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Tout l’or du monde
En 2001, Blanchard conduisait dans les environs d’Edmonton quand il vit une nouvelle succursale du Trésor de l’Alberta en train d’être construite. Son algorithme interne calcula que le risque était faible, et il commença à examiner la cible méticuleusement. Trois ans s’étaient écoulés depuis le vol de l’étoile de Sissi, et cette fois-ci il allait essayer quelque chose de nouveau.
Pendant que la banque était en construction, Blanchard se glissait fréquemment à l’intérieur – parfois la nuit, parfois en plein jour, déguisé en livreur ou en ouvrier du chantier. La sécurité est moindre tant que l’argent n’est pas là, et cela permit à Blanchard d’installer différents appareils de surveillance dans la salle des guichets. Il savait quand les machines étaient installées et de quel genre de serrures elles disposaient. Il commandait les mêmes sur Internet et en déchiffrait le mécanisme de chez lui. Plus tard, il retourna au Trésor de l’Alberta pour désassembler, désactiver et remonter les serrures. Il n’avait que 60 000 dollars à récupérer à la banque, mais le frisson lui importait plus que l’argent. L’ambition de Blanchard s’était accrue, tout comme sa technique. Comme l’observe Flanagan, Blanchard avait toujours eu à cœur de déjouer le système, et il y parvenait de mieux en mieux. Blanchard prit pour cible une demi-douzaine de banques au cours des années qui suivirent. Il s’infiltrait dans les conduits d’air-conditionné, se contorsionnant parfois pour passer à travers des passages très étroits. D’autres fois, il crochetait les serrures. S’il y avait des capteurs infrarouges, il utilisait des lunettes IR pour voir les rayons. Ou bien il se contentait de tromper les capteurs en bloquant les rayons avec un changing bag étanche à la lumière. Il se construisit un véritable arsenal d’outils : caméras thermiques de vision nocturne, téléobjectifs, antennes à gain élevé capables de capter les flux en provenance des enregistreurs audio et vidéo qu’il cachait dans les banques, ainsi que des scanners programmés avec des clés chiffrées pour capter les fréquences de la police. Il avait toujours un kit du cambrioleur à la main contenant des cordes, des uniformes, des caméras et des microphones.
Dans la succursale d’Edmonton de la Banque de Nova Scotia, qu’il frappa en 2002, il installa un panneau de métal près des conduits d’aération pour créer un vide sanitaire secret dans lequel il pourrait disparaître si jamais il était surpris par la police. Il n’eut cependant jamais besoin d’y recourir, en partie car Blanchard avait aussi mémorisé les mécanismes des serrures de sécurité Mas-Hamilton et La Gard que de nombreuses banques utilisaient pour leurs machines automatiques. (Il s’agit de grosses machines très complexes, et lorsque la police interrogea Blanchard par la suite, ils lui amenèrent une serrure Mas-Hamilton désassemblé en dizaines de pièces. Il ne lui fallut que 40 secondes pour la remonter, et les policiers restèrent éberlués.) Blanchard avait également appris comment se changer en quelqu’un d’autre. Parfois, il lui suffisait juste d’enfiler un casque de protection jaune acheté dans un magasin de bricolage. Mais il arrivait qu’il s’investisse davantage. Blanchard finit par utiliser des certificats de mariage et de baptême qui paraissaient vrais – remplis aux noms qu’on croyait être les siens – pour obtenir de véritables permis de conduire.
Il arrivait même qu’il prenne des leçons de conduite, qu’il fasse des demandes de passeports, ou qu’il s’inscrive pour suivre des cours à l’université sous l’un de ses nombreux alias : James Gehman, Daniel Wall ou Ron Aikins. Avec l’aide de maquillage, de lunettes ou d’une teinture de cheveux, Blanchard donnait à chacun, James, Daniel, Ron et les autres, un look différent . Avec les années, Blanchard se procura et conserva des documents d’identité et des uniformes provenant de différentes entreprises de sécurité, et même des autorités. Parfois, juste pour s’amuser et pour voir si cela pouvait marcher, il se faisait passer pour un journaliste pour pouvoir traîner avec des célébrités. Il se fabriqua des pass VIP et demanda des cartes de presse pour pouvoir assister à des matchs de football américain ou faire un tour sur le circuit de l’Indianapolis Motor Speedway avec la légende de la course automobile Mario Andretti. Il rencontra le prince de Monaco lors d’une course de yachts à Monte Carlo et interviewa Christina Aguilera à l’un de ses concerts.
C’est là, en juillet 2000, que Blanchard rencontra Angela James. Elle avait de longs cheveux noirs et prétendait travailler pour Ford Models. Ils s’entendirent immédiatement et Blanchard fut envahi par un sentiment d’exaltation lorsqu’elle lui donna son numéro. Il sentit que l’adolescente n’avait rien contre le crime – il pourrait compter sur elle s’il avait besoin d’aide. Blanchard aimait avoir une complice. James était très drôle, elle adorait faire la fête et elle avait beaucoup de temps libre. Elle finit par aider Blanchard avec les banques. Ils procédaient ensemble aux opérations de reconnaissance en plein jour, et les atours de la belle servait de distraction pendant que Blanchard rassemblait des informations. La nuit, elle faisait le guet. Bien qu’il ne se passât jamais rien entre eux, James et Blanchard voyagèrent ensemble autour du monde, faisant des haltes régulières dans les Caraïbes pour y entreposer son butin sur des comptes offshore. Ils séjournaient dans des hôtels de luxe en Jamaïque et dans les îles Turques-et-Caïques, déposant de l’argent par paliers de 10 000 dollars sur les comptes que détenaient Blanchard sous 13 pseudonymes. L’argent sur les comptes offshore servait à financer sa vie de jet-setteur. Tandis que l’argent qu’il avait au Canada finançait ses transactions immobilières. Quant aux fonds qu’il entreposait en Europe, c’était au cas où il lui arriverait quelque chose.
Le crime (presque) parfait
Après minuit le samedi 15 mai 2004, tandis que l’hiver du nord des Prairies cédait finalement la place au printemps, Blanchard se tenait devant la porte d’entrée de la Banque canadienne impériale de commerce dans le Mega Centre, un développement suburbain de Winnipeg. Il crocheta rapidement la serrure, se glissa à l’intérieur et referma la porte à clé derrière lui. Il s’agissait d’une succursale toute neuve qui était censée ouvrir le lundi suivant, et Blanchard savait que les machines avaient été remplies le vendredi. Plus minutieux que jamais, Blanchard avait passé les nuits précédentes à infiltrer la banque pour faire de la reconnaissance ou trafiquer les serrures, tandis que James faisait le guet, observant les alentours avec des jumelles et tenant son complice au courant de la situation via un talkie-walkie à fréquence cryptée. Il avait placé un transmetteur derrière une prise électrique, une minuscule caméra dans un thermostat, ainsi qu’un simple interphone bébé derrière le mur. Il avait même installé des poignées sur les panneaux de cloisons pour qu’il puisse les retirer et entrer et sortir de la salle des distributeurs. Blanchard avait aussi pris les mesures détaillées de la pièce avant d’en reproduire une version grossière dans l’atelier d’un ami vivant tout près d’ici. Avec de l’entraînement, il avait réussi à réduire son temps d’opération à tel point qu’il n’avait besoin que de 90 secondes après que l’alarme fut déclenchée pour finir et s’échapper avec sa prise. Tandis que Blanchard approchait, il vit que la porte de la salle des distributeurs était déverrouillée et grande ouverte. Que voulez-vous, parfois vous avez de la chance. Tout ce qu’il avait à faire, c’était d’entrer à l’intérieur.
À partir de là, il connaissait la chanson par cœur. Il y avait sept machines, dont chacune était pourvue de quatre tiroirs. Il se mit au travail rapidement, usant de toute la technique nécessaire pour provoquer l’ouverture des machines sans dégât révélateur. Le tour était bien répété et Blanchard vida le contenu des boîtes pleines d’argent et de plusieurs comptoirs avant de refermer la porte derrière lui et de se diriger vers le van qu’il avait garé non loin. Huit minutes après que Blanchard eut forcé le premier distributeur, les services de police de Winnipeg arrivèrent sur les lieux, en réponse à l’alarme. Cependant, les officiers trouvèrent les portes closes et en conclurent que l’alarme avait dû se déclencher par erreur. Tandis qu’ils convenaient qu’il s’agissait d’une fausse alerte, Blanchard se faisait la malle avec plus d’un demi-million de dollars.
Le lendemain matin fut déconcertant pour les autorités. Il n’y avait aucune trace d’effraction sur la porte, aucune empreinte digitale, et pas le moindre enregistrement des caméras de surveillance – Blanchard avait volé les disques durs stockant les images des caméras de surveillance de la banque. Sans compter que le propre équipement de surveillance de Blanchard continuait à transmettre depuis l’intérieur de la salle des distributeurs, ainsi, avant qu’il ne quitte la ville, il put entendre les enquêteurs discuter. Il connaissait leurs noms ; il connaissait leurs pistes. Il appela le manager de la banque sur son portable ainsi que la police, se présentant comme un informateur anonyme qui avait été impliqué dans le vol et s’était fait voler sa part. C’était un coup des fournisseurs, disait-il un jour. Ou du gars de la Brinks, un autre. Non, c’était les types de l’entretien. Ses tuyaux étaient particulièrement convaincants car il avait connaissance d’une information que seul quelqu’un d’impliqué dans l’affaire pouvait connaître : l’un des distributeurs de la banque n’avait pas été touché. Blanchard l’avait fait exprès pour qu’il fût plus facile de semer la confusion. Avec ces policiers dépassés par les événements et lancés sur des fausses pistes, le casse de Winnipeg avait tout l’air du crime parfait. Mais les autorités reçurent un coup de fil de la part d’un employé vigilant du Walmart d’à côté, qui partageait son parking avec la banque. Il était agacé de voir des gens laisser leurs véhicules ici, aussi avait-il décidé de lui-même de surveiller le parking. La nuit du casse, il repéra une Dodge Caravan bleue garée près de la banque. En voyant à l’intérieur un chariot et d’autre matériel, il releva consciencieusement le numéro de plaque d’immatriculation. La police procéda à une vérification. Le véhicule avait été loué à Avis par un certain Gerald Daniel Blanchard.
Project Kite
Le fait que Blanchard fît usage de son vrai nom était aussi négligent que les empreintes digitales que la police trouva à l’intérieur du van qu’il avait rapporté à l’entreprise de location. Bientôt, la police était sur ses traces. Le casse faisait montre d’une telle sophistication que l’enquête tomba aux mains de l’unité des Crimes Majeurs de Winnipeg. Mais Blanchard – à présent divorcé et vivant avec sa petite amie, Lynette Tien –, avait appris qu’il était devenu un suspect, aussi se tint-il éloigné de leur vue. Deux années passèrent, et nombre des enquêteurs qui avaient étudié les pistes initiales étaient partis en retraite ou avaient été transférés.
L’affaire atterrit dans les dossiers non-résolus jusqu’à ce qu’au début de l’année 2006, Mitch McCormick, un agent expérimenté âgé d’une cinquantaine d’années, commença à travailler sur les crimes dits majeurs et décida de jeter un œil au cambriolage non-résolu. Intrigué, il appela son collègue de longue date Larry Levasseur, un as des écoutes qui venait juste d’être transféré à la division des crimes commerciaux. Par une nuit de début février, McCormick et Levasseur s’assirent au comptoir du Kings’s Head, leur repère de flics préféré. Levasseur descendit plusieurs pintes de bière ambrée, et McCormick prit son double sky habituel et un grand Coca. McCormick le rencarda sur les pistes de Blanchard et lui donna un dossier à remporter chez lui. Les deux hommes étaient intéressés, mais le patron de McCormick était sceptique. Pourquoi dépenser de l’argent pour rechercher un criminel qui commettait la majeure partie de ses crimes hors de leur juridiction ? À la longue, pourtant, les deux flics entêtés firent un tel tapage avec cette histoire que le département finit par céder. « Mais nous n’avions pas de moyens et il fallait qu’on monte une équipe à partir de zéro », dit McCormick. « On a même dû s’acheter nos propres Post-it. » Il ne tardèrent pas à remplir ces Post-it et à les disposer sur un tableau de liège, cartographiant le réseau tentaculaire de Blanchard. L’affaire était écrasante, mais ils avaient fini par démêler son écheveau de 32 fausses identités. Leurs examens préliminaires montraient aussi que Blanchard était un suspect dans de nombreux crimes, parmi lesquels le vol non-résolu de l’étoile de Sissi près de dix ans plus tôt. Ils compilèrent environ 275 pages de documentation, assez pour persuader un juge de les laisser mettre sur écoute les 18 téléphones de Blanchard. Ils étaient lancés. Les choses prenaient un tour autrement plus sérieux maintenant. Ils appelèrent leur enquête Project Kite, le projet cerf-volant.
Habituellement, les écoutes sont un jeu de patience : les policiers écoutent des syndicats du crime organisé pendant des années, en espérant que quelqu’un fasse un faux-pas. Mais Blanchard, à leur grande surprise, était d’une indiscrétion rare. Le deuxième week-end après le début des écoutes, McCormick et Levasseur l’entendirent donner des directives à une équipe d’exécutants dans une fraude de retour de produit dans un magasin discount. D’autres arnaques suivirent. Ils l’entendirent manigancer ses transactions immobilières. Ils l’entendirent se préparer à son prochain casse. Ils apprirent l’existence d’un vaste réseau criminelle très sophistiqué. McCormick et Levasseur se firent la réflexion que pour un criminel intelligent, ce type parlait beaucoup.
Puis, le 16 novembre 2006, Blanchard reçut un coup de téléphone particulièrement intriguant. « Bonjour, Danny », dit un homme avec un accent britannique prononcé. « Tu es prêt ? J’ai un job pour toi. Quand peux-tu venir au Caire ? » McCormick et Levasseur écoutèrent avec stupéfaction Blanchard recruter immédiatement une petite équipe pour en rencontrer une autre en Égypte. Blanchard faisait référence à son contact comme au Boss – il ne pouvait pas prononcer son vrai nom – et expliqua à ses sbires qu’il y avait beaucoup d’argent à se faire avec lui. James était partante. Mais ses parents étaient de passage en ville et sa mère ne voulait pas qu’elle y aille. James passa sa mère à Blanchard pour qu’il puisse convaincre la femme de donner la permission à sa fille de joindre à lui pour une escapade criminelle autour du globe. « Nous allons nous faire beaucoup d’argent », lui dit-il. « Mais ne vous inquiétez pas, tout ira bien. »
Plusieurs de ses complices habituels ne pouvaient pas en être, aussi Blanchard appela-t-il son voisin, un immigrant congolais du nom de Balume Kashongwe. Quand Blanchard lui expliqua en quoi consistait le boulot, Kashongwe se porta volontaire immédiatement. Son équipe formée, Blanchard se dit que tout irait comme sur des roulettes. « Qu’est-ce qui pourrait bien clocher ? » Quelques heures à peine après l’appel du Boss, Blanchard, Kashongwe et James prirent le chemin des airs, direction Le Caire. Blanchard avait rencontré le Boss pour la première fois quelques mois plus tôt à Londres, dans un magasin d’électronique. Il comprit tout de suite qu’ils étaient fait pour s’entendre en jetant un coup d’œil aux achats du Boss : huit enregistreurs DVR. Blanchard savait qu’on n’en achetait pas tant sinon pour un boulot de surveillance. Ils engagèrent la conversation.
Plus tard ce jour-là, une voiture arriva pour conduire Blanchard à un café de Londres, où le Boss et une douzaine de ses sbires kurdes, la plupart venant du nord de l’Irak, l’attendaient dans la cave, à fumer des narguilés. Le Boss mit Blanchard au parfum sur son opération, qui s’étendait à travers l’Europe et le Moyen-Orient et incluait des activités criminelles diverses, comme la contrefaçon et la fraude. La dernière de ses activités s’appelait le skimming : récolter des numéros de cartes de crédit et de débit en pénétrant le réseau RNIS que les entreprises utilisaient pour les procédures de paiement. Le groupe fabriquait des cartes magnétiques de contrefaçon qu’ils gaufraient avec les numéros volés, puis les utilisait pour retirer le maximum que le permettait les limites quotidiennes avant que la fraude de fût déclarée. Il s’agissait d’une entreprise lucrative pour le réseau du Boss, qui reversait un bout de sa part à des séparatistes kurdes en Irak. Conformément à son surnom récent, le Boss donna à Blanchard un job d’essai : prendre avec lui 25 cartes au Canada et retirer de l’argent avec. Blanchard retourna à Londres avec 60 000 dollars en poche, et le Boss fut satisfait. Il trouvait également le jeune homme charmant. « Nous avons quelque chose d’important qui se prépare » dit-il à Blanchard lors d’un dîner dans un restaurant kurde. « Je te tiendrai au courant. » Avec son job en poche, l’équipe de Blanchard arriva en Égypte et s’enregistra au Cairo Marriott Hotel & Omar Khayyam Casino, s’installant dans deux suites avec vue imprenable sur le Nil. Le lendemain, trois hommes dont Blanchard se souvenait du café de Londres firent leur apparition. Ils avaient avec eux environ 1 000 cartes piratées, que le groupe commença immédiatement à utiliser par équipe de deux. Kashongwe et les Kurdes de Londres se fondaient sans problème dans la masse. Blanchard et James achetèrent des burqas sur le souk pour leur servir de déguisements. Le Boss dirigeait les opérations de Londres.
Ils allaient de distributeur en distributeur, 12 heures par jour, retirant des livres égyptiennes qu’ils fourraient dans leurs sacs à dos et dans des mallettes. Blanchard et James plièrent leur argent et le mirent dans des pochettes qu’ils glissaient sous leurs burqas. Et comme à son habitude, Blanchard filmait toute l’aventure : leurs longues marches dans les rues byzantines du Caire, leurs haltes dans la ville, et l’argent qui coulait à flots. Depuis leur austère bureau de Winnipeg, McCormick et Levasseur surveillaient les boîtes mail de leur cible et ses appels à Tien, qui s’occupait d’organiser les voyages et autres détails administratifs depuis l’appartement de Blanchard à Vancouver. Les policiers canadiens étaient stupéfaits. Ils n’avaient jamais imaginé qu’ils tomberaient sur quelque chose d’aussi énorme. Ils apprirent que le butin s’empilait sur 1,20 mètre dans les suites du Marriott. Et enfin, ils apprirent que les choses avaient dérapé.
Le château de cartes
En l’espace d’une semaine, l’équipe avait collecté l’équivalent de plus de deux millions de dollars. Mais les paiements de chaque distributeur étaient petits. Aussi après deux jours, Blanchard envoya Kashongwe au sud, à Nairobi, au Kenya, avec 50 cartes en poche pour trouver des machines plus généreuses. Mais Kashongwe n’avait pas de téléphone portable, et il ne donna bientôt plus aucune nouvelle. Bientôt, il fut évident que Kashongwe leur avait filé entre les doigts. Blanchard n’était pas content. Et le Boss non plus. Blanchard était dedans jusqu’au cou. Durant sa longue carrière criminelle, aucun coup de feu n’avait jamais été tiré. Le Boss, lui, semblait décidé à changer cela. Blanchard promit de retrouver Kashongwe. « Bien », dit le Boss. « Autrement, c’est nous qui le trouverons. Et nous ne serons pas contents quand ce sera le cas. »
McCormick et Levasseur écoutèrent tous les appels qui entraient et sortaient du Caire à mesure que la température montait. Ils entendaient Blanchard appeler Tien à Vancouver, en essayant désespérément de joindre Kashongwe. Il appela la sœur de ce dernier à Bruxelles et son frère dans l’Ottawa. Il semblait pris de frénésie à certains moments. Mais Blanchard n’eut pas de chance : Kashongwe avait disparu. Les choses empirèrent davantage quand le Boss dit à Blanchard qu’il ne pourrait pas quitter le Caire avant que les cartes manquantes ne soient remboursées. Deux hommes débarquèrent pour « les avoir à l’œil ». Les suites du Marriott se transformèrent en prise d’otages. Mais le Boss n’était pas immunisé au charme naturel de Blanchard. Il endossa toute la responsabilité et promit de rembourser personnellement la part de Kashongwe, avant d’expliquer calmement que James n’avait rien à voir avec cette affaire dans laquelle ils s’étaient fait doubler. Le Boss dit finalement à ses hommes de laisser James partir. Puis il accepta de laisser Blanchard venir à Londres pour régler les choses en personnes. « Je suis très honnête avec ce genre de choses », dit Blanchard. « Et le Boss voyait bien que j’étais prêt à endosser la responsabilité de ce qu’avait fait Kashongwe. » Les deux hommes s’entendirent pour mettre de côté le problème de Kashongwe dans l’intérêt des affaires. Les hommes du Boss viendraient apporter de nouvelles cartes à Blanchard au Canada. « C’est vrai », dit Blanchard, « pourquoi se serait-on on battu alors qu’il y avait davantage d’argent à se faire ? »
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Le 3 décembre 2006, Blanchard atterrit à Vancouver, où il loua immédiatement une voiture et conduisit jusqu’à une succursale de la Banque de Nova Scotia, à une centaine de kilomètres à l’est de Chilliwack. Il avait commencé à préparer le cambriolage de la banque avant son voyage. Le fiasco provoqué par Kashongwe avait presque coûté tout son butin à Blanchard, et il cherchait à présent à se refaire de façon satisfaisante. Il estimait que Chilliwack lui rapporterait 800 000 dollars, et il travaillerait pendant les vacances pour y arriver. McCormick et Levasseur avait déjà été de service pendant les vacances auparavant, mais ils n’avaient jamais travaillé sur une affaire qui leur demandait autant. Ils passaient 18 heures par jour à leur quartier général improvisé ou au King’s Head, passant en revue les retranscriptions et les preuves. Les heures sup’ n’étaient pas payées. Le stress et la fatigue s’intensifiaient, de même que la pression de leurs supérieurs. Heureusement pour eux, le désarroi de Blanchard aggravait ses erreurs. Aussitôt après son atterrissage, McCormick et Levasseur écoutèrent Blanchard en live parler du Caire, de sa prochaine banque, et du peu qu’il savait de ce que Kashongwe était devenu.
Pendant que Blanchard faisait route pour Chilliwack, ils les écoutèrent, lui et le Boss, discuter des détails de l’arrivée d’une équipe à Montréal le lendemain. McCormick et Levasseur appelèrent les agents de l’aéroport de Montréal en leur donnant les noms et le numéro du vol. Tandis que les cibles arpentaient l’aéroport, les flics les encerclèrent. Toute l’équipe fut arrêtée, et la police saisit des dizaines de cartes de crédit vierges, un lecteur de cartes magnétiques, et des ordinateurs débordant de preuves qui comblèrent les trous qui subsistaient au sujet de l’opération du Caire. Et cerise sur le gâteau, les disques durs contenaient aussi certaines des vidéos amateurs que Blanchard avait réalisées pour le job. À présent, la police ne l’entendait plus seulement parler de crimes, ils le voyaient les commettre.
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Le Boss appela dès le lendemain, paniqué. Mais l’appel parvint à Blanchard à un moment inopportun. « Je ne peux pas parler maintenant », murmura Blanchard. « Je suis en train de faire mon truc dans la banque en ce moment-même. » Il était 12 h 30, et Blanchard se tortillait dans les conduits d’aération de la banque. « Écoute, mes hommes ont été arrêtés à l’aéroport et j’ai besoin de savoir pourquoi », dit le Boss. Blanchard traçait soigneusement son chemin à travers les conduits, en route pour la salle des distributeurs. Son oreillette était branchée et son téléphone était en réponse automatique, au cas où il serait prévenu que la police était tout prêt. « Qu’est-ce qu’il se passe avec mes hommes à Montréal ? » demanda le Boss. « Ils se sont fait coffrer ! » « Je n’en ai aucune idée », a répondu doucement Blanchard. « Mais que les douaniers aient été au courant me semble faire un peu trop de coïncidences. Les téléphones doivent être sur écoute. » Le Boss continua à le presser, lui demandant des nouvelles de Kashongwe, mais Blanchard l’interrompit. « Je regarde en bas. Il y a un agent de sécurité en-dessous de moi », dit-il dans un souffle. Il était engagé profondément dans le bâtiment et cela rendrait difficile toute sortie précipitée s’il venait à avoir besoin d’une issue de secours. « J’ai trop investi dans ce boulot », dit-il. « Il faut que j’y aille. » « Il faut qu’on arrange ça, Danny », dit le Boss.
Tandis que Blanchard répondait en murmurant, McCormick et Levasseur remontaient à la source de l’appel. Ils savaient à présent que Blanchard visait la Banque de Nova Scotia à Chilliwack. Fin janvier, des enquêteurs de Toronto, Edmonton et Vancouver aussi bien que des services de police provinciaux s’étaient joint à la petite opération de McCormick et Levasseur. « Le filet était prêt à être remonté », dit McCormick.
Chat noir, chat blanc
À 4 h du matin le 23 janvier 2007, plus d’une douzaine de membres du SWAT prirent d’assaut l’appartement de Blanchard à Vancouver, où ils trouvèrent Blanchard et Tien. D’autres mandats d’arrêt avaient été mis à exécution simultanément à travers tout le Canada, conduisant à l’arrestation d’une demi-douzaine de complices, parmi lesquels Angela James et le cousin de Blanchard, Dale Fedoruk. Blanchard fut arrêté. Dans ses différentes résidences et aires de stockage, la police confisqua dix palettes de matériel : 60 000 documents, du liquide dans des devises différentes, des fumigènes, des armes à feu, et 300 appareils électroniques parmi lesquels des imprimantes de cartes professionnelles, des lecteurs de cartes, et tout l’équipement de surveillance imaginable. Dans son appartement, la police découvrit une pièce cachée pleine de kits de cambriolage, ainsi que tous les documents relatifs aux fausses identités de Blanchard, bien organisés et classés par objet. Il fut au départ accusé de 41 crimes, allant de la fraude à la possession d’instruments pour fabriquer des cartes de crédit. Le Boss appela Blanchard en prison. « Pourquoi toi, Danny ? » demanda-t-il. « Pourquoi un patelin comme Winnipeg s’est-il donné tant de mal ? Tu as dû te mettre l’establishment à dos. Comme on dit en Angleterre : Si tu cherches des poux à la reine, tu as les chiens après toi. » McCormick et Levasseur entendirent alors Blanchard répondre qu’il ne s’agissait ni de l’establishment, ni de la reine. « C’étaient ces flics de Winnipeg… »
Blanchard dit qu’il aurait pu s’échapper de prison, mais que cela n’avait aucun sens. La police avait des preuves par-dessus la tête, incluant 120 enregistrements audio et vidéo détaillant toute l’opération. Ils finiraient par le retrouver, et il en avait marre de courir de toute façon. Blanchard refusa de dire quoi que ce soit au sujet de ses associés, mais il finit par décider de coopérer avec les autorités pour son propre cas. « C’est un type flamboyant », dit McCormick. « Et un extraverti, qui enregistre tout. Il y avait une partie de lui qui tenait à raconter son histoire. » Il avait également une autre motivation : révéler ses méthodes aiderait l’industrie bancaire à améliorer ses pratiques de sécurité, et cela pourrait alléger sa peine de prison. Le premier jour où Levasseur s’assit avec Blanchard à Vancouver, l’enquêteur eut l’impression de « parler à un mur ». Mais au cours des entretiens suivants, Blanchard se montra plus courtois et coopératif. Finalement, après des négociations menées par l’intermédiaire de son avocat, Blanchard proposa de les guider vers l’étoile de Sissi. « Elle se trouve dans la cave de la maison de ma grand-mère à Winnipeg », dit-il. Blanchard avait essayé de ne pas causer d’ennuis à sa famille depuis le début de l’affaire – il ne voulait pas les embarrasser davantage. Mais à présent il devait appeler. « J’ai besoin de venir à la maison », dit-il. « Et je serai accompagné de la police. »
Blanchard, menotté et des chaînes aux jambes, étreignit sa grand-mère sur le pas de la porte et conduisit McCormick et Levasseur directement à la cave. Il disparut dans un vide sanitaire avec Levasseur. Finalement, Levasseur enleva un carré de panneau isolant et en sortit l’étoile. Ils l’amenèrent à la lumière, où les inspecteurs s’émerveillèrent devant la beauté de la pièce. Ils n’avaient jamais rien vu de pareil. Cela marqua la fin de près d’un mois de débriefing. Les policiers avaient compris certaines choses, mais Blanchard élucida tout le reste pour eux. « Dans la police, un malfaiteur ne vous dit jamais comment il s’y est pris jusqu’au dernier détail », dit McCormick. « Et pourtant c’est ce qu’il a fait. » Après avoir passé tant de temps à pourchasser Blanchard – puis en lui parlant –, McCormick et Levasseur développèrent un respect amusé à l’égard de ses aptitudes. Et Blanchard en vint à admirer le cœur qu’ils avaient mis à l’ouvrage pour lui mettre la main au collet.
Comme un hacker acculé qui sort de l’ombre pour devenir un white hat, Blanchard accepta un nouveau défi : travailler pour le système de l’intérieur. Il fut une source si précieuse d’information que McCormick et Levasseur furent capable de les rassembler en une présentation de huit heures à destination des autorités et des professionnels de la banque. « Quand ces types ont entendu ce que Blanchard nous avait dit », dit McCormick, « on a pu les entendre serrer les fesses. » On prit la pleine mesure de la participation de Blanchard lorsqu’il plaida coupable pour 16 condamnations le 7 novembre 2007. Il accepta de vendre ses quatre appartements pour payer sa dette auprès du gouvernement canadien. Et il se dit prêt à écoper d’une plus longue peine en l’échange de la clémence vis-à-vis de ses coaccusés, à propos desquels il refusa de témoigner. Aucun de ses partenaires n’alla en prison. Blanchard surprit également le tribunal lorsqu’il fit prononcer une déclaration inhabituelle par son avocat : l’expression de sa gratitude pour avoir été arrêté. « Mon client souhaite reconnaître que le mensonge immense dans lequel il vivait est finalement terminé. » Il ajouta que Blanchard avait hâte d’aller de l’avant. « Il reconnaît que les hommes et les femmes des services de police de Winnipeg ont fait tout leur possible. » Au lieu des 164 années de réclusion criminelle qu’il encourait, Blanchard fut condamné à huit. Et puis, à l’été 2009, après avoir passé moins de deux ans derrière les barreaux, il fut remis en liberté conditionnelle sous très haute surveillance. Il vit à présent dans une maison de transition de Vancouver, où il lui est interdit de s’approcher de quelque équipement de surveillance que ce soit ou de parler à aucun de ses anciens associés. L’une des personnes qu’il est autorisé à joindre est Randy Flanagan, son vieux mentor du lycée.
« Il m’a raconté tout ce qu’il avait fait au cours des dix dernières années », dit Flanagan. « J’ai été surpris, mais pas tant que ça, à propos de ce que notre ancien fiston avait fait. » Blanchard confia à Flanagan qu’il voulait reprendre sa vie en main. Travailler avec McCormick et Levasseur l’avait convaincu qu’il pourrait devenir consultant auprès des banques. « Qui sait ? » dit Flanagan. « Peut-être qu’il lancera finalement cette entreprise de sécurité dont il parlait. » Le juge pensa la même chose en entendant le plaidoyer de culpabilité de Blanchard. Les banques « devraient l’engager et le payer un million de dollars par an », dit-il. Et juste avant de rendre son verdict, le juge se tourna vers Blanchard. « Je pense que vous avez un avenir radieux devant vous si vous vous appliquez à vivre une vie honnête », dit-il. « Bien que je ne sois pas prêt à vous signer une lettre de recommandation. »
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Art of the Steal: On the Trail of World’s Most Ingenious Thief », paru dans Wired. Couverture : Le château de Schönbrunn. (Création graphique par Ulyces)