Un capitaine d’apparat
« Nous recherchons un capitaine, aucune expérience nécessaire. » Doug Pine était en vacances sur l’île de Maui lorsqu’il est tombé sur cette annonce en ligne, en juin 2009. Âgé de 48 ans, Pine était alors sans emploi depuis des mois – la crise économique avait durement touché le secteur maritime. Mais de l’expérience, il en avait, et pas qu’un peu. Tout au long de ses trente années de carrière, l’homme originaire de Seattle avait été capitaine sur un grand nombre de navires : bateaux d’observation des cétacés à Hawaï, navires d’approvisionnement offshore dans le golfe du Mexique, remorqueurs dans l’État de Washington. Pourtant, ce job semblait différent de tout ce qu’il avait pu voir jusqu’ici. L’annonce décrivait un boulot de capitaine sur un thonier américain dans le Pacifique ouest, avec vingt-quatre hommes à son bord. Il s’agissait d’un senneur, un bateau de pêche à coque en acier pourvu d’un énorme filet rectangulaire, qui se referme comme un sac à cordon coulissant pour pêcher le thon. Il travaillerait pour le compte de StarKist, la plus célèbre marque de thon américaine. Il a envoyé sa candidature par e-mail. Moins d’un quart d’heure plus tard, il a reçu une réponse. Elle ne venait pas de l’adresse indiquée mais d’un employé d’une entreprise coréenne appelée Dongwon. Dans le mail, on lui demandait simplement : « Quand pouvez-vous venir ? »
Intrigué, Doug a répondu qu’il s’étonnait qu’ils ne veuillent pas avoir plus de renseignements sur lui avant ça, et qu’il ne soit pas convoqué pour un entretien. Mais tout ce que la société voulait savoir, c’était si sa licence et ses certificats étaient à jour et quand il pouvait commencer. Pine a atterri à Honiara, la capitale des îles Salomon, moins de deux semaines plus tard. Il avait accepté un contrat de 90 jours rémunéré 9 400 dollars par mois. Si après une pause de trois mois il revenait assurer une seconde mission, il percevrait la moitié de son salaire pour les trois mois durant lesquels il n’avait pas travaillé. La société appelait cela un « bonus de fidélité ». En attendant que le bateau arrive au port, Doug Pine a exploré l’île. Le climat tropical était idéal, mais il était estomaqué par les énormes tas de bouteilles et d’autres détritus en plastique dégradant le rivage. Après plusieurs jours d’attente, le navire est enfin arrivé. Le Majestic Blue était un vieux bateau de plus de 60 mètres de long, à la coque peinte en bleu foncé. Un gigantesque filet était enroulé à l’arrière du bateau. Très énergique, le capitaine a fait faire à Doug une rapide visite du navire. On lui a montré sa cabine, où il s’est délesté de son manteau, de son sac à dos et de sa guitare. La pièce était minuscule et en piteux état. La chasse d’eau des toilettes fonctionnait mal et il n’avait qu’un tuyau coupé en guise de douche. En réalité, le bateau tout entier paraissait délabré, à l’exception du matériel de pêche, qui semblait flambant neuf. Doug a été présenté à l’équipage – un mélange d’hommes coréens, indonésiens, philippins et vietnamiens. Il était le seul Américain à bord. Parmi eux, il y avait le capitaine de pêche, un Coréen du nom de Kyong Su Kim. Musclé, rasé de près et la peau très mate, l’homme mesurait un peu plus d’1,70 m et devait avoir une trentaine d’années. Malgré la chaleur ambiante, il portait un anorak léger sur lequel était écrit « Dongwon ». Pine a remarqué que personne n’appelait Kim par son nom – ils se contentaient de l’appeler « capitaine ». Il n’a pas tardé à apprendre que quinze mois plus tôt, Kim était encore le capitaine du bateau, jusqu’à ce qu’il soit rebaptisé sous le pavillon étasunien.
Quand le Majestic Blue a repris la route, Doug Pine s’est rendu dans le ventre du navire. Là, il a immédiatement remarqué d’autres problèmes. Les écoutilles étanches du moteur et des salles de pilotage étaient grandes ouvertes et bloquées de la sorte : une sévère entorse aux règles maritimes et un acte de suffisance de la part de l’équipage, s’est-il dit. Il s’est ensuite promené dans les compartiments du bateau afin de se familiariser avec la disposition de la salle des machines, de l’équipement et des congélateurs. Il voulait les observer, les toucher et localiser les tuyaux pour comprendre où se trouvait chaque chose. À sa connaissance, aucun de ceux qui connaissaient le système d’opération du navire ne parlait anglais, aussi a-t-il décidé de se débrouiller seul. Doug Pine avait également hâte d’apprivoiser le système de navigation et de contrôle du navire, mais on lui a rapidement fait comprendre qu’il n’avait pas le droit de toucher à quoi que ce soit sur la passerelle. Sur ce bateau, tous les boutons étaient en coréen, les ordinateurs disposaient de claviers coréens et l’ordinateur de bord était protégé par un mot de passe que les officiers coréens refusaient de lui donner. Pine ne pouvait même pas allumer ou éteindre les lumières de navigation, car il ne savait tout bonnement pas où elles se trouvaient. Une nuit, alors que le bateau avait pris la mer depuis moins d’une semaine, Doug se tenait sur la passerelle, face au radar de navigation. Il était tard, il faisait nuit noire, et l’écran était mal ajusté pour observer le trafic maritime. Durant son temps libre, Pine donnait des cours de technologie de navigation au Pacific Maritime Institute de Seattle, il a donc décidé de régler le problème. À peine avait-il commencé à toucher aux réglages que le capitaine de pêche s’est précipité vers lui avant de le bousculer violemment en criant : « Ne touche pas à ça ! » Doug Pine était sidéré. « C’est moi le commandant de bord, je fais ce que je veux avec le radar ! » a-t-il répliqué. Mais il était clair qu’il était seul contre tous et que l’atmosphère sur le bateau – son bateau – lui donnait la sensation d’un mur dressé contre lui. « J’étais sur une autre planète », se souvient-il. « J’étais capitaine et pourtant j’étais impuissant. » Avant de monter à bord du Majestic Blue, Pine était comme beaucoup d’entre nous : il avait du thon en boîte dans son placard et la dernière fois qu’il avait réfléchi à sa provenance, c’était des dizaines d’années plus tôt, quand l’industrie avait été prise à mélanger du thon et du dauphin.
L’affaire a fait scandale en 1988, quand des images filmées par un activiste écologiste qui s’était fait embaucher comme cuisinier sur un bateau de pêche ont été rendues publiques. Elles montraient des dauphins pris au piège dans des filets se faire tuer par des pêcheurs. La vidéo du massacre a tourné dans le monde entier. Après cet incident, des labels « garanti sans dauphin » sont apparus sur les boîtes de thon. Puis le monde est passé à autre chose, tout comme l’industrie de la pêche. Le scandale des dauphins concernait la côte pacifique de l’Amérique centrale. Dans les années 1990, les entreprises de pêche au thon allaient jusqu’à suivre les poissons sur des milliers de milles à l’ouest, jusqu’aux mers entourant une douzaine d’îles du Pacifique ouest – où elles pouvaient continuer leurs dérives sans risquer d’être vues. Mais avant même cette migration forcée, les entreprises familiales – pour la plupart basées autour de San Diego, depuis longtemps la capitale de la pêche au thon aux États-Unis – étaient en train de couler. Les navires de pêche américains devaient à l’époque être construits aux États-Unis. Ils devaient être possédés à 75 % minimum par des Américains et employer des cadres américains, ainsi qu’un équipage constitué d’au moins trois quarts de citoyens américains. Sans compter qu’ils devaient respecter une réglementation américaine toujours stricte en matière environnementale. Tout cela a rendu les choses extrêmement compliquées pour les petites entreprises qui étaient, dans le même temps, forcées de rester compétitives face aux sociétés étrangères, soumises à des réglementations moins drastiques. C’est pourquoi, entre les années 1970 et les années 1990, de nombreux navires basés à San Diego sont passés sous la bannière de pays étrangers. Voilà comment l’industrie du thon américaine s’est effondrée.
Puis, en 2006, une soudaine série d’exonérations soutenues par de puissants lobbies du thon ont été transmises aux gardes-côtes et ajoutées dans le Décret sur les transports maritimes avec l’aide d’un parlementaire influent de San Diego, Duncan Hunter. Résultat : tous les bateaux de la « flotte hauturière », comme on appelait les navires de pêche au thon du Pacifique ouest, ne doivent dorénavant compter à leur bord qu’un seul Américain, le capitaine. Les sociétés n’ont plus besoin de recruter des citoyens américains pour composer l’équipage et les navires peuvent être sous propriété étrangère à hauteur de 49 %. La flotte de pêche au thon américaine a alors augmenté rapidement de onze bateaux à quarante. L’industrie du thon a été sauvée par la sous-traitance. Cependant, cette nouvelle réglementation a engendré l’arrivée de marins-pêcheurs sans foi ni loi, comme Doug Pine n’a pas tardé à le découvrir. Ils utilisent le drapeau américain comme couverture pour bénéficier d’un traité exclusif – soutenu financièrement par les 20 millions de dollars annuels venant des contribuables américains – qui permet la pêche des eaux riches en thon autour des nations insulaires très pauvres du Pacifique sud, tout en ignorant le code du travail et les réglementations environnementales. Sur les quarante bateaux de la flotte hauturière, la moitié emploient des « capitaines d’apparat » tels que Doug – c’est-à-dire des commandants de bord qui ne sont pas en mesure de communiquer avec leur équipage, et encore moins de les diriger.
Ce manque de communication et ces problèmes de hiérarchie ont parfois causé la mort de certains membres d’équipage. Ces dernières années, une douzaine de navires de pêche en haute mer ont reçu une amende de l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique en raison d’importantes violations de la réglementation environnementale, notamment pour avoir posé des filets pour attraper des baleines, une infraction du Marine Mammal Protection Act. À l’instar du Majestic Blue, tous les navires de pêche au thon sont des senneurs et leurs filets attrapent toujours une quantité énorme de prise accessoire – d’autres espèces que celle qu’on souhaite pêcher.
À bord du Majestic Blue
Construit en 1972, le Majestic Blue a été le premier navire de la flotte du Pacifique ouest de la société Dongwon – un puissant conglomérat coréen qui a racheté StarKist à Del Monte Foods pour 359 millions de dollars en 2008. Les deux autres marques américaines de thon célèbres, Bumble Bee et Chicken of the Sea, ont également été rachetées par des entreprises étrangères.
Doug Pine s’était heurté à l’univers sauvage de la pêche en haute mer.
La même année, le bateau, alors appelé Costa de Marfil, était rebaptisé Majestic Blue et passé sous pavillon américain via la création d’une Limited Liability Company (LLC) – un forme complexe d’entreprise aux États-Unis – du nom de Majestic Blue Fisheries. Au même moment, un autre navire appartenant à Dongwon et autrefois appelé The Eastern Kim est devenu le Pacific Breeze, établi sous la société Pacific Breeze, LLC. Bien qu’aucun de ces vaisseaux de pêche au thon n’ait jamais quitté le Pacifique ouest, le port d’attache qui leur était attribué était celui de Wilmington, dans le Delaware. Qui sont les propriétaires de ces deux bateaux ? Elles s’appellent Joyce Jungmi Kim et Jayne Songmi Kim et sont les nièces de l’ancien PDG de Dongwon, Jea-chul Kim, ou « JC » Kim. Pourtant, elles admettent volontiers ne rien connaître à l’industrie de la pêche. D’ailleurs, elles n’ont pas eu besoin de compétences particulières, on leur a vendu les navires pour 10 dollars pièce. Ce dont elles disposaient, en revanche, c’était de la citoyenneté américaine. Leur père, Jaewoon Kim, avait servi comme directeur général de Dongwon à Guam lorsqu’elles étaient petites. Puis leur famille avait re-déménagé en Corée avant qu’elles n’arrivent à l’école primaire. Plus tard, les deux femmes sont revenues aux États-Unis, où elles ont obtenu la nationalité américaine. Théoriquement, les deux sœurs sont les propriétaires américaines des bateaux. En pratique, Dongwon – une entreprise qu’un expert de l’industrie du thon décrit comme « l’un des grands méchants internationaux en matière d’activités de pêche illégales » – contrôlait encore toutes les décisions prises au sujet des navires. Doug Pine venait de se heurter à l’univers sauvage de la pêche en haute mer, où les réglementations maritimes internationales sont régulièrement ignorées.
Depuis le premier repas de Doug dans la coquerie, la véritable hiérarchie lui est apparue clairement. Tous les membres de l’équipage avaient une place attitrée et le capitaine de pêche était en bout de table. Pine, lui, mangeait en face d’un ingénieur-assistant, près du radiotélégraphiste. L’équipage pouvait se servir en riz, en poisson, en légumes et en kimchi proposés à chaque repas. Mais Kyong Su Kim, le capitaine de pêche, était servi à sa place par le garçon de cuisine. Il avait aussi son propre service – des baguettes et une cuillère en or à la place de ceux en inox de l’équipage –, ainsi que des assiettes et des bols spéciaux. Et la glace qui se trouvait dans le congélateur lui était réservée. Il n’a pas fallu longtemps à Pine pour comprendre que Kim était logé dans ce qui aurait dû être la cabine du capitaine, une véritable suite comparée au cagibi auquel il avait droit. La première fois que l’équipage a trouvé un banc de thon, Doug s’est précipité sur le pont afin d’observer comment les poissons étaient chargés à bord. Souvent, le navire de pêche utilise un tas de débris flottant à la surface de l’eau appelé « dispositif de concentration de poisson » (DCP) pour attirer le thon. Ces récifs de déchets produits par l’homme – on en compte environ 30 000 à 50 000 chaque année dans le Pacifique ouest et le Pacifique central – ne sont jamais retirés de l’océan. Les plus vieux finissent par se désintégrer, mais tout cela contribue au vortex de déchets du Pacifique nord. Les DCP fonctionnent merveilleusement bien pour attirer leur cible prioritaire, la bonite rayée, ou thon rose, mais ils entraînent aussi des tortues, des requins, des raies, de jeunes thons albacore et du thon obèse.
Ce qu’on appelle les prises accessoires peuvent représenter jusqu’à 30 % de la prise totale d’un navire de pêche. En 2013, les navires de pêche au thon du Pacifique ouest ont ramené 1,8 million de tonnes de thon rose et 82 000 tonnes de thon obèse – dont 90 % avaient été pêchées en prise accessoire par des senneurs. Le thon obèse est une espèce surpêchée. Sa population est aujourd’hui estimée à seulement 16 % de sa taille naturelle, selon des études de la Pew Foundation. À l’automne dernier, le président de la Western and Central Pacific Commission, qui part à la retraite, a déclaré la population de thon obèse « sous le seuil critique » et a recommandé que la pêche au thon dans son ensemble soit suspendue le temps que ce poisson se re-multiplie. La Pew Foundation estime que des dizaines de milliers de requins bleus, blancs et longimanes sont tués dans le Pacifique ouest par des senneurs chaque année. Tout ceci contribue à une catastrophe environnementale au moins aussi préoccupante que le scandale des dauphins d’il y a trente ans.
Pour Pine, toute l’opération de pêche était nouvelle. Le filet était gigantesque, il mesurait près d’1,6 km de circonférence. L’équipage se tenait prêt à le tirer vers le pont du bateau, et très vite, le filet et le banc de poissons étaient recueillis vers la poupe en soutenant le haut de cette énorme toile afin qu’elle brise la surface de l’eau. Pine observait l’équipage placer la petite salabarde qui retirerait le thon du filet pour le déposer sur le pont. Le capitaine de pêche se tenait à proximité du winch sur le pont supérieur. Pine est monté dans sa direction. En voyant le filet flotter à la surface, Pine s’est dit que ce n’était pas une technique habituelle. Avec le thon, il y avait un autre gros poisson, quelque chose qui ressemblait à un dauphin, ou peut-être un marlin. Curieux, il s’est tourné vers le capitaine de pêche. « C’est un dauphin ? » lui a-t-il demandé. Kim a explosé d’un coup : « Toi pas parler ! » a-t-il hurlé à Pine. Pine a battu en retraite et s’est éloigné en silence du capitaine de pêche. Il s’est alors demandé dans quoi il s’était fourré. La pêche n’était pas bonne, ce qui contribuait également à la mauvaise humeur de Kim, a pensé Pine. Habituellement, le navire devrait attraper l’équivalent de 30 000 à 40 000 dollars de poisson par jour. Et comme les chefs coréens étaient payés en pourcentage de la prise, d’une mauvaise pêche résultait un mauvais salaire. La semaine où Pine est arrivé sur le bateau, c’était le début d’une période de deux mois durant laquelle l’utilisation de DCP était interdite afin d’accorder du répit aux mammifères marins pour que les réserves de poissons se régénèrent.
En ce qui concernait Pine, toutefois, cette interdiction n’était pas appliquée par le Majestic Blue. Plus tard, il a même entendu le capitaine de pêche du Majestic Breeze dire que son homologue sur le Majestic Blue ne savait pas pêcher sans utiliser de DCP. Ce gros poisson que Pine avait vu dans le filet était probablement un marlin, avait-il fini par conclure. Mais il en a vu beaucoup d’autres être pris par le filet du bateau, avec d’autres prises accessoires. Pour lui, le plus triste était le sort des bébés requins-baleines. En général, ils mesuraient de 3 mètres à 3,50 mètres. C’étaient des animaux très doux, qui semblaient inoffensifs. Lorsqu’il était enfant, à Maui, Pine faisait beaucoup de plongée sous-marine et lui et ses amis se retrouvaient pour nager au milieu des palourdes, des éponges et des coraux au moins deux fois par an. À présent, ces créatures arrivaient avec la salabarde, aux côtés du thon rose, un poisson aux écailles d’argent scintillantes qui mesurait généralement un peu plus de soixante centimètres de long. L’équipage larguait la prise sur le pont inférieur, puis la balançait dans les cuves où le poisson était congelé dans la saumure. C’est à ce moment-là qu’ils séparaient la prise accessoire : les animaux étaient encore vivants à ce stade-là, mais l’équipage ne s’embêtait pas à les rejeter dans l’océan jusqu’à ce que le travail de récupération et de congélation du thon soit fini. Alors, les animaux ne manifestaient plus aucun signe de vie.
La mutinerie
Si Pine était véritablement intimidé par le capitaine de pêche, les jeunes membres de l’équipage l’étaient encore plus. Alors que les autres marins-pêcheurs étaient coréens, ceux qui travaillaient directement sur le pont étaient majoritairement indonésiens, philippins et vietnamiens. Certains étaient encore des adolescents. Le marin-pêcheur moyen gagnait 325 dollars par mois – c’est-à-dire moins de 11 dollars pour 15 à 18 heures de travail par jour. Pine trouvais cela « scandaleux ». « Il s’agit d’un navire américain, dont le propriétaire est une compagnie américaine. » Un marin-pêcheur de bas niveau qui effectuerait des heures similaires sur un gros bateau en Alaska pourrait gagner de 4 000 à 5 000 dollars par mois, ce qui représente plus de 130 dollars par jour. Sur le Majestic Blue, les membres d’équipage les moins haut-placés avaient souvent des contrats d’un à trois ans, négociés par des agences étrangères.
C’en était trop pour Pine. Il s’est retranché dans sa chambre.
« Tu dois payer pour assurer ta position », explique Chris Woodley, un garde-côtes à la retraite qui supervisait le périmètre comprenant Hawaï et le Pacifique ouest de 2012 à 2014. Parfois, dit-il, des détails sur les pensions réservées aux familles en cas de décès étaient inscrits sur ces contrats. « Tu dois absolument respecter ton contrat de trois ans car sinon, non seulement tu vas perdre ton boulot, mais en plus ils vont te prendre de l’argent. » Un jour, environ deux semaines après le début de son contrat, Pine tuait le temps sur la passerelle lorsqu’un jeune Indonésien du nom de Valentino était à la barre. Le chef ingénieur du navire, un Coréen, est arrivé du bas des escaliers, s’est dirigé vers Valentino et lui a donné un grand coup de pied dans les testicules. L’Indonésien s’est effondré au sol alors que Pine regardait la scène, effaré. L’ingénieur a continué pendant un moment à le malmener de toute ses forces en criant un torrent de ce que Pine pense être des jurons coréens. Puis tout d’un coup, il a tourné les talons pour retourner en bas. Il avait fini. Valentino s’est relevé doucement avant de se secouer. Il a regardé Pine, hausse les épaules et il est reparti vers le gouvernail. Pine a tenté de lui parler de ce qui venait de se passer, mais il était clair que Valentino ne voulait causer aucun problème. Cela faisait un mois que le Majestic Blue était en mer lorsque le port a appelé Doug Pine pour la première fois au sujet de son contrat. C’était une chaude matinée, le navire se dirigeait vers Pohnpei, une île micronésienne sur laquelle il déchargerait du thon sur un plus grand bateau à destination d’usines de transformation asiatiques. Le vaisseau a jeté l’ancre et Pine pensait sauter par-dessus bord afin d’aller nager un peu. Mais quand il a regardé au-dessus de la rampe, il a vu quelque chose de sale, une vaste tache qui s’écoulait avec le courant de l’eau. Ce flot, qui s’avérait être de l’eau contaminée par du pétrole, paraissait provenir du fond de cale. Ces quelques gouttes de pétroles ont été suffisantes pour alarmer Pine. Il a couru jusqu’à la passerelle, où il a trouvé le capitaine de pêche en train de parler à quelqu’un venu d’un autre bateau. « Il y a du pétrole dans l’eau », les a avertis Pine. Kim l’a fixé comme s’il était complètement idiot. Pine a essayé de contacter le responsable coréen du bateau dans les bureaux de Dongwon à Pohnpei, mais l’homme ne parlait pas anglais. Et du peu qu’il parlait, il semblait clair qu’il s’en moquait tout autant que le capitaine de pêche.
Il a ensuite tenté sa chance auprès du chef-ingénieur : « Arrêtez, vous devez arrêtez, il y a du pétrole qui se déverse par-dessus bord », lui a-t-il dit. « C’est de l’huile de poisson », a répondu l’homme pour tenter de le calmer. « Non, ce n’est pas de l’huile de poisson, je peux le sentir ! », a rétorqué Pine. Il a regardé l’ingénieur attraper une bouteille de Mir et la faire gicler par-dessus bord. Quand le liquide vaisselle a atteint l’eau, la masse liquide présente dans l’eau a commencé à se disperser et couler, quelque chose que n’aurait pas fait de l’huile de poisson. Alors que Pine retournait vers la passerelle, le capitaine de pêche avait appris que son commandant américain avait appelé quelqu’un de chez Dongwon. Il gesticulait furieusement vers Pine en criant en coréen. En réponse, Pine lui a hurlé : « Écoute, on est en train de verser du pétrole dans l’eau. On ne peut pas faire ça, ça doit s’arrêter ! » « Va au diable ! », lui a répondu le capitaine de pêche. « Ne me dis pas comment faire mon travail. C’est mon bateau ! » La conversation a fini par s’apaiser et Pine a cru qu’ils arriveraient à se calmer tous les deux, mais quand il a levé sa main, le Coréen lui a asséné une grande claque en vociférant : « Va te faire foutre ! » C’en était trop pour Pine. Il s’est retranché dans sa chambre, a sorti son ordinateur portable et s’est mis à écrire une liste d’ordres à respecter. « CECI EST UN VAISSEAU SOUS PAVILLON AMÉRICAIN, ET EN TANT QUE TEL, IL SERA DORÉNAVANT GÉRÉ EN ACCORD AVEC LE CODE DES RÈGLEMENTS FÉDÉRAUX… » Ainsi commençait sa note. Il a commencé par ordonner que le plan de gestion des déchets – qui demandait que les détritus soient brûlés dans un nouvel incinérateur au diesel, quelque chose que l’équipage n’avait jamais fait – soit respecté « à la lettre ». Puis il a listé vingt-deux conditions – dont l’inondation, les marées noires et la panne de moteur – pour lesquelles le capitaine devait être immédiatement prévenu. Une deuxième déclaration se concentrait sur les mesures de santé et de sécurité de l’équipage : « À aucun moment et pour aucune raison, aucun officier sous mon commandement ne frappera un membre de l’équipage, de rage ou pour plaisanter. » Il a ensuite trouvé sur Internet une société qui traduirait son texte en coréen. Pine a affiché ses ordres sur la passerelle, dans la coquerie, dans la salle des machines. Quelques-uns des jeunes membres de l’équipage ont trouvé un moment pour reconnaître ses efforts en privé. Mais les quelques Coréens qui étaient encore courtois avec lui le fuyaient désormais, et le capitaine de pêche était plus énervé que jamais. Chaque jour, Pine devait signer le journal des déchets, une injonction venue du traité international qui visait à réguler la pollution d’un navire. Il a commencé à noter sur chaque page qu’il signait qu’il était au courant que du plastique et du pétrole étaient jetés par-dessus bord – une piètre tentative pour se dédouaner de ces dérives, reconnaît-il aujourd’hui.
Parvenu à la moitié de son contrat de trois mois, Pine a envoyé un e-mail au bureau pour demander si sa relève avait été trouvée. Quand on lui a répondu que non, il a décidé de rechercher activement de son côté. Il pensait qu’avec un bon second, il pourrait monter un semblant d’équipe afin de faire régner l’ordre à nouveau. Il a posté une annonce sur gCaptain, un forum en ligne populaire sur lequel il était modérateur. « J’ai besoin d’une relève. Cherchez-vous du travail ? » indiquait l’annonce.
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Le candidat s’appelait David Hill. Il était âgé de 53 ans, c’était un homme à la peau mate, sans emploi et originaire de Fort Lauderdale. Il avait le rire facile et une barbe blanche qui, selon ses amis, lui donnait des airs de Sean Connery – ou au pêcheur de la marque américaine Gorton’s, aujourd’hui propriété du japonais Nippon Suisan Kaisha. Hill était plutôt habitué à être capitaine sur des yachts de luxe pour des clients riches, et il n’avait jamais travaillé sur un bateau de pêche, ni aussi loin de chez lui. Mais c’était toujours un travail. « Les choses sont en train de se compliquer pour moi », a-t-il expliqué à Pine dans un mail daté du 15 septembre 2009. « Je n’ai jamais eu autant de difficulté à trouver un boulot… J’ai deux gamins à l’université et un bébé de quatorze mois à la maison. Et ils ont tous besoin de nouvelles chaussures ! Je suis partant ! » Durant les semaines qui ont suivi, les deux hommes ont échangé des mails amicaux dans lesquels Pine décrivait tous les problèmes liés au job. « Ils n’ont eu que de “faux” capitaines américains qui n’étaient là que pour dormir et toucher leur salaire. Moi je ne suis pas un capitaine d’apparat et je leur ai dit clairement. » Le capitaine originaire de Floride ne s’est pas découragé. « Tiens-moi au courant, je suis ton homme si tu m’acceptes », lui a-t-il répondu. « Je peux venir dès aujourd’hui ! »
Pendant qu’ils s’échangeaient des messages, Pine était de plus en plus isolé sur le bateau. Sans surprise, sa liste d’ordres avait été complètement inefficace. La pêche ne s’était pas améliorée, ni l’humeur des Coréens. Début octobre, Pine a décidé d’éviter complètement les Coréens en restant loin de la passerelle et en ne se montrant qu’à la toute fin des repas. Quand il arrivait qu’il croise malgré tout le capitaine de pêche, il avait l’impression que celui-ci le maudissait auprès de la personne la plus proche de lui, pointant du doigt l’Américain de l’autre côté de la pièce et l’insultant bruyamment. Finalement, il a renoncé à sa baignade. Il avait trop peur que, s’il allait dans l’eau, il n’en ressorte jamais. Ses craintes allaient grandissant, et Pine ruminait des scénarios dans lesquels les officiers coréens s’introduisaient dans sa cabine au milieu de la nuit, le sortaient violemment de son lit pour l’amener sur le pont et le jetaient par-dessus bord – son corps ne serait jamais retrouvé.
En réalité, cette histoire n’était pas si tirée par les cheveux qu’elle le paraît : en 2013, les gardes-côtes ont découvert en réceptionnant un bateau de pêche au thon au port que deux marins manquaient à l’appel. L’équipage affirmait n’avoir aucune idée de la façon dont ils avaient disparu. Quelques jours seulement avant la fin de son contrat de 90 jours, Doug Pine a écrit une lettre à traduire et transmettre au capitaine de pêche. Une toute dernière tentative pour affirmer son autorité. Le bateau devait arriver au port avant 6 heures du matin le 18 octobre pour un rendez-vous programmé avec un inspecteur des gardes-côtes au sujet de la pollution. Pine savait que l’agent arrivait de Singapour juste pour eux et qu’il les attendrait au port. Alors que les heures passaient et que Pine ne percevait aucun signe qu’ils s’approchaient du port, il s’est rendu sur la passerelle. Là, dès qu’il a mentionné l’horaire d’arrivée prévue, le capitaine de pêche est devenu livide et s’est remis à crier et à vociférer. Pine a attrapé le téléphone satellite et s’est barricadé dans sa cabine. Il a appelé sa femme. « Appelle les gardes-côtes », lui a-t-il dit. « Dis-leur que je crains pour ma sécurité. Dis-leur qu’il s’agit d’une mutinerie. »
La mort du capitaine
Pine n’a pas quitté sa cabine avant que le Majestic Blue ne soit arrivé au port. Il est monté dans la voiture des douaniers pour rejoindre la côte, a trouvé l’inspecteur des gardes-côtes qui l’attendait et lui a raconté toute l’histoire depuis le début. Il a informé l’inspecteur qu’il voulait poursuivre le capitaine de pêche et le second pour mutinerie. Le garde-côtes l’écoutait respectueusement, mais semblait peu enthousiaste : « Vous êtes sûr que vous voulez faire ça ? » lui a-t-il demandé.
Le garde-côtes sont revenus avec des renforts. Ils ont examiné le navire et ont interrogé l’équipage. Pine, lui, a pris l’avion pour rentrer chez lui. Quelques mois plus tard, il a été contacté par des responsables de l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique, dont la mission est de faire respecter les réglementations environnementales en mer. « À ce moment-là », se souvient Pine, « j’étais sûr de tout leur déballer. J’étais en croisade, je voulais débarrasser le monde de ce mal. » « Avez-vous déjà vu un navire de pêche attaquer un mammifère marin ? » lui ont demandé les agents. « Oui, bien sûr ! Cela s’est produit plusieurs fois sur mon bateau » leur a répondu Pine. Pendant ce temps-là, David Hill avait décidé de respecter son contrat malgré les histoires qu’avait engendré son arrivée à bord. « Hill m’a plus tard envoyé un e-mail dans lequel il écrivait : “Les gardes-côtes ont foutu une peur bleue à ces gars-là, à chaque fois qu’ils me voient, on dirait qu’ils marchent sur des œufs. Et je suis très bien traité.” » Deux semaines après que Hill soit arrivé dans le Pacifique ouest, il a envoyé un e-mail à son fils, Spencer, étudiant ingénieur au Seattle Maritime Institute : « Mon cher fils, nous voyageons sur un bateau rempli de poisson et nous retournons à Tarawa pour décharger. Tout l’équipage est assis au fond de la coquerie, et ils font tous des courbettes à chaque fois que le capitaine de pêche ou moi-même entrons dans la pièce… Je me sens aussi utile qu’un cendrier sur une moto… Travaille dur à l’école. J’aimerais pouvoir t’aider en ramenant + d’argent. Je te reparle très vite. Bisous, Papa. »
Au matin du 14 juin 2010, l’aube se levait dans le calme du Pacifique ouest. David Hill avait effectué trois semaines de son second voyage comme capitaine du Majestic Blue. Le navire voguait à environ 625 milles marins au nord-ouest de l’île Fidji lorsque l’alarme de direction s’est déclenchée. Il était 13 h 30 et l’assistant-ingénieur était de garde. Il s’est donc dirigé vers la salle de gouvernail, située en bas à la poupe du navire. Alors qu’il s’approchait, il a vu de l’eau jaillir autour du manche du gouvernail ; elle avait déjà commencé à couler vers l’embrasure de la porte et à envahir les couloirs qui reliaient la salle de gouvernail à la salle des machines. Il s’est retourné prestement et a couru informer le chef-ingénieur de ce qui se passait – sans parvenir, en partant, à fermer la porte derrière lui. À 13 h 55, tout le monde était descendu du bateau. Sauf Hill. Il a confié un sac à dos, avec à l’intérieur son ordinateur portable et son passeport, puis il est retourné sous le pont pour aller voir dans quel état était la salle des machines. Il avait la marine dans le sang. Quand il était petit, il avait entendu des histoires d’ancêtres de sa mère qui auraient travaillé dans la salle des machines du Titanic. Dans sa famille, on racontait qu’ils auraient continué à ramasser le charbon alors que le bateau était en train de couler. De son côté, le père de David avait servi dans le Pacifique pendant la Seconde Guerre mondiale.
Dongwon utilisait à la fois le Majestic Blue et le Pacific Breeze comme des navires d’entrainement.
« Il est de ma responsabilité de savoir ce qui s’est passé », l’a entendu dire un membre de l’équipage. Vers 14 h, le chef-ingénieur coréen, Chang Cheol Yang, est descendu du canot de fortune pour rejoindre Hill. De la surface de l’eau, l’équipage a vu les deux hommes sortir de la salle des machines pour se diriger vers la passerelle, l’endroit le plus haut du navire. « Montez dans le canot ! » leur criaient certains. « Dépêchez-vous, montez ! » Yang a levé l’index pour dire qu’ils n’en avaient plus que pour une minute. Puis les deux hommes ont disparu à l’intérieur, fermant la porte de la passerelle derrière eux. Moins de deux minutes plus tard, l’équipage a vu, horrifié, ce navire vieux de 38 ans effectuer un revirement brusque et soudain. En quelques secondes, il a chaviré et coulé, l’hélice et le gouvernail étant les dernières parties à être englouties par l’eau calme.
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Quelques mois après la mort de David Hill, sa femme, Amy – dont la deuxième fille, Sailor, est née après le décès de son père – a contacté un avocat d’affaires maritimes basé en Floride, Michael T. Moore. Dès le début de l’année 2011, ils ont attaqué Majestic Blue, LLC et Dongwon en justice pour « mort injustifiée ». Avec le temps, Moore a constitué un épais dossier contre le géant de la pêche. Sous serment, Joyce Kim a avoué qu’elle et sa sœur n’avaient aucune connaissances en matière pêche au thon et qu’elles n’étaient pas au courant des agissements quotidiens de leurs bateaux, non plus qu’elles n’étaient payées pour leurs rôles de PDG fictifs. Sollicités par Doug Pine, deux autres anciens capitaines ont validé l’entorse à la hiérarchie et les infractions des réglementations en termes de pollution. L’un d’eux a décrit le Majestic Blue comme un « tas de merde » ; « le pire navire sur lequel j’ai jamais travaillé en termes de conditions de navigation ». Un autre a dénoncé l’habitude qu’avait l’équipage de prendre au filet des baleines – apparemment, ils utilisaient les mammifères comme DCP de substitution quand ceux-là étaient interdits.
Il s’est avéré que Dongwon utilisait à la fois le Majestic Blue et le Pacific Breeze comme des navires d’entrainement, les remplissant de novices et de débutants. Une longue liste d’e-mails a donné la preuve du mauvais entretien du bateau et des maigres connaissances de l’équipage en matière de sécurité – ils étaient bien incapables de contrôler ou d’arrêter les fuites. Il a aussi été révélé que, quelques semaines seulement avant que le bateau coule, il était en cale sèche dans un chantier naval en Chine – décrit comme de mauvaise qualité par certains employés de Dongwon eux-mêmes. Après cette visite, le navire fuyait dangereusement autour de la colonne de gouvernail, mais les cadres de Dongwon refusèrent de s’en inquiéter. Le représentant de Dongwon à Guam, Jurgen Unterberg, répétait à l’entreprise que le travail effectué sur le chantier naval était loin de régler les problèmes du Majestic Blue, selon des e-mails réquisitionnés pour l’enquête. « L’entreprise Dongwon doit décider si elle compte remettre le bateau en bon état, ce qui impliquerait un gros investissement, ou si elle préfère continuer à effectuer de petites réparations ici et là, ce qui le mènera irrémédiablement à sa perte ! Oui, la situation est aussi sérieuse que ça ! » a écrit Unterberg à ses supérieurs coréens en janvier 2010, soit cinq mois avant que le Majestic Blue ne sombre dans les eaux du Pacifique. Le 25 juillet 2014, un juge basé sur le territoire américain de Guam a conclu que le Majestic Blue n’était pas en état de naviguer, que l’équipage était dangereusement inexpérimenté, sous-entraîné et incompétent. Qui plus est, a déclaré le juge, Dongwon était au courant de la situation. En avril, un jury de l’île de Guam a accordé 3,2 millions de dollars de dommages et intérêts à Amy Hill. La mort de David Hill et de Chang Cheol Yang a aidé à ce que l’Institut national pour la sécurité et la santé au travail lance une enquête sur la sécurité à bord des navire de pêche au thon hauturière américaine. Selon cette étude, les équipages de ces quarante bateaux ont été victimes de quatorze blessures mortelles et de vingt blessures graves entre 2006 et 2012, des incidents survenus majoritairement après l’intervention d’entreprises étrangères dans le contrôle de ces navires. Le texte indique que la flotte hauturière est le seul cas aux États-Unis où les bateaux de pêche ont le droit d’être dirigés par des étrangers, or les mauvaises pratiques de sécurité et les problèmes de communication ont contribué à la majorité de ces incidents. Pourtant, la plupart ont été complètement ingnorés des médias.
« Si tout ça se passait en Alaska, ce serait dans tous les journaux », déplore Woodley. « Mais les gens qui meurent sur ces bateaux ne sont pas des citoyens américains, ils viennent de villages très pauvres du Vietnam et d’Indonésie, du coup tout le monde s’en fiche. Loin des yeux, loin du cœur. » La majorité de ces décès sont survenus sur des bateaux qui étaient ouvertement sous contrôle d’entreprises étrangères, et la façon dont ils se moquaient des lois choque profondément Woodley. Son bureau a remarqué un lien entre les problèmes de personnel et les infractions aux lois environnementales. En septembre 2013, l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique a condamné la South Pacific Tuna Corporation – qui possède les marques Bumble Bee et Chicken of the Sea – à une amende de près d’un million de dollars pour avoir pêché illégalement avec des DCP sur cinq de ses senneurs. Six mois plus tard, les gardes-côtes ont accusé la même entreprise de huit cas d’embauche de membres d’équipage sans qualification pour endosser des fonctions importantes sur des bateaux sous pavillon américaine. « J’ai commencé à demander : où est le second, où est le chef-ingénieur, qui doivent tous deux être embauché sous la réglementation américaine ? Dans plusieurs cas, ils n’étaient même pas sur le bateau ! Personne ne les voyait jamais. » Woodley a travaillé sur des navires de pêche pendant plus de vingt ans. « J’ai vu des gars dont le permis de travail avait expiré et d’autres qui n’avaient pas les bonnes qualifications », affirme-t-il. « Mais jamais de ma vie je n’ai vu une telle escroquerie, exécutée aussi ouvertement. » Pour l’heure, il n’est pas dit que ce qui s’est passé sur le Majestic Blue améliorera les contrôles sur la flotte de navire de pêche en haute mer. C’est même plutôt le contraire : les gros bonnets de l’industrie du thon ont récemment fait pression sur le Congrès américain pour dégager la flotte de toute surveillance.
En décembre 2014, le président américain Barack Obama a signé une nouvelle loi concernant le Coast Guard and Maritime Transportation Act. Soutenue par Duncan Hunter, député Républicain et fils du Duncan Hunter qui avait allégé les réglementations en termes d’équipage sur les bateaux de pêche en haute mer, cette loi retire l’obligation pour ces navires de contacter une fois par an un port américain, comme Guam ou les îles Samoa – une obligation qui était déjà largement ignorée. Le rapport obligatoire remis au Congrès américain par les gardes-côtes sur ces bateaux – un document qui spécifiait le pourcentage de capitaux étrangers de chaque bateau et qui comptabilisait les blessures et les décès à bord – a été abandonné. Pendant ce temps-là, la quantité d’argent gagné par des entreprises étrangères pêchant sur des bateaux américains sans créer d’emplois aux États-Unis ni même respecter les lois et les réglementations américaines en termes d’environnement et de travail continuent d’augmenter. Quant à Doug Pine ? Il ne regrette absolument pas ses tentatives pour alerter sur ces agissements illégaux, même si ce combat l’a beaucoup affecté. Rétrospectivement, il sait qu’il s’est montré naïf. Mais il n’est pas le seul, les millions de consommateurs américains qui remplissent leur placard de boîtes de Bumble Bee, Chicken of the Sea et StarKist lui tiennent bonne compagnie.
Traduit de l’anglais par Kevin Poireault d’après l’article « Mutiny on the Majestic Blue », paru dans Matter. Couverture : Des thons pris au piège des filets – Paul Hilton/Greenpeace.