme mince à la chevelure noire, épaisse et frisée. Il venait de s’échapper de prison, après avoir été capturé pour avoir tenté d’assassiner le prédécesseur d’Arif. La tentative d’assassinat, l’arrestation, l’emprisonnement – tout cela avait contribué à attirer Saddam vers la révolution. Sa personnalité, fascinante, en réunissait plusieurs : il avait non seulement une poigne de fer qui lui permettait de se faire respecter par les voyous qui faisait le sale travail du parti Baas, mais il se distinguait aussi par son niveau d’instruction et une élocution remarquable, ainsi que par ce qui passait à l’époque pour de l’ouverture d’esprit. C’était un homme d’action qui comprenait aussi la politique ; c’était un dirigeant né qui pouvait faire entrer l’Irak dans une nouvelle ère. Al-Ali avait rencontré le jeune fugitif dans un café près de l’université de Bagdad. Saddam était arrivé dans une Coccinelle Volkswagen et était sorti de la voiture vêtu d’un costume gris bien taillé. Pour les deux hommes, il s’agissait d’une période exaltante. Un parfum entêtant de changement était dans l’air, et les perspectives qui s’ouvraient pour leur parti semblaient bonnes. Saddam était heureux de rencontrer un compatriote de Tikri. « Il m’a écouté pendant un long moment, se souvient al-Ali. Nous avons parlé des plans pour le parti, de son organisation nationale. Les problèmes étaient complexes, mais il les comprenait très bien. Il était sérieux, et il a relevé un certain nombre de mes suggestions. Il m’a impressionné. »

Le parti s’empara du pouvoir en 1968, et Saddam prit véritablement les rênes en se cachant derrière son cousin Ahmad Hassan al-Bakr, président du nouveau Conseil de Commandement de la Révolution. Al-Ali était membre de ce conseil. Il était responsable de la partie centre-nord de l’Irak, y compris de son village natal. C’est à Tikrit qu’il commença à voir à l’œuvre le plan plus vaste qu’avait imaginé Saddam. Les membres de la famille de Saddam à al-Awja, revendiquant leur affiliation à la nouvelle étoile montante du parti, s’emparaient des fermes en expropriant les gens. C’est ainsi que cela fonctionnait dans les villages. Si une famille avait de la chance, elle produisait un homme fort, un patriarche qui, par l’usage de la ruse, de la force ou de la violence, parvenait à accumuler des richesses pour son clan. Saddam était à présent un homme fort, et sa famille se manifestait pour récupérer sa part du butin. Cette manière d’agir appartenait à un autre âge.

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Ahmad Hassan al-Bakr
Le cousin de Saddam Hussein

La philosophie du parti Baas était bien plus égalitaire. Elle insistait sur la nécessité de travailler avec les Arabes d’autres pays pour reconstruire toute la région, de partager les propriétés et les richesses, et de se mettre en quête d’une vie meilleure pour tous. Dans ce contexte politique, la famille de Saddam était un anachronisme. Les dirigeants locaux du pays s’en plaignirent amèrement, et al-Ali se fit le relais de ces plaintes auprès de son jeune et puissant ami. « C’est une broutille, dit Saddam. Ce sont des gens simples. Ils ne comprennent pas l’étendue de nos objectifs. Je vais m’en occuper. » Deux, trois, quatre fois, al-Ali revint vers Saddam, car le problème n’était pas résolu. À chaque fois, c’était la même rengaine : « Je vais m’en occuper. » Al-Ali finit par comprendre que la famille al-Khatab faisait exactement ce que Saddam voulait qu’elle fasse : ce jeune villageois qui semblait moderne et éduqué n’avait pas pour premier but d’aider le parti à atteindre ses objectifs idéalistes, il était en train d’utiliser cette structure de pouvoir pour parvenir à ses fins. Al-Ali réalisa brutalement que les costumes élégants, les goûts raffinés, les manières civilisées et la rhétorique socialiste n’étaient guère qu’une façade. La véritable histoire de Saddam était contenue dans le tatouage qui figurait sur sa main droite. C’était un vrai fils de Tikrit, un al-Khatab rusé, et il était à présent bien plus que le patriarche du clan.

 Les 60 traîtres

Saddam avait bien gravi les échelons du parti lentement et sournoisement, mais lorsqu’il se décida à s’emparer du pouvoir, il le fit de manière très ouverte. Il était alors vice-président du Conseil de Commandement de la Révolution, et en tant que vice-président de l’Irak, il prévoyait de parvenir aux positions supérieures dans le respect de la procédure. Toutefois, certains membres haut placés du parti, qui avaient été proches de lui pendant des années, en avaient décidé autrement. Plutôt que de lui confier tout simplement les rênes du parti, ils avaient commencé à préconiser la tenue d’élections au sein de leur formation. Alors Saddam prit des mesures. Il mit en scène son accession au pouvoir de manière théâtrale. Le 18 juillet 1979, il convia tous les membres du Conseil de Commandement de la Révolution, ainsi que des centaines d’autres dirigeants du parti, dans une grande salle de conférence à Bagdad. Il fit venir des caméras au fond de la salle pour enregistrer l’événement pour la postérité. Vêtu de son uniforme militaire, il se dirigea lentement vers le pupitre et se posta derrière deux microphones en agitant son cigare. Son corps ainsi que l’ensemble de son visage semblaient empreints d’une immense tristesse. Il y avait eu une trahison, lâcha-t-il. Une conspiration syrienne. Il y avait des traîtres parmi eux. Puis Saddam s’assit, et Muhyi Abd al-Hussein Mashhadi, le secrétaire général du Conseil de Commandement, apparut de derrière un rideau pour confesser sa propre implication dans le putsch. Il avait été arrêté et torturé en secret plusieurs jours auparavant. À présent, il déversait des dates, des heures, des endroits où les conspirateurs s’étaient réunis. Puis il se mit à donner des noms. À mesure qu’il pointait du doigt, un par un, des individus dans l’assistance, des gardes armés s’emparaient des accusés et les escortaient hors de la salle. Lorsqu’un homme proclama son innocence, Saddam cria : « Itla ! Itla ! » — « Hors d’ici ! Hors d’ici ! ».

Des semaines plus tard, après des procès tenus secrets, Saddam fit scotcher les bouches des accusés afin qu’ils ne puissent tenir de propos embarrassants devant leur peloton d’exécution. Une fois les soixante « traîtres » sortis de la salle, Saddam retourna sur scène et essuya quelques larmes en répétant le nom de ceux qui l’avaient trahi. Certains, dans le public, pleuraient également – peut-être de peur. Cette mise en scène à faire froid dans le dos eut l’effet escompté. Tous les gens présents dans la salle avaient exactement compris comment les choses allaient fonctionner en Irak à compter de ce jour. Le public se leva et commença à applaudir, tout d’abord en petits groupes puis finalement à l’unisson. La séance se termina sous les acclamations et dans les éclats de rire. Les « dirigeants » restants (environ 300 au total) quittèrent la salle ébranlés, reconnaissants de s’être vu épargner le destin de leurs collègues, et certains qu’un seul homme contrôlait désormais la destinée de toute la nation. Des enregistrements vidéo de la purge furent diffusés dans tout le pays. C’était le premier coup d’éclat de Saddam, dans la lignée d’un style auquel le monde allait progressivement s’habituer. Il tend à commettre ses crimes en public, en les entourant d’un voile de patriotisme et en rendant par là-même complices les personnes qui y assistent. La purge qui eut lieu ce jour-là aurait mené à l’exécution d’un tiers du Conseil de Commandement (malgré son numéro sur scène, Mashhadi ne fut pas épargné ; il fut, lui aussi, exécuté). Pendant les quelques semaines qui suivirent, des dizaines d’autres « traîtres » furent visés, y compris des dignitaires, des officiers militaires et des gens qui avaient été dénoncés par des citoyens ordinaires – ils avaient utilisé un numéro de téléphone d’urgence diffusé sur les chaînes de télévision irakiennes. D’après certains membres du Conseil, Saddam aurait ordonné aux membres du cercle restreint du parti de participer à ce bain de sang. ulyces-saddamhussein-08 Tant que Saddam était vice-président, de 1968 à 1979, les objectifs du parti semblaient être les siens. Il s’agissait d’une période relativement faste pour l’Irak, grâce à l’efficacité brutale de Saddam en tant qu’administrateur. Il était l’instigateur d’un projet d’alphabétisation draconien à l’échelle nationale. Des programmes d’apprentissage de la lecture furent mis sur pied dans chaque ville et chaque village, et ceux qui omettaient de s’y rendre étaient passibles de trois ans de prison. Des hommes, des femmes et des enfants assistèrent à ces cours obligatoires, et des centaines de milliers d’Irakiens illettrés apprirent à lire. L’UNESCO décerna une récompense à Saddam. Il y eut aussi d’ambitieuses initiatives pour bâtir des écoles, des routes, des logements publics et des hôpitaux. L’Irak créa un des meilleurs systèmes de santé publique du Moyen-Orient. À cette époque, les accomplissements de Saddam faisaient l’objet d’admiration de la part de l’Occident – avec un bémol toutefois concernant ses méthodes. Après la révolution islamiste en Iran et la prise de l’ambassade américaine à Téhéran en 1979, Saddam apparaissait comme le meilleur espoir d’une modernisation laïque de la région.

Aujourd’hui, tous ces programmes sont de l’histoire ancienne. En l’espace de deux ans, le temps de s’emparer pleinement de tous les pouvoirs, les ambitions de Saddam sont devenues une volonté de conquête, et ses défaites n’ont fait que ruiner la nation. Ses anciens alliés du parti en exil interprètent désormais son soutien aux programmes d’aide sociale comme une tromperie préméditée. Les vastes ambitions pour le peuple irakien étaient celles du parti, disent-ils. Tant qu’il avait besoin du parti, Saddam s’appropriait ses programmes. Mais sa majeure – et unique –  préoccupation était en vérité d’établir son propre pouvoir. « Au début, le parti Baas était composé de l’élite intellectuelle de notre génération », raconte Hamed al-Jubouri, un ancien membre du Conseil de Commandement qui vit désormais à Londres. « Il y avait de nombreux professeurs, des médecins, des économistes et des historiens : c’était véritablement l’élite de la nation. Saddam était charmant et impressionnant. Il semblait être radicalement différent de celui qu’il est devenu par la suite. Il nous a tous roulés. Nous l’avons soutenu parce qu’il nous semblait être le seul à pouvoir contrôler un pays aussi difficile que l’Irak, un peuple aussi difficile que le nôtre. On s’interrogeait à son sujet : comment un homme si jeune, qui était né à la campagne au nord de Bagdad, avait-il pu devenir un dirigeant aussi compétent ? Il semblait doté de capacités à la fois intellectuelles et pratiques. Mais il dissimulait sa véritable personnalité. C’est ce qu’il a fait pendant des années, asseyant son pouvoir avec discrétion, charmant tout le monde et cachant ses véritables instincts. Il est très doué pour dissimuler ses intentions ; c’est peut-être là son plus grand talent. Je me souviens d’avoir entendu son fils Oudaï dire un jour : “La poche droite de la chemise de mon père ignore ce qui se trouve dans sa poche gauche.” » Que veut Saddam ? Aux dires de tous, ce n’est pas l’argent qui l’intéresse. On ne peut en dire de même des autres membres de sa famille. Il est de notoriété publique qu’à l’époque où Saddam entretenait encore de bonnes relations avec l’Occident, sa femme, Sajida, dépensait des millions de dollars dans les boutiques de New York et de Londres. Oudaï conduit des voitures coûteuses et porte des costumes faits sur mesure qu’il a lui-même dessinés. Saddam, quant à lui, n’est pas un hédoniste ; la vie qu’il mène est bien réglée et plutôt sobre. Il semble être davantage intéressé par la célébrité que par l’argent, désirant avant tout qu’on l’admire, qu’on le révère et qu’on se souvienne de lui. Une biographie officielle de dix-neuf volumes constitue une lecture obligatoire pour tous les dignitaires du gouvernement irakien, et Saddam a aussi fait tourner un film de six heures sur sa vie, intitulé Les Longues journées, qui a été monté par Terence Young – plus connu pour avoir réalisé trois James Bond. Saddam a expliqué à son biographe officiel que ce qui l’intéresse, ce n’est pas ce que les gens pensent de lui aujourd’hui, mais seulement ce que les gens penseront de lui dans 500 ans. C’est ainsi simplement de la vanité qui semble être à l’origine de la poursuite tenace et sanglante du pouvoir chez Saddam.

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Une fresque murale à l’effigie du tyran
Crédits : Brian Hillegas

Mais comment la vanité peut-elle être poussée à l’extrême, jusqu’à contraindre un homme à jeter en prison ou à exécuter tous ceux qui le critiquent ou le contrent ? À ériger des statues géantes à son effigie pour orner les espaces publics de son pays ? À faire réaliser des portraits romantiques, parfois de six mètres de haut, représentant le Grand Oncle de la nation en cavalier du désert, en paysan récoltant du blé, en ouvrier du bâtiment en train de porter des sacs de ciment ? À faire en sorte que la télévision, la radio, le cinéma et la presse nationale célèbrent la moindre de ses paroles ou de ses actions ? L’ego peut-il à lui seul expliquer de telles débauches ? Ou bien cela pourrait-il être tout le contraire ? Quel gigantesque manque de confiance en soi et quelle haine de soi exigeraient une telle compensation ? Tout cela, et ne serait-ce que l’ampleur des méfaits du tyran, met la psychanalyse au défi. Ce qui part de l’ego et de l’ambition se mue en mouvement politique. Saddam représente d’abord le parti, puis la nation. D’autres conspirent dans ce processus pour pousser plus avant leurs propres ambitions, de manière désintéressée ou égoïste. Puis le tyran s’en prend à eux. Son culte de la personnalité devient plus qu’une stratégie politique. La répétition de son image dans des poses héroïques ou paternelles, la répétition de son nom, de ses slogans, de ses vertus et de ses accomplissements semble conférer à son pouvoir un air inexorable et incontestable. En fin de compte, on chante ses louanges non par affection ou par admiration, mais par obligation. On doit chanter ses louanges, un point c’est tout.

Tout est clair à présent

En 1989, Saad al-Bazzaz fut convoqué pour rencontrer Saddam. Il était alors rédacteur en chef du plus grand journal quotidien de Bagdad, et se trouvait à la tête du ministère qui supervise toute la programmation télévisuelle et radiophonique irakienne. Al-Bazzaz répondit à l’appel téléphonique dans son bureau. « Le président veut vous demander quelque chose », lui dit le secrétaire de Saddam. Al-Bazzaz ne s’inquiéta pas. C’est un homme de petite taille, un peu corpulent, à la calvitie naissante. Il a la langue bien pendue et porte de grosses lunettes. Il connaît Saddam depuis des années, et a toujours été en odeur de sainteté. La première fois que Saddam avait demandé à le rencontrer remontait à quinze ans de cela, lorsqu’il était vice-président du Conseil de Commandement de la Révolution. Le parti Baas provoquait beaucoup de réactions enthousiastes, et Saddam en était l’étoile montante. À l’époque, al-Bazzaz était un écrivain de 25 ans qui venait de publier son premier recueil de nouvelles et avait aussi écrit des articles pour les journaux de Bagdad. Cette première convocation avait été une surprise. Pourquoi le vice-président voulait-il donc le rencontrer ? Al-Bazzaz avait une piètre opinion des hommes politiques officiels, mais dès qu’ils se rencontrèrent, celui-ci lui parut différent des autres. Saddam dit à al-Bazzaz qu’il avait lu certains de ses articles et qu’ils l’avaient impressionné. Il lui dit qu’il était au courant de la parution de son recueil de nouvelles, et qu’il en avait entendu du bien. Le jeune écrivain s’en trouva flatté. Saddam demanda à al-Bazzaz quels écrivains il admirait, et après l’avoir écouté, lui dit : « Lorsque j’étais en prison, j’ai lu tous les romans d’Ernest Hemingway. J’ai particulièrement aimé Le Vieil homme et la mer. » Al-Bazzaz pensa alors : Voilà quelque chose de nouveau en Irak : un homme politique qui lit de la vraie littérature ! Lors de cette rencontre, Saddam l’assaillit de questions et l’écouta avec attention, comme captivé. Al-Bazzaz trouva que cela aussi était extraordinaire. Mais en 1989 beaucoup de choses avaient changé. Le régime de Saddam avait abandonné depuis longtemps les objectifs idéalistes de ses débuts, et al-Bazzaz ne voyait plus le dictateur comme un homme ouvert d’esprit, cultivé et raffiné. Mais, sous le règne de Saddam, ses affaires personnelles avaient prospéré. Ses responsabilités grandissantes au sein du gouvernement ne lui laissaient plus guère le temps d’écrire, mais il était devenu un homme important en Irak. Il se voyait comme quelqu’un qui avait fait avancer la cause des artistes et des journalistes en tant que force progressiste dans le pays.

Depuis la fin de la guerre avec l’Iran, l’année précédente, la rumeur disait que la mainmise de l’État sur les médias et les arts en Irak allait se relâcher, et al-Bazzaz avait milité en faveur d’un tel changement en toute discrétion. Mais il n’était pas du genre à en faire trop, aussi ne s’inquiétait-il nullement alors qu’il parcourait en voiture les quelques kilomètres qui séparaient son bureau du quartier Tashriya de Bagdad, près de l’ancien bâtiment du Cabinet, où un émissaire du président vint à sa rencontre et lui ordonna d’abandonner sa voiture. L’émissaire conduisit al-Bazzaz en silence jusqu’à une grande demeure qui se dressait à proximité. À l’intérieur, il fut fouillé par des gardes et on le fit asseoir sur un canapé où il attendit trente minutes pendant que des gens faisaient des allées et venues dans le bureau du président. Lorsque vint son tour, on lui remit un bloc-note et un crayon. On lui rappela de ne parler que si Saddam posait une question directe, puis on le fit rentrer dans le bureau. Il était midi. Saddam portait un uniforme militaire. Assis derrière son bureau, le tyran n’esquissa aucun geste vers al-Bazzaz et ne proposa même pas de lui serrer la main. « — Comment allez-vous ? lui demanda Saddam. — Bien, répondit al-Bazzaz. Je suis là pour écouter vos instructions. » Saddam se plaignit d’une comédie égyptienne qui avait été diffusée sur une des chaînes de télévision. « C’est une comédie idiote, et nous devrions pas la montrer à notre peuple. » Al-Bazzaz en prit bonne note. Puis Saddam amena un autre sujet de conversation. Il était d’usage de diffuser quotidiennement à la télévision des poèmes et des chansons écrits pour faire son éloge. Dans les semaines qui venaient de s’écouler, al-Bazzaz avait vivement incité ses producteurs à être plus sélectifs. La plupart du travail était fait par des amateurs – de ridicules vers de mirliton écrits par des poètes sans aucun talent. Son personnel avait été heureux de se plier à ses exigences. Des hymnes à la gloire du président étaient encore diffusés tous les jours, mais pas autant qu’auparavant depuis qu’al-Bazzaz avait changé de stratégie. ulyces-saddamhussein-13-1 « Je crois comprendre, dit Saddam, que vous n’autorisez pas la diffusion de toutes les chansons qui comportent mon nom. » Al-Bazzad fut abasourdi et prit soudain peur. « — Monsieur le président, nous continuons à diffuser les chansons, mais j’ai empêché la diffusion de certaines d’entre elles car elles étaient très mal écrites. Elles étaient vraiment minables ! — Écoutez, interrompit brutalement Saddam d’un air sévère, vous n’êtes pas apte à juger, Saad. — Non, je ne suis pas apte à juger. — Comment pouvez-vous empêcher les gens d’exprimer leurs sentiments envers moi ? » Al-Bazzaz craignit d’être emmené et exécuté. Il sentit son sang se retirer de son visage, et son cœur se mettre à battre la chamade. Le rédacteur en chef ne dit pas un mot. Le crayon se mit à trembler dans sa main. Saddam n’avait même pas élevé la voix. « Non, non, non. Vous n’êtes pas apte à juger ce genre de choses », dit Saddam. Al-Bazzaz continua à acquiescer : « Oui, monsieur », et prit frénétiquement note de chaque mot que prononçait le président. Saddam évoqua ensuite le mouvement en faveur de la liberté de la presse et des arts. « — Il n’y aura aucun assouplissement des contrôles, dit-il. — Oui, monsieur. — Très bien. Est-ce que tout est clair pour vous à présent ? — Oui, monsieur. » Sur ces mots, Saddam congédia al-Bazzaz. Le rédacteur en chef avait sué à grosses gouttes à travers sa chemise et sa veste de sport. Il fut reconduit au bâtiment du Cabinet, puis il reprit sa voiture pour retourner au bureau, où il révoqua immédiatement ses dernières directives. Ce soir-là vit la reprise d’une diffusion intégrale des poèmes et chansons dédiés à Saddam. Retrouvez l’épisode 1 de La maison Hussein, « La famille du tyran ». Lire l’épisode 3 de La maison Hussein, « Par la colère et par le sang ». Lire l’épisode 4 de La maison Hussein, « Armageddon ».


Traduit de l’anglais par Amélie Josselin-Leray d’après l’article « Tales of the Tyrant », paru dans The Atlantic Monthly. Couverture : Saddam Hussein dans les années 1980. Création graphique par Ulyces.