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Toyoda
Les fonds d’urgence ont permis de maintenir Tesla à flots, et presque immédiatement les choses ont commencé à se dérouler comme Musk l’avait prédit. En janvier 2009, Daimler s’est finalement senti assez en confiance pour acheter 1 000 batteries pour la Smart dans le cadre d’un contrat d’une valeur de plus de 40 millions de dollars pour Tesla. Puis en mai de la même année, Daimler a accepté d’acquérir environ 10 % des parts de la compagnie pour 50 millions de dollars, valorisant Tesla à plus de 500 millions de dollars. Mais ce qu’il faut retenir, c’est qu’un pionnier du moteur à combustion attestait ce faisant de la viabilité de la petite start-up des voitures électriques.
Durant toute la crise financière de la fin de l’année 2008, von Holzhausen s’est concentré sur le design de la Model S. En mars 2009, il avait fini un prototype. Ce n’était effectivement pas une berline ordinaire. La voiture avait les lignes courbes et sexy d’une Porsche et la carrure imposante d’une BMW. Le constructeur l’a dévoilée devant des centaines de personnes à l’usine de fusées de SpaceX, près de Los Angeles. Pour plus d’impact dramatique, Von Holzhausen avait recouvert la voiture d’un drap argenté qui scintillait sous les projecteurs.
« Vous allez vite voir qu’il ne s’agit pas d’une voiture qui ne tient pas ses promesses », a dit Musk à la foule. « Elle ira vite et pourra transporter de nombreuses personnes. » Musk s’est mis au volant et a commencé à balader ses invités dans les rues du quartier. La voiture a fait de l’effet. Elle avait un élégant écran tactile de 17 pouces sur la console centrale, et comme elle n’avait pas de moteur, il y avait de la place sous le capot pour un grand coffre. La batterie était plate, rectangulaire et dissimulée sous le plancher, ce qui signifiait qu’elle n’empiétait pas sur l’espace du passager, donnant à la voiture un sentiment agréable d’ouverture. Et le coffre se situant à l’avant, il y avait de la place à l’arrière pour une rangée supplémentaire de sièges tournés vers l’arrière. Tout comme Musk l’avait demandé : de la place pour sept.
En effaçant les contraintes de design liées à la présence d’un moteur, Tesla a ouvert de nouvelles possibilités aux berlines. La roue a continué à tourner en faveur de Tesla. Trois mois après la présentation de la Model S, le gouvernement américain a annoncé qu’il accordait un prêt de 465 millions de dollars à Tesla pour mettre sa berline sur le marché, dans le cadre de son programme de prêts pour les véhicules à technologie de pointe. Les constructeurs établis ont reçu des prêts beaucoup plus substantiels pour développer leurs programmes de véhicules électriques.
Ford, par exemple, a reçu 5,9 milliards de dollars, et Nissan en a reçu 1,6 milliard. Musk prenait un malin plaisir à faire remarquer que contrairement à Tesla, ces bénéficiaires de prêts plus importants ne vendaient même pas de véhicules électriques. Mais Musk, pour sa part, n’avait jamais produit de voiture à grande échelle. Les prêts lui donnerait enfin l’opportunité de le faire. À ceci près : l’argent ne serait pas versé tant qu’il n’aurait pas trouvé d’endroit où construire sa voiture.
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Un matin d’avril 2010, Musk a quitté sa maison de Bel Air en portant une cravate couverte de faux sang. Deepak Ahuja, le CFO de Tesla, était sidéré. Pendant des jours, l’équipe avait préparé soigneusement son petit déjeuner d’affaires avec Akio Toyoda, s’échangeant des mails sur les nombreux détails de l’étiquette japonaise – dont la bonne façon de saluer et de présenter sa carte de visite avec les deux mains. Et voilà qu’à présent, quelques minutes avant que le président de Toyota n’arrive, Musk portait une cravate Halloween avec des citrouilles, des squelettes et du faux sang. Il allait tout foutre en l’air.
Ahuja a jeté un coup d’œil nerveux à Diarmuid O’Connell, le vice-président en charge du business development de Tesla. O’Connell ne savait pas quoi dire. Ils se sont regardés en chiens de faïence pendant un moment devant la maison de Musk, pendant que celui-ci écrivait un email sur son iPhone. Puis Musk a relevé la tête et leur a adressé un grand sourire. « Je vous ai eu les gars ! » Il a commencé à rire. Musk voulait dissiper l’appréhension qui accompagnait la rencontre du président du plus grand constructeur de voiture du monde, et la cravate ensanglantée a semblé faire l’affaire. Ahuja et O’Connell ont commencé à rire eux aussi.
Musk a enlevé la cravate alors qu’un convoi de minivans Toyota Sienna et une limousine Lexus s’engageaient dans son allée. Des gardes du corps sont sortis des véhicules, suivis par une troupe de responsables de Toyota. Pendant un moment, personne n’a su quoi faire. Toyoda avait demandé une réunion pour discuter « d’opportunités commerciales », mais personne ne s’était jamais rencontré avant. Musk s’affairait sur son téléphone pendant qu’Ahuja se demandait s’il devait s’incliner. O’Connell a parlé en premier et à présenté Musk.
Toyoda s’est alors détaché de la foule et tout le monde a commencé à se serrer la main. Toutes ces courbettes, a pensé Ahuja. Toyoda a remarqué le Roadster rouge de Musk dans l’allée, et il s’est brièvement tourné vers la voiture pendant leur conversation. « Vous voulez faire un tour avec ? » a proposé Musk. Quelques minutes plus tard, le Japonais de 53 ans écrasait l’accélérateur, scotchant la tête de Musk à son siège. Toyoda était un des pilotes d’essais de Toyota et il avait participé aux 24 Heures du Nürburgring en Allemagne. Musk le voyait bien. Toyoda discutait sur un ton relaxé tandis qu’il faisait balayer la voiture dans les virages des collines qui surplombent Sunset Boulevard.
Musk tentait de se concentrer sur la discussion. Toyoda disait qu’il voulait que son entreprise se tournent plus vers le business. C’est la raison pour laquelle il avait tenu à rencontrer Musk et tester le Roadster avant tout. Il aimait le fait que Musk ait réussi à mettre le véhicule sur le marché. Et puis, ça avait l’air d’être une bagnole sympa. À leur retour chez Musk, ils ont petit-déjeuné, et après ça Toyoda a annulé ses rendez-vous pour le reste de la matinée et il est retourné au volant du Roadster avec Musk. Il n’en avait pas fini avec la voiture.
Toyoda les a conduits jusque sur l’autoroute 405 – ils avaient rangé le toit et le vent battait leurs cheveux quand ils accéléraient. Ils ont filé vers le sud, vers SpaceX, tandis que la limousine et la flotte de minivans tentaient de suivre la cadence. À l’usine de fusées, les deux hommes se sont penchés sur l’ordinateur de Musk et ont regardé des vidéos de décollages de fusées comme des gamins de 12 ans. Musk a demandé à Toyoda s’il voulait un yaourt glacé (il y avait un distributeur de yaourts glacés dans l’usine). Il a accepté, et quelques minutes plus tard ils étaient tous les deux en train de manger du yaourt au milieu de fuselages de fusée colossaux. Ils se sont bien amusés.
Quatre semaines plus tard, Toyota a décidé d’investir 50 millions de dollars dans Tesla. Le géant de l’automobile a également signé pour développer des prototypes de véhicules électriques en collaboration avec la start-up, et indiqué qu’il acceptait l’offre de 42 millions de dollars de Musk pour Nummi, l’usine qui valait un milliard à Fremont. Durant la conférence de presse pour annoncer le partenariat au siège de Tesla, Toyoda a pris le micro pour dire combien il avait été impressionné en conduisant le Roadster. Il avait décidé de travailler avec Tesla pour que Toyota puisse apprendre de l’ « esprit » et de l’ « énergie » du petit constructeur. Quand un journaliste de Reuters lui a demandé pourquoi il avait choisi de travailler avec Tesla entre toutes les autres start-ups spécialisées dans les voitures électriques, Toyoda s’est tourné vers Musk. « Musk-san », a-t-il dit. « Je l’adore. »
Model S
« Où est la prise de force ? » a demandé Musk. Il regardait un ordinateur simuler la fabrication d’un morceau de la Model S au département de l’ingénierie véhicule de Tesla. L’immense bureau était rempli de plus d’une centaine d’ingénieurs. Les bureaux y étaient regroupés par sous-spécialité (aérodynamique, suspensions, intérieurs) et chaque semaine Musk venait voir l’avancée du travail. À présent, il voulait savoir précisément comment une machine d’emboutissage allait s’y prendre pour produire un panneau de carrosserie. « C’est une presse à ressort », a répondu l’ingénieur de fabrication effectuant la simulation. Il travaillait pour le constructeur depuis seulement trois semaines. Avant son arrivée, personne ne se préoccupait de la façon dont optimiser le processus d’emboutissage du métal. C’était une des choses que Tesla apprenait sur le tas.
Le temps pressait. Musk disait alors que la production de la Model S commencerait en 2012, moins de deux ans plus tard. Pour l’aider à y parvenir, il avait engagé une liste impressionnante d’ingénieurs en mécanique automobile chevronnés, ainsi que des spécialistes de la fabrication. Gilbert Passin, l’ancien directeur de Toyota en charge de l’usine Nummi, avait rejoint Tesla en juin.
Peter Rawlinson, ancien ingénieur de haut niveau chez Jaguar et Lotus, était à présent en charge de l’ingénierie de la Model S. Rawlinson était chargé de finaliser rapidement les spécifications de la berline, avant sa fabrication, et c’est lui qui faisait faire le tour d’inspection à Musk. Il a présenté à son patron l’équipe « du bruit, des vibrations et de la rigidité », dont le travail était de minimiser ces trois attributs indésirables. Les ingénieurs ont rejoué leur dernière simulation, qui montrait que la Tesla Model S serait plus silencieuse plus fluide sur la route que la plupart des autres voitures.
« Bien », a dit Musk en examinant les données. « Nous allons avoir la plus haute fréquence de torsion jamais vue. » Roger Evans, ingénieur du bruit, de la vibration et de la rigidité, a fait remarquer que c’était la batterie qui leur facilitait la tâche. Evans avait passé 15 ans chez Ford à essayer de rendre les voitures et les camions plus silencieux. Mais par nécessité, les designers de Ford plaçaient un tunnel dans le châssis de leurs véhicules à combustion pour faire de la place aux tuyaux d’échappement ainsi qu’à un arbre. Les voitures étaient de ce fait moins rigides et créait plus de bruit, mais il n’y avait rien qu’on puisse faire.
À présent, Evans n’avait plus à composer avec ça : le ventre de la voiture étant parfaitement plat, il y avait davantage de rigidité. La batterie reposait dans un cadre en métal d’une profondeur de 23 cm, verrouillée au plancher de la voiture, ajoutant encore davantage de rigidité à l’ensemble. Le véhicule avait les contours idéals pour un spécialiste, et Evans semblait presque étourdi pendant qu’il faisait part à Musk de l’idéal platonique auquel il était arrivé. Les autres ingénieurs de Rawlinson ont enclenché des simulations attestant que la voiture jouirait d’une aérodynamique superbe, d’une excellente tenue de route et d’exemplarité en matière de sécurité.
Sur l’ordinateur, la voiture semblait être plus performante qu’une Aston Martin, coûter significativement moins cher et dans laquelle on pourrait ranger une planche de surf. « J’espère juste que nous resterons fidèles à nos modèles prédictifs », a dit Rawlinson à Musk. En d’autres termes, Rawlinson espérait qu’ils parviendraient à fabriquer une voiture aussi cool qu’elle en avait l’air sur les écrans d’ordinateurs.
La semaine suivante à l’usine Nummi, Elon Musk a enfilé un casque de sécurité et inspecté ses nouveaux locaux. Une machine de démolition avait abattu un mur pour faire de la place à ce qui deviendrait la chaîne de montage de Tesla. Pour le moment, c’était juste une pile de gravats poussiéreuse. Passin, qui supervisait la fabrication, ouvrait la marche dans l’usine de plastique – un bâtiment séparé rempli de machines colossales. Les engins étaient tellement énormes que Musk et quatre directeurs de Tesla sont rentrés dans l’un d’eux pour l’examiner. Ils étaient entourés de murs en métal conçus pour s’entrechoquer afin de mouler des pare-chocs.
Naturellement, l’unité était éteinte et les murs étaient loin les uns des autres, mais on avait le sentiment qu’ils auraient pu nous écrabouiller à n’importe quel moment. On avait l’impression de se tenir au milieu d’un gigantesque broyeur à ordures. Musk semblait aimer cet espace. « Ce qu’il y a de génial avec cet endroit, c’est que nous sommes parés pour la génération qui suivra la Model S », dit Musk. « On pourrait avoir 250 000 voitures produites ici dans cinq ans. » Du moins, si Musk parvenait à produire la Model S. En l’état, l’usine était faite pour produire des voitures en acier, et on utilisait des aimants pour en soulever les différentes parties. Pour réduire son poids, la Model S serait construite en aluminium, qui n’est pas magnétique. Passin prévoyait ainsi de moderniser la machinerie grâce à des ventouses pour contourner le problème.
« Je ne regarde plus dans l’abîme de la mort désormais. » — Elon Musk
Mais il y avait beaucoup d’autres obstacles : Tesla devait engager de la main-d’oeuvre, s’entendre avec les syndicats et batailler avec les fournisseurs de pièces pour lesquels 20 000 voitures était un trop petit nombre. Et lorsque la Model S sortirait finalement de l’usine, Tesla devrait se faire une place sur un marché que se disputaient déjà de nombreuses voitures électriques, produites par de grands constructeurs tels que General Motors et Nissan. Mais rien de tout cela ne semblait déranger Musk. La roue avait tourné dans le bon sens pour Tesla, disait-il. Il disposait à présent du capital et de l’infrastructure nécessaires à transformer l’entreprise. Non pas que la route devant lui fusse totalement lisse. « Je ne regarde plus dans l’abîme de la mort désormais », m’a confié Elon Musk ce jour-là. « Je mange seulement du verre tous les jours. »
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « How Elon Musk Turned Tesla Into the Car Company of the Future », paru dans Wired. Couverture : Le volant d’une Model S (Tesla).
L’HOMME QUI VEUT EMPÊCHER LES MACHINES DE PRENDRE LE POUVOIR
En créant OpenAI, une équipe de recherche à but non lucratif, Musk et Y Combinator espèrent limiter les risques de dérive en matière d’intelligence artificielle.
Comme si le domaine de l’intelligence artificielle (IA) n’était pas déjà assez compétitif – avec des géants comme Google, Apple, Facebook, Microsoft et même des marques automobiles comme Toyota qui se bousculent pour engager des chercheurs –, on compte aujourd’hui un petit nouveau, avec une légère différence cependant. Il s’agit d’une entreprise à but non lucratif du nom d’OpenAI, qui promet de rendre ses résultats publics et ses brevets libres de droits afin d’assurer que l’effrayante perspective de voir les ordinateurs surpasser l’intelligence humaine ne soit pas forcément la dystopie que certains redoutent.
Les fonds proviennent d’un groupe de sommités du monde de la tech, parmi lesquels Elon Musk, Reid Hoffman, Peter Thiel, Jessica Livingston et Amazon Web Services. À eux tous, ils ont promis plus d’un milliard de dollars destinés à être versés au fur et à mesure. Les co-présidents de l’entreprise sont Musk et Sam Altman, le PDG d’Y Combinator, dont le groupe de recherche fait aussi partie des donateurs – ainsi qu’Altman lui-même. Musk est célèbre pour ses critiques de l’IA, et il n’est pas surprenant de le retrouver ici. Mais Y Combinator, ça oui. Le Y Combinator est l’incubateur qui a démarré il y a dix ans comme un projet estival en finançant six startups et en « payant » leurs fondateurs en ramens et en précieux conseils, afin qu’ils puissent rapidement lancer leur business. Depuis, YC a aidé à lancer plus de mille entreprises, dont Dropbox, Airbnb et Stripe, et a récemment inauguré un département de recherche. Ces deux dernières années, l’entreprise est dirigée par Altman, dont la société, Loopt, faisait partie des startups lancées en 2005 – elle a été vendue en 2012 pour 43,4 millions de dollars. Mais si YC et Altman font partie des bailleurs et qu’Altman est co-président, OpenAI est néanmoins une aventure indépendante et bien séparée.
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