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Entre deux mondes
Après ça, mon cerveau n’en pouvait plus. Ces deux heures à tenter de penser en français m’avaient épuisé. J’étais embarrassé de ne pas pouvoir répéter à Bozsi le moindre mot que mes parents auraient dit sur elle. S’ils l’avaient fait, j’étais incapable de m’en souvenir. Je n’avais même pas compris que le docteur était avec sa femme dans la cave. Mais je n’avais pas le cœur de lui dire. En lui parlant, je comprenais à quel point ils avaient dû être proches et je ne voulais pas la blesser. J’étais abasourdi par ce qu’il venait de se passer. Non seulement j’avais trouvé quelqu’un qui avait été avec mes parents dans la cave, mais elle avait écrit un livre à ce sujet. Je n’en revenais pas. Malheureusement, je ne parvenais pas à me débarrasser de la tristesse de ne pas pouvoir partager la nouvelle avec mes parents. Le docteur n’était pas mort dans le chaos de la guerre. Il était rentré chez lui sain et sauf, après s’être échappé de Hongrie. Sa veuve était toujours en vie. Ils avaient eu trois fils et quatre petits-enfants. Mes parents avaient eu deux fils et six petits-enfants.
Lorsque le livre est arrivé d’Europe, j’ai vu pour la première fois la vie de mes parents de l’extérieur. C’était comme de regarder un film en langue originale et sans sous-titres. Un film tragique et effrayant dans lequel ma mère et mon père jouaient un rôle important. De leur part, j’avais entendu des bribes de ce que c’était que de vivre sous l’occupation des troupes allemandes. Mais jamais d’histoire cohérente, avec un début et une fin. J’avais tenté de me l’imaginer, mais je ne comprenais pas comment mes parents avaient survécu. Jusqu’à ce livre.
« Nous avons entendu un bruit au-dessus de nos têtes. C’était le son de bottes, et bientôt le son de nombreuses bottes. Nous n’avons pas eu le temps de nous demander s’il s’agissait de bottes allemandes, russes ou hongroises avant d’entendre des pas dans l’escalier qui descendait à la cave. Un soldat allemand entra avec fracas, mitrailleuse à la main, aussi surpris de nous voir tous les mains en l’air que nous l’étions de le voir là. »
J’étais là, avec mes parents, près de dix ans avant ma naissance. C’était terrifiant. Leur admiration envers le Dr Lanussé m’est apparue plus compréhensible que jamais. Il sauva leurs vies ce jour-là. Il dit à l’officier allemand en charge des troupes postées dans la maison que s’il faisait le moindre mal aux réfugiés qui l’accompagnaient, il refuserait de soigner ses soldats blessés. Dans son livre, Bozsi écrit de son mari :
« Il n’était pas animé par la haine. Soigner les blessés était sa véritable vocation, et il avait une vision très humaniste de sa responsabilité de médecin. Dans ces circonstances, notre survie dépendait de l’exercice de cette responsabilité. »
Elle décrit également les conditions dans lesquelles ils vivaient :
« Nous nous sommes retrouvés pris au piège des échanges de tirs constants entre nos Allemands et les Russes, dans un chaos de sifflements suivis d’explosions et de vibrations. Une pluie de balles crachées par les mitraillettes s’abattit sur notre maison. Personne n’osait prédire combien de temps elle tiendrait debout. »
Le reste de la troupe s’est aventurée sur la rivière gelée, mais mes parents ont refusé de suivre.
Elle dépeint aussi la personnalité et le caractère de mes parents. J’ai pu savoir comment les autres les voyaient, et plus seulement comme ils se voyaient eux-mêmes :
« Paul [le pseudonyme qu’elle utilise pour mon père], un déserteur de l’armée hongroise comme tous ceux qui refusaient de se battre aux côtés des nazis, se cachait dans sa maison avec Kati [le pseudonyme qu’elle utilise pour ma mère], sa fiancée juive, une jeune femme adorable aux cheveux bruns et aux yeux clairs qui avait deux ans de plus que moi. Elle était aimable, intelligente et vive, folle amoureuse de Paul, et bien que nous venions du même milieu social, elle avait infiniment moins peur que moi et ne se plaignait jamais. »
J’ai trouvé amusant qu’elle décrive l’obsession qu’avait mon père, à l’époque déjà, de prendre soin des choses auxquelles il tenait. J’en avais souvent fait l’expérience quand j’étais enfant. Il voulait toujours que le journal du soir soit plié d’une certaine manière quand il rentrait à la maison après le travail.
« Paul monta courageusement au premier étage pour rassembler toutes les bougies qu’il pouvait trouver. Il rapporta également un magnifique candélabre d’argent. Désormais, notre sombre tanière scintillait grâce à ses reflets. Paul était très attaché à son mobilier, et il aurait adoré descendre le fauteuil ancien signé par son créateur, qu’il aimait tant. Il devrait pourtant s’en passer car nous n’avions plus de place pour l’accueillir. »
Son livre m’a également permis de mieux comprendre la raison pour laquelle mes grands-parents avaient fui Budapest.
« Les parents de Paul, qui avaient pris des leçons de français avec mon mari avant leur départ, avaient trouvé refuge en Suisse. Ils étaient riches, catholiques et aryens, et comme beaucoup d’autres ils avaient fui la venue des Russes après avoir placé leur maison sous la protection de la légation française. La plupart des Hongrois gardaient un souvenir si terrible de l’année passée sous le régime communiste de Béla Kun après la guerre 1914-1918 qu’ils redoutaient l’occupation des Russes plus encore que celle des Allemands. »
Mes parents m’ont raconté que mon grand-père avait essayé d’apprendre le français en Hongrie. Cela faisait sens, car sa propre mère était française et venait de Colmar. L’épitaphe sur sa tombe à Vienne est écrite en français. Je ne savais pas qu’il avait placé sa maison sous la protection des diplomates français, ni ce que cela pouvait vouloir dire. Mais il y a un tas de choses que j’ignore au sujet de ce qu’il a fait, particulièrement pour protéger sa femme. Je n’ai pas été surpris du fait que Bozsi décrive mes grands-parents comme des gens riches. Elle ne les rencontra jamais, mais elle vécut dans leur maison. Je ne sais toujours pas comment ils ont pu construire une villa à Budapest pendant la guerre. En revanche, j’ai été surpris de voir qu’elle ne savait pas que ma grand-mère était juive. Ses deux parents étaient juifs, bien que mon arrière-grand-mère laissât tomber la religion quelques années après que sa fille – ma grand-mère – fût née. Le certificat de naissance de ma grand-mère, que j’ai retrouvé en ligne, provenait de la communauté juive de Vienne.
Le livre et nos conversations sur Skype ont levé le voile sur la tragédie que fut la guerre pour mes parents. D’abord, il y eut les jours de la fin de l’automne, avant que les bombes ne commencent à tomber, durant lesquels ils vivaient à l’étage et buvaient le champagne que mes grands-parents avaient abandonné derrière eux. Ils mangeaient du foie gras et des pommes de terre venus des réserves que mes grands-parents avaient entassées dans leur cave. Il y avait un grand piano dans le salon. Difficile d’imaginer un tel confort à une époque où le parti fasciste hongrois avait pris le pouvoir et assassinait les juifs sur les bords du Danube. Puis le Dr Lanussé et Bozsi, mon père et ma mère, un cuisinier, un jardinier – qui avait lui aussi déserté l’armée hongroise – et sa femme se cachèrent tous dans une cave de 10 m², avec les Allemands au-dessus d’eux sous les feux des soldats russes. Ils n’avaient pas d’eau, à part la neige fondue. La nourriture manquait. Le froid était mordant. Jusqu’à leur terrifiant face-à-face avec leurs libérateurs et l’emprisonnement de mon père et du Dr Lanussé par les Russes. J’ai appris que mon père avait rendu la pareille au Dr Lanussé en lui sauvant la vie à son tour.
Après que les Russes l’eurent relâché, le docteur retourna auprès de Bozsi et de ma mère, puis trouva le moyen de délivrer son ami médecin de la garde des Russes. Une simple page écrite en russe, pliée en quatre et enrubannée soigneusement. Je l’ai découverte en fouillant les papiers de ma mère après sa mort. Il ne me l’avait jamais montrée. Elle était signée par un officier français du Comité de l’armée française Charles de Gaulle à Budapest et avait été scellée le 19 février 1945, six jours après la fin de la bataille de Budapest. Elle disait que mon père avait « rendu un grand service aux prisonniers de guerre français en Allemagne et en Hongrie, particulièrement alors qu’ils étaient recherchés par les fascistes hongrois ». L’auteur remerciait mon père et demandait que lui fut octroyée la « liberté de mouvement ». Sur Skype, Bozsi m’a raconté comment mes parents et eux s’étaient dit au revoir. Bozsi, son mari et trois autres évadés français tentèrent de franchir le Danube en marchant sur la glace séparant Buda de Pest, où un ami hongrois de son père avait fondé ce qu’il appelait le Comité de rassemblement du Général de Gaulle. Tous les ponts sur le fleuve avaient été détruits. La glace menaçait de céder et la nuit tombait. Mon père ne voulait pas risquer la traversée. Il avait peur. Le reste de la troupe s’aventura sur la rivière gelée, mais mes parents refusèrent de les suivre. Ils restèrent sur la rive et firent demi-tour pour retourner dans les ruines de la maison des parents de mon père, voir ce qu’ils pouvaient sauver des décombres.
Les deux couples ne se revirent plus jamais. Après qu’un pont flottant fut installé, mes parents suivirent leurs amis en traversant le fleuve qui divise la ville. Ils poussaient un chariot rempli des quelques petites choses qu’ils avaient pu sauver de la maison de ses parents. Mon père m’a raconté qu’ils étaient allés dans l’ancien bureau de son père, qui comportait une salle d’eau qui avait encore l’eau courante. Ils s’y établirent jusqu’au début de l’année 1946, où ils quittèrent le pays cachés dans des barils d’essence vides. Ils avaient payé un chauffeur de camion russe pour les conduire jusqu’à Vienne. Leur destin était suspendu au-dessus d’un abîme d’incertitude. Ils avaient peur qu’il les dénonce auprès des autorités russes en Hongrie, et peur que les conversations qu’ils entendaient en russe – une langue qu’ils ne comprenaient pas – ne signent leur arrêt de mort. Jusqu’à ce qu’il les dépose enfin dans la ville natale de mon père. Ils étaient libres.
Bozsi et Henri ont cru que mes parents y étaient restés. Ils n’ont jamais songé à les rechercher sur la côte ouest du Canada. Mes parents pensaient de leur côté qu’Henri et Bozsi avaient été tués. Le fait de ne pas les avoir retrouvés à Bordeaux a renforcé leur certitude qu’ils n’y étaient jamais revenus. Mais il n’était pas trop tard pour moi. Sur une période de quelques mois, Bozsi et moi avons parlé sur Skype tous les dimanches matins. J’ai eu besoin de lui parler de ce qui, pour moi, était l’événement le plus terrible du livre. Quelque chose dont mes parents ne m’avaient jamais parlé et que Bozsi n’évoquait qu’à demi-mot. Ma mère avait été violée. Cela s’était passé après qu’ils avaient été conduits de la cave jusqu’à une maison que les Russes utilisaient comme base. Bozsi écrit :
« En milieu d’après-midi, trois Russes en uniforme – dont l’un d’eux était officier – ont fait irruption dans la maison et ont emporté la pauvre Kati avec eux… Elle est revenue plusieurs heures plus tard, l’air hagard, ses vêtements déchirés. Terriblement confuse, elle ne pouvait dire où, combien et comment. Elle se rappelait seulement du canon froid d’une arme pressé contre son ventre alors qu’elle se débattait pour leur échapper. Nous nous sommes enfermées toutes les deux dans la salle de bain, et je l’ai aidée à se laver avec de la neige. »
Ce n’était pas ce que ma mère m’avait raconté. Elle disait que les soldats russes l’avaient fait danser avec eux et boire de l’alcool – une scène macabre. Elle m’avait dit qu’elle s’était forcée à vomir pour les repousser et que les soldats l’avaient laissée tranquille. Elle était sauve. C’est ce qu’elle m’avait raconté, les rares fois où nous en avions parlé. Se pouvait-il que Bozsi ait tort ? Se pouvait-il qu’elle eût pensé que ma mère avait été violée à cause de l’état dans lequel elle était revenue et de son air perdu ? La situation que ma mère m’avait décrite était suffisamment affreuse. Mais il était difficile de croire que Bozsi pouvait s’être trompée, après tout le temps qu’elles avaient passé ensemble et sachant combien elles étaient intimes. Elles avaient survécu à ces épreuves ensemble.
Je n’ai pas pu me convaincre qu’elle s’était trompée. Sur Skype, elle m’a raconté comment mon père et son mari avaient réagi en apprenant ce qui était arrivé. Combien ils se sentaient faibles et impuissants. Elle est allée jusqu’à changer le nom de ma mère dans le livre car elle ne savait pas ce qu’elle était devenue, si elle était morte ou vivante, et elle ne voulait pas risquer de la blesser avec cette révélation. J’aurais voulu que ma mère trouve la force de me confier son malheur. Je me demande à quoi aurait ressemblé notre relation si mes parents n’avaient pas eu tant de secrets. À la maison, taire les événements difficiles était normal. Ainsi, ils ne pouvaient plus faire de mal à quiconque, ni déranger le présent qu’ils avaient soigneusement construit. Le viol était le secret de mes parents, une douleur profonde qui les unissait l’un à l’autre. Le livre de Bozsi est devenu la colonne vertébrale de nos conversations Skype, mais elle aussi avait beaucoup de questions à me poser. Elle m’a demandé plusieurs fois pourquoi je ne parlais ni hongrois, ni allemand. La réponse était simple, bien que difficile à comprendre. L’allemand était une langue très impopulaire au Canada au début des années 1950 – c’était la langue de l’ennemi.
Quant au hongrois, c’était la langue secrète de mes parents, celle qu’ils utilisaient pour ne parler qu’entre eux. Ils voulaient que mon frère et moi devenions de vrais Canadiens. C’est-à-dire qu’on parle anglais. Je lui ai demandé comment elle avait fait la connaissance de mes parents et ce qu’elle se rappelait d’eux. Pour nos réunions bihebdomadaires, je préparais à l’avance des réponses aux questions qu’elle pourrait me poser sur mes parents, sur leur vie au Canada et notre famille. Je les imprimais pour qu’elles soient prêtes. Bozsi souffre de dégénérescence maculaire, il est donc difficile pour elle de lire du texte sur l’écran. J’ai enregistré une brève histoire de notre famille après 1945 et lui ai envoyé le fichier audio. Lorsque nous parlions, j’avais l’écran Skype sur mon ordinateur portable et une fenêtre Google Translate ouverte sur un écran séparé, afin de pouvoir taper rapidement quelque chose que je voulais expliquer. Durant mon enfance à Vancouver, mes parents ne m’ont rien appris de notre histoire juive. Bozsi non plus n’a jamais raconté son histoire à ses trois fils. De la même manière que mon père tenait à ce que cette histoire reste enterrée – pour épargner à ses fils la souffrance qu’avaient vécu les générations précédentes, disait-il –, le Dr Lanussé insistait pour que Bozsi garde secrètes ses racines juives.
Plus nous parlions, plus j’étais certain qu’il me fallait rencontrer Bozsi en personne.
Ce n’est que le jour où l’un de ses fils est rentré de l’école en lui disant qu’il préférait encore s’asseoir auprès d’un garçon noir plutôt que d’un juif qu’elle a dit à son mari qu’il devait leur dire. Le racisme et l’antisémitisme la consternaient, et l’attitude de son fils l’a frappée en plein cœur. « Si tu ne leur dis pas immédiatement que je suis juive, je pars, je retourne auprès de ma famille en Suisse », lui a-t-elle dit. Bozsi avait des cousins en Suisse qui l’ont aidé après la guerre. Je lui ai demandé comment ses fils avaient réagi. Elle m’a regardé avec une expression indéchiffrable et m’a répondu qu’il s’est avéré qu’ils avaient deviné. Un fait similaire s’est produit dans ma propre famille, au sein de laquelle mon père, lui aussi, ne voulait pas parler de son ascendance juive. Un jour, mon frère est rentré de l’école et a parlé d’un étudiant juif en des termes insultants. Ma mère s’est mise en colère et s’est sentie obligée de lui dire que ce qu’il avait dit était inacceptable.
C’est ce jour-là qu’elle a dit à mon frère pour la première fois que des membres de sa propre famille étaient juifs. Je ne m’en rappelle pas. Je ne me rappelle pas non plus en avoir entendu parler quand c’est arrivé. Mon frère ne s’en souvient pas non plus. Ce sont mes parents qui me l’ont raconté plus tard, lorsque je les ai mis face à la découverte que j’avais faite, adolescent. Je leur ai dit tout de go que j’étais juif. Même si les parents de ma mère s’appelaient Stein et qu’ils ont ouvert un delicatessen lorsqu’ils ont émigré en Hongrie en 1955, je ne m’étais pas plongé dans la généalogie de ma famille avant qu’une personne extérieure ne m’en parle. Mes paroles ont mis mes parents en colère. Ils ne voulaient pas que nous soyons antisémites, mais ils ne voulaient pas non plus que nous soyons juifs. « C’est incroyable », m’a dit Bozsi. « C’est la même chose. » Elle m’a dit combien il avait été difficile pour elle d’émigrer en France et elle voulait savoir ce qu’il en était pour mes parents au Canada. Elle ne s’était pas sentie acceptée. Elle ne se sentait ni française, ni hongroise, ni catholique, ni juive. Le sentiment m’était familier. Mes parents avaient beau être fiers d’être canadiens, ils n’étaient pas comme leurs amis. Dès que nous passions la frontière pour nous rendre aux États-Unis, à notre retour au Canada – et ce même quand ils tendaient leurs papiers canadiens –, on leur demandait : « D’où venez-vous vraiment ? » Ils étaient canadiens mais parlaient avec de forts accents autrichien et hongrois. J’étais moi-même né au Canada, mais en primaire mes enseignants m’avaient envoyé voir un orthophoniste car j’avais hérité de la prononciation de mes parents. Vancouver était le terminus de la ligne, au Canada, et contrairement à des villes plus grandes comme Montréal et Toronto, il y avait eu peu d’immigrés d’après-guerre. Mes parents faisaient tout pour ne pas se faire remarquer. Lorsqu’ils ont fait ajouter une salle de bain à notre maison pour accueillir les parents de ma mère, une famille canadienne de l’autre côté de la rue s’en est plaint aux autorités. Ils craignaient que nous ne changions l’apparence du quartier en transformant notre demeure en maison d’hôtes.
Malgré la haine qu’elles avaient subie en Hongrie, Bozsi et ma mère avaient toujours de l’affection pour leur pays natal. Dans sa maison, Bozsi s’est entourée de petites choses qui venaient de Hongrie, tout comme ma mère. Elle m’a confié qu’elle soutenait l’équipe hongroise quand celle-ci affrontait la France. Elle vivait entre deux mondes, un concept dont elle a fait le thème de son livre. Son titre initial était Tu seras une chauve-souris, ma fille. C’est ce dont l’avait prévenu son rabbin à Budapest lorsqu’elle était venue lui dire qu’elle voulait se convertir au catholicisme. Il entendait par là qu’elle serait pareille à une chauve-souris, ni oiseau ni souris, ou dans son cas, ni catholique ni juive. Plus nous parlions, plus j’étais certain qu’il me fallait rencontrer Bozsi en personne. Mais j’avais un peu d’appréhension. Qu’étais-je en train de faire ? Que pouvais-je espérer en rencontrant une vieille dame de 93 ans ? Aurions-nous quoi que ce soit en commun après 70 ans passés sans aucun contact ? Cela m’aiderait-il vraiment à mieux comprendre ce que mes parents avaient vécu avant de repartir de zéro ? À mieux les connaître ? Je n’en savais rien, mais j’avais envie de le découvrir. Alors nous y sommes allés.
L’éléphant
On ne sait jamais où nous conduira une piste. Mais dans ce cas précis, elle nous a conduit Judith et moi à 9 000 kilomètres par-delà l’océan, un vol de près de 11 heures de San Francisco à Paris. Quelques jours plus tard, Nathalie nous a rejoints après un voyage en train de 600 km de Paris à Bordeaux. Après être allés chercher notre fille Hannah à la gare de Bordeaux, nous avons roulé le long de la côte Atlantique sur près de 150 km jusqu’à la cité balnéaire de Royan. Tous les quatre, nous avons emprunté l’autoroute filant à travers les forêts de pins et les vignobles, avant de suivre une route de campagne étroite, bordée de maisons en pierre et d’églises médiévales à chaque village, dans lesquels régnait un silence de mort en ce samedi soir. Alors que je conduisais, je songeais à quel point une quête, la recherche d’une réponse peut ouvrir des portes dont on ne soupçonnait même pas l’existence. Je n’avais jamais imaginé que tenter de découvrir ce qui était arrivé au Dr Lanussé mènerait à quoi que ce soit d’autre qu’une réponse franche : soit il était rentré chez lui, soit il n’était jamais revenu. Mais ma quête d’une réponse s’est animée et a suivi son propre chemin. Je ne pouvais plus l’arrêter. Royan, stratégiquement située à l’embouchure de l’estuaire de la Gironde, est une ville blanche. Bâtiments blancs. Pierres blanches. Murs blancs. Elle fut détruite par les bombardiers britanniques en janvier 1945 puis reconstruite dans un style moderne, après la guerre. Au début du mois d’avril, ses hôtels de bord de mer et ses restaurants semblaient abandonnés. À cette époque de l’année, on ne peut qu’attendre que la ville revienne à la vie en été. Notre Airbnb se situait en face d’une salle de jeux d’arcade dont les bornes bruyante et vide. Les touristes viennent ici pour s’amuser. Les terrasses des cafés sont immenses. Ce soir, elles étaient vides. Il n’y avait que le sable et la mer.
J’apprendrai plus tard la raison pour laquelle le Dr Lanussé avait atterri ici : un ami et collègue médecin l’avait encouragé à s’installer avec lui dans la ville en reconstruction, dont il était l’unique docteur. C’était une occasion. Au départ, le Dr Lanussé et son épouse hongroise imaginaient revenir à Bordeaux, mais ils n’ont jamais quitté Royan. Pas après avoir engagé un architecte pour leur dessiner une maison moderne baignée de lumière, où le docteur vivait et travaillait. Ils ont emménagé en 1951 dans leur demeure située près du centre-ville, non loin d’un club de tennis et de la plage, avec vue sur l’océan depuis leur chambre. Bozsi y dort encore aujourd’hui. Elle nous avait invités avec ses enfants à venir prendre l’apéritif le dimanche, autour de 18 heures. Mais l’attente me paraissait trop longue et la rencontre trop formelle pour un premier contact. J’ai donc demandé si je pouvais passer un peu plus tôt dans la journée, seul avec Hannah, pour lui dire bonjour. Bozsi a accepté avec plaisir.
Le lendemain matin, la ville s’était tout d’un coup animée grâce à son marché. Tous les cafés étaient ouverts. Les familles faisaient leurs courses. Les halles étaient entourées par des vendeurs de fleurs, de fruits et légumes, de fromage et de copieuses barquettes de paella. Nous avons acheté des tulipes perroquet blanches pour Bozsi sur l’étal d’un fermier, qui nous a donné des instructions strictes sur le peu d’eau dans laquelle il fallait les plonger. Laissant Judith et Nathalie, Hannah et moi sommes partis de notre côté, fleurs à la main, pour aller rencontrer Bozsi pour la première fois. Elle se tenait à la porte de sa maison blanche, pimpante et radieuse, sans l’aide d’une canne. Tout comme l’aurait été ma mère. Mais elle était plus chic, française en un mot, avec son chemisier blanc et son pull beige, parée de deux colliers d’argent dont un en forme de cœur et l’autre torsadé. Son visage, encadré par des perles et des boucles d’oreille en or, était maquillé à la perfection, et ses cheveux soigneusement arrangés. Elle était plus petite que je ne l’avais imaginé lors de nos conversations sur Skype, mais son regard était bien celui que je connaissais, ferme et chaleureux, triste et scintillant. Nous nous sommes fait quatre bises, comme c’est la coutume dans la région. Puis nous sommes entrés dans la maison où le Dr Lanussé avait jadis son cabinet, accessible via une entrée séparée. C’est ici qu’ils avaient élevé leurs trois fils. Ici qu’elle vivait seule depuis plus de 25 ans. Elle me semblait étrangement familière. Comme si mes parents avaient pu y passer leur vie. Le salon était baigné d’une douce lumière, filtrée par des rideaux minces tendus le long d’un mur de fenêtres, du sol au plafond. Sa table ronde en bois me rappelait celle de la maison de mes parents. Les tapis persans, les gravures encadrées au mur et la plupart des objets disposés autour me rappelaient tous la maison de mes parents.
Bozsi s’est assise dans son fauteuil à dossier haut, et Hannah et moi avons pris place sur le canapé bas. Nous avions tant à nous dire, les mots se bousculaient sur nos lèvres. Nous pensions rester 30 minutes, de quoi briser la glace. Nous ne sommes partis qu’au bout de deux heures. Bozsi était excitée. Elle avait fouillé dans ses albums pour voir si elle pouvait trouver une photographie de la maison de mes grands-parents. Il était difficile d’imaginer qu’elle pût trouver quoi que ce soit compte tenu de l’état de sa vue, si mauvaise qu’elle ne pouvait pas lire le moindre mot sur la grande édition de son propre livre. Pourtant, sur les étagères où s’entreposaient ses vieilles photos, elle avait trouvé quelque chose qu’elle voulait me donner. Elle m’a présenté un petit album de cuir noir qui renfermait des images en noir et blanc de la taille de cartes de crédit, protégées par des feuillets plastiques. Les photographies dataient de la fin de l’année 1944. On les voyait elle et Henri posant devant la maison de mes grands-parents. Sur l’une d’elles, il y avait une troisième personne, un homme mince qu’elle pensait être mon père. « Est-ce lui ? » m’a-t-elle demandé. J’ai pris la photo dans mes mains et j’ai su immédiatement. C’était mon père. Il n’y avait aucun doute là-dessus. Sa façon de se tenir. Son visage. Il était incroyable qu’une photo de mon père pût resurgir toutes ces années plus tard, dans une maison en France où aucun membre de ma famille n’avait jamais mis les pieds, 70 ans plus tard. Bozsi tenait à me l’offrir. Ce ne serait pas le dernier souvenir de cette époque dont elle me ferait cadeau.
Ce soir-là, ses deux fils – le frère qui m’avait écrit qu’il était le fils d’Henri Lanussé et celui que je n’avais pas encore rencontré – nous ont montré l’appareil Kodak que Bozsi et Henri avaient reçu comme cadeau de mariage. C’est celui qui avait été utilisé pour prendre la photographie de mon père. Un bel objet, avec un étui en cuir. Il était dangereux d’avoir un appareil avec soi à l’époque, nous dit-elle. Elle avait pris des photos des Russes, et lorsqu’elle et Henri essayèrent de passer en France, il lui demanda de jeter la pellicule. Il avait peur qu’on ne les prenne pour des espions. Mais ils gardèrent l’appareil, et durant leur dangereux périple, ils s’accrochèrent à ces photos d’eux, ainsi qu’à celle de mon père. Avant de partir, nous lui avons demandé si nous pouvions prendre une photo. Nous sommes allés dehors, dans son petit jardin où elle s’assied pour profiter du soleil, contre le mur de sa cuisine. Son visage ne peut cacher les épreuves qu’elle a traversées. Elle était à la fois belle et triste, drôle et courageuse. Et si forte. Elle avait une table de jardin en pierre. Ils l’avaient fait construire comme pour leur rappeler celle de la maison de mes grands-parents. Ils l’aimaient tant qu’ils en voulaient une à eux. Ils n’avaient pas de photographie de la maison de mes grands-parents, mais la table en pierre la leur rappelait. Ce soir-là, Hannah et moi sommes revenus avec Judith et Nathalie, cette fois pour célébrer nos retrouvailles. Pour Bozsi, c’était l’occasion de remercier mes grands-parents pour leur générosité. Ils leur avaient servi tant de champagne en offrant leur maison en refuge ! Bozsi nous a servi un fromage hongrois typique, comme celui qu’on mangeait chez ma mère, à la différence que celui-ci était produit en France et le nôtre au Canada. Il s’accompagnait de sauce hongroise épicée. Nous avons tant mangé que nous avons oublié les choux à la crème qu’elle réservait pour le dessert.
Bozsi m’a confié que lorsqu’elle parlait du passé, elle voyait souvent les visages des gens dont elle se souvenait s’animer dans son esprit. Son mari. Mon père. Ma mère. Ils étaient tous là, alors que nous riions et partagions des histoires au sujet de l’appareil photo, du fromage, du foie gras et du champagne. Nous avons pris des photos pour garder un souvenir de l’occasion. 70 ans plus tard, la survivante et les descendants de la cave étaient réunis. Elle nous a confié qu’elle et mes parents avaient parlé dans la cave de rester ensemble après la guerre. Ma mère avait juré qu’ils en sortiraient et qu’ils s’en tireraient ensemble. Quand les soldats russes les firent sortir en file indienne, sous la menace de leurs armes, l’un d’eux dit en plaisantant : « Vous voyez qu’on s’en est sorti ensemble. »
Le lendemain, c’était notre tour d’emmener Bozsi manger une spécialité locale : des huîtres. Mais elle s’est rapidement sentie mal et nous a demandé de la ramener chez elle. Elle avait du mal à se déplacer. Elle souffrait et avait besoin de s’allonger. Ce soudain changement dans l’état de Bozsi m’a pris par surprise. Sa santé était bien plus précaire que je ne l’avais imaginé. Mes parents étaient à ses côtés lorsque sa vie était sur la corde raide. Aujourd’hui, l’ennemi était son grand âge. Nous avons ramené Bozsi chez elle afin qu’elle se repose et nous sommes allés visiter le musée de la ville, qui proposait une exposition temporaire sur Royan pendant la guerre. J’ai été frappé par le nombre vertigineux de règles que les nazis avaient imposé aux résidents. Il leur était notamment interdit de ne tenir le guidon de leur vélo à une main ou de porter du maquillage au lycée. Nos conversations avec Bozsi se concentraient sur les années de guerre à Budapest, mais l’exposition attestait du fait que la ville dans laquelle elle était venue s’installer avec son mari avait souffert aussi. Contrairement à mes parents au Canada, elle avait dû vivre avec les cicatrices de la guerre.
Bozsi a dit à Hannah qu’elle était « adorable » et qu’elle ne voulait pas la perdre.
Bozsi nous a présentés sur Skype à sa petite-fille, qui vit en Inde avec son mari sikh. La petite-fille française de Bozsi doit s’accoutumer à un nouveau pays, de la même manière que Bozsi a dû le faire il y a longtemps. La famille de son mari sont des réfugiés venus du Pakistan. Il nous a dit que sa femme était plus indienne qu’il ne l’était lui-même – une chose qu’Henri n’aurait probablement jamais dite à propos de Bozsi et de la France. Nous sommes restés dans la chambre où elle avait son ordinateur. Assise sur un lit d’invité, tenant les mains d’Hannah, elle nous a raconté ses souvenirs de ses premières années à Royan. À son arrivée, elle n’avait pas de vêtements décents et avait l’air d’une vagabonde. Elle avait été troublée par le graffiti « USA Go Home » aperçu sur un mur. De son côté, elle encouragea une famille américaine à emménager dans leur rue. Elle avait l’impression de ne rien avoir à faire et Henri ne voulait pas qu’elle ait un piano. Il sortait tous les soirs avec ses amis. Vivre seule à la maison ne l’avait jamais fait rêver. Avant la naissance de ses fils, elle quitta Henri et s’enfuit en Suisse, où vivaient ses cousins.
Finalement, Henri vint la chercher en lui promettant que les choses seraient différentes si elle acceptait de revenir à la maison. Hannah a remarqué tout de suite qu’on se sentait dans la maison de Bozsi comme dans celle de sa grand-mère. Elle était pleine de verreries colorées et de céramiques qui semblaient toutes renfermer des souvenirs. Des bibliothèques en bois, des fleurs, des photos de famille encadrées et des tables de chevet finement ouvragées. Nos conversations avec elle révélaient à quel point la vie de mes parents et celle d’Henri et Bozsi avaient été similaires après la guerre, bien qu’ils ne se revirent jamais. Ils n’auraient sans doute pas pu être plus semblables. Les deux couples vivaient dans un entre-deux. Leur identité n’était jamais tranchée, en tant qu’individus ou familles. Enfant, j’avais l’impression de vivre dans un monde différent de celui de mes parents. Je cachais les affaires que je voulais porter à l’école dans un sac en papier dans le garage. J’ôtais les vêtements dans lesquels ma mère adorait me voir avant de partir, pour enfiler un sweat ou un t-shirt. J’adorais le baseball mais ma mère me répétait constamment qu’elle détestait ça. Elle n’avait pas aimé que les GI’s improvisent des parties sur les places dévastées de Budapest, après la guerre. Elle trouvait cela indigne et irrespectueux. Et puis elle avait vu son fils enfiler sa tenue de baseball et sauter sur son vélo pour aller jouer sur le terrain, où mes parents ne mirent jamais les pieds, même les soirs de grands matchs.
La vie d’un immigré est écartelée entre deux endroits. Peut-être est-ce encore plus vrai pour ceux qui n’ont pas eu le choix de quitter leur terre natale. Quand mes parents étaient jeunes, l’identité était une question de vie ou de mort. Dans le monde qu’ils voulaient construire pour leurs enfants, ils espéraient qu’elle serait un choix. Ce soir-là, une fois Bozsi reposée, nous sommes retournés chez elle afin qu’Hannah et Nathalie lui disent au revoir. Cela a été douloureux pour Bozsi. Elle a dit à Hannah qu’elle était « adorable » et qu’elle ne voulait pas la perdre. Je n’avais pas imaginé ce qu’impliquait le fait de rencontrer une très vieille amie de mes parents avec ma propre fille. J’imaginais maintenant comment, même après que je ne sois plus là, ma fille pourrait raconter à sa propre famille l’histoire de l’amie de sa grand-mère et la transmettre au fil des générations. Quand je suis venu le lendemain soir chercher Bozsi pour l’emmener prendre l’apéritif chez son fils, elle m’avait préparé un cadeau. Une bouteille de champagne qu’elle avait envoyé acheter après avoir appris au déjeuner que c’était mon anniversaire. J’ai dit à Bozsi que je souhaitais enregistrer une vidéo d’elle en train de parler, afin que je puisse la montrer au reste de ma famille. Mes parents ne m’avaient jamais confié leur passé de la façon dont Bozsi l’avait fait. À travers elle, j’avais pu côtoyer leur jeunesse. J’avais soulevé les couches de leur vie, l’une après l’autre, et j’admirais le courage et la résilience dont ils avaient fait preuve. J’avais aussi le sentiment que leur désir de me préserver de ces souffrances passées m’avait privé de quelque chose d’indicible.
Enfant, j’avais le sentiment que ma famille était seule. Que j’étais seul. À présent, je réalisais que la famille de Bozsi et la nôtre, les survivants de la cave, partagions un lien invisible. Ma fille Hannah avait ressenti la même chose, et j’espérais que la vidéo pourrait faire de même avec le reste de ma famille. Avant de nous asseoir, Bozsi s’est approchée d’une table dans son salon couverte de sculptures d’éléphants. Il y en avait un si petit qu’on pouvait à peine le voir. Bozsi l’a pris et m’a dit qu’elle voulait me l’offrir. Elle m’a expliqué qu’elle collectionnait les éléphants lorsqu’elle était petite.
À l’époque, elle n’en avait que trois ou quatre. Aujourd’hui elle en a des dizaines. Les gens lui en font cadeau. Avant qu’elle et Henri ne s’installent dans la maison de mes grands-parents, elle avait glissé le plus petit de ses éléphants dans sa poche. Il ne l’a plus jamais quitté. Elle m’a confié qu’elle l’avait dans sa poche lorsqu’elle se trouvait dans la cave avec mes parents. Elle le portait sur elle lorsqu’ils avaient traversé le Danube gelé. Il trônait à présent au centre de sa collection. Elle l’a pressé au creux de ma main et m’a dit qu’elle voulait que je le garde. C’était son cadeau d’anniversaire. C’est à la fois le cadeau le plus petit et le plus inestimable qu’on m’ait jamais fait. Je ne savais pas quoi faire. Les larmes me sont montées aux yeux. Bozsi a insisté et je l’ai pris. Je l’ai mis dans ma poche, où il est encore aujourd’hui. Avant de partir pour la maison de son fils et de sa belle-fille, Bozsi et moi nous sommes assis dans sa salle à manger, éclairée par la lumière du soir. En regardant l’objectif de la caméra, elle m’a dit qu’elle ne voulait pas nous perdre. « Je veux connaître le reste de la famille aussi. ». Nous ne voulions pas nous quitter ce soir-là. Nous nous sommes souhaité bonne nuit et Judith et moi sommes revenus le lendemain matin. Il ne tenait qu’à nous de ne pas nous séparer à nouveau, m’a-t-elle dit ce jour-là. Quand nous sommes rentrés à San Francisco, nous avons repris nos conversations sur Skype. Lors de notre première discussion, elle m’a dit qu’elle avait en tête un nouveau projet : Le Dernier Bateau d’Odessa, 70 ans plus tard.
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Champagne in the Cellar », paru dans The Atlantic. Couverture : Le château de Buda, après la bataille de Budapest.
LES NAUFRAGÉS DU LANCASTRIA
Le 17 juin 1940 à Saint-Nazaire survint la plus grande tragédie navale britannique, passée sous silence. 74 ans plus tard, des rescapés se souviennent.
Dans la croyance des marins, rebaptiser un navire porte malheur. Mais les compagnies britanniques se moquent bien d’une poignée de matelots agrippés aux contes de fées. Au début du siècle, les croisières de luxe battent leur plein en Angleterre. Le tourisme maritime est à la mode. Une décennie après le Titanic, le 31 mai 1920, le paquebot Tyrrhenia quitte pour la première fois le port de Glasgow. Des chantiers navals de la rivière Clyde, le fleuron de la Cunard Line vogue vers les mers chaudes du globe et les côtes d’Amérique. 168 mètres de long, 17 nœuds de moyenne, le Royal Mail Steamer relie Casablanca, Naples, Monaco, les Bahamas et New York. Il voit défiler des passagers de la haute. Bourgeois et notables se charment des salles de restaurant grandioses, du salon lambrissé de chêne, des cabines coquettes, du café en véranda sur le pont. Mais les clients méprisent son nom. À vos ordres capitaine ! Trois coups de peinture et le paquebot est renommé RMS Lancastria.
Le mauvais sort est jeté. En 1940, le Lancastria connaîtra le même destin que le célèbre « Insubmersible ». Ce naufrage fera deux fois plus de victimes. La pire tragédie maritime qu’ait connu l’Angleterre. Une tragédie oubliée aujourd’hui. Madeleine a entendu parler toute sa vie de la « sacrée histoire » du Lancastria. La petite dame de 84 ans vit seule dans les arrières de Saint-Nazaire, le lieu du drame. Accoudée à sa table en bois brut devant un café réchauffé, elle soupire. « Il aurait fallu en parler avec le p’tit père Blandeau à côté, il connaissait bien. Mais le pauv’ vieux est mort l’an dernier. C’était pas rien. Mais on n’en parlait pas trop entre nous. C’était la guerre, les gens ne voulaient plus se souvenir. »