200 kilos d’or

Roy Petersen décapsule une bouteille de Leo, une bière thaïlandaise bon marché. Dehors, la nuit tombe et les lézards commencent à rire. Leurs ricanements rythmés jaillissent de la jungle qui entoure sa petite maison de béton, à deux pas de la frontière birmane. À l’intérieur, les murs sont tapissés de cartes, elles-même criblées de notes détaillées. Au centre de la pièce, une table sur laquelle sont posées des armes blanches : un couteau Bowie long de 25 cm, un stiletto de l’OSS et un tomahawk. Entre la fin des années 1960 et le début des années 1970, Roy faisait partie de la troisième compagnie de la Force Reconnaissance au Vietnam, une unité d’élite plus tard remplacée par les forces spéciales des marines. Aujourd’hui, Roy a 62 ans et il écume l’Asie du Sud-Est sur les traces d’Al-Qaïda. Personne ne lui a demandé de le faire. « Je suis comme un papillon de nuit attiré par les lumières de la guerre », dit-il. ulyces-mercenaryperu-01 Ce soir, il organise sa prochaine mission au Cambodge. À l’entendre, il se pourrait bien que cette expédition soit la dernière. Roy ne pense pas en revenir et c’est la raison pour laquelle il est assis devant son ordinateur, plongé dans les souvenirs que lui évoque un dossier rempli de photos. Sur l’une d’elles, il a 17 ans et pose fièrement avec un M16 dans les mains. Elle a été prise au Vietnam. En tant que leader d’une patrouille de reconnaissance, il a passé des mois dans la jungle, accompagné d’une escouade de six hommes, à espionner les forces nord-vietnamiennes. Il se nourrissait de larves. Il dormait dans la jungle. Et il a survécu. À son retour au pays, on l’a rendu présentable et le secrétaire à la Marine des États-Unis lui a décerné l’Achievement Medal pour le récompenser de son héroïsme. Mais cette époque est révolue. Roy a quitté la Marine en 1972, à l’âge de 21 ans.

Désormais, c’est un vieillard : il est aveugle d’un œil et on lui a remplacé les deux hanches. Ses cheveux ont blanchi, tout comme sa barbe hirsute. Des rides s’étirent au coin de ses yeux comme les traînées de gouttes d’eau glissant sur le pare-brise d’une voiture lancée à toute vitesse. Comme de nombreux vétérans des forces spéciales, Roy ne s’est jamais adapté à la vie civile. Il a donc utilisé sa pension du département des Anciens combattants pour acheter des billets d’avion en direction des zones de conflits, partout dans le monde. Entre 1985 et 2005, Roy a opéré au Moyen-Orient, en Amérique latine, en Europe et en Asie du Sud-Est. À sa descente d’avion, il se présentait à l’ambassade américaine ou britannique pour proposer ses services en tant qu’agent de renseignement. La plupart du temps, on déclinait son offre. Parfois, son enthousiasme juvénile, son expérience de marine et son assurance lui ouvraient les portes d’un mercenariat de bas étage : une mission de garde du corps par-ci, une enquête de fraude à l’assurance par-là… Pendant des décennies, il a vécu de ces missions ponctuelles. « Je suis en bout de course », avoue-t-il. « Mais je ne compte pas m’éclipser discrètement. Finir sous les balles d’Al-Qaïda, c’est un suicide qui me plaît bien. » ulyces-mercenaryperu-02-1 Faiblement éclairé par la lumière du crépuscule, Roy fait le tour de ses souvenirs immortalisés. Les photos ne sont pas nombreuses : un collègue marine qui boit une bière en compagnie d’une jolie femme (« Il est mort maintenant »), un autre en tenue de cérémonie (« Mort lui aussi »). Puis vient la photo d’une femme. Rouge à lèvres sombre, boucles d’oreilles en argent, la peau couleur acajou. Elle porte un tailleur assorti d’un col roulé bleu. Elle pose, les mains jointes. Elle a l’air de quelqu’un qui sait se battre. « Maria », dit Roy. Il reste silencieux un instant. « Si ça avait marché au Pérou, les choses se seraient passées autrement », finit-il par dire sans détacher ses yeux de la photo. « J’aurais vécu comme un roi. »

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L’opération commença à minuit et quart, le 21 juillet 2005. La nuit était froide autour de Tucari, une mine d’or perchée dans les Andes péruviennes. Deux gardes répondant aux noms de Jacinto Perez et Narciso Fuentes, tous deux âgés de 25 ans, surveillaient un paysage lunaire, gelé comme en plein hiver, depuis le poste de sécurité n°1. Ils se trouvaient à 5 000 m d’altitude, isolés du reste du monde par une succession de montagnes escarpées. À cette altitude, la vie n’est pas la bienvenue : le paysage se résume à quelques talus gris battus par les vents, hérissés de petites touffes de mousse brune, comme brûlée. Au-delà, des camions bennes s’affairent dans la mine à ciel ouvert de Tucari.

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Crédits : CESEL

Perez et Fuentes aperçurent des phares approcher le long de la route qui relie Tucari au reste du monde. Le convoi blindé avait du retard et le coffre de la mine contenait le butin d’une semaine entière : 74 lingots de doré (un mélange d’or et d’argent) d’une valeur d’environ trois millions de dollars. Les gardes virent un pick-up vert à double cabine surgir des ténèbres. Ils ne l’avaient jamais vu auparavant. Le véhicule s’arrêta et Perez vint à sa rencontre devant la porte qui barre l’accès à la mine. Il y avait six hommes à l’intérieur. Deux d’entre eux sortirent du véhicule. Le premier pointa un revolver de calibre .38 sur Perez et pressa la détente, le tuant sur le coup. Le second s’engouffra par la porte restée ouverte. Fuentes avait un fusil de calibre .12 à portée de main dans son poste de garde, mais un coup de feu le mit hors-jeu avant même qu’il ne puisse l’atteindre.

Quelques minutes plus tard, le chef de la sécurité de Tucari, Cesar Urrutia, se retrouva encerclé dans ses quartiers par six hommes cagoulés. Lorsqu’il entendit tambouriner à la porte, il voulut prendre son arme mais il fut plaqué au sol avant d’en avoir le temps. L’intrus s’était probablement glissé dans la pièce par la fenêtre. Urrutia fut traîné en pyjama dans la nuit glaciale, où tremblaient d’autres otages. Parmi eux, il y avait Delia Escobedo, une femme de 44 ans chargée de superviser la production de la mine. C’est elle qui détenait les clés de la raffinerie. Les ravisseurs firent monter les employés à l’arrière d’une des ambulances de la mine et les conduisirent jusqu’à la raffinerie, où l’or était stocké. À cette heure de la nuit, le bâtiment était désert. Pour ouvrir la porte blindée, sécurisée par un verrou électronique, il fallait un code et une clé. Forcer le verrou aurait déclenché l’alarme et alerté les mineurs de l’équipe de nuit qui, à 800 m de là, prenaient le relais. L’un des intrus parvint à désactiver l’alarme et les caméras de sécurité. Une arme pointée sur la tête, Escobedo ouvrit le verrou électronique. À l’intérieur, ils traversèrent un long couloir, les douches, les vestiaires, des bureaux et une salle de surveillance. Un des voleurs y pénétra et retira une VHS du système de vidéosurveillance. Ils avaient l’air de savoir exactement ce qu’ils faisaient et où ils allaient. Quand ils atteignirent la porte cadenassée du coffre, les braqueurs ordonnèrent aux otages de s’allonger face contre terre, les mains sur la tête. Ils demandèrent les clés à Escobedo mais, quand elle leur répondit qu’elle ne les avait pas, l’un d’eux tira une balle qui frôla le crâne d’Urrutia. « No puedo abrirla ! » (« Je ne peux pas l’ouvrir ! ») cria-t-elle, en larmes. Urrutia suggéra au tireur d’utiliser une longue barre de fer qu’il avait repérée dans une zone en travaux, tout près de là. Suivant son conseil, les voleurs parvinrent à forcer le verrou et pénétrèrent dans le coffre. À l’intérieur, des dizaines de lingots d’or étaient empilés à même le sol. Tandis que les otages étaient toujours à plat ventre, les hommes cagoulés commencèrent à charger le magot dans leur véhicule. À l’aube, ils étaient partis… avec 200 kilos d’or. ulyces-mercenaryperu-04

Deux ans plus tard…

Roy Petersen descendit d’un taxi cabossé devant les portes du Swissôtel, un hôtel de luxe de 18 étages à Lima, au Pérou. Il faisait nuit et le parking était rempli de Mercedes. Un portier affublé  d’un haut-de-forme noir et d’une cravate argentée lui tint la porte. « Buenas noches, señor », lui dit-il en jetant un regard circonspect à l’Américain corpulent  d’1,80 m pour 90 kilos. Roy avait alors 56 ans. Il portait une tignasse de cheveux roux, un bouc grisonnant et son nez était tordu des deux côtés : il s’était cassé les deux arêtes lors d’une bagarre. Ses voyages lui avaient inspiré de curieuses convictions spirituelles et il était persuadé d’être la réincarnation d’un ninja japonais ayant vécu au XVIIsiècle. Autour de son cou, un morceau de jade se balançait au bout d’une chaîne en argent. Sous sa veste, un Browning 9 mm était rangé dans un holster Milt Sparks. ulyces-mercenaryperu-05Il croyait que le jade avait des propriétés magiques et il le portait pour se protéger des mauvais esprits. Le pistolet le protégeait de tout le reste. Le Swissôtel est très populaire auprès des élites péruviennes, qu’ils soient généraux, politiciens ou hommes d’affaires. Un immense escalier de marbre part d’un hall rempli de compositions florales magnifiques, qui renforcent le caractère exceptionnel du lieu. Tout ce décorum mettait Roy mal à l’aise. Il aurait de loin préféré se couvrir de poussière dans une zone de combat plutôt que de copiner avec les mondains péruviens autour de cocktails. Il se dirigea vers La Locanda, le restaurant de cuisine méditerranéenne de l’hôtel. Là-bas, il retrouva Len Harris, le consultant en activités minières australien qui l’avait invité.

Dans les années 1990, Roy avait vécu au Pérou pour assurer la protection d’opérations minières contre le Sentier Lumineux, le groupe communiste insurrectionnel. À l’époque, Harris était directeur général de Yanacocha, la deuxième plus grande mine d’or du monde. Il avait tenté de faire embaucher Roy comme chef de la sécurité de la mine mais ses supérieurs refusèrent, jugeant Roy trop grossier pour diriger les opérations. Harris se moquait bien de savoir si Roy était raffiné ou non. Il savait se battre et c’était tout ce qui comptait. Roy peut manier n’importe quelle arme, de la mitrailleuse lourde Browning M2 au lacet étrangleur. Il maîtrise aussi des techniques philippines de combat au couteau qui lui permettent notamment d’asséner une trentaine de coups à son adversaire en quelques secondes. De plus, Roy respecte un principe tiré de son soi-disant héritage ninja : il est d’une loyauté sans faille envers ses employeurs. C’est la raison pour laquelle il l’avait invité ce soir. Harris était assis en compagnie d’un homme de 72 ans aux cheveux argentés du nom de Guido del Castillo, une légende de l’histoire des mines péruviennes. Ses mines produisaient environ 140 millions de dollars d’or par an à l’époque. En 2006, il racheta l’ancienne ambassade américaine à Lima pour y entreposer sa collection de cristaux fluorescents et il envoya une pépite d’or au pape. Ce soir-là, Del Castillo était accompagné d’une superbe blonde. Elle devait avoir à peine la moitié de son âge, mais il s’avéra que c’était son épouse. Roy tâcha de faire comme si de rien n’était tandis que Del Castillo le scrutait d’un regard perçant, sous ses épais sourcils gris.

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Guido del Castillo
Crédits : Semana Económica

« Roy a débuté comme chef d’escouade au Vietnam », commença Harris. Roy but son verre cul-sec. 35 ans avaient beau s’être écoulés depuis le Vietnam, il ne s’en était toujours pas remis. Parfois, le souvenir des cadavres lui revenait en mémoire. Ses amis démembrés, leurs visages déchiquetés. Il tâcha de se concentrer sur la conversation. Non loin d’eux, des clients du restaurant donnaient un pourboire au serveur qui leur apportait leurs verres. Ils riaient à des plaisanteries qu’eux seuls pouvaient comprendre. Roy demanda à ce qu’on lui apporte un autre Pisco et le descendit aussi vite que le premier. « Il a combattu le Sentier Lumineux dans les années 1990 », poursuivit Harris sans y faire attention. L’épouse de Del Castillo s’excusa et annonça qu’elle allait faire du shopping. Une fois partie, son mari reporta son attention sur Roy. « Il y a quelques années, une de nos mines a été cambriolée », expliqua Del Castillo à Roy. Son air de grand-père sympathique s’évanouit. « Ils ont volé trois millions de dollars en or et tué deux gardes. Nous ne l’oublierons jamais. »

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L’or retrouvé à Juliaca
Crédits : La República

Deux mois après le cambriolage, la police péruvienne fit une descente dans la boutique d’un vendeur d’or de Juliaca, une ville située à 120 km au nord de la mine. Il y eut des échanges de tirs et un policier fut touché. Ils parvinrent tout de même à arrêter huit personnes impliquées dans le vol et à récupérer une partie de l’or. Quatre des prévenus passèrent aux aveux et donnèrent des informations précises sur le braquage, mais ils refusèrent de divulguer l’emplacement du reste du butin. Plus tard – environ six mois avant cette rencontre au Swissôtel –, deux des criminels soudoyèrent leurs gardes pour sortir de prison. Ni eux, ni les policiers corrompus ne furent retrouvés. Del Castillo voulait les attraper et remettre la main sur son or. Sa propre équipe de sécurité refusait de continuer l’enquête par peur d’être tués s’ils creusaient trop loin. Il leur fallait un étranger, quelqu’un d’assez fou pour prendre en chasse des tueurs et des flics corrompus alors que tout le monde s’y refusait. « Si cela vous intéresse, peut-être pouvez-vous réexaminer l’affaire », proposa Del Castillo. « Certainement », répondit Roy sans se départir de son calme. « Mais mes tarifs sont ceux d’un expatrié. » « Combien ? » « 1 000 par jour », dit-il avec désinvolture. Il demandait habituellement la moitié. Del Castillo tendit sa carte à Roy et lui proposa de passer à son bureau pour se mettre au travail.

La tête brûlée

Roy était arrivé à Lima en traînant derrière lui l’épave de sa vie. Il avait pour projet de monter une agence de détectives privés spécialisée dans les enquêtes d’assurance avec Clive Talbot, un ami trader travaillant pour le Lloyd’s of London à Lima. Lorsqu’ils en avaient parlé au téléphone, l’idée les avait emballés mais quand Roy arriva au Pérou, Talbot avait changé d’avis et ne voulait plus quitter son travail. Il proposa de lui présenter d’autres personnes mais c’était tout ce qu’il pouvait faire. ulyces-mercenaryperu-07 Roy atterrit dans un deux pièces à Lima. Il luttait pour payer son loyer de 650 dollars. Il avait fait don de tout l’argent qu’il avait gagné en Irak à une association d’aide à l’enfance. Ce geste lui tenait à cœur et il l’avait trop longtemps reporté. Il vivait donc chichement de sa pension du département des Anciens combattants. Il était à court d’opportunités professionnelles. Autrefois héros de guerre puis chasseur de primes raté, il était aujourd’hui un déchet de la CIA à peine valable sur le marché du mercenariat. Il avait trois enfants d’un précédent mariage dont il n’avait plus de nouvelles depuis bien longtemps.

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Roy n’a jamais connu ses parents. Il fut abandonné à Miami quand il était bébé et il a toujours suspecté sa mère d’être une prostituée. Il fut ensuite adopté par un couple de l’Illinois et grandit dans une cité ouvrière paisible du nord-ouest de Chicago. Dans son premier souvenir, il se voit jouer aux petits soldats sur le tapis pendant que son père adoptif (un vétéran de la Seconde Guerre mondiale) lui explique ce qu’est une grenade. Roy a su très tôt qu’il voulait devenir un guerrier. Avant lui, le couple avait adopté un autre garçon prénommé Gordon, de deux ans son aîné. Roy avait le sentiment qu’ils préféraient son frère. Quand il avait neuf ans, il vit Gordon piquer des sous dans le porte-monnaie de sa mère. Pris la main dans le sac, Gordon appela cette dernière et lui dit qu’il avait surpris Roy en train de lui voler de l’argent. Roy eut beau clamer son innocence, il n’évita pas les coups de ceinture. Il était convaincu que si on lui donnait une chance de prouver sa valeur, sa mère verrait qu’il était au moins aussi bon que Gordon. Mais il n’en eut jamais l’opportunité. « Je voulais juste qu’elle m’aime autant que mon frère », explique-t-il. Lorsqu’ils étaient adolescents, les deux garçons se chamaillaient et, souvent, ils en venaient aux mains. Capitaine d’un yacht dans les Caraïbes, leur père s’absentait pendant des mois, et leur mère ne pouvait pas faire grand-chose pour les empêcher de se battre. Un jour, alors qu’elle essayait de les séparer, Roy la bouscula violemment. « Mais laisse-moi me défendre, m’man ! » lui cria-t-il. À compter de cet instant, elle appela régulièrement la police quand la situation dégénérait, ce qui conduisit Roy devant le tribunal pour enfants. Il se souvient du juge lui disant qu’il était « irrécupérable ». ulyces-mercenaryperu-08 Le monde militaire semblait être l’environnement le mieux adapté pour lui. Dans ce contexte, son tempérament violent et son désir de se distinguer seraient un atout. Mais pour son père, rejoindre l’armée était une mauvaise idée. C’était en 1968 et l’espérance de vie des soldats envoyés au Vietnam était plutôt courte. Le père de Roy savait que son fils se retrouverait au cœur du danger, d’autant plus s’il servait dans la marine. Il avait l’habitude de dire que les marines étaient des « gilets pare-balles ». Mais devant l’insistance de Roy, ses parents signèrent le document l’autorisant à s’engager avant ses 18 ans. Le Vietnam lui donna ce qu’il recherchait. Quand les balles commençaient à pleuvoir et que les autres soldats se mettaient instinctivement à couvert, Roy était celui qui courait en direction de l’origine des tirs. Il voulait à tout prix prouver sa valeur. « Roy ne connaît pas la peur », affirme le colonel Wayne Morris, un des supérieurs de Roy au Vietnam désormais à la retraite. « C’est à la fois une bonne et une mauvaise chose : certaines fois, ça peut déstabiliser l’ennemi et vous sauver la mise. Mais parfois, il mettait tout le monde dans la merde parce qu’il refusait de faire demi-tour. Il se transformait en un putain d’aimant à balles. » Son esprit combatif lui valut d’être réassigné dans une unité d’élite nouvellement créée : la troisième compagnie de la Force Reconnaissance, l’ancêtre des MARSOC. Il fut promu sergent et envoyé dans la jungle avec une escouade de six hommes pour espionner l’ennemi.

Souvent, une trentaine de kilomètres les séparait des unités alliées les plus proches et ils ne pouvaient compter que sur eux-mêmes pendant tout ce temps. « 30 kilomètres, au Vietnam, c’était l’autre bout du monde », raconte le colonel Morris. « Pour faire ça, il faut être quelqu’un de très spécial, quelqu’un de quasiment invincible. » L’escouade de Roy fut un jour repérée par des soldats nord-vietnamiens qui les canardèrent sans répit. Roy sollicita alors un bombardement aérien à quelques pas de sa position. Ils s’en sortirent indemnes et Roy se vit décerner l’Achievement Medal par le secrétaire à la Marine en personne. Ce dernier déclara que les actions de Roy avaient fait honneur au corps des marines tout entier. Le colonel Morris, lui, résume les choses plus simplement : « C’était une tête brûlée. » ulyces-mercenaryperu-12

Le revenant

Roy quitta la Navy avec les honneurs en 1972. Un an plus tard, il rencontra Jan, une infirmière urgentiste, lors d’une conférence sur le développement personnel. Ils se marièrent et s’installèrent dans le comté de Cook, dans l’Illinois, où Roy prit un poste d’adjoint au shérif. Il se préparait alors à une vie de chef de famille mais cela ne lui correspondait pas. Il n’était que le chauffeur suppléant du préfet de police – très loin de l’intensité des combats dans la jungle. Roy baptisa son premier et seul fils Smedley Butler, en hommage à un major-général de la marine hautement décoré. En 1976, il s’engagea à nouveau, dans l’armée de terre cette fois-ci, et il atterrit dans une unité de réserve des forces spéciales. La guerre du Vietnam était terminée mais Roy se maintenait en forme : il courait 16 km par jour et prenait des leçons de Kung-fu en attendant qu’un nouveau conflit éclate. En quatre ans, il ne fut jamais appelé. On le remercia de nouveau pour ses services. Nissa Hinks, l’aînée de ses deux filles, se souvient de son père comme d’un homme affectueux mais sujet à des sautes d’humeur qui pouvaient le mener à des accès de rage irrationnels. Un soir, Hinks avait des difficultés à épeler le mot « père ». Roy entra dans une colère noire et la força à se tenir comme si elle allait faire des pompes pendant qu’il lui donnait la fessée. Elle avait six ans. « Il était extrêmement passionné, pour le meilleur et pour le pire », raconte Nissa. « Il nous couvrait de bisous et de câlins, il nous disait tout le temps qu’il nous aimait… mais il pouvait péter les plombs pour des conneries. Ma mère disait qu’il était fou depuis qu’il était revenu de la guerre. » Jan et Roy divorcèrent en 1983. Elle fit tout son possible pour l’empêcher de voir les enfants et Roy ne fit rien pour arranger les choses. Alors qu’ils étaient respectivement âgés de sept, cinq et quatre ans, la cour l’autorisa à passer une journée avec eux. Il les emmena au cinéma voir Rambo 2. « Bientôt, c’est ce que votre papa va faire », leur dit-il après la projection. Le juge ne trouva pas cela amusant et limita ses droits de visite de façon drastique. Après ça, il ne vit ses enfants que rarement, puis plus du tout.

Pendant des années, Roy envoya des lettres et des cartes d’anniversaires que Jan ne leur transmit jamais. Une fois adulte, Hinks trouva les cartes dans la chambre de sa mère, cachées dans un sac. « On pensait qu’il ne faisait pas d’efforts », confie-t-elle. « On ne savait que les choses négatives. » ulyces-mercenaryperu-09Sans vie de famille pour le retenir, Roy postula au travail de ses rêves : agent de terrain pour la CIA. Il affirme avoir décroché un entretien à l’agence en 1985, mais il ne s’y sentait pas à sa place. Il avait 35 ans et portait une veste de survêtement par-dessus sa bedaine proéminente. « J’avais l’air d’un ancien flic… c’est ce que j’étais, en un sens. » Il ne fit rien pour arranger la situation : il demanda à l’agence de lui rembourser les 40 dollars de taxi qu’il avait soi-disant dépensé pour le trajet alors qu’il était venu en métro. Il ne fut pas embauché. « Je me suis mis des bâtons dans les roues tout seul », admet-il. Trente ans plus tard, la douleur de l’échec est toujours présente pour lui : « Ça m’a traumatisé. » Au milieu des années 1980, il prit la route de Los Angeles pour devenir chasseur de primes. À court d’argent, il passa une semaine dans un refuge pour SDF avant de trouver un lit au foyer des anciens combattants de l’université de Californie à Los Angeles (UCLA). Il y passa les deux années suivantes même si, la plupart du temps, il dormait dehors sur la pelouse du cimetière des vétérans, de l’autre côté de la rue. Il s’emmitouflait près des stèles qui énumèrent les victimes des guerres passées. « J’étais complètement démuni », raconte-t-il. « Tout ce que j’avais pour moi, c’était mon passé dans les forces spéciales. »

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Au début des années 1990, plutôt que de s’avouer vaincu, Roy étudia le terrorisme à l’université de l’Illinois à Chicago sous la tutelle de Richard Ward, lui aussi ancien marine et policier du NYPD à la retraite. Ward, qui enseignait la théorie de l’enquête policière, fut impressionné par l’intensité de Roy. Durant un exercice, ils simulèrent une prise d’otage et Roy escalada les bouches d’aération du bâtiment pour coincer les « ravisseurs ». « Ce n’était pas un étudiant normal », confie Ward. « Certains professeurs pensaient qu’il était fou. » ulyces-mercenaryperu-10 Mais pas Ward. Il le considérait comme un type plein de bonnes intentions qui avait été détruit par la guerre et qui se voyait à présent comme un héros, avec ou sans l’aval de l’Amérique. « Il avait toujours voulu faire partie de la CIA mais il n’y serait pas arrivé », dit Ward. Malgré tout, il admirait son refus de baisser les bras. « Il avait l’intime conviction qu’il était capable de faire tout ce qu’il voulait », dit-il. « C’est pour ça qu’il a tendance à se sur-vendre. » Roy a toujours eu des difficultés à trouver du travail, mais les choses sont devenues d’autant plus dures avec le temps. En 2003, on lui posa une prothèse de la hanche et peu après, il accepta une mission de protection d’interprètes en Irak. Pendant les tests de pré-déploiement, il paya le docteur 200 dollars pour qu’il ne fasse pas mention de la cicatrice toute fraîche de l’intervention chirurgicale. Il parvint à passer à travers les mailles du filet, mais il fut renvoyé aux États-Unis après 35 jours pour avoir défendu des collègues népalais à qui on devait apparemment six mois de salaires.

Il retourna en Irak en 2004 pour assurer la protection d’équipes de déminage et raconte qu’il a été renvoyé au pays au bout de six mois après un nouvel accrochage avec ses supérieurs. Sa santé n’aidait pas. Lors d’un saut en parachute, une branche d’arbre lui perça la cornée. Il a encore du mal à voir de l’œil gauche. Sa coiffe des rotateurs fut remplacée en 1988 et, en 2002, l’ablation de sa vésicule biliaire entraîna des complications qui le plongèrent dans le coma pendant dix jours. Ses amis pensaient qu’il n’en avait plus pour longtemps. « Je pensais qu’il était mort », raconte Ward. « Et puis j’ai appris qu’il partait au Pérou. »

Maria

Lima est une ville côtière de près de neuf millions d’habitants qui manque cruellement de feux de circulation. Les voitures forcent le passage dans les intersections à grands coups de klaxon, tandis que des passagers accrochés aux bus crient le nom de leur destination par-dessus le brouhaha de la circulation. Les trottoirs sont envahis de badauds, de jongleurs, de cireurs de chaussures installés au bord de la route et de vendeurs qui proposent aux passants du cochon d’Inde frit. Pendant une bonne partie de l’année, les rues de la ville sont envahies par un brouillard blanc et froid que les habitants appellent la garúa. Il masque le soleil et transforme les gaz d’échappement en une crasse collante qui s’accroche à tout, des troncs des arbres aux gratte-ciels. Herman Melville, qui vécut à Lima de 1843 à 1844 disait qu’il s’agissait de la ville « la plus étrange et la plus triste » du monde. policia_nacional_del_peruPour Maria Cruz*, Lima avait été le théâtre d’une longue série de déceptions. Cette femme policière de 45 ans grandit à Pueblo Libre, un quartier résidentiel de l’est de la ville. Son père était ingénieur mécanicien et il menait sa famille d’une main de fer : adolescente, elle n’était pas autorisée à sortir seule et sa mère l’accompagnait à l’église chaque dimanche. Lorsqu’elle se trouvait seule dans sa chambre le soir, elle écoutait en boucle la bande-originale de Grease. Elle se pâmait devant Travolta en bad-boy rebelle et dansait. Elle rêvait d’une histoire d’amour digne d’un roman mais, à plus de 30 ans, elle était toujours célibataire et vivait encore dans sa chambre de jeune fille. Elle rejoignit la police nationale péruvienne quelques années après l’université. L’entraînement avait été excitant et plein de promesses : elle avait appris à mener des interrogatoires et tirer au pistolet, mais on lui donna finalement un poste administratif.

Durant les 22 années qui suivirent, elle navigua de bureau en bureau. En résumé, c’était une secrétaire avec un badge à qui on ne donna jamais d’arme. Elle passait ses journées à prendre des notes et répondre au téléphone pour les officiers. Une vie tout sauf excitante. À 36 ans, elle quitta enfin sa chambre d’enfant en épousant un ingénieur en informatique qui travaillait pour une banque. Le bonheur fut de courte durée : deux ans plus tard, elle retournait vivre chez ses parents. Après son divorce, elle ne sortait que rarement. Un soir de 2006, une collègue insista pour qu’elle l’accompagne à un dîner dans un penthouse luxueux, avec vue sur l’océan. À en croire son amie, il y aurait plein de personnes intéressantes à la fête. Et sortir lui ferait le plus grand bien. Maria accepta. Elle n’en fit pas trop : juste un peu de fard à paupières et de rouge à lèvres. Il n’y avait pas lieu d’espérer quoi que ce soit. Maria se regarda dans le miroir. À 45 ans, elle n’était plus la jeune fille qui rêvait de prendre le large sur le siège passager d’un bolide conduit par un beau rebelle. Mais tout de même, elle n’était pas si mal. Elles arrivèrent à la fête. L’endroit était fabuleux : un appartement-terrasse en triplex perché sur une falaise dominant l’océan. Il y avait des balcons à chaque étage et tout l’appartement était parfumé des effluves marins. Son amie la présenta à leur hôte, un chercheur d’or américain qui louait les lieux.

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Lima la nuit

C’est à ce moment-là qu’elle vit Roy. Il était assis sur un canapé et la regardait. Il se leva et s’avança dans sa direction. Roy connaissait le chercheur d’or par l’entremise de la communauté des expatriés de Lima. Ce dernier le présenta à Maria. « Soy uno assessor de seguirdad », se présenta Roy avec un accent monocorde. Son espagnol était un mélange décousu d’anglais et d’autre chose que personne n’arrivait vraiment à décoder. Il la fit rire. Elle lui dit qu’elle aussi travaillait dans la sécurité, mais seulement en tant qu’administratrice pour la police nationale. À ses yeux, il avait l’air d’un cow-boy : marqué par les batailles, solitaire et mystérieux. Ils s’assirent l’un à côté de l’autre pendant le dîner. Roy ne parvint pas à détacher ses yeux d’elle de toute la soirée. Elle avait un joli visage, une mâchoire ferme, de jolies formes et des fossettes très marquées lorsqu’elle souriait. Elle lui rappelait Marilyn Monroe. Il lui raconta qu’il avait fait le tour du monde pour offrir ses services d’expert-conseil en sécurité. Dans les faits, son affaire avait coulé, il n’avait pas encore reçu l’offre d’emploi de Del Castillo et il était quasiment sur la paille. Mais il garda ses déboires pour lui et préféra lui en mettre plein la vue avec ses récits d’aventures autour du monde. Elle ne vit pas en lui un homme vieillissant mais un bel étranger à l’air sévère, qui avait dû voir beaucoup de violence.

Après la fête, Roy l’appelait au moindre prétexte. Une fois, il lui demanda des conseils pour obtenir un permis de port d’arme, un bobard plutôt inhabituel pour qui veut faire la cour. Une autre fois, ils discutèrent de son visa de travail. Puis Del Castillo lui confia sa mission et il réalisa qu’il avait un sérieux problème : il ne parlait pas assez bien espagnol pour mener l’enquête seul. Il avait besoin d’un hispanophone à ses côtés. Maria ne parlait pas anglais, elle n’était donc pas la personne idéale pour le job. Mais Roy composa malgré tout son numéro, en se racontant que c’était seulement parce qu’elle parlait espagnol et qu’elle avait de l’expérience dans le milieu policier. Il lui expliqua qu’il avait accepté une nouvelle affaire et il voulait savoir si cela l’intéresserait d’être son assistante. Il s’agissait d’une mission difficile, qu’il ne pourrait pas accomplir seul. S’il avait pu voir comme elle souriait… Elle tâcha de ne pas laisser transparaître son excitation. Elle répondit qu’elle avait des congés à poser et qu’elle demanderait à les prendre pour l’occasion. Ils se mirent d’accord pour se retrouver dès le lendemain. ulyces-mercenaryperu-13-1

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ulyces-mercenaryperu-couv01 *Maria a demandé à ce que son nom de famille ne soit pas divulgué.


Traduit de l’anglais par Marie Le Breton d’après l’article « The Mercenary, Love and Loot in the Andes », paru dans Epic Magazine. Couverture : Roy Petersen. (Création graphique Epic Magazine/Ulyces)