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Coordination
À Sinjar, aucun de mes interlocuteurs ne pense que les civils sunnites ont pu cohabiter avec Daech sans collaborer à leurs crimes, ou que les Yézidis et les chrétiens pourront cohabiter à nouveau avec les sunnites. Dorénavant, à Sinjar, le sunnisme sera toujours associé à Daech. Mais ailleurs en Irak et en Syrie, de nombreux sunnites sont farouchement opposés à Daech. Identifier et aider ces sunnites est devenu un élément central de l’intervention américaine et sera déterminant pour la reconquête de Mossoul. La stratégie n’est pas nouvelle. En 2007, au plus fort de l’insurrection irakienne, les militaires américains ont fait appel à des tribus sunnites pour combattre Al-Qaïda. Le mouvement dit du « Réveil » a financé et armé près de 100 000 hommes. Deux ans plus tard, cela a largement contribué à inverser la tendance. Même si le programme se concentrait sur la province d’Anbar, des cheikhs sunnites des environs de Mossoul y ont également participé. J’ai parlé à Nazhan Sakhar Salman, le chef d’une grande tribu sunnite du sud de Mossoul qui avait commandé plus de 300 combattants des milices du « Réveil ».
Nous nous retrouvons dans le hall d’un hôtel d’Erbil, à 80 kilomètres à l’est de Mossoul. Il a les manières d’un prince et sa tenue est soignée, il porte un costume et des chaussures dans lesquelles on peut se regarder. Le port très droit, assis les deux mains à distance des accoudoirs, sa chaise en plastique a l’air d’un trône. Nazhan me dit que sa fortune, comme celles de nombreux autres cheikhs sunnites et leurs tribus, a fondu après le retrait des Américains. « Dès qu’ils sont partis, Maliki et son gouvernement ont voulu nous dissoudre », dit-il. « Il ont arrêté de nous payer et ont commencé à nous persécuter. » Le lendemain de la prise de Mossoul par Daech, un convoi de combattants est arrivé dans la région de Nazhan, une bande de petits villages appelée Qayyarah. Beaucoup étaient des habitants du coin qui avaient appartenu à Al-Qaïda à l’époque où Nazhan était commandant du « Réveil ». Néanmoins, un message a été transmis à Nazhan ce même jour, l’assurant que Daech n’avait pas de problèmes avec sa tribu et que leurs ennemis étaient les chiites. « Ils ont attendu quelques semaines, puis ils ont commencé à arrêter les gens », raconte Nazhan. « Trois, quatre en même temps. Ils en ont exécuté certains. D’autres ont disparu. » Nazhan et ses adjoints se sont cachés. Pendant plusieurs mois, après la prise de la ville par Daech, la frontière entre Mossoul et Erbil est restée poreuse ; les civils allaient et venaient malgré les checkpoints installés des deux côtés. D’anciens membres du « Réveil » ont quitté Qayyarah clandestinement, à l’aide de faux papiers ou en se cachant sous un niqab. La plupart sont partis sans leur famille et ont prévu de les retrouver plus tard. À ce moment-là, peu imaginaient que Daech s’en prendrait aux Kurdes. C’est pourtant ce qui s’est passé en mars, lorsque Daech a presque avancé à portée de mortier d’Erbil, avant que les peshmergas ne se regroupent, contre-attaquent et établissent une ligne de front. Les allers-retours ont cessé. Nazhan et deux autres cheikhs sunnites du sud de Mossoul ont dit aux peshmergas qu’ils voulaient secourir leurs familles prises au piège ; les peshmergas leur ont cédé une bande de tranchée creusée non loin de leurs villages. Ensemble, les cheikhs contrôlaient plus de 1 000 hommes, et en avril, Nazhan semblait convaincu qu’une tentative de libération de Qayyarah était imminente. Un agent du commandement central, qui supervise les interventions militaires américaines au Moyen-Orient, avait récemment dit aux journalistes qu’une offensive sur Mossoul aurait probablement lieu avant l’été…
« Toutes les tribus de la région se joindrons à nous pour attaquer », dit Nazhan. « Je suis certain que si j’arrive jusqu’à Qayyarah, j’aurai 3 000 combattants à mes côtés. » Quelques jours plus tard, je me rendais sur le front pour rendre visite à la section de Nazhan. Après avoir suivi une route poussiéreuse traversant prairies et fermes abandonnées, sur la rive est du fleuve Tigris, nous parvenons à un mur de trois mètres de haut précédé d’une tranchée au moins aussi profonde. Au-delà de la tranchée s’étendent des champs parsemés de fleurs jaunes – et derrière ces champs, il y a Qayyarah. Nous nous arrêtons à un poste de contrôle surveillé par Isded, le grand frère de Nazhad. Isded me confie que la veille, il a appris que 300 personnes de son village, Haj Ali, ont été exécutées. Il sort son téléphone et me montre un sms avec une liste de noms. « Lui, c’était un membre du “Réveil”. Lui, un policier. Lui, un soldat. Celui-ci, un civil. » Quand je lui demande à quelle distance se trouve Haj Ali, Isder m’indique un ensemble de bâtiments dont on distingue la silhouette grise, à quelques kilomètres à l’est. Il me dit que le matin, par beau temps, il pouvait entendre l’appel du muezzin de son village. Plus loin sur la ligne de front, un autre commandant, dont le nom de guerre est Abu Malik, me dit que 19 de ses cousins ont été tués par Daech à Haj Ali. Abu Malik explique qu’au cours des dernières décennies, des milliers d’hommes de Qayyarah ont travaillé pour les États-Unis ou pour les forces de sécurité nationale. Quand les combattants de Daech sont arrivés dans le village, « ils avaient une base de données », me dit Abu Malik. « Ils avaient connaissance du rôle de chacun. » Mais la plupart des sunnites ne se sentaient pas en danger pour autant. « Daech disait à tout le monde : “Nous sommes tous frères.” Ils ont laissé les gens fumer et boire. Aux checkpoints, ils distribuaient des cadeaux aux enfants. Ils mangeaient avec les gens, buvaient le thé avec eux. Ils étaient très gentils, ils n’embêtaient personne. Au bout d’une semaine, ils ont commencé à confisquer les armes. Ils nous ont dit que ce n’était pas un problème si on avait fait partie du “Réveil”, de l’armée ou de la police – que si nous leur donnions nos armes, ils nous pardonneraient. Dix jours plus tard, ils ont commencé à enlever des gens. Tout a basculé. Ils ont pris mon cousin. Mes frères ont creusé des trous dans les champs et s’y sont cachés. J’étais chez moi quand ils sont venus me chercher. C’était l’après-midi. Quand j’ai vu deux Hyundai Santa Fes débouler, j’ai couru derrière la maison et sauté par-dessus le mur. C’est la dernière fois que j’ai vu ma famille. »
Abu Malik avait trois femmes et huit enfants à Qayyarah. Un juge de la charia, le déclarant infidèle, avait récemment annulé son mariage avec deux de ses trois femmes et marié l’une d’entre elles contre son gré à un combattant de Daech. Quand je lui demande d’où il tient ces informations, il me dit que les combattants ont son numéro et lui envoient souvent des messages sarcastiques. La dernière femme d’Abu Malik se glisse parfois sur le toit, la nuit, et lui passe un coup de téléphone. « Je lui ai parlé hier », dit-il. « Elle et les enfants n’ont rien à manger. Elle m’a dit qu’elle était au bout du rouleau. Elle n’a plus envie de vivre. » Soudain, un jeune combattant qui écoutait notre conversation éclate : « Je suis au bout du rouleau ! Je suis prêt à mettre une ceinture d’explosif et à mourir ! Ils tuent nos familles à 15 minutes d’ici ! » Les larmes coulent sur son visage. « Nous nous sentons inutiles. Nous sommes là, à regarder de l’autre côté, à écouter les nouvelles, et nous ne pouvons rien faire. » Abu Malik hoche la tête. « Si on attend trop, toutes nos familles seront tuées. »
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Quand je retourne à l’avant-poste de Nazhan en novembre, rien n’a changé : la ligne de front au sud de Mossoul, et les sunnites déployés là-bas, n’ont pas bougé. Nazhan me conduit jusqu’aux tranchées dans un luxueux Land Cruiser doté de sièges en fourrure. Il a remplacé ses chaussures et son costume tape-à-l’œil par une tenue de camouflage et des chaussures de combat. « Les hommes ne sont pas contents », dit-il alors que nous nous traversons des champs boueux. C’est déjà la saison des pluies froides. « Nous ne comprenons pas ce que nous faisons encore là. »
Les troupes peshmergas déployées sur le front changent régulièrement de QG, y restant rarement plus de quelques semaines. Mais la plupart des hommes de Nazhan n’ont nulle part où aller. Ils sont sales et épuisés, ils n’ont ni douches, ni toilettes, et dorment dans les tentes en toile légère qu’on trouve habituellement dans les camps de réfugiés. Ma visite coïncide avec celle d’un représentant du gouvernement de Bagdad venu distribuer les salaires. Nazhan appelle ses hommes en formation, et le représentant, liste en main, fait l’appel. Hors du Kurdistan, la plupart des combats contre Daech en Irak ont été menés par les Forces de mobilisation populaire, une coalition paramilitaire qui s’est initialement formée pour défendre les villes du pays après l’effondrement de l’armée et de la police à Mossoul. Les milices sont majoritairement chiites et, d’après la plupart des analystes, redevables à l’Iran. Alors qu’ils ont connu quelques victoires sur le champ de bataille – ils ont aidé à capturer la ville de Tikrit au printemps dernier –, ils ont aussi été accusés de commettre des crimes de guerre contre des civils sunnites et d’attiser les animosités entre ethnies qui ont contribué à la montée de Daech. Reconnaissant que toute victoire prolongée sur Daech, à Mossoul et ailleurs, dépendra de la participation sunnite, les États-Unis ont poussé le gouvernement irakien à créer une garde nationale sunnite qui financerait et officialiserait le statut des combattants tribaux à travers le pays. Les législateurs chiites ont fait blocus pour la législation nécessaire pour la garde nationale, mais le Premier ministre Abadi a commencé à incorporer d’anciens combattants du « Réveil » dans les Forces de mobilisation populaire – dont Nazhan et d’autres cheikhs du front kurde, au sud de Mossoul. Alors que le représentant de Bagdad confirme que les noms de la liste correspondent à des personnes réelles, l’un des combattants s’adresse à lui. « Nous ne pouvons plus rester ici et les regarder massacrer nos familles », dit-il. Le combattant a 19 ans et il est fils d’un ancien officier des renseignements. Plus tôt, il m’a confié que deux semaines après la prise de Qayyarah par Daech, plusieurs tireurs étaient venus chez lui. Ils l’ont menotté, ainsi que sa mère et ses trois jeunes frères, les ont mis à genoux, et ont décapité leur père devant leurs yeux. « Nous n’avons même pas pu l’enterrer. Ils ont jeté son corps dans la rivière. » Il s’est échappé quelques nuits plus tard, mais sa mère et ses frères sont toujours à Qayyarah. Ils l’appellent de temps à autre, mais pas tous les mois. « Mes frères sont perturbés à cause de ce qu’ils ont vu. Quand je leur parle, ils me demandent : “Où es-tu ? Quand vas-tu venir ? Nous avons déjà perdu papa, et maintenant, c’est toi.” » Le représentant répond aux combattants : « Beaucoup de gens n’ont pas de salaire. Au moins, vous, vous en avez un. »
Plus on laisse les combattants de Daech contrôler une zone, plus ils commettent d’atrocités sur sa population.
« Nous n’avons pas besoin d’un salaire », dit Nazhan. « Nous avons besoin de secourir nos proches. » « Cela ne dépend pas de moi », dit le représentant. « Nous devons attendre qu’ils prennent une décision. » « Cela fait un an que nous attendons ! » crie l’un des hommes. « Jour après jour, ils tuent les nôtres. Jour après jour, ils les déplacent. Jour après jour, ils violent notre honneur. Nous ne pouvons plus attendre ! Nous n’en pouvons plus d’attendre ! » « Nous devons attendre les ordres », dit l’officiel. « À Mossoul, la situation est extrêmement compliquée, vous ne pouvez pas imaginer. Chaque groupe a son propre agenda. Votre région n’est pas la seule sous le contrôle de Daech. Nous devons toutes les libérer. » Nazhan lève les bras au ciel. « Vous nous dites toujours la même chose : “Attendez.” Mais attendre quoi ? Les chiites se battent. Le problème, c’est que Bagdad ne nous fait pas confiance. Ils ne font pas la différence entre nous et Daech. » « Ce n’est pas vrai. » « Vous savez très bien que c’est la vérité », dit Nazhan. « Au bout du compte, ce sont les Américains qui décident », dit le représentant. « Si nous ne nous coordonnons pas, nous n’arriverons à rien. Tout doit être coordonné, comme pour la libération de Sinjar. »
Le Réveil
Pour Nazhan et ses hommes, Sinjar a prouvé autre chose : plus on laisse les combattants de Daech contrôler une zone, plus ils commettent d’atrocités sur sa population. À Ramadi, des civils ayant survécu à l’occupation de Daech ont raconté avoir été affamés et utilisés comme boucliers humains. Le groupe montre sa brutalité dans des vidéos soignées d’exécutions horribles. Mais il faudra attendre la libération de Mossoul et d’autres villes importantes pour avoir une idée précise des crimes commis là-bas par Daech.
Lors de ma présence à Sinjar, un probable charnier contenant des dizaines de corps de Yézidis âgées, a été découvert. Des Yézidis de Sinjar pensent savoir ce qui s’est passé. Le 15 août 2014, peu après la prise de la ville, les combattants de Daech se sont rendus à Kocho, un village yézidi à quelques kilomètres de là, et ont demandé à ses habitants de se convertir à l’islam. Au moins 80 hommes sont exécutés. Toutes les femmes du village ont été rassemblées dans un bâtiment universitaire, branche d’une université kurde, à l’est d’une ville bordant l’autoroute 47. Les jeunes filles et les femmes – à l’exception des femmes âgées – ont été envoyées dans des villes d’Irak et de Syrie contrôlées par Daech, et réparties parmi les combattants pour leur servir d’esclaves sexuelles. Les femmes âgées, jugées inadéquates à l’esclavage sexuel, ont été tuées et enterrées dans un étang asséché. Quand nous visitons l’université – une grande structure en béton touchée par des frappes aériennes, dont les étages se sont effondrés les uns sur les autres –, il n’y a personne dans les parages. Nous reprenons la route et apercevons un soldat peshmerga seul, dans une fosse carrée d’un ou deux mètres de profondeur. Il a les mains dans les poches et regarde quelque chose au sol. Je vais le rejoindre dans la fosse. Il regarde des ossements : des fémurs cassés, une mâchoire, un crâne fêlé. Ça et là, des petits tas de restes humains. Il y a aussi des vêtements – un foulard, une chaussure. Plus tard, un responsable kurde m’explique que la plupart des victimes se trouvent encore sous terre. Les os et les vêtements sont probablement remontés à cause de la pluie. Ou des chiens. Le soldat s’appelle Rachid, il vient d’un village yézidi situé à quelques kilomètres de là. Il a pris part à l’offensive, et il est posté près du silo qui se trouve au centre de Sinjar. Ses proches vivaient près de l’université, et son commandant lui a donné la permission de jeter un coup d’œil à leurs maisons. Je lui demande s’il connaît des gens qui ont été enterrés là. « Un membre de ma famille sur cinq a disparu. Nous avons perdu 44 personnes. Il est possible que certains se trouvent dans cette fosse. »
Quand Daech a lancé son raid sur le village de Rashid, sa femme était à la maison avec leur petite fille et leurs fils de 11 et 13 ans, mais Rashid était absent. Alors que des villageois paniqués fuyaient à pieds ou en voiture, il s’est rué vers sa maison. Il a découvert que ses deux fils s’étaient déjà enfuis. Il est parti dans la montagne avec sa femme et sa fille, et ils y vivent toujours. En décembre 2014, Rashid a rejoint une nouvelle unité peshmerga composée uniquement de Yézidis. Bien qu’il n’ait pas revu ses fils depuis leur fuite, il sait qu’ils sont vivants. « Ils sont emprisonnés Tal Afar. Il y a dix jours, un codétenu leur a prêté son téléphone. J’ai pu leur parler. » Nous étions toujours dans l’étang asséché et regardions les ossements. Comme un imbécile, je lui ai demandé : « Et ils vont bien ? » « Nous avons entendu dire qu’ils envoyaient nos fils sur la ligne de front », dit Rashid. « Des combattants du PKK nous ont dit qu’ils avaient vu beaucoup de jeunes garçons yézidis servir de kamikazes. Ils les droguent, leurs pointent une arme sur le dos, et les forcent à avancer avec des grenades dans les mains. » On pense qu’il y a probablement d’autres charniers à Sinjar. De l’autre côté de la ville, à 30 kilomètres de la frontière syrienne, les peshmergas ont élevé un mur sur la route, près d’un carrefour jonché des restes de deux voitures explosées. Des lanceurs de MILAN – des missiles guidés anti-tanks fournis aux kurdes par l’Allemagne – pointent vers le sud comme des télescopes. « Ils sont venus hier de Syrie », dit un général peshmerga en parlant des deux véhicules. « Quand ils ont vu notre tranchée, ils ont bifurqué vers le sud. Notre tank les a touchés. » Alors que nous parlons, un soldat fait son apparition et présente deux civils au général. L’un est représentant d’une organisation kurde documentant le génocide. « Il y a une tombe ici », dit-il, montrant une ferme derrière le mur, à une centaine de mètres. Dans les champs, juste en face de la ferme, il y a des systèmes d’arrosage. Sous les systèmes d’arrosage, sept petits monticules de terre dépassent de l’herbe. « Personne ne peut dépasser cette tranchée », dit le général.
Le deuxième homme vient d’un autre village yézidi, plus au sud. C’est à peu près au moment où Rashid a perdu ses fils, à l’ouest de Sinjar, que son village a été envahi. Des hordes de Yézidis en fuite ont traversé l’intersection où nous nous trouvons pour rejoindre les monts Sinjar. « Des combattants de Daech prenaient cette route depuis la Syrie », se souvient l’homme. « Ils tiraient sur nous avec des kalachnikovs et des mitrailleuses. » Lui et d’autres sont arrivés au pied de la colline, mais beaucoup n’ont pas pu fuir. « J’ai vu beaucoup de familles tuées ici », dit-il. « À ce carrefour, dans ces champs, et aussi là-bas, dans cette maison. » Il montre du doigt la ferme, le système d’arrosage et les petits monticules. « Il y avait de l’eau », dit-il. « Les gens venaient chercher de l’eau et ils ont été piégés. »
Le coup fatal
Quelques jours plus tard, sur la ligne de front au sud de Mossoul, Nazhan dessine une carte dans la poussière et m’explique comment lui et ses hommes, bien qu’ils ne soient pas autorisés à attaquer Qayyarah, peuvent au moins aider leurs familles à s’enfuir et les récupérer à mi-chemin du no man’s land. Ils ont juste besoin d’un appui aérien. À un moment donné de la conversation, un avion vrombit au dessus de nos têtes. Nous regardons en l’air. « C’est juste du vent », murmure l’un des députés de Nazhan. « Ils ne font jamais rien. » Ce qui n’était pas tout à fait vrai. Les militaires américains coordonnait des frappes aériennes hebdomadaires dans le nord de l’Irak, depuis un centre de commandes installé à Erbil. Même si les hommes de Nazhan déploraient le manque de frappes à Qayyarah – et disaient avoir fourni aux Américains une liste détaillée de cibles, compilée depuis leurs sources sur le terrain – cette nuit-là, nous sommes témoins d’un bombardement intense. Nous sommes à l’arrière lorsque la charge explosive est lâchée. Le temps d’atteindre la tranchée, quelques minutes plus tard, les avions sont repartis mais l’horizon brille toujours. Le feu pulse comme un soleil de minuit à quelques kilomètres vers l’ouest.
La radio de l’un des adjoints de Nazhan est réglée sur une fréquence utilisée par les combattants de Daech, à Qayyarah, pour communiquer. « Dis-leur de se mettre à l’abri », dit l’un d’entre eux. « Il est quelle heure ? » demande un autre. « Pourquoi tu n’achètes pas une montre », répond le premier. L’adjoint à la radio soupire. « Ce mec demande toujours l’heure », dit-il. Nazhan me dit que les feux viennent du gisement de pétrole de Qayyarah, et un porte-parole de l’armée américaine confirmera plus tard que les frappes ont touché deux champs pétroliers et une raffinerie. La sortie fait partie d’une nouvelle campagne, l’opération Tidal Wave II (« raz-de-marée »), qui vise les infrastructures pétrolières sur les territoires de Daech, en Irak et en Syrie. L’opération Tidal Wave originale privait l’Allemagne nazie des revenus générés par le pétrole, pendant la Seconde Guerre mondiale. Même si le Trésor américain estime que les exports illégaux de pétrole génèrent près de 500 millions de dollars de revenu par an pour Daech, l’administration Obama a déjà exprimé une réticence à bombarder l’industrie par peur de dommages collatéraux importants sur les civils. Cette réticence s’est évidemment dissipée. Depuis le début de l’opération Tidal Wave II, à la fin du mois d’octobre, des centaines de camions-citerne, dont les conducteurs ne sont pas considérés comme des combattants par le Pentagone, ont été visés par les avions des Américains et de la coalition. L’intervention dans laquelle s’inscrit l’opération semble s’intensifier. En octobre, l’administration Obama a annoncé le déploiement d’un petit nombre de forces d’opération spéciale en Syrie. Début décembre, le secrétaire de la défense, Ashton Carter, a informé le Congrès qu’une « force spéciale expéditionnaire » allait « mener des raids, libérer les otages, réunir les renseignements, et capturer les chefs » de Daech en Irak. Depuis les attaques terroristes du 13 novembre à Paris et la fusillade de 13 personnes à San Bernardino, en Californie, le 2 décembre, Obama subit une pression de plus en plus forte pour intervenir plus agressivement au Moyen-Orient. Les candidats républicains à la présidentielle voudraient exterminer les familles des djihadistes, bombarder intensivement certaines régions d’Irak et de Syrie, et déployer un grand nombre de troupes américaines au sol. Aucune de leurs propositions n’a été aussi critiquée que la passivité supposée d’Obama.
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Le 16 décembre 2015, un mois après la perte de Sinjar, Daech a lancé des attaques coordonnées contre les lignes kurdes au nord et à l’est de Mossoul. Ses cibles comprenaient les sections du front que j’ai visitéés à Bashika, où une crête contrôlée par les Kurdes domine la ville contrôlée par Daesh. Plusieurs peshmergas sont morts en repoussant l’assaut. Ce jour-là, des tirs de roquettes ont aussi touché le camp d’entraînement turc, tuant trois combattants irakiens et blessant quatre soldats turcs. Néanmoins, deux semaines plus tard, le Premier ministre Abadi a déclaré : « 2016 sera l’année de la grande victoire finale, de la fin de Daech en Irak. Nous pouvons certifier à notre peuple que nous venons libérer Mossoul, et que ce sera le coup fatal pour Daech. »
Babawad a rapidement rejoint les peshmergas, pour faire partie des commandos.
Nazhan et de nombreux autres citoyens du nord de l’Irak sont impatient de voir ce jour arriver. Une nuit, alors que je me trouve à Sinjar, 120 familles kurdes qui ont passé un an sous le joug de Daech apparaissent dans les champs de l’autre côté d’une tranchée. Le secteur est contrôlé par le Bataillon Commando de la brigade kurde Zeravani, une force d’opérations spéciales peshmerga. Le temps d’atteindre les commandos, le lendemain après-midi, les familles ont été transférées à la douane de l’Asayesh, le service des renseignements kurde. « Ces gens ont vécu avec Daech pendant plus d’un an », me dit le lieutenant Handren Masoud, le commandant du bataillon. « C’est très suspicieux. » Un camion déboule et un jeune soldat en descend, l’air inquiet. Masoud lui pose une question ; le soldat hoche la tête. Il s’appelle Raid Babawad et vient de Kun Ruvi, un petit village situé plus au sud. Huit ans auparavant, Babawad a déménagé avec ses parents dans une ville du nord ; sa sœur aînée, Rahima, est enceinte de son sixième enfant, et la mère de Babawad est retournée à Kun Ruvi pour être avec elle pour l’accouchement. Une semaine plus tard, Daech a pris Sinjar, et la famille s’est retrouvée piégée. Babawad a rapidement rejoint les peshmergas, pour faire partie des commandos. « Quand il a entendu parler des opérations à Sinjar, il nous a suppliés de venir », dit Massoud. « Je voyais sa douleur. » « Si je suis devenu commando, c’est pour sauver ma famille », explique Babawad.
Plus tôt ce jour-là, il appelle son beau-frère, à Kun Ruvi, et prend rendez-vous avec ses proches à Domiz, où il est sûr que les peshmergas les laisseront passer. Ils sont en communication alors que son beau-frère quitte Kun Ruvi avec Rahima, leurs enfants, et la mère de Babawad – mais ils n’arriveront pas à destination. À présent, le téléphone de son beau-frère est éteint. « Je viens de parler avec quelqu’un du village », dit Babawad. « Il m’a dit que Daech avait capturé tous ceux qui partaient et qu’ils étaient dans l’école. » Babawad sort son téléphone et compose le numéro de son beau-frère. La ligne est coupée. Je retourne aux positions des commandos le lendemain matin et y trouve Babawad qui nettoie son arme. Il a parlé avec son beau-frère pendant la nuit. Sa mère et sa sœur sont vivantes. Les combattants de Daech ont arrêté leur voiture et leur ont donné un avertissement ; s’il essaient à nouveau de partir, ils seront fusillés. Toutes les routes depuis Kun Ruvi sont bloquées. Pour l’instant, personne ne peut sortir.
Traduit de l’anglais par Alexia Choffat d’après l’article « The Front Lines », paru dans le New Yorker. Couverture : Un milicien prend soin de son arme.