C’est lorsqu’il a vu pour la première fois cette photographie, prise le 2 décembre 1993 sur le toit d’une maison de Medellín, que le journaliste Mark Bowden a décidé d’écrire un livre sur la traque de Pablo Escobar. On y voit des membres du Bloque de Búsqueda, un regroupement de trois unités spéciales créé pour abattre le légendaire trafiquant de drogue colombien, rassemblés autour de son corps ensanglanté comme des chasseurs autour de la dépouille d’un lion. Ces sourires béats marquent la fin de plusieurs années d’une course-poursuite explosive relatée en détails dans Killing Pablo par l’auteur de La Chute du faucon noir.
Lendemain de fête
C’était le jeudi 2 décembre 1993. Lorsque Pablo s’est levé ce jour-là, il était près de midi, son heure habituelle. Il a avalé une assiette de spaghetti avant de retourner s’échouer sur son lit avec son téléphone sans fil. Escobar avait toujours été corpulent mais il avait pris une dizaine de kilos durant sa cavale, qui avaient fait enfler sa bedaine. Cavale n’est peut-être pas le mot idéal pour décrire la situation. Il passait la majeure partie de son temps allongé, à manger, dormir et parler à la radio. Il engageait des prostituées, pour la plupart des adolescentes, afin de passer le temps. Rien de comparable aux orgies somptueuses qui avaient fait sa réputation, mais son argent et sa notoriété lui permettaient encore d’assouvir certains péchés mignons. Pablo avait du mal à rentrer dans ses jeans. Les seuls pantalons à sa taille étaient trop longs d’une bonne quinzaine de centimètres. Il avait dû faire deux ourlets aux jeans bleu clair qu’il portait ce jour-là. Il les avait assortis de tongs et d’un ample polo bleu. Sujet aux maux d’estomac, il subissait peut-être le contrecoup de sa fête d’anniversaire qui avait eu lieu la veille au soir. Il était seul dans la maison avec Limón, cet après-midi-là. Les deux autres personnes qu’il gardait auprès de lui – son coursier, Jaime Rua, et sa tante et cuisinière, Luz Mila – étaient parties après avoir préparé le petit-déjeuner.
À 13 heures, Pablo a tenté plusieurs fois de joindre sa famille en se faisant passer pour un journaliste radio. Hélas, la standardiste de l’hôtel Tequendama lui a signifié – sur les ordres du colonel Martinez – qu’on lui avait interdit de prendre les appels des journalistes. La première fois, il a été mis en attente indéfiniment. La seconde, on lui a demandé de rappeler plus tard. Il a finalement réussi à les avoir à la troisième tentative. Il a brièvement parlé à sa fille Manuela, puis à sa femme Maria Victoria et à son fils.
Maria Victoria sanglotait au téléphone. Elle était déprimée et fataliste. « Si tu savais la gueule de bois que j’ai, ma chérie », a dit Pablo sur un ton détendu. Elle continuait à pleurer. « C’est tellement chiant… Mais bref, qu’est-ce que tu comptes faire ? » « Je ne sais pas. » « Que dis ta mère ? » « C’est comme si elle s’était évanouie dans la nature », a-t-elle répondu, expliquant qu’elle l’avait vue pour la dernière fois vendredi dernier à l’aéroport de Medellín. « Je ne l’ai pas appelée. Elle m’a dit au revoir, et puis… » « Tu ne lui as pas parlé depuis ? » « Non. Ma mère est si nerveuse », a répondu Maria Victoria, lui disant combien les morts survenues ces dernières années avaient presque tué la vieille dame de chagrin.
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Le lieutenant Hugo Martínez, Jr a été réveillé par un coup de téléphone de son père. « Pablo est au téléphone ! » a dit le colonel Martínez. Le lieutenant fatigué s’est habillé en vitesse et s’est dépêché de sortir sur le parking, où les autres hommes se rassemblaient.
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« Qu’est-ce que tu comptes faire ? » a demandé Pablo à sa femme d’une voix douce. « Je ne sais pas… Je vais attendre de voir où ils nous envoient. Ce sera la fin pour nous. » « Non ! »
« Qu’est-ce que ça peut faire ? » a-t-elle sèchement répliqué. « Ne sois pas froide avec moi, sainte mère de Dieu ! » « Et toi ? » « Ahhh. » « Et toi ? » a répété Maria Victoria. « Quoi, moi ? » « Qu’est-ce que tu vas faire ? » « Rien du tout… De quoi as-tu besoin ? » a demandé Pablo. Il ne voulait pas parler de lui. « De rien », a répondu sa femme. « Qu’est-ce que tu veux ? » « Ce que je voudrais ? » a-t-elle commencé d’une voix maussade. « Si tu as besoin de quoi que ce soit, appelle-moi, d’accord ? » « D’accord. » « Tu peux m’appeler maintenant, brièvement. Je ne peux rien dire de plus. Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Je suis resté dans les clous, non ? » « Mais comment tu vas ? Mon Dieu, je ne sais même pas ! » « On doit aller de l’avant. Tu ne dois penser qu’à ça, maintenant que je suis si près de le faire. Non ? » a dit Pablo, suggérant probablement par là qu’il comptait se rendre. « Si », a-t-elle dit sans enthousiasme. « Pense à ton fils et aussi à tout le reste. Ne prends pas de décisions trop rapidement, d’accord ? » « Oui. » « Rappelle ta mère et demande-lui si elle veut que vous veniez ou pas. » « D’accord. » « Et souviens-toi que tu peux me joindre sur mon beeper. » « D’accord. » « Bon. » « Chao », a dit Maria Victoria. « Au revoir », lui a dit son époux. Elle a passé le téléphone à Juan Pablo. Un journaliste avait transmis au fils d’Escobar une liste de questions en vue d’une interview. Lorsque Pablo avait des problèmes, il utilisait souvent les médias colombiens comme tribune pour diffuser ses messages et ses revendications. C’était un moyen de s’attirer les faveurs du peuple.
D’autres fois, lorsqu’il était contrarié par ce qu’ils écrivaient, il lui arrivait d’ordonner la mort de reporters ou d’éditeurs. Juan Pablo voulait que son père le conseille sur la façon dont il devait répondre aux questions. « Écoute bien, c’est un journal très important à Bogotá », a dit Pablo. « Oui, oui. » Pablo a émis l’idée qu’ils pourraient vendre ses réponses à des publications étrangères . Ce serait l’opportunité de faire du lobbying à grande échelle pour qu’un pays accepte d’offrir l’asile à sa famille. Mais pour le moment, il voulait juste entendre les questions. Il rappellerait plus tard pour aider son fils à y répondre. « C’est aussi de la publicité », a dit Pablo. « On va leur expliquer nos raisons et d’autres trucs. Est-ce que tu comprends ? Il faut que ce soit bien fait et bien organisé. » « Oui, oui », a dit Juan Pablo. Puis il a lu la première question : « “Quel que soit le pays, on ne vous accorderait l’asile qu’en échange de la reddition immédiate de votre père. Serait-il disposé à se rendre si vous étiez quelque part en sécurité ?” » « Ensuite. » « La suivante, c’est : “Accepterait-il de se rendre avant que vous ne trouviez refuge à l’étranger ?” » « Continue. » « J’ai parlé avec lui et il m’a dit que s’il y avait des questions auxquelles je ne voulais pas répondre, il n’y avait pas de problème. Et si je veux en ajouter d’autres, il les inclura. » « D’accord. La suivante ? » « “D’après vous, pourquoi plusieurs pays ont-ils refusé d’accueillir votre famille ?” OK ? » « Oui. » « “À quelles ambassades avez-vous demandé de l’aide ?” » « D’accord. » « “Ne pensez-vous pas qu’au vu de la situation de votre père – il est accusé de X crimes, d’assassinat de personnalités publiques, il est considéré comme un des plus puissants trafiquants de drogue du monde…” » Juan Pablo s’est interrompu. « Continue. » « Mais il y en a beaucoup. Environ quarante. » Pablo a dit à son fils qu’il le rappellerait plus tard dans la journée. « J’ai peut-être trouvé le moyen de communiquer par fax », a dit Pablo. « Non », a répondu Juan Pablo, craignant qu’utiliser un fax soit dangereux. « Euh, non ? OK. D’accord. Bonne chance, alors. » Pablo a raccroché.
Le Bloc
Hugo et ses hommes ne s’étaient pas retrouvés à temps pour capter le signal, mais les postes d’écoute de Centra Spike et du Bloque de Búsqueda l’avaient localisé par triangulation à Los Olivos, quartier d’où provenaient également les appels précédents. Ils se sont enfermés dans leurs voitures et ont attendu le prochain appel de Pablo. S’il essayait de répondre à quarante questions, comme il l’avait promis à son fils, il resterait en ligne un bon moment.
« Mon père ne se rendra pas avant que nous trouvions refuge à l’étranger. »
« Il y en a combien ? » a demandé Pablo, s’inquiétant à l’évidence de la durée du coup de fil. Il avait rappelé à trois heures tapantes. « Beaucoup », a répondu Juan Pablo. « Il y a près de quarante questions. » Juan Pablo a commencé à répéter les questions du journaliste. La première lui demandait d’expliquer quoi faire pour que son père accepte de se rendre. Pablo lui a dicté la réponse : « Dis-lui : “Mon père ne se rendra pas sans garanties pour sa sécurité.” » « OK », a dit Juan Pablo. « “Et nous soutenons totalement sa décision.” » « D’accord. » « “Au-delà de toute autre considération.” » « D’acc’. » « “Mon père ne se rendra pas avant que nous trouvions refuge à l’étranger, et tant que la police d’Antioquia…” » « La police et le DAS, ce serait mieux », l’a interrompu Juan Pablo. « Parce que le DAS te recherche aussi. » « C’est seulement la police. »
« Oh, OK. » Pablo a repris : « “Tant que la police d’Antioquia…” » « Ouais. » « Tu as raison, dis plutôt : “Tant que les autorités d’Antioquia…” » « Ouais. » « …continuent à kidnapper… » « Ouais. » « …torturer… » « Ouais. » « …et perpétrer des massacres à Medellín. » « Ça marche. » « OK », a dit Pablo. « La suivante. »
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Hugo a quitté le parking en trombe après que son contact au standard de l’hôtel Tequendama l’a averti que Pablo était en ligne. Ils avaient immédiatement reconnu sa voix au bout du fil, bien qu’il prétendait être journaliste. Le colonel Martínez leur avait donné l’ordre de le faire attendre puis de finir par accepter. Les hommes rassemblés sur le parking ont suivi Hugo. Les autres équipes du Bloque de Búsqueda ont abandonné leurs positions pour les rejoindre. Hugo était en proie à autant d’excitation que de nervosité. Il pouvait sentir les hommes de son père, des guerriers impitoyables, sur ses talons. Depuis qu’ils avaient coincé Juan Camilo Zapata – un dealer excentrique de Bogotá –, il était remonté dans l’estime des hommes du Bloc, mais ils restaient très sceptiques. Il savait que s’il échouait aujourd’hui, alors qu’ils attendaient ses ordres, il ne s’en relèverait pas.
Suivant la tonalité dans ses écouteurs et la ligne de son scanner, Hugo est arrivé au pied d’un immeuble de bureaux situé à quelques encablures du parking. Il était certain que Pablo s’y trouvait. Sitôt après en avoir reçu l’ordre, la section d’assaut a débarqué et enfoncé les portes du bâtiment, avant de s’y engouffrer dans un vacarme terrible. Pablo continuait de parler d’une voix calme, comme si de rien n’était. Hugo n’en revenait pas. Comment son équipement pouvait-il s’être trompé ? Il était clair qu’il n’était pas dans le bâtiment que ses hommes venaient de prendre d’assaut. Hugo s’est senti envahir par la panique. Il a pris deux profondes inspirations, s’efforçant de retrouver son calme. Tant que Pablo continuait à parler, il restait un espoir de le trouver. Renversant sa tête sur le siège passager du van Mercedes blanc, il a fermé les yeux un moment avant de regarder l’écran plus attentivement. Cette fois, il a remarqué un léger tressaillement dans la ligne blanche. Elle couvrait toute la largeur de l’écran, ce qui signifiait que le signal était proche, mais le tressaillement avait son importance. Il s’est souvenu que ce genre de vibration voulait dire qu’il captait une réflexion du signal. C’était très léger, voilà pourquoi il ne l’avait pas remarqué avant. Quand la réflexion était due à de l’eau, la ligne comportait comme un petit gribouillis, mais celle-ci n’en avait pas. « Ce n’est pas là ! Ce n’est pas là ! » a-t-il crié dans la radio. « On y va ! » Sur sa gauche, il y avait un fossé de drainage dans lequel s’écoulait doucement de l’eau au fond d’un ravin en béton. Pour passer de l’autre côté – d’où Hugo était maintenant convaincu que venait le signal – le conducteur a dû remonter deux rues plus haut avant de tourner à gauche pour traverser un pont. Ils se sont retrouvés de l’autre côté du fossé. Hugo a réalisé qu’une seule voiture l’avait suivi. Soit les autres ne l’avaient pas entendu, soit ils avaient décidé d’ignorer son ordre. Escobar continuait à parler avec son fils.
À la fenêtre
Juan Pablo répétait une question du journaliste qui demandait pourquoi tant de pays avaient refusé de les accueillir, sa mère, sa sœur et lui. « “Ces pays ont refusé de nous accueillir sur leur territoire car ils ne connaissent pas la vérité” », a dit Pablo. « Oui », a répondu Juan Pablo, prenant des notes de ce disait son père. « “Nous allons frapper aux portes de toutes les ambassades du monde car nous sommes déterminés à continuer à nous battre” », a poursuivi Pablo. « “Nous voulons pouvoir vivre et étudier dans un autre pays, sans gardes du corps et si possible sous un autre nom.” » « Juste pour que tu saches », a dit Juan Pablo. « J’ai reçu un coup de téléphone d’un reporter qui m’a dit que le président équatorien Alfredo Cristiani… ah non, je crois que c’est du Salvador… » « Oui ? » Pablo s’est levé du lit pour s’approcher de la fenêtre, inquiet du fait que sa conversion durait depuis déjà plusieurs minutes. Habituellement, ils s’en tenaient à 20 secondes. Il regardait les voitures défiler dans la rue en contrebas pendant qu’il écoutait son fils. « Bref, il propose de nous recevoir. Il m’a lu le communiqué au téléphone. » « Ah bon ? »
« Oui, il a dit que si cela pouvait contribuer à rétablir la paix dans le pays, il serait d’accord pour nous accueillir. Le reste du monde accueille bien des dictateurs ou d’autres gens méchants, alors pourquoi pas nous ? » « Bon, attendons de voir, c’est un pays un peu planqué. » « En tout cas il y a une possibilité, et ça vient d’un président. » « Écoute, par respect envers El Salvador. » « Oui ? » « Au cas où ils te demandent quoi que ce soit, dis-leur que notre famille leur est très reconnaissante et honorée par les paroles du président, car nous savons qu’il est le garant de la paix d’El Salvador. » « OK. » Pablo ne quittait pas la rue des yeux. Quand Juan Pablo a répété une question sur son expérience de la vie sous protection du gouvernement, son père a dit : « Tu sais répondre à celle-là. » « “Qui a payé pour l’entretien et l’hébergement ? Toi ou le procureur général ?” » « Qui a payé ? » a répété Pablo. « Nous », a répondu son fils. « Enfin, il y a des gens de Bogotá dont les frais ont été couverts par De Greiff, mais ils n’ont pas tout dépensé car nous avons payé pour les courses, les matelas, les déodorants, les brosses à dents et à peu près tout… » Juan Pablo a répété deux questions de plus avant que son père ne mette subitement fin à la conversation. « OK, restons-en là », a dit Pablo. « Oui, d’accord », a acquiescé Juan Pablo. « Bonne chance. » « Courage à toi aussi. »
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Le signal disait à Hugo de se diriger tout droit. À mesure qu’ils remontaient la rue, la ligne sur l’écran s’est épaissie et la tonalité dans ses écouteurs s’est intensifiée. Ils ont continué jusqu’à ce que le signal atteigne un pic avant de commencer à diminuer. Ils ont fait demi-tour en roulant plus doucement cette fois-ci. Peu à peu, la ligne s’est étirée jusqu’à remplir à nouveau tout l’écran. Ils se trouvaient devant une rangée de maisons à deux étages. Impossible de deviner laquelle abritait Pablo. Le van blanc a monté et descendu la rue plusieurs fois. Hugo a levé les yeux de son écran pour scruter les maisons avec attention, une par une. C’est là qu’il l’a vu.
Le colonel savait que cette fois était la bonne.
Un gros type à la fenêtre du deuxième étage. Il avait de longs cheveux bouclés et une barbe touffue. Cette vision lui a fait l’effet d’un électrochoc. Hugo n’avait vu Escobar qu’en photo et toujours rasé de près à l’exception de sa moustache. Mais ils savaient qu’il s’était fait pousser la barbe, et quelque chose chez l’homme à la fenêtre a provoqué un déclic en lui. Il utilisait un téléphone cellulaire et regardait attentivement le trafic. L’homme s’est éloigné de la fenêtre. Hugo aurait juré avoir aperçu une expression de surprise sur son visage. Ce visage, celui de Pablo Escobar, s’est progressivement dessiné dans l’esprit d’Hugo. Pendant une demi-seconde, il est resté confus et n’arrivait pas à y croire. C’était lui ! Il l’avait trouvé ! Des années d’efforts ininterrompus, des centaines de vies brisées, des milliers de raids de la police en vain, des millions de dollars investis officieusement dans cette traque, d’innombrables fausses pistes et toutes ces heures de travail.
Tous ces faux pas, ces fausses alertes, ces bévues… Il était enfin là. Un homme parmi les 35 millions d’habitants du pays, régnant sur un monde souterrain organisé, riche et sans merci depuis près de deux décennies. Un homme dans une ville qui en comptait des millions et dans laquelle il était révéré comme une légende. La tâche avait été littéralement plus difficile que de trouver une aiguille dans une botte de foin. Hugo s’est laissé retomber dans son siège et a contacté la voiture derrière lui. « C’est la maison ! » Elle se trouvait au beau milieu de la résidence. Hugo avait peur que Pablo n’ait été effrayé par leur van blanc descendant la rue au pas. Il a demandé au conducteur de continuer à rouler jusqu’en bas de la rue. Criant dans la radio, Hugo a demandé à ce qu’on le mette en liaison avec son père. « Je l’ai localisé ! » lui a-t-il dit. Le colonel savait que cette fois était la bonne. Il n’avait jamais entendu ces mots auparavant et il savait qu’Hugo n’aurait pas dit cela sans avoir vu Pablo de ses propres yeux. « Il est à l’intérieur », a dit Hugo.
Il a expliqué clairement à son père qu’il était seul avec une autre voiture du Bloc dans la résidence. Il pensait que Pablo l’avait vu et que les hommes du cartel étaient probablement en chemin. Il voulait en finir fissa. « Reste où tu es ! » a ordonné le colonel Martínez à son fils en hurlant dans la radio. « Postez-vous à l’avant et à l’arrière de la maison et ne le laissez pas sortir. » Le colonel a ensuite donné l’ordre d’intervenir à toutes ses unités dans le secteur, dont celles qui étaient encore occupées à saccager les bureaux situés à quelques rues de là. Ils devaient se retrouver devant la maison immédiatement. Les deux hommes d’Hugo sont descendus de la voiture et ont pris position contre le mur, de chaque côté de la porte d’entrée de la maison. Hugo a manœuvré pour garer le van de façon à bloquer l’allée. Terrifiés, leurs armes au poing, ils ont attendu. Il s’est écoulé environ dix minutes.
Le trophée
La porte d’entrée était blindée. Martin, un des lieutenants assignés à la section d’assaut du Bloque de Búsqueda, se tenait prêt tandis que ses hommes l’enfonçaient à coups de massue. Il ne portait pas son gilet pare-balles et il a commencé à le regretter anxieusement. La porte s’est ouverte brutalement et Martin a pris plusieurs inspirations profondes avant de s’engouffrer dans la maison. Il est entré en courant, suivi par les cinq hommes de son unité. La fusillade a commencé. Dans le vacarme et la confusion, il a rapidement atteint le premier étage. Il était vide et ressemblait à un garage. Il y avait un taxi jaune garé dans le fond et une volée de marches qui menaient au deuxième étage. Un des hommes de Martin a trébuché en montant les marches et tout le monde s’est arrêté momentanément. Ils craignaient que l’homme n’ait été touché. Limón a sauté par une fenêtre donnant sur le toit de tuiles oranges au moment où les autorités ont enfoncé la porte de devant. Il y avait un toit construit à l’arrière de la maison, entouré par des murs sur trois côtés, qu’on pouvait atteindre en sautant de trois mètres depuis une fenêtre du deuxième étage. Limón a atterri sur les tuiles et a commencé à courir. Les membres du Bloque se sont déployés dans la rue à l’arrière de la maison et ont ouvert le feu. Des dizaines d’hommes étaient postés d’un bout à l’autre de la résidence avec des armes automatiques, certains se tenant debout sur le toit de leurs voitures. L’un des tireurs du Bloque avait grimpé sur le toit de la maison voisine. Limón a été touché plusieurs fois dans sa course. Dans son élan, il est tombé du toit et a atterri sur l’herbe en contrebas. Puis Pablo est apparu. Il s’est débarrassé de ses tongs et a sauté sur le toit. Voyant ce qui était arrivé à Limón, il est resté collé à l’un des murs qui lui servait de protection. Sur le toit d’en face, le tireur ne l’avait plus dans son viseur et il y a eu une pause dans les coups de feu. Pablo s’est rapidement déplacé le long du mur en direction de la rue. Personne ne l’avait dans son viseur à ce moment-là. Arrivé au coin, Pablo a fait un faux pas. Il s’est approché de l’arête du toit légèrement pentu et a tenté de passer de l’autre côté. Il y a eu une salve de coups de feu tonitruante et Pablo est tombé près de l’arête. Il s’est affalé en avant, délogeant quelques tuiles oranges. Les tirs ont continué. À l’intérieur de la maison, l’équipe de Martin avait trouvé le deuxième étage vide. Lorsqu’il a passé la tête par la fenêtre, il a vu un corps étendu et a entendu une nouvelle salve de coups de feu. Ils se sont couchés sur le sol et ont attendu tandis que les munitions s’encastraient dans les fenêtres, les murs et le plafond de la pièce. Martin a cru qu’ils étaient sous les feux des gardes du corps de Pablo. Il a crié dans sa radio : « À l’aide ! Aidez-nous ! On a besoin de renforts ! »
Tout le monde tirait depuis la rue. Les balles se logeaient dans les murs en brique et sur le petit toit. Plusieurs minutes se sont écoulées avant que les tirs ne s’arrêtent et que les hommes du Bloc ne réalisent qu’ils étaient les seuls à tirer. Le silence est revenu. Sur le toit du deuxième étage, le tireur a crié : « C’est Pablo ! C’est Pablo ! » Les hommes l’escaladaient pour aller voir. D’autres sont descendus par la fenêtre. Le major Hugo Aguilar s’est approché du corps et l’a retourné. Le visage barbu était tuméfié, maculé de sang et couvert de boucles noires sanguinolentes. Le major a pris une radio et s’est adressé directement au colonel Martínez, assez fort pour que tous les hommes puissent l’entendre, jusque dans la rue. « Vivá Colombia ! On a tué Pablo Escobar ! »
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Sur les lieux, la police colombienne a déclaré que Pablo avait été touché par des hommes tirant depuis l’allée alors qu’il courait sur le toit, ainsi que par le major Hugo Aguilar, qui avait grimpé sur le toit de la maison voisine. Le lieutenant Martínez, qui observait la scène depuis la rue, raconte que Pablo s’était soudain détaché du mur. Il avait alors vidé les chargeurs de ses deux pistolets en criant : « Fils de putes de flics ! »
Tuer Pablo était le but de la mission depuis le départ.
Sortie théâtrale s’il en est – c’est peut-être ce qu’il s’est passé. Mais tout au long de ses années de planque, Pablo Escobar s’est comporté en fuyard et non en combattant. Lorsque la police arrivait, il disparaissait le plus vite possible par la porte de derrière ou, dans ce cas précis, par une fenêtre. Il n’avait jamais choisi l’affrontement direct et sachant ce qui était arrivé à ses sicarios, il était probablement conscient que c’était inutile et souvent fatal. Il est possible qu’après avoir réalisé qu’il était cerné, et voyant ce qui était arrivé à Limón, il ait décidé de tenter de passer en force. Mais l’imaginer finir en tirant dans tous les sens, comme le méchant d’un vieux Western, cadre assez mal avec le personnage. Les rapports d’autopsie indiquent que Pablo a été touché trois fois. Une balle est entrée à l’arrière de sa jambe droite, juste au-dessus de l’articulation du genou, pour ressortir à l’avant de la jambe, environ cinq centimètres sous la rotule. Une autre balle l’a touchée dans le dos, juste sous l’omoplate droite, et n’a pas traversé son corps. La troisième est entrée au centre de son oreille droite et est ressortie juste devant son oreille gauche, traversant son cerveau de part en part. Les tirs qu’il a reçu dans la jambe et le dos l’ont probablement mis hors jeu, mais ils ne l’ont probablement pas tué. Il est mort instantanément en recevant le tir à la tête. Soit les trois tirs ont touché Pablo à peu près au même moment, soit il a été achevé après sa chute. Tirer une balle au centre de l’oreille droite d’un homme qui court depuis une certaine distance est soit le signe d’une adresse au tir extraordinaire, soit d’une chance toute aussi exceptionnelle. Un tir semblable a frappé Limón, qui est mort des suites d’une blessure par balle au milieu du front. Étant donné l’emplacement des blessures, il semble plus probable que les deux hommes ont été exécutés à bout portant après leur chute. Le colonel Martínez a fait remarquer à l’époque qu’un tir à moins d’un mètre aurait laissé des traces de poudres caractéristiques sur la peau de Pablo. Cela n’apparaît effectivement pas sur les photographies d’autopsie. Mais un tir compris entre 1 m et 1,20 m correspondrait aussi à celui d’un tireur administrant le coup de grâce à un homme à terre.
Un tir effectué à une si courte distance entraîne un signe qui ne trompe pas : des éclaboussures de sang. Plusieurs heures après la fusillade, l’agent de la DEA Steve Murphy se rappelle qu’un membre du Bloque de Búsqueda cherchait à vendre sa chemise et son pantalon pour 200 dollars en souvenirs, car ils avaient été éclaboussés du sang de Pablo. Tuer Pablo était le but de la mission depuis le départ. Personne ne voulait le voire emprisonné une nouvelle fois. Sept ans après la fusillade, le colonel Oscar Naranjo, qui était à l’époque le chef du renseignement de la police nationale colombienne, a affirmé que Pablo avait été abattu à bout portant après sa chute.
« Il faut comprendre que le Bloc était à cran », dit-il. « Escobar était comme un trophée à la fin d’une longue chasse. Personne ne voulait risquer d’autres désastres en le prenant vivant. » Quant au fait que Pablo ait tiré sa révérence en tirant à tout va, les photos de la scène du toit montrent bel et bien deux armes auprès de lui. Mais ses poursuivants ont reconnu avoir altéré les lieux d’au moins une façon significative : ils ont soigneusement rasé les coins de la moustache de leur victime pour lui tailler une petite moustache à la Hitler qui serait diffusée dans tous les articles sur sa mort. Une ultime humiliation pour l’homme qui les gênait depuis si longtemps.
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après Killing Pablo: The Hunt for the World’s Greatest Outlaw, paru chez Grove Press. Couverture : Les autorités et la presse rassemblés autour du corps de Pablo Escobar.
QUI A VRAIMENT TUÉ PABLO ESCOBAR ?
Entretien avec Mark Bowden, auteur de l’ouvrage de référence sur Pablo Escobar, Killing Pablo. Il raconte ici l’ascension et la chute spectaculaires du narcotrafiquant colombien.
Comment Pablo Escobar est-il devenu le plus grand trafiquant de son époque ? C’est en partie dû au fait que le marché de la cocaïne a connu un boom dramatique à la fin des années 1970 et au début des années 1980. À l’époque, Pablo était déjà un baron du crime à Medellín, il se trouvait donc dans une position idéale pour augmenter la production de cocaïne et organiser un vaste réseau de distribution.
Il est parvenu à prendre rapidement le contrôle de l’industrie parce qu’il était bien plus violent que la plupart des acteurs du business de la cocaïne de l’époque. Le marché était aux mains d’une sorte d’aristocratie en Colombie, qui s’engraissait grâce au trafic. Et Pablo était d’une nature plus brute et plus violente que ses concurrents. Il s’est fait une place au sein de l’industrie par la force, et c’est comme ça qu’il a fini par diriger toute l’opération. Mais Pablo ne désirait pas seulement devenir un homme riche et puissant, il avait aussi l’ambition quelque peu romantique d’être vu comme une figure nationale de premier plan. Il voulait que les gens l’aiment, il voulait devenir un leader colombien célèbre. Il avait une ambition sans borne et après avoir amassé une immense fortune, il a commencé à vouloir se mêler sérieusement des affaires politiques de la Colombie.
Pensez-vous que c’est ce qui l’a tué ? Oui. Je pense que si Pablo s’était contenté de faire fortune et de diriger son trafic, il serait probablement encore vivant aujourd’hui. Mais au lieu de ça, il a commencé à tenter de se faire une place au sein du gouvernement et de se mêler de la vie politique du pays. Il s’est attiré les foudres du pouvoir colombien et des jeunes artistes et intellectuels du pays, qui étaient contre l’idée qu’un narcotrafiquant puisse obtenir un mandat politique légitime.
Quand est-ce que les États-Unis ont commencé à se dire qu’il fallait se débarrasser d’Escobar ? Les États-Unis tentaient de mettre fin au narcotrafic en Colombie bien avant qu’Escobar ne rejoigne la partie. Il n’était qu’un des nombreux patrons de cartels auxquels s’intéressaient les Américains. Mais ce qui a précipité l’implication totale des États-Unis dans l’affaire, c’est l’attentat qu’il a fomenté contre le vol 203 Avianca, à bord duquel il y avait un Américain. Pablo n’était plus seulement un narcotrafiquant richissime, il était soudainement devenu une menace terroriste.