Sorti en 1988 sur Macintosh et développé par Brøderbund Software – éditeurs de la série Myst et des premiers Prince of Persia notamment –, Shufflepuck Café avait tout pour conquérir le cœur des joueurs : un gameplay d’une efficacité et d’une exigence rares, un univers flirtant avec les plus grands noms de la science-fiction et des graphismes qui poussaient une machine sans processeur graphique dans ses derniers retranchements. Pourtant, comme certains joueurs trop jeunes pour avoir connu l’âge d’or de l’arcade l’écrivent allègrement aujourd’hui, il ne s’agit que d’un « simple jeu de air hockey ». Leur erreur, c’est d’oublier l’essentiel : le contexte.
À l’époque, Shufflepuck Café était suffisamment accessible pour amuser n’importe quel joueur débutant dans les premiers niveaux. Par la suite, il offrait une difficulté légendaire qui scotchait les plus expérimentés et les plus tenaces d’entre eux. Et surtout, avec seulement quelques pixels et une bande-son de piano de comptoir, il réussissait à poser une ambiance singulière, celle d’un bar exotique peuplé de voyous et de fêtards extraterrestres jumelé avec le dépaysement d’une salle d’arcade futuriste.
Mais derrière un concept un peu étrange – du air hockey dans l’espace – se cachent en réalité deux personnages bien réels. L’un vécut l’avènement du jeu vidéo, l’autre sa consécration. L’un se nomme Christopher Gross, l’autre Alexandre Leboucher. Tous deux, à plus de vingt ans d’intervalle, ont travaillé sur le même jeu vidéo. Pour comprendre l’héritage de Shufflepuck Café, je suis allé à leur rencontre.
St. Petersburg
Nous sommes en 1987. Christopher Gross est un programmeur vivant à St. Petersburg, en Floride. Un concept le tient depuis quelque temps : coder un jeu vidéo faisant appel à l’adresse du joueur et qui se servirait de la fameuse souris de l’ordinateur Macintosh. Ses premiers essais portent sur le shuffleboard, un sport très pratiqué par chez lui. Celui-ci se joue à l’aide d’un bâton nommé « tang » et de palets, les « biscuits ». Il finit par y renoncer et songe alors au air hockey, un jeu que l’on retrouve principalement en salle d’arcade et qui connait un succès fulgurant dès 1972, l’année de sa première commercialisation. Pour la partie graphique, il se tourne vers la 3D prérendue, la « fausse 3D » comme il le dit lui-même car, compte tenu des limitations du Macintosh, il doit revoir ses objectifs à la baisse.
Malgré tout, Chris est satisfait. Le principe du air hockey – deux joueurs équipés d’un maillet en plastique qui tentent d’envoyer le palet dans le camp adverse – est plus simple à transposer sur un ordinateur et assez prenant pour en faire un jeu digne de ce nom. Il baptise son nouveau projet « Shufflepuck », réalise une démo en quelques semaines et songe à expédier le tout à un diskmag (l’ancêtre du webzine) avec lequel il a déjà collaboré. Mais il se ravise, conscient du potentiel de son jeu qui aurait probablement été galvaudé dans ce média sans réelle envergure. Au lieu de cela, Chris tente sa chance auprès des gros éditeurs de jeux vidéo de l’époque. Et c’est Brøderbund Software qui va sentir le potentiel du développeur et de son projet. Leur collaboration est actée.
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Une vingtaine d’années plus tard, alors que Shufflepuck Café n’est plus qu’un souvenir agréable dans le cœur des joueurs de la première heure, Alexandre Leboucher, Valérien Taramon et Aurélien Kerbeci, les trois fondateurs du studio de développement lyonnais Agharta, explorent des pistes pour leur prochain jeu. C’est Alexandre, le game designer, qui évoque Shufflepuck Café. « J’adorais ce jeu. Tu affrontais des adversaires avec des Intelligences Artificielles corsées, il fallait adapter sa stratégie selon le match. C’était vraiment amusant. À l’époque, tout le monde aimait ce jeu, il était presque devenu culte. » Très vite, un reboot commence à prendre forme. Alexandre, qui, quatre ans auparavant, œuvrait pour le compte du studio Étranges Libellules, se sent pousser des ailes. Puisqu’il travaille pour lui et lui seul désormais, il n’a aucune limite à imposer à son imagination. Ce projet, il le fera à sa manière. Mais ne nous précipitons pas et retrouvons Christopher Gross, en 1987.
En attendant son premier chèque, il se voit obligé, et bien embarrassé, d’emprunter de l’argent à ses parents. Cet épisode le marquera longtemps.
Gene Portwood et Lauren Elliot, deux des créateurs en coulisse du jeu d’enquêtes À la poursuite de Carmen Sandiego dans le Monde, cherchent à diversifier le catalogue de jeux proposé par Brøderbund Software. Lorsqu’ils reçoivent le concept de Chris, ils prennent immédiatement contact avec lui, tout en se dotant de leur lot de suggestions. Shufflepuck pourrait, disent-ils à Chris, être transposé dans un univers futuriste à la Star Wars et comporterait un certain nombre d’adversaires tous plus improbables et déjantés les uns que les autres : un serveur robot, un militaire croisé entre un lézard et un oiseau (qui deviendra par la suite un cochon) ou encore une princesse dotée de puissants pouvoirs télékinétiques. La machine est lancée. Après avoir assorti Shufflepuck de son « Café », les trois comparses se mettent au travail. Chris travaillera pour l’essentiel sur la programmation tandis que Gene et Lauren s’occuperont de la partie graphique et scénaristique.
Tandis que le développement de Shufflepuck Café avance à grands pas, Christopher voit son compte en banque fondre à vue d’œil puisqu’il ne touche pas de salaire chez Brøderbund Software. Celui-ci lui sera exclusivement versé en royalties après la sortie du jeu. Malgré cela, il s’accroche – c’est le lot quotidien de beaucoup de créateurs de jeux vidéo d’hier et d’aujourd’hui. Finalement, après plusieurs mois de développement éprouvants où Chris reçoit par courrier express des lots de disquettes contenant les données graphiques à implanter, Shufflepuck Café est terminé. « Le plus dur a probablement été d’ajuster le gameplay, les testeurs de chez Brøderbund me poussaient constamment à rehausser la difficulté tout en restant juste », me confie Chris, lui qui sait pertinemment que son jeu est déjà sacrément corsé. Peu importe, il s’adapte et honore son contrat.
Shufflepuck Café est finalement commercialisé et ce sont près de 10 000 copies qui sont vendues le premier mois – des chiffres très satisfaisants pour l’époque. Malheureusement, Christopher ne touche toujours pas ses royalties, il lui faudra encore attendre trois mois. En attendant son premier chèque, il se voit obligé, et bien embarrassé, d’emprunter de l’argent à ses parents. Cet épisode le marquera longtemps.
Sur les traces de Christopher Gross
Retour en 2012. Agharta studio se lance dans le développement de Shufflepuck Cantina sur iOS – le système d’exploitation mobile d’Apple – qu’ils qualifient eux-mêmes de reboot. « Shufflepuck Cantina n’est pas un remake de Shufflepuck Café mais bien un reboot puisque nous sommes partis sur de nouvelles bases plutôt que nous contenter de reprendre le jeu d’origine avec des graphismes plus modernes », explique Alexandre alors qu’il tire une bouffée sur sa cigarette électronique.
Il garde en effet tout ce qui a fait de Shufflepuck Café un bon jeu – le gameplay ardu, la vitre qui se brise à chaque point marqué, l’ambiance futuriste – tout en le modernisant et en l’enrichissant : des graphismes en véritable 3D cette fois, un système de progression par niveaux inspiré des jeux de rôles traditionnels, une toile de fond… Alexandre se démène pour faire de Shufflepuck Cantina la suite spirituelle de son aîné tout en apportant sa touche personnelle en tant que joueur invétéré, fan de jeux d’aventure et surtout, en tant que game designer.
Dans un souci d’échanger avec les créateurs du jeu originel, Alexandre commence à se mettre à leur recherche, sans succès. S’il apprend, via un article du Los Angeles Times, que Gene Portwood est décédé début des années 2000, il ne parvient pas à entrer en contact avec Lauren Elliot ni même avec Christopher Gross. Tout en poursuivant leurs recherches, l’équipe d’Agharta Studio s’attèle au projet, qui doit sortir en premier lieu sur iPad et iPhone. Je demande à Alexandre quel est son rôle en tant que game designer. « Mon travail est de concevoir le jeu, les règles, l’univers. Pour Shufflepuck Cantina, j’ai commencé bien entendu par m’inspirer de Shufflepuck Café, mais Jean-Édouard et moi avons rapidement créé un background très différent. »
Si Alexandre parle autant de background, c’est qu’il y est spécialement attaché. Après tout, c’est ce qu’il préfère dans les jeux vidéo. Étrange, pourrait-on penser, qu’un « simple jeu de air hockey » propose une telle richesse scénaristique. Inutile pour certains, immersif pour d’autres, il faut reconnaître à Alexandre sa prise de risques, sa volonté de surpasser un jeu vibrant de nostalgie qui risquait de déplaire aux fans de la première heure sans parvenir à atteindre les nouveaux joueurs.
Lorsque Shufflepuck Cantina sort sur iOS en 2012, le jeu rencontre un certain succès grâce à Apple qui, connaissant déjà le studio pour leurs autres créations – Rogue Planet et la série de point’n click 1112 –, leur offre une jolie mise en avant. À tel point que quelque part, aux États-Unis, une jeune femme télécharge le jeu et, après l’avoir essayé, le montre immédiatement à son père. Cette jeune femme, il s’agit de la fille de Christopher Gross. Enchanté de découvrir une nouvelle version de son jeu, Chris contacte Alexandre et le félicite.
Son seul regret, lui dit-il, est qu’il aurait préféré y jouer à la souris, comme à l’époque Macintosh. Alexandre le rassure : Shufflepuck Cantina a été développé sur iOS mais sera prochainement porté sur ordinateur. Étant donné le nombre de téléchargements sur l’App Store, Agharta studio prend alors la décision de l’adapter également sur Android. Très bientôt donc, Christopher Gross jouera à Shufflepuck Cantina en vraie 3D. Et à la souris.
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Situation fâcheuse pour le Christopher Gross de 1988 qui constate le succès de son jeu sans en toucher le moindre denier. « Je me souviens être entré dans un magasin d’informatique et avoir entendu un groupe de jeunes parler de Shufflepuck Café, dire combien ils le trouvaient cool. » Il s’amuse même à tenter de deviner le montant de ses royalties en suivant les ventes du jeu. Mis à part ce désagrément, Chris est ravi. Si son jeu n’atteint pas la richesse et la profondeur d’un Dark Castle (jeu de plates-formes également sorti sur Macintosh en 1986), il se réjouit des critiques positives. Certains magazines le consacrent même « jeu de sport de l’année » et il commence à donner quelques interviews ici et là. Bien qu’il soit parfois déçu par les journalistes, qui déforment ses propos dans leurs articles – je lui assure très vite que cela ne sera pas le cas cette fois-ci – il va de l’avant et continue de collaborer avec Brøderbund Software pour que Shufflepuck Café soit adapté sur d’autres supports que Macintosh.
« Je ne peux pas croire qu’ils aient voulu faire un portage sur NES. La manette n’est absolument pas adaptée pour ce type de jeu. »
— Christopher Gross
En tout, ce ne sont pas moins de neuf adaptations qui ont été réalisées, un chiffre énorme comparé à ce qui se fait aujourd’hui et qui reflète la diversité du marché des consoles de l’époque. Il y a du bon dans ces portages, comme la version Amiga entièrement colorisée qui, pour son créateur, est probablement la version la plus aboutie à laquelle il a joué. Il y a en revanche du beaucoup moins bon. « Je ne peux pas croire qu’ils aient voulu faire un portage sur NES. La manette n’est absolument pas adaptée pour ce type de jeu. Heureusement, elle n’a jamais été vendue », lâche Christopher, indigné. Bien qu’il semble lui-même l’ignorer, cette version a bel et bien été commercialisée. J’évite soigneusement de lui en parler. Mais pour lui, la pire adaptation reste celle de l’IBM PC qui tournait sous le système d’exploitation DOS de Microsoft. Pour un jeu comme Shufflepuck Café, qui demande de la précision et de la réactivité, le clavier sous DOS ne fonctionnait pas assez bien pour cela et la souris, à cause de la basse résolution de l’écran, était difficile à contrôler.
Malgré ces quelques écarts, Shufflepuck Café continue de se vendre et Chris touche finalement ses royalties. Une libération financière qui lui permettra de se consacrer à de nouveaux projets. Des idées, il n’en manque pas. Si sa réelle passion de sport de comptoir est le flipper, notre programmeur se sent très inspiré par un jeu de racquetball (un mélange de tennis et de squash). Après y avoir joué quelques heures, Chris se dit : « Je pense que je peux faire mieux. » L’histoire ne nous dit pas s’il y ait parvenu car seul Shufflepuck Café est passé à la postérité. Relative pourtant, car il ne s’agit pas de ce jeu universellement ancré dans les mémoires comme peut l’être un Pong ou un Super Mario Bros., mais qui a su conserver, au fil des années, une aura de nostalgie, et presque de regret.
Un ventilateur du Japon
Un an et demi après sa sortie sur iOS, Shufflepuck Cantina est disponible à la vente sur Android et sur PC. Nous sommes loin des neuf portages de l’époque « Café » mais l’équipe mise beaucoup sur ces derniers pour rentabiliser le projet. La version Android est un échec, l’Android Market accorde beaucoup moins de visibilité au jeu que ne l’a fait Apple. Quant à la version PC, le lancement se fait en toute discrétion fin de l’année 2013 sur la plate-forme de téléchargement de jeux vidéo Steam. En bonus, Agharta ajoute même une compatibilité avec le casque de réalité virtuel, l’Oculus Rift.
Christopher Gross est le premier à recevoir sa clef pour essayer cette nouvelle version. Il me dit avoir été agréablement surpris. « J’ai vu et joué à de nombreuses tentatives de remake de mon jeu. Puis j’ai testé la version iOS de Shufflepuck Cantina. J’avoue avoir été sceptique quant à la jouabilité sur écran tactile, mais elle s’est révélée très agréable et intuitive en fin de compte. Mais c’est avec la mouture PC que j’ai pris le plus de plaisir, ils avaient vraiment réussi à capter l’essence du gameplay de Shufflepuck Café à la souris. »
Malgré la bénédiction du créateur original, les ventes de Shufflepuck Cantina ne décollent pas autant que l’aurait souhaité Agharta Studio. Toutes les raisons du monde peuvent être invoquées mais celle que retiendra Alexandre, c’est la difficulté de s’imposer auprès de la presse spécialisée. D’un côté, nous avons un studio de développement indépendant et à la situation financière instable qui mise beaucoup sur un projet et de l’autre, les journalistes croulant sous les sollicitations de ce genre. Et dans le monde du jeu vidéo indépendant, il y a quelques élus, ceux qui déchaînent les passions au point d’être relayés par tout le milieu – Minecraft, Braid ou encore Bastion – et ceux qui doivent batailler pour obtenir un test par-ci, une interview par-là. Shufflepuck Cantina, contrairement à son aîné, fait partie de la deuxième catégorie.
La raison de cette différence ? Lors de la sortie de Shufflepuck Café, Christopher Gross travaillait pour un éditeur qui possédait les ressources marketing nécessaires à un lancement réussi. En ce qui concerne Agharta, leur jeu ne figure dans aucun magasin, celui-ci ne sera distribué qu’en version dématérialisée sur Steam. Mais sur la plateforme de Valve, plus un jeu se vend et plus il sera mis en avant, ce qui lui assure de se vendre d’autant plus. Au contraire, un jeu qui ne rencontre pas immédiatement son public sera noyé dans la masse extraordinaire de jeux disponibles à la vente. Il lui faudra alors une sorte de miracle pour espérer sortir du lot.
Alexandre est d’ordinaire quelqu’un de très positif, confiant dans son travail. Ce semi-échec l’oblige à se remettre en question. Afin de booster les ventes de Shufflepuck Cantina, il va jusqu’à le proposer dans un bundle (un lot de jeux dont le prix est fixé par l’acheteur lui-même). La déception qui résulte de cette opération le rend amer. « Si un bundle se vend correctement, il faut bien comprendre que la moyenne du prix accordé par l’acheteur au site est la plupart du temps très basse, entre un et deux euros pour le lot complet. Même si l’acheteur choisit de ne verser son argent que pour les développeurs, comme il est possible de le faire sur Humble Bundle, nous ne gagnons qu’une dizaine de centimes par jeu vendu au mieux. Une misère compte tenu du travail fourni », soupire Alexandre.
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Être créateur de jeux vidéo n’est pas de tout repos. Hier, Christopher devait compter sur l’appui de ses parents pour terminer la programmation de Shufflepuck Café. Aujourd’hui, Alexandre a préféré la liberté d’un studio indépendant, bien que cette liberté lui coûte une stabilité financière. L’un comme l’autre ont choisi une voie peu lucrative mais grâce à laquelle ils ont pu s’adonner à leur passion. La carrière de programmeur de Chris n’a pas été autant médiatisée par la suite. Mais bien qu’il se soit éloigné de la scène du jeu vidéo, il continue de faire de petits jeux pour s’amuser. Il me propose d’ailleurs de tester l’un d’eux sur iOS, qui parle de poésie anglaise.
Alexandre, de son côté, continue sa route. Shufflepuck Cantina a représenté beaucoup de travail pour lui et son équipe mais il veut désormais aller de l’avant et passer à autre chose. J’évoque alors la possibilité d’un mode multijoueurs. Si les ventes s’envolaient, il pourrait y songer mais c’est peu probable. Pourtant, il reçoit régulièrement des messages de joueurs pour l’encourager dans ce sens. Le dernier en date, c’est celui d’un Japonais. « Il me demande si le mode multi est en développement et si le quatrième épisode de 1112 sortira un jour… et c’est signé “un ventilateur du Japon”. Google traduction a encore frappé, fan signifiant “ventilateur” en anglais. »
Bien que ce souvenir le fasse sourire, je sens que ces messages sont importants pour lui car ils sont la preuve que son travail trouve son public, qu’une communauté – qu’importe sa taille ou son influence – le suit de près. Et ce sentiment se retrouve chez Christopher. Lorsque je lui demande à quel moment il s’est rendu compte que Shufflepuck Café était devenu mythique pour toute une communauté de joueurs, il me répond très modestement et avec toute la sincérité du monde : « Juste à l’instant. Quand tu me l’as dit. »
Couverture : Shufflepuck Café, Brøderbund Software.