John Hadden est auteur, metteur en scène et acteur de théâtre new-yorkais. Le dialogue qui suit est extrait de son livre Conversations with a Masked Man, le fruit de dizaines d’heures d’entretiens avec son père au sujet de sa carrière dans la CIA. Dans les années 1960, John Hadden était adolescent et vivait avec ses parents en Israël. Son père vivait sous couverture mais en réalité, il avait pour mission d’obtenir des renseignements sur l’avancée du programme nucléaire israélien pour le compte de Washington. John ne s’en est rendu compte que bien plus tard. Dans cet extrait, lui et son père évoquent une mission délicate : comment un agent de la CIA entretient-il son réseau d’informateurs et dirige-t-il d’autres agents secrets ?
Coup de poker
Le fils : Les techniques d’espionnage en Israël différaient de celles employées en Europe, n’est-ce pas ? Le père : Non, c’étaient à peu de choses près les mêmes. Je parlais aux gens et ils me confiaient des choses. Comme je parlais à toutes sortes d’individus – des soldats, des hommes d’affaires, des juges, des archéologues, des fermiers, des chanteurs d’opéra, bref à tout le monde –, il était impossible pour quiconque de savoir qui m’avait confié quoi.
Avoir un accord formel avec quelqu’un est dangereux ? Ça n’a aucun intérêt. La plupart du temps, c’est stupide et contre-productif.
Comment les faisais-tu parler ? Les gens ont toujours envie de parler. Une personne sera plus susceptible de parler si elle a le sentiment de ne pas être considérée à sa juste valeur. Les plus douées sont souvent mises sur la touche parce qu’elles provoquent un malaise, elles en savent trop au goût des autres. Elles ont donc besoin de quelqu’un à qui se confier, qui saura reconnaître leurs qualités.
Donc tu utilisais l’amitié pour parvenir à tes fins. J’étais très amical, oui. J’acquiesçais à tout ce que les gens me disaient. Et quand tu as affaire à deux personnes, tu peux apprendre une chose de la bouche de la première que la deuxième ignore. Quand tu lui répéteras, elle pensera que tu sais plus de choses que tu n’en sais en réalité, ce qui l’amène à te confier d’autres informations. Et ainsi de suite, c’est comme une partie de ping-pong.
Mais vient forcément un moment où tu t’approches d’un filon d’informations auquel elles ont accès toutes les deux. Que faisais-tu à ce moment-là ? À ce moment-là, il faut attendre. J’ai fini par recruter quelqu’un et ça a très bien fonctionné. C’est la meilleure chose que j’aie jamais faite. Richard Helms, le directeur de la CIA de l’époque, a tellement apprécié qu’il en a parlé au président… C’est clairement la meilleure chose que j’aie accomplie.
Tu entretenais une relation différente avec cet agent ? Je lui ai d’abord soutiré des informations, et ensuite il avait affaire à une autre personne sous mes ordres.
Tu es resté en retrait. Évidemment ! les Israéliens ne devaient pas savoir ce que je fabriquais chez eux.
Et cette personne parlaient à d’autres personnes qui te relayaient les informations. Je n’étais en contact qu’avec des tiers.
Les mettais-tu en danger ? Pas à ce qu’ils sachent, non. À Hambourg, je n’ai fait…
Mais toi, tu le savais. Eh bien, c’est pour ça que j’étais là. À Hambourg, je n’ai fait que parler à des gens.
Que tu connaissais bien ? On se voyait tout le temps.
Tu as dû apprendre des tas choses sur leur vie de famille, leur vie sexuelle… C’est possible. Mais on efface très vite de son esprit ce genre d’informations.
Pour eux, avoir quelqu’un à qui parler… Surtout s’ils te trouvent sympathique et pensent que tu seras de leur côté quoi qu’il arrive… Ainsi, ils ne peuvent avoir de soupçons. Une fois que tu es fâché avec quelqu’un, tu ne peux plus rien apprendre de lui. C’est terminé.
Pour être convaincant, tu devais particulièrement t’intéresser à eux. Je hochais la tête à tout ce qu’ils disaient.
Et puis tu leur offrais un livre qui était susceptible de leur plaire… Oui, c’est ce que je faisais. C’est important. Les cadeaux sont une condition sine qua non.
Encore faut-il trouver le bon. Je devais y réfléchir sérieusement. Je passais souvent plusieurs jours dans une librairie de Washington avant les fêtes de Noël, à choisir un livre pour chacun d’entre eux. La liste était interminable.
Il fallait que tu connaisses leur culture, leur langue… Ça aide, effectivement. Il y avait un homme en Israël du nom de Karmon, qui avait donné l’ordre à ses hommes de ne jamais parler hébreu devant moi. Je pouvais à peine commander un café en hébreu, mais il pensait que je bluffais. Un soir, nous sommes sortis pour dîner. J’étais assis face à lui et il y avait deux jeunes femmes israéliennes à notre table de jeu – c’était ce genre de soirée. Au milieu du repas, une des jeunes femmes s’est adressée à Karmon en hébreu : « Sers-lui un peu de vin, peut-être nous dévoilera-t-il ses secrets. » Ils savaient tous qui j’étais. J’ai reconnu un mot, yayin, qui veut dire « vin ». Pour une raison que j’ignore, j’avais retenu une phrase enseignée par mes interprètes : « Nichnas yayin, yatza sod. » Ce qui signifie : « Quand le vin coule, les secrets s’échappent. » Karmon est devenu blême car il pensait que j’avais tout compris. Mais il n’en était rien. [Rires.]
Les renseignements sont une monnaie d’échange et il faut savoir la dépenser.
La mère : C’était un très bon ami. Il est venu nous voir ici. Oui, c’était un homme merveilleux. C’est à ce genre de personnes que je parlais. Lui n’avait pas à s’inquiéter de ce qu’il me disait. Ses supérieurs le laissaient décider de ce qu’il pouvait me confier. C’était à moi de savoir l’écouter.
Lui transmettais-tu des informations en échange, pour qu’il y trouve son compte ? J’essayais. Les renseignements sont une monnaie d’échange, en quelque sorte, et il faut savoir la dépenser. Les enfermer à double tour dans un coffre fort ne mène à rien. On donne un tuyau, on en reçoit, on gagne des infos, on en perd d’autres. Mon ami Shlomo Argov avait décroché un poste très haut placé à Washington, quand j’étais chef de section. Il était devenu haut fonctionnaire lorsque Rabin Yitzhak – le Premier ministre israélien assassiné en 1995 – était ambassadeur là-bas. On a conclu un marché. Je lui ai dit : « Tu prends tes hommes, je prends les miens. J’organise tout, nous allons à Gettysburg, on fait comme si on n’y était jamais allé et peut-être même qu’on trouvera ça drôle. Je pense que Rabin appréciera, il est fasciné par la guerre de Sécession. » Arrivés à Gettysburg, nous avons été accueillis par trois limousines avec chauffeur, un guide dans chaque véhicule pour nous faire visiter la vallée et le champ de bataille. Nous avons ensuite déjeuné comme des rois et ils nous ont emmenés au musée. Ça ne s’arrêtait plus. Une excursion d’une journée entière à Gettysburg. J’étais avec Rabin la majeure partie du temps et je connaissais suffisamment le sujet pour pouvoir lui indiquer quand le guide avait raison ou tort. On a passé un très bon moment. C’est une excellente façon d’obtenir des informations, indirectement. Les gens sont plus ouverts lorsqu’ils se divertissent.
Suivez-moi !
À l’extérieur donc, loin des bureaux et des oreilles qui traînent. C’est cela. Nous avons organisé une soirée pour Rabin. J’ai invité le directeur de la CIA. James Angleton, le responsable du contre-espionnage de l’époque était là, ainsi que tous les agents du Mossad et M. et Mme Rabin. Les épouses des agents étaient aussi présentes. J’ai loué un bateau à vapeur sur le Potomac et nous y avons passé l’après-midi et la soirée à festoyer et faire la fête. Une autre façon agréable d’apprendre à connaître les gens.
Quand tu parles de se montrer amical, tu ne parles pas d’amitié réelle, n’est-ce-pas ? Les agents secrets n’ont pas d’amis. C’est comme dans les affaires internationales. Les nations n’ont pas d’amis. Elles ne font qu’entretenir des relations. Parfois, elles se rapprochent, mais et alors ? Les choses changent. C’est pareil pour l’espionnage, tout particulièrement pour les services de liaison. Il faut être de leur côté, parler leur langage, comprendre leur vision des choses, y réfléchir puis se l’approprier. Et en même temps, un coin de ta tête doit rester fidèle aux États-Unis, ce n’est pas vraiment pas de la tarte. Les personnes qui ne savent pas où se situe la limite sont éjectées. Nous avions un ambassadeur en Israël quand nous sommes arrivés, qui était israélien – dans la mesure où il travaillait pour eux. Certains n’étaient pas faits pour le travail de liaison. Ils avaient une pression énorme parce qu’ils travaillaient contre des gens et ne pouvaient pas se résoudre à « coucher avec eux ». Cela requiert un certain… savoir-faire.
Pourquoi préférais-tu les agents étrangers aux Américains ? Je ne me suis jamais entendu avec les Américains. Jamais. J’attendais trop d’eux et ayant été formé à l’académie militaire de West Point, quand j’étais à la barre, j’attendais des gens qu’ils fassent exactement ce que je leur demandais. Mais les Américains n’aiment pas qu’on leur dise ce qu’ils ont à faire. Les étrangers n’étaient pas mieux, mais j’étais beaucoup plus tolérant. Ceci dit, je n’étais jamais vraiment à la barre non plus, je ne contrôlais jamais totalement la situation.
Tu t’es forcé à voir les choses de leur point de vue. Oui. Il faut « coucher avec eux » et devenir l’un des leurs.
Les ordres venaient de Washington ? Oui. C’est dingue. Exemple : Bobby Kennedy était tout le temps sur notre dos pour que nous le débarrassions de Fidel Castro, alors nous avons échafaudé des plans stupides pour tuer Castro. On faisait ce qu’on nous disait de faire ou on se faisait virer.
Quand tu dis que les Américains n’aiment pas faire ce qu’on leur dit, tu te sens concerné ? Non, car j’étais un soldat. J’ai toujours fait ce qu’on m’ordonnait de faire. Quand il était évident que j’en savais plus que les personnes qui me donnaient des ordres et que la situation menaçait de tourner au désastre, je désobéissais délibérément aux ordres, mais je ne pouvais le faire que dans ces cas-là. Tout bureaucrate doté d’un brin de conscience doit désobéir aux ordres de temps à autre. Quoi qu’il en soit, je l’ai fait et j’ai été sacrément chanceux de ne pas me faire prendre. Mais c’est ainsi que commence toute action politique. Et ces cow-boys qui pensent que les bombes et les assassinats sont la meilleure façon de faire avancer les choses… D’une part, les présidents en ont besoin. La diplomatie prend trop de temps et ils ne peuvent pas toujours déclencher des guerres : ils ont besoin de moyen-terme, quelque chose dont ils peuvent se désolidariser si c’est découvert. Ces manigances puériles, qui ont pris le dessus dans les bureaux de la CIA, n’ont causé que peine et souffrance et elles n’ont rien à voir avec l’espionnage. Elles ne font que nuire à nos services de renseignement. De bien des façons.
Tu dis que tu ne te considères pas comme un bon agent. Qu’est-ce qui fait un bon agent selon toi ? La discrétion est essentielle. Et le sang froid. Un bon agent doit être perspicace pour envisager toutes les possibilités, tout en étant suffisamment réactif pour prendre des risques. Je n’ai jamais été prêt à prendre le moindre risque. Donc je n’en prenais pas, mais j’aurais pu être éjecté. Il y avait un officier avec nous qui avait tellement peur de laisser échapper une info qu’il restait enfermé dans son bureau et n’était jamais opérationnel. Pour ma part, je considérais les informations comme autant d’atouts dans mon jeu. L’astuce, c’est de donner ces cartes pour retirer le maximum d’informations en échange. Bien entendu, comme dans toute partie de poker, parfois on perd et les gains sont loin de compenser les pertes. Mais parfois on y gagne nettement et dans ces cas-là, on se félicite.
Les renseignements sont comme de l’argent placé en banque. Ils ont une utilité. Cacher son argent sous un matelas est une façon bien stupide de gérer sa fortune. La façon la plus idiote de gérer les renseignements, c’est de ne jamais les utiliser. Pas tous à la fois car après on se retrouve sans rien. Mais on peut les utiliser petit à petit, de temps à autre. Une information en elle-même n’a aucun sens. Une accumulation de faits ne constitue qu’un matériau brut. Ce n’est un chef-d’œuvre qu’une fois qu’on l’a sculptée. Autrement, ce n’est qu’un morceau de bois qu’on peut aussi bien jeter aux flammes. Jusqu’à ce qu’on en fasse quelque chose, jusqu’à ce qu’on la travaille, on ne peut rien en faire. C’est la même chose pour les mots. Que sont les mots tant qu’on ne les a pas assemblés de manière compréhensible pour pouvoir transmettre une idée ? Les mots en eux-mêmes ne sont rien. Ce n’est que lorsqu’on les lie entre eux d’une façon cohérente qu’ils déclenchent quelque chose.
Mais les faits ne sont jamais isolés, ils sont attachés à des personnes. Que deviennent-elles ces personnes ? Des personnes ? Quelles personnes ?
Les personnes avec lesquelles tu travaillais, qui prenaient tant de risques pour leur vie et celle des membres de leur famille… Et ce à ma place.
…à ta place. Je comprends ce que tu veux dire. On les paie et on essaie de les aider autant que possible. C’est comme être le commandant d’une compagnie en plein combat, ou le chef d’un peloton : suivez-moi !
Permis de tuer
Devais-tu mettre tes sentiments de côté ou faire l’effort de te rappeler qu’ils n’étaient pas tes amis ? Je n’ai jamais réfléchi de cette façon, j’ai juste… …foncé ? …fait de mon mieux. Je n’ai jamais analysé ces choses-là sur le moment. Je ne crois pas que ç’aurait été une très bonne idée.
Il faut mesurer les risques qu’encourent la personne et en même temps t’en détacher, car cela doit rester un jeu, n’est-ce pas ? Oui, et c’était un gros problème. Car lorsqu’ils descendent un de tes agents, il faut être capable de l’encaisser. Tu me parlais du fait de tuer des gens, hier, et j’y ai réfléchi. J’ai surtout repensé au révérend William Sloane Coffin, avec qui je suis allé à Buckley. C’était un membre de la CIA. Il a débuté comme jeune recrue au sein de l’OSS pendant la Seconde Guerre mondiale. Après la guerre, il recrutait des Russes : il parlait couramment leur langue. C’était un grand joueur de guitare – un grand artiste.
Et un fervent opposant à la guerre du Vietnam. J’entendais souvent ses sermons retransmis à la radio. Vous étiez voisins, n’est-ce-pas ? Il habitait New York et on jouait au policier et au voleur quand on était gosses. Puis je l’ai revu en Allemagne. Il a fait la danse des cosaques, celle où tu te retrouves accroupis à lancer des coups de pieds en l’air. C’était un athlète. Et tout en sautillant, il jouait de la guitare en entonnant des chants ukrainiens… Il était là-bas pour recruter des types à infiltrer en Union soviétique pour promouvoir des activités clandestines. Mais ils les ont tués. Tous. Jusqu’au dernier. Ils ont d’abord été trahis, puis assassinés. À cause de l’agent double Kim Philby, qui a retourné sa veste pour rejoindre le KGB. À chaque fois, ils les attendaient. Je pense que tout ce qui est arrivé par la suite à Coffin découle de cette expérience.
Il s’est senti responsable. Il était responsable. Un truc pareil ne m’est jamais arrivé.
Jamais ? Non, je n’ai jamais cru en ce type d’opérations.
Qu’allais-tu dire par rapport au fait de tuer des gens ? J’avais un agent à Berlin et les Allemands de l’Est l’ont attrapé. Ils l’ont ligoté à une voie ferrée. Ils ont retrouvé sa tête, tu sais…
Tu l’avais formé ? Je ne l’avais pas formé, mais il était sous mes ordres. Quand c’est comme ça, on se demande constamment… est-ce que c’était ma faute ? Que s’est-il passé ? Je ne le saurai jamais. Ça pose un vrai problème. Surtout aux jeunes Américains. Les vieux briscards du métier, les Tchèques, les Polonais et les Soviétiques qui travaillaient avec nous étaient bien plus habitués à ce genre de choses, surtout ceux qui avaient grandi en Europe sous l’occupation. Des gens meurent, c’est comme ça… Mais les Américains, ça les perturbe, ils déraillent complètement. Ça devient une obsession.
Combien y en avaient-ils d’autres ? Je ne sais plus, c’est difficile à dire. Tu demandes des choses que le temps a effacé. Il faut avoir… une certaine capacité à accepter le meilleur comme le pire, sans trop en être affecté. On se console en se disant que quelqu’un d’autre a dû faire pire, que d’autres ont causé la mort de bien plus de gens, qui sait.
Quand on dirige un agent secret, on se sent responsable de lui ? Mon Dieu oui, c’est terrible. Un vrai fardeau. C’est stressant sur deux aspects. Déjà sur le plan professionnel, parce qu’on a merdé, et puis sur le plan humain. On devient proche de ces gens.
Comment ça ? Eh bien, on leur parle pendant des heures et des heures pour être sûr qu’ils ne commettront aucune erreur. On les accompagne dans chaque étape décisive et il faut s’assurer qu’ils se sentent utiles, nécessaires et appréciés. Qu’ils pensent que ce qu’ils font en vaut la peine, même si on en doute soi-même. Ce n’est pas facile.
Il est impossible de ne pas tisser de liens ? C’est une grosse partie de notre travail, c’est tout à fait essentiel. Comment l’as-tu supporté ? Je ne sais pas, j’ai essayé. Mais je suis américain.
Tu m’as parlé d’enfants qui sont entraînés à devenir des tueurs dès leur naissance. Oui.
Est-ce que tu me considérais comme un soldat potentiel lorsque je suis venu au monde ? Je n’y ai jamais songé et j’espérais que cela n’arriverait jamais. Heureux l’homme dont le fils atteint l’âge de dix-huit ans sans avoir connu la guerre.
Tu as toujours pensé ainsi ? Voir son gamin partir en uniforme ? Je ne l’aurais pas supporté. Tu te souviens quand ta mère a parlé d’un de nos amis dont le fils était parti au Vietnam seulement pour l’impressionner ? Mon Dieu… Comment peut-on vivre avec ça ? Le directeur de la CIA Allen Dulles était à fond pour la guerre de Corée. Son fils était un jeune homme très, très intelligent, et il voulait faire la fierté de son père. Il est parti en Corée et s’est fait exploser l’arrière du crâne. Il a été rapatrié mais c’était un légume. Aucun espoir de guérison. Comment peut-on vivre avec ça ?
Traduit de l’anglais par Audrey Previtali d’après l’ouvrage autobiographique Conversations with a Masked Man: My Father, the CIA and Me publié par Arcade Publishing. Couverture : Les quartiers généraux de la CIA.
CET AGENT DOUBLE A FORMÉ SON FILS POUR QU’IL TERMINE SA MISSION
Condamné pour avoir marchandé des informations confidentielles aux Russes, l’agent de la CIA Jim Nicholson a formé son fils cadet pour qu’il reprenne le flambeau.
Un samedi matin de l’été 2006, alors que le soleil s’élevait au-dessus des terres agricoles du nord-ouest de l’Oregon, Nathan Nicholson quitta son appartement d’Eugene et conduisit jusqu’à la prison fédérale de Sheridan, à deux heures de voiture de chez lui. Il allait rendre visite à son père, Harold « James » Nicholson, le plus gradé des officiers de la CIA jamais condamnés pour espionnage. Nathan venait voir son père tous les quinze jours depuis plus de dix ans, de son adolescence à son entrée dans la vie d’adulte. Au volant de sa Chevrolet Cavalier bleue, il se regarda dans le rétroviseur. Il arborait toujours ses traits de jeune garçon, et ses yeux bleus, ses cheveux blonds taillés à la militaire le rendaient séduisant. Alors qu’il fonçait sur la Pacific Highway West, qui coupait tout droit à travers la verte campagne de la région, il prit le temps de repenser à un vieux rêve à jamais perdu. Dans le rétroviseur, Nathan aurait aimé voir l’homme qu’il avait toujours voulu devenir : un ranger plein d’assurance – à l’image de celui qu’avait été son père, Jim Nicholson, des années auparavant. Au lieu de cela, Nathan contemplait un rebut de l’armée de 22 ans, un jeune homme qui avait échoué aux tests d’aptitude pour devenir ranger et quitté l’armée sans avoir mis les pieds sur un champ de bataille. Alors que tout ses amis se battaient en Irak ou en Afghanistan, et envoyaient à leurs familles des photos de tanks et de Humvees, Nathan étudiait dans une université de seconde zone et bossait dans un Pizzat Hut pour joindre les deux bouts. Ce contraste entre ce qu’il était devenu et ce qu’il aurait pu être lui causait beaucoup de peine. Sa seule échappatoire, c’étaient ses jeux vidéo, dans lesquels Nathan s’immergeait sans retenue, parfois avec des cousins qui habitaient près de chez lui, parfois tout seul.
Dans ce monde-là, Nathan était un héros : il terrassait des ennemis virtuels à grands coups de joystick et de clics. Dans sa cellule de l’établissement correctionnel fédéral de Sheridan, Jim Nicholson se préparait devant le miroir, comme tous les samedis quand son fils venait lui rendre visite. Ce célèbre agent de la CIA, en adéquation avec son statut, avait l’habitude de porter des costumes et des montres de valeur. Depuis ses mésaventures, sa garde-robe se composait surtout de ses tenues de prisonnier, qui ne mettaient guère en valeur sa carrure d’athlète. Mais c’est le prix à payer lorsqu’on trahit son pays : dix ans de vie passée à l’ombre, encore treize à tirer. Son séjour en prison l’avait vieilli. À 55 ans, il cachait les poils blancs de sa barbe poivre-et-sel avec une brosse-à-dents et du cirage. Au vu de la situation, ce n’était qu’un moyen trivial de garder la face devant les yeux de son fils, lui le père débonnaire et l’espion autrefois craint de tous.
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