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Sur le parvis de l’hôtel Shangri-La, en plein cœur de Londres, une forêt de jambes se dresse devant Kika. Le jeune labrador blond s’arrête au milieu de la foule massée à hauteur d’un passage piéton.
« Trouve la station », ordonne son maître, Amit Patel. Mais avec la visite de la reine d’Angleterre, en ce mois de janvier 2017, le métro évite le quartier de London Bridge. Le chien n’est pas moins perdu que ces voyageurs occupés à demander des renseignements au personnel du Network Rail, le principal opérateur du réseau ferré britannique. Alors Amit entreprend d’en faire de même. « Est-ce qu’il y a un membre du staff quelque part ? » lance à l’assistance ce brun à la barbe drue. Pas de réponse.

Il faut bien deux minutes pour que l’un d’eux se tourne enfin vers lui. La scène est filmée. « J’ai demandé de l’aide mais personne n’est venu », se lamente-t-il en commentant les images. « La vidéo montre des membres du staff en face de moi et il y en a un qui me regarde plusieurs fois. » Après avoir subitement perdu la vue en 2012, le trentenaire a décidé de doter son chien guide d’aveugled’un troisième œil. Kika porte désormais une caméra partout où elle va. En mars 2018, leur passageà travers un wagon bondé et détrempé de la Southeastern Railway est lui aussi enregistré. « Trouve un siège », commande Amit Patel. Là encore, personne ne bouge.

« Les gens peuvent être si égoïstes », souffle le Britannique. « Ils font mine de ne pas voir ou de ne pas entendre. C’est humiliant quand je me démène pour trouver quelque chose tout en gardant Kika en sécurité. C’est dans ce genre de situation que vous pouvez voir une larme couler sur ma joue. » Grâce à la GoPro qu’il promène avec lui, le labrador rapporte les incivilités ou le manque de considération dont pâtit son maitre. Et il prouve aussi sa propre valeur aux plus de 17 000 personnes qui suivent son compte Twitter.

https://twitter.com/Kika_GuideDog/status/779028754026889216

Rec

Le métro de Londres ne va pas jusqu’à New Eltham. Afin de quitter cette banlieue ouvrière jalonnée de terrains de football, au sud-est de la capitale anglaise, Amit Patel prend le train. Chaque jour, ildonne des cours d’éthique et de diversité à des étudiants en médecine dans le centre. Quand il n’estpas à la fac, le professeur anime des conférences de développement personnel aux quatre coins de la ville. Ses trajets durent de 30 à 90 minutes. Kika connaît par cœur différents itinéraires avecplusieurs changements. Depuis la maison, Amit peut lui demander de le guider partout. Ellel’emmène à la gare, lui indique le bon wagon et trouve un siège libre. Arrivée à la station, Kikaconduit Amit jusqu’au métro. Encore dix minutes de marche et les voilà arrivés à bon port. Ils serendent pareillement sur le lieu de travail de Seema, sa femme.

Lors de ces déplacements, Amit est confronté à des personnes impolies ou irrespectueuses. Kika est elle-même quelques fois malmenée, poussée ou ignorée sans que son maître puisse s’en rendrecompte. C’est pour cette raison qu’il a décidé, il y a un an et demi, d’installer une GoPro sur le dos de sa chienne. Ainsi, quand il rentre chez lui avec le sentiment que quelque chose d’anormal s’estproduit, sa femme visionne les enregistrements. Tout s’éclaire alors.

Le 7 février 2018 le couple a publié une vidéo prise sur un escalator des transports londoniens.
« Pourriez-vous vous décaler sur la droite s’il vous plaît ? », demande un voyageur. « Je voudrais passer. » Cet homme pressé se trouve derrière Amit, lequel tient dans sa main droite la rampe et dans l’autre un harnais. Au bout de ce harnais se trouve Kika, assise aux pieds de son maître. Ces deux-là bloquent le passage. « Je ne peux pas faire ça, je suis désolé », répond Amit. « C’est une chienne guide ». « Je le sais ! », rétorque l’inconnu. « Décalez-vous de la rampe et je pourrais passer. » Un membre du personnel des transports, qui accompagne Amit, lui intime de prendre son mal en patience : « C’est deux secondes de votre vie ». Rien n’y fait, l’homme insiste.

Amit ne voit pas mais il filme. « Quand je racontais aux gens ce qu’il se passait dans les transports, ils avaient du mal à y croire » explique-t-il au téléphone. « En voyant mes vidéos, ils ont été très surpris d’observer ce à quoi j’étais parfois confronté. » À travers les yeux de Kika, quelque 17 000 abonnés partagent les difficultés quotidiennes des personnes malvoyantes sur Twitter. Tout juste à hauteur des sacs, valises ou parapluies, elles sont plongées dans une marée de jambes, chaussures et longs manteaux noirs. Un environnement hostile qui donne rapidement un sentimentd’oppression et dans lequel les chiens doivent diriger leurs maîtres en sécurité. À leur hauteur, quand les espaces sont bondés, il est très difficile de distinguer les escaliers ou les sorties. Et il faut qui plus est ne pas se tromper d’arrêt.

À Londres, l’association Royal National Institute of Blind People (RNIB) note que « tous les trains souterrains, sauf ceux de la ligne métropolitaine, ont des annonces vocales indiquant la destination et la station à chaque arrivée. » La société qui gère les tranports publics londoniens (TfL) a installé une batterie de balises bluetooth dans le métro capables de transmettre un signal vers le téléphone des personnes malvoyantes. Sur l’application Wayfindr, une voix leur indique ensuite le chemin. Mais lorsqu’il y a des perturbations, Amit est obligé de s’en remettre aux agents présents sur place. Ceux qui font la sourde oreille étant filmés, il peut ensuite envoyer les images à l’entreprise et dire « voilà ce qui m’est arrivé et il faut que ce soit réglé. »

Crédits : SWNS

Un nouveau regard

Ce matin de 2012, Amit se retrouve du mauvais côté : il quitte son bureau de médecin pour s’allonger sur un lit d’hôpital, avec un intense mal de tête. À 33 ans, l’âge du christ, il passe aussi de la lumière aux ténèbres. Contre la maladie rare de l’oeil qui l’atteint, la kératocône, six tentatives de greffe échouent. Son regard se dérobe littéralement en 36 heures. Il lui faut six mois pour accepter d’être aveugle. Petit à petit, Amit réussit à redresser la tête mais chaque déplacement est un chemin de croix. « Quand j’allais à des réunions, j’étais épuisé. Je devais me concentrer sur tout ce qui m’entourait, entendre les dangers. Le temps d’arriver là où je devais être, je n’en pouvais plus. »

Kika voit le jour en novembre 2013 au National Breeding Center, à Leamington, dans le centre del’Angleterre. Quelque 1 500 chiots destinés à guider des personnes malvoyantes y naissent chaque année. C’est l’association Guide Dogs qui gère l’élevage. À deux mois, Kika est confiée à une famille d’accueil qui lui apprend les bases de son dressage. Elle est véritablement initiée à son futur métier de guide à partir d’un an. Quand Kika arrivera à sa huitième année de service, elle prendra une retraite bien méritée — chez Amit s’il peut la garder.

Crédits : Amit Patel

Guide Dogs dispose aussi d’une école à Redford, au nord-est de Londres. Les jeune chiens y sont formés pendant 20 mois de manière à reconnaître les marches et les murs du métro. « Ça peut être vraiment intense pour eux aux heures de pointe », constate la formatrice Michelle Henman. « Il n’y a pas beaucoup de place, les gens trébuchent sur eux par accident. Ils doivent donc être heureux, solides et confiants. » La capitale anglaise compte 312 chiens guides contre 1500 dans toute la France. Aux Etats-Unis, un homme de 61 ans, Cecil Williams, a été « sauvé » par les aboiements de son labrador retriever alors qu’il avait fait un malaise sur la voie en décembre 2013.

Amit et Kika se rencontrent pendant l’été 2015. Six semaines plus tôt, Amit a reçu la visite membre de l’association des chiens guides pour évaluer ses attentes et ses besoins. Ou habite-t-il, quels trajets effectue-t-il quotidiennement, où va-t-il, à quelle vitesse marche-t-il ? Trouver le bon binôme peut demander plus de deux ans. Dans l’attente de cette rencontre, Amit était à la fois impatient et stressé : « Peut-être que nous aimerons le chien, mais que le chien ne nous aimera pas ? ». Après avoir inspecté chaque pièce de la maison, et comme si elle avait déjà adopté lafamille Patel, Kika se rend dans le salon et s’endort sur le tapis. Le dresseur propose alors à Amit d’équiper la chienne pour une première promenade. Malgré la pluie, il en garde un souvenir trèsému. « Elle était géniale », confie-t-il. S’ensuit une formation de dix jours pendant lesquels Amit et Kika vivent à l’hôtel. Dans cet environnement inconnu, ils posent les bases de leur future relation.

Le troisième matin, vers 5 h 30, Amit se lève pour se rendre à la salle de bain. Dans cette chambred’hôtel méconnue, il tâtonne. Pour ne rien arranger, Kika s’est mise en travers de son chemin et refuse d’en bouger. Après avoir répété des dizaines de fois « pousse toi », Amit contacte le dresseur. Ce dernier lui conseille d’être plus ferme. Le Britannique force alors le passage et réalise que la pièce est inondée. Une fuite s’est propagée sur le sol toute la nuit. « Là, j’ai compris que je pouvaislui faire entièrement confiance. À partir de ce moment, je ne l’ai plus jamais freinée dans ce qu’elle entreprenait. C’est l’être le plus incroyable du monde animal ».

Après ce premier contact, Kika rentre à la maison avec Amit. Un formateur y intervient presque chaque jour pendant encore un mois au lieu des trois parfois nécessaires. Au bout de quatre, le Britannique recouvre l’envie d’entreprendre. « Je me suis dit que je pouvais faire tout ce que jevoulais. Ma vie a changé, je n’avais plus de limites. » Kika connaît 150 endroits et peut encore en apprendre. Il suffit à Seema d’accompagner les deux partenaires une seule et unique fois jusqu’à l’endroit voulu. Arrivée à destination Kika est félicitée. Dorénavant, elle peut ramener Amit à domicile et retrouver ce lieu sans qu’il ait à déranger des proches.

Crédits : Kika_Guide Dog/Twitter

Lumière

Deux ans et demi après leur première rencontre, Kika a non seulement bouleversé la vie d’Amit en lui rendant la confiance et l’indépendance qu’il avait perdues, mais elle a aussi renversé toute la dynamique familiale. Avant son arrivée, Seema n’était pas tranquille lorsqu’Amit sortait seul. Il se perdait souvent. Aujourd’hui, elle sait que Kika le ramènera à la maison. Il y a un an et demi, la famille s’est agrandie avec l’arrivée d’Abhi. Evidemment, le labrador était présent lors de lanaissance du petit garçon. Il donne depuis à Amit la possibilité de se promener seul avec lui, del’emmener à la garderie ou au parc. Ses pas se calent sur la vitesse du père, lesté de son fils.

Face à cette dévotion sans faille, Amit culpabilise de ne pas pouvoir préserver son ange-gardien des agressions des usagers des transports en communs. « Kika fait tellement pour moi, que mon rôle estde la protéger. Mais quand elle stresse ou qu’elle est frappée, je ne peux rien faire car je ne le vois pas. Elle ne fait pas de bruit. » Le plus dur pour l’animal n’est pas de se souvenir de sa route ou d’éviter les distractions. C’est d’être ignoré, de voir les portes se fermer ou la place manquer. Comme ce jour pluvieux de mars 2018 où le métro était bondé mais personne ne s’est levé de son siège, bien qu’Amit ait répété plusieurs fois « Kika, trouve un siège ». Sur la photo postée sur Twitter, on voit toute la détresse de la chienne qui n’a pas pu trouver une place à son maître.

Même si le labrador s’investit pleinement dans son rôle de guide, il y a des situations où il est perdu. Amit se sent alors vulnérable. Où est-il ? Sur un trottoir ou la chaussée ? Qui l’entoure ? Qui le regarde ? Qui l’a remarqué ? Autant d’interrogations grosses d’angoisse qu’il n’hésite pas àexprimer. Sur invitation de la Tfl, il a diffusé un message dans les stations de métro de la capitale à l’occasion de la « Semaine des sièges prioritaires », fin avril 2018. Les usagers y sont incités à céderleur place. Amit explique s’être engagé dans cette campagne pour sa chienne.

Les vidéos du jeune père éclairent son handicap d’un nouveau jour, le rendent plus accessible. « Des gens sont venus me dire qu’ils me croisaient tous les jours mais qu’ils ne savaient pas comment m’aborder », explique-t-il. « Je leur explique par exemple que lorsqu’ils discutent avec moi, il fautme prévenir quand ils s’en vont sinon je continue à parler tout seul ! » Une aide n’est jamais malvenue, surtout si la personne malvoyante semble égarée. En revanche, un chien qui travaille ne doit pas être distrait, car cela peut être dangereux pour celui ou celle qu’il guide.

D’après Amit, 99 % des usagers sont cordiaux et lui viennent volontiers en aide quand cela est nécessaire. Il n’hésite pas à partager aussi ces bons moments avec sa communauté. Le 1er mai 2018, une vidéo publiée sur Twitter montre son fils collé à lui par un harnais et Kika à ses pieds. Cette fois-ci la caméra est fixée au niveau de la poitrine d’Amit. Le trio descend d’un train, emprunte l’escalator et sa faufile dans la station. Amit encourage Kika, répond à son fils qui gazouille. Au niveau d’un portique, le personnel de la station lui cède respectueusement le passage. Amit remercie et chantonne quelques notes de musique. Devant lui, le labrador ouvre la voie en silence.


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