« On est foutus »

Il s’agissait d’un incident mineur, et pourtant, Jason Box refuse d’en parler. Depuis, il se sent nerveux vis-à-vis des médias. C’est arrivé l’été dernier, alors qu’il lisait les billets de blogs enthousiastes que lui avait transmis le responsable scientifique du brise-glace suédois Oden, qui explorait l’Arctique dans le cadre d’une expédition internationale dirigée par l’université de Stockholm. « Les premières observations d’un niveau de méthane élevé, environ dix fois supérieur au niveau de méthane présent dans les fonds marins, ont été relevées… Nous avons découvert 100 nouveaux sites où le méthane s’infiltre… Les dieux de la météo sont toujours à nos côtés alors que nous progressons à travers les vapeurs de la mer des Laptev, désormais exempte de glace… »

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Le brise-glace suédois Oden
Crédits

Box est un éminent climatologue qui a passé de nombreuses années à étudier l’Arctique au Byrd Polar and Climate Research Center, dans l’Ohio. Il savait à ce moment-là que ce détachement décrivait l’un des pires scénarios climatique sur le long terme : une boucle de rétroaction dans laquelle le réchauffement des mers a entraîné des émissions de méthane qui engendrent à leur tour un réchauffement climatique plus important, et ce jusqu’à ce que la planète devienne incompatible avec toute vie humaine. Il savait également que des émissions de méthane similaires étaient présentes dans la région. Sur un coup de tête, il a écrit sur Twitter : « Si ne serait-ce qu’une infime partie du carbone présent dans les fonds marins de l’Arctique est libéré dans l’atmosphère, on est foutus. » Le tweet est devenu immédiatement viral et a été repris par les titres de journaux : « DES CLIMATOLOGUES AFFIRMENT QUE LES ÉMISSIONS DE CARBONE DANS L’ARCTIQUE MENACENT LA VIE HUMAINE » « LES DÉCOUVERTES SAISISSANTES DE CLIMATOLOGUES DANS L’ARCTIQUE FONT L’EFFET D’UNE BOMBE » « SELON LES CLIMATOLOGUES, LES REJETS DE MÉTHANE DANS L’ARCTIQUE SONT UNE MENACE POUR LA VIE HUMAINE »

Cela fait des années que Box s’exprime en toute franchise sur le sujet. Il a réalisé des projets scientifiques avec Greenpeace et participé à une grande manifestation en 2011 devant la Maison-Blanche, organisée par 350.org. En 2013, il a fait la une des journaux lorsqu’un magazine a rapporté que, selon ses conclusions, une élévation du niveau des mers de 21 mètres se produirait certainement au cours des siècles à venir. À présent et avec une seule phrase, Box s’aventurait dans deux zones particulièrement dangereuses. Premièrement, le vilain secret de la science du climat et des politiques gouvernementales en la matière est que toutes deux reposent sur des probabilités. Cela signifie que les effets des objectifs standards de réduction des émissions de CO2 de 80 % d’ici à 2050 se situent au milieu de la courbe de probabilité. Box s’est risqué à faire un tour à l’extrémité de la courbe, vers les probabilités les plus sombres, où peu de scientifiques et aucun homme politique ne souhaite s’aventurer. Mais pire encore, il a montré de l’émotion, chose taboue dans tout domaine scientifique et en particulier dans celui de la science du climat. Comme l’a démontré une étude récente de l’université de Bristol, les climatologues sont tellement distraits et intimidés par les campagnes acharnées à leur égard qu’ils ont tendance à éviter toute déclaration qui pourrait leur valoir d’être qualifiés « d’alarmistes », et se réfugient alors dans un monde de graphiques et de données.

Pourtant, Box a su résister à tout cela. Il est même allé jusqu’à jouer le jeu des médias dans des interviews avec la presse danoise, où l’expression originale « we’re fucked » (« on est foutus ») a été traduite en danois par un équivalent plus acceptable. Ces mots décourageants ont fini en gros caractères sur les titres des journaux de tout le pays. Le problème était que Box travaillait à présent pour le gouvernement danois, et bien que le Danemark soit l’un des pays les plus progressistes au monde en matière de questions climatiques, ses dirigeants n’ont pas apprécié qu’un de leurs scientifiques tourmente le peuple avec des images de destruction globale. Alors que son emploi était en péril seulement un an après qu’il avait déraciné sa famille pour emménager dans un pays lointain, Box a été convoqué devant tous les membres du conseil d’administration de son institut de recherche. Depuis, lorsqu’il reçoit un e-mail demandant un entretien téléphonique pour évoquer ses « tristes déclarations récentes », il ne répond pas.

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Jason Box
Crédits : Jason Box/Twitter

Cinq jours plus tard : « Dr Box – je reviens vers vous au cas où le message ci-dessous serait arrivé dans vos courriers indésirables. Merci de me recontacter. » Cette fois-ci, il répond brièvement. « Je pense que la plupart des scientifiques sont dans un déni total après la terrible vérité qu’on connaît concernant le changement climatique (pas le même type de déni que celui dont font preuve les conservateurs, bien entendu). Aujourd’hui encore, je suis étonné de voir que si peu de climatologues sont descendus dans la rue pour faire passer un message de plaidoyer et manifester en faveur d’une action politique. » Il ignore ma demande d’entretien téléphonique. Une semaine plus tard, nouvelle tentative : « Dr Box – j’ai regardé votre discours lors de la conférence sur l’Arctique organisée par le magazine The Economist. Impressionnant. J’aimerais vous rencontrer. » Mais la morosité est un sujet dont il ne souhaite pas discuter. « Se cacher ne fait pas partie des options », répond-t-il, « cela ne sert à rien de devoir surmonter des symptômes semblables à un état de stress post-traumatique. » Il cite un proverbe scandinave : « L’homme imprudent reste éveillé toute la nuit et s’inquiète inlassablement. Au lever du jour, son agitation est intacte. » Peu de gens ont de tels proverbes prêts à l’emploi en tête. Dernière tentative : « Je pense vraiment que je devrais venir vous voir, rencontrer votre famille et raconter cette histoire de façon personnelle et saisissante. » Je voulais rencontrer Box pour comprendre comment quelqu’un qui s’exprime sans détour sur le sujet tient bon. Il a quitté son pays natal avec sa famille pour observer et étudier la fonte des glaces au Groenland de près. De quelle manière le fait d’examiner des données peu réjouissantes si intimement, jour après jour, affecte-t-il une personne ? Box serait-il comme tous les scientifiques directement impliqués dans cette question déterminante du début du siècle ? Comment sont-ils affectés par le fardeau du métier qu’ils ont choisi face au changement que la planète subit et qui pourrait la transformer à jamais ? Box finit par céder. « Venez à Copenhague », dit-il. Il promet même un dîner en famille.

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Témoin de la fonte des glaces
Crédits : Jason Box/Facebook

Apocalypse Now

Depuis plus de trente ans, les climatologues vivent une existence surréaliste. Un nombre croissant de recherches démontrent que le réchauffement suit l’augmentation des gaz à effet de serre, exactement comme le prévoyaient leurs modèles. La preuve physique est de plus en plus dramatique chaque année : le recul des forêts, le déplacement des animaux vers le nord, la fonte des glaciers, la saison des feux de forêts qui s’étend, l’augmentation des taux de sécheresse, d’inondations et d’orages (cinq fois supérieurs dans les années 2000 par rapport aux années 1970). Pour reprendre les affirmations brutales du plan national d’adaptation au changement climatique de 2014, mené par 300 des plus remarquables experts américains à la demande du gouvernement, les changements climatiques induits par l’homme sont réels (aux États-Unis, les températures ont subi une augmentation comprise entre 1,3 et 1,9 degrés, principalement depuis 1970) et ce changement a commencé à toucher « l’agriculture, l’eau, la santé humaine, l’énergie, les transports, les forêts et les écosystèmes ». Et ce n’est pas le pire. En Arctique, les températures relevées dans l’air augmentent à un taux deux fois supérieur au reste du monde.

Une étude de la marine américaine affirme que l’Arctique pourrait perdre sa glace d’ici l’été prochain, soit 84 ans plus tôt que les prévisions des modèles, et des preuves datant d’un peu plus d’un an suggèrent que la calotte glaciaire de l’Antarctique occidental est condamnée, ce qui entraînera une montée des océans de 6 à 7,6 mètres. Les cent millions de personne vivant au Bangladesh devront se déplacer et, à l’échelle mondiale, toutes les personnes vivant dans des zones côtières devront être délocalisées, ce qui s’avérera compliqué compte tenu de la crise économique et de la famine (avec l’effet de la sécheresse à l’intérieur du continent, le responsable scientifique du Département d’État des États-Unis a prévu en 2009 qu’un milliard de personnes souffriront de famine dans les vingt ou trente prochaines années). Et malgré des développements encourageants dans le domaine des énergies renouvelables et des découvertes réalisées sur la scène internationale, les émissions de carbone continuent d’augmenter à un rythme stable. Pour ajouter à leur malheur, les scientifiques eux-mêmes sont la cible d’attaques incessantes fort bien organisées, dont des menaces de mort, des assignations à comparaître de la part d’un Congrès particulièrement hostile, des tentatives de licenciements, du harcèlement juridique, des exigences de découvertes tellement déraisonnables qu’ils ont dû créer leur propre fonds de défense juridique, et tout cela a été amplifié par une campagne de propagande sans relâche financée ouvertement par des entreprises de combustibles fossiles. Peu de temps avant le sommet du climat de Copenhague en 2009, des milliers de comptes e-mails ont été piratés lors d’une opération d’espionnage très élaborée qui n’a jamais pu être résolue. Bien que l’enquête officielle menée par la police n’a rien révélé, une analyse d’experts l’a conduite jusqu’à des serveurs en Turquie et dans deux des plus grands pays producteurs de pétrole : l’Arabie saoudite et la Russie.

« Je ne pense pas qu’on soit foutus. Nous avons du temps pour mettre en place des solutions durables à ces problèmes. » — Gavin Schmidt

La morosité grandit parmi les militants du climat. Jim Driscoll, du National Institute for Peer Support, vient de terminer une étude basée sur un groupe de militants de longue date. Cette étude démontre que le sentiment qu’ils disent éprouver le plus souvent est la tristesse, suivi de la peur et de la colère. Le Dr Lise Van Susteren, psychiatre et diplômée du programme de formation d’Al Gore intitulé Une vérité qui dérange, appelle cela un stress « pré-traumatique » : « Nombre d’entre nous présentons tous les symptômes d’un trouble post-traumatique (la colère, la panique, les pensées intrusives obsessionnelles). » La célèbre activiste Gillian Caldwell a déclaré publiquement qu’elle souffrait d’un « traumatisme lié au climat », avant de quitter le groupe qu’elle avait aidé à créer et de publier un article intitulé « 16 conseils aux climatologues pour éviter le burn-out», dans lequel elle suggère le compartimentage : « Renforcez les limites entre le travail et la vie privée. Il est très difficile de passer du travail et de ses problèmes captivants de prédictions apocalyptiques à la maison, où les soucis semblent insignifiants en comparaison. » Parmi les dizaines de scientifiques et de militants avec lesquels j’ai pu m’entretenir à ce jour, la plupart associent cet élan de mélancolie à l’échec de la conférence sur le climat de 2009 et au glissement progressif de l’espoir de prévention vers les plans d’adaptation : le livre Earth de Bill McKibben est un guide de survie sur une Terre si différente qu’il pense que nous ne devrions plus la nommer ainsi, et James Lovelock fait passer le même message dans son livre A Rough Ride to the Future. En Australie, Clive Hamilton écrit des articles et des livres qui portent des titres tels que Requiem pour l’espèce humaine. Dans un numéro récent du New Yorker, Jonathan Franzen affirme que, puisqu’à l’heure actuelle la Terre « est semblable à un malade du cancer en phase terminale que nous pouvons soigner avec un traitement agressif ou avec des soins palliatifs et de la compassion », nous devrions cesser d’essayer d’éviter l’inévitable et investir notre argent dans de nouvelles réserves naturelles, où les oiseaux pourront s’éteindre moins rapidement.

D’un autre côté, on trouve des groupes plus extrêmes, tels que Deep Green Resistance, qui prône ouvertement un sabotage de « l’infrastructure industrielle », ou les milliers de personnes qui se connectent sur le site et assistent aux discours de Guy McPherson, professeur de biologie à l’université d’Arizona qui, après avoir conclu que les énergies renouvelables ne seront pas bénéfiques, a quitté son travail et déménagé dans une ferme autonome pour se préparer au changement climatique précipité. « La civilisation est un moteur thermique », dit-il. « On ne pourra pas échapper au piège dans lequel nous nous sommes enfermés. » L’homme le plus influent est Paul Kingsnorth, militant de longue date en faveur de la protection de l’environnement qui a perdu tout espoir de changement politique en 2009.  Retiré dans les bois dans l’ouest de l’Irlande, il a aidé au lancement d’un groupe appelé Dark Mountain, dont le manifeste émouvant et morose s’adresse à un « réseau d’écrivains, d’artistes et de penseurs qui ne croient plus aux histoires que notre civilisation se raconte ». Parmi ces histoires : le progrès, la croissance et la supériorité de l’homme. L’idée s’est vite répandue et il existe aujourd’hui cinquante chapitres à Dark Mountain. Des individus du monde entier ont écrit des pièces de théâtre, des chansons et des thèses de doctorat pour contribuer au projet. Au téléphone depuis l’Irlande, Paul Kingsnorth explique cet attrait. logo« Il faut être prudent avec l’espoir. Si cet espoir repose sur un fondement irréaliste, il s’effondre et les gens finissent par désespérer. J’ai été témoin de cela à Copenhague : il y a eu beaucoup de désespoir et d’abandon après cet événement. » Sur un plan personnel, bien qu’il considère que ce sont des gestes infimes, il plante beaucoup d’arbres, cultive ses propres légumes et évite le plastique. Il ne prend plus l’avion. « Cela me paraît être une obligation d’un point de vue éthique. Tout ce que vous pouvez faire, c’est ce que vous pensez être juste. » Chose étrange, il semble bien plus tolérant que les militants qui continuent de lutter, même vis-à-vis des politiciens qui soutiennent le pétrole. « Nous aimons tous jouir des fruits de ce qui nous est proposé : les voitures, les ordinateurs, les iPhone. Quel homme politique va essayer de vendre aux gens un futur dans lequel ils ne pourront plus JAMAIS mettre à jour leur iPhone ? » Il se met à rire. Pense-t-il qu’il serait mal de prendre un vol long courrier pour interviewer un climatologue ? Il rit de nouveau. « C’est à vous de répondre à cette question. »

Que faire ?

Tout cela laisse les climatologues dans une position inconfortable. Au Goddard Institute for Space Studies de la NASA, Gavin Schmidt a subi des menaces de réduction budgétaires de 30 % de la part des Républicains américains opposés à son rapport sur le changement climatique. Gavin Schmidt occupe le bureau du septième étage, où travaillait autrefois le légendaire James Hansen, qui fut le premier scientifique à exposer les faits devant le Congrès en 1988. Il était si passionné par le sujet qu’il fut arrêté pour avoir manifesté contre les usines de charbon. Bien que Schmidt ait été l’une des victimes des piratages informatiques en 2009, après quoi il a souffert d’une dépression sévère, il se concentre à présent sans relâche sur le bon côté des choses. « Ce n’est pas comme si rien n’avait été fait. Il y a eu beaucoup de choses. En termes d’émissions par habitant, la plupart des pays développés sont stables. Nous faisons quelque chose. »

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Gavin Schmidt
Crédits : NASA/GISS

Le tweet de Box lui fait grincer les dents. « Je ne suis pas d’accord. Je ne pense pas qu’on soit foutus. Nous avons du temps pour mettre en place des solutions durables à ces problèmes. Il n’est pas nécessaire de fermer toutes les centrales électriques de charbon demain. On peut mettre en place une transition. C’est sympa de dire : “On est foutus et il n’y a rien à faire”, mais c’est faire preuve d’une attitude nihiliste. Nous avons toujours le choix. Nous pouvons continuer à prendre des décisions pires, ou nous pouvons prendre des mesures bien meilleures. “On est foutus ! J’abandonne, achève-moi”, c’est juste stupide. » Schmidt, qui attend son premier enfant et fait attention à son empreinte carbone, insiste sur le fait que les piratages, les enquêtes et les menaces de coupes budgétaires n’ont pas réussi à l’intimider. Il réfute également les scénarios d’un changement climatique brutal. « Je travaille énormément sur le méthane et je peux vous dire que la plupart des gros titres sont faux. Il n’existe aucune preuve scientifique concrète qui soutient que ce qui se passe dans l’Arctique est considérablement différent, si ce n’est qu’il y a une fonte des glaces un peu partout. »

Mais le changement climatique est un phénomène progressif et nous constatons déjà une hausse de près de 1 degré Celsius et une élévation du niveau des océans de 20 centimètres. Sauf cas impensable de changement précipité, nous atteindrons 2 degrés dans trente ou quarante ans. Cet événement est décrit comme une catastrophe (fonte des glaces, élévations des eaux, sécheresse, famine et crise économique massive), et de nombreux scientifiques pensent que nous nous dirigeons plutôt vers une hausse de quatre ou cinq degrés (même la compagnie pétrolière Shell a affirmé qu’elle s’attendait à un réchauffement climatique de quatre degrés compte tenu du fait que « les gouvernements ne prennent pas les mesures nécessaires pour faire face à une hausse de 2 degrés Celsius »). Nous vivrons alors dans un monde ravagé par un effondrement économique, social et environnemental.

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Le glacier Petermann, au nord-ouest du Groenland
Crédits : Jason Box

« Et oui », dit Schmidt, presque nonchalamment. « Si nous ne faisons rien, nous pouvons nous attendre à vivre dans un monde complètement différent. Il y aura de nombreux bouleversements si cela se produit. » Cependant, selon lui, les choses peuvent changer plus vite qu’on ne pourrait le penser. Il suffit de regarder ce qui s’est passé pour le mariage homosexuel. Et les glaciers ? « Les glaciers vont fondre ; ils vont tous fondre », dit-il. « Mais ma réaction face au commentaire de Jason Box, c’est : à quoi ça de dire ça ? Ça n’aide personne. » Il se trouve que Schmidt a été la première personne à recevoir le prix de la communication sur le climat, décerné par l’Union américaine de géophysique, et de nombreuses études récentes dans le domaine de la communication climatique en pleine croissance ont montré que des déclarations abruptes sur une triste réalité rebute les gens (c’est tout simplement trop dur à accepter). Mais stratégie et vérité sont deux choses bien distinctes. Les eaux de ces glaciers ne représentent-elles pas des sources pour des centaines de millions de personnes ? « C’est un vrai problème, en particulier sur le sous-continent indien », dit-il. « Il y aura des bouleversements dans cette zone, sans aucun doute. » « Et l’élévation du niveau des océans ? Le Bangladesh est quasiment immergé. Est-ce qu’une centaine de millions de personnes devront se déplacer ? » « Eh bien, oui. Rien n’est fait. Mais je ne crois pas que nous soyons foutus. » Guerres de ressources, famine, migrations de masse… « Des choses terribles nous attendent. Que pouvons-nous faire en tant qu’individu ? Vous écrivez des articles. Je fais de la science. Vous ne courez pas dans tous les sens en criant : “On est foutus ! On est foutus !” Cela n’incite absolument personne à faire quoi que soit. »

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Des réfugiés climatiques
Crédits : Crossing Borders

Scénario catastrophe

Les scientifiques sont formés pour résoudre des problèmes en faisant preuve de détachement comme principe moral. Jeffrey Kiehl était un scientifique chevronné du National Center for Atmospheric Research lorsque, son inquiétude grandissant au sujet de la façon dont le cerveau résiste à la science du climat, il a pris un congé pour obtenir un diplôme de psychologie. Après dix années de recherches, il conclut que la consommation et la croissance occupent une place centrale dans notre sens de l’identité personnelle et que la peur de pertes financières crée une telle anxiété paralysante que nous ne pouvons littéralement pas imaginer apporter les changements nécessaires.

Pire encore, accepter les faits menacerait notre foi en l’ordre fondamental de l’univers. Les climatologues sont différents seulement de par le fait qu’ils exercent un métier nécessitant un détachement, et généralement, ce n’est qu’en prenant de l’âge qu’ils finissent par admettre à quel point cela peut les affecter (c’est également à ce moment qu’ils commencent à s’exprimer franchement), dit Kiehl. « Vous arrivez à un stade où vous sentez – c’est bien le mot, pas “pensez” –, vous sentez que vous devez faire quelque chose. » Cela explique la réaction d’étonnement lorsque Camille Parmesan, de l’université du Texas (et membre du groupe qui a partagé le prix Nobel avec Al Gore pour son travail sur le climat), a annoncé qu’elle souffrait de « dépression professionnelle » et qu’elle quittait les États-Unis pour s’installer en Angleterre. Texane au franc-parler, Parmesan est la fille d’un géologue pétrolier qui a grandi à Houston. Elle affirme à présent qu’il s’agissait d’avantage de politique que de science. « Pour être honnête, j’ai commencé à paniquer il y a 15 ans, lorsque les premières études montrant que les toundras de l’Arctique étaient en train de passer d’un état de puits net à celui de source nette de dioxyde de carbone ont été publiées. Ça plus le fait que l’espèce de papillon que j’étudiais à l’époque migrait vers l’autre moitié du continent, je me suis dit : “C’est quelque chose d’énorme, vraiment énorme.” Depuis, tout ce qui s’est produit n’a fait que confirmer ma pensée. » Elle n’est plus optimiste. « Vous me demandez si je pense probable que les nations du monde prendront les mesures suffisantes pour stabiliser le climat durant les cinquante prochaines années ? Non, je ne pense pas cela probable. »

Certains climatologues ont été si démoralisés par les accusations et les enquêtes qu’ils se sont retirés de la vie publique.

Elle vivait au Texas après l’échec du sommet sur le climat, en 2009, quand la couverture médiatique liée aux enjeux climatiques a chuté de deux tiers – le sujet n’a pas été mentionné une seule fois durant les débats de la campagne présidentielle de 2012 –, et le gouverneur Rick Perry a tout simplement supprimé les sections concernant la montée du niveau de la mer dans un rapport sur la baie de Galveston. Ceci n’a été que le début d’un mouvement de la part des responsables publics qui ont interdit toute utilisation du terme « changement climatique ». « Le Texas compte d’excellents climatologues », affirme Parmesan sans détour. « Chaque université de l’État possède des spécialistes qui travaillent sur les impacts. Il est très perturbant de voir que le bureau du gouverneur l’ignore. » La politique a eu des conséquences néfastes. Son étude sur les papillons lui a permis d’assister au comité des Nations Unies sur le changement climatique, où elle a reçu « une bonne leçon de politique » lorsque les décisionnaires ont lancé les mots « très confiants » dans un passage clef indiquant que les scientifiques étaient très confiants dans le fait que les espèces réagissaient au changement climatique.

Puis les attaques personnelles ont commencé à pleuvoir sur les sites Internet et les blogs de droite. « Ils ont carrément menti. C’est une des raisons pour lesquelles je vis au Royaume-Uni à présent. Ce n’est pas juste le changement climatique, il existe un sentiment anti-science grandissant et de plus en plus fort aux États-Unis. Les gens en deviennent furieux et méchants. C’est un grand soulagement pour moi de ne plus avoir à m’occuper de ça. » Elle conseille à présent à ses étudiants diplômés de chercher un emploi en dehors des États-Unis. Personne n’a subi autant d’animosité que Michael Mann, qui n’était qu’un jeune doctorant lorsqu’il a contribué aux données historiques connues sous le nom de « crosse de hockey » (le graphique le plus provocant de l’histoire, sur lequel les courbes de températures et d’émissions grimpent en flèche telles une crosse de hockey). Il a été l’objet d’enquêtes et de dénonciations devant le Congrès, il a reçu des menaces de morts, été accusé de fraudes, a reçu de la poudre blanche par courrier ainsi que des milliers d’e-mails contenant des propos du type : « On devrait vous tuer, vous découper en morceaux et vous donner à manger aux cochons. Idem pour votre famille et les scientifiques dans votre genre. » Les fondations juridiques du parti conservateur ont fait pression sur son université et un journaliste britannique a même suggéré qu’on l’envoie sur la chaise électrique. En 2003, le comité du sénateur James Inhofe l’a appelé à témoigner face à deux climato-sceptiques professionnels, et en 2011 le comité l’a menacé de poursuites fédérales, avec seize autres scientifiques. Assis derrière son bureau à l’université de Penn State, il revient sur le tourbillon d’émotions dans lequel il se trouvait. « Vous vous retrouvez au centre de ce théâtre politique, dans une partie d’échecs qui se joue entre des personnalités très puissantes – vous ressentez de la colère, de la confusion, de la désillusion et du dégoût. »

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Michael E. Mann
Crédits : Greg Grieco

« L’effet intimidant est indéniable », dit-il. Certains de ses collègues ont été si démoralisés par les accusations et les enquêtes qu’ils se sont retirés de la vie publique. L’un d’entre eux était proche du suicide. Mann, lui, a décidé de contre-attaquer, en consacrant plus de temps à des interviews avec la presse et à des conférences publiques. Il a découvert qu’être en contact avec d’autres personnes partageant ses inquiétudes en matière de climat parvenait toujours à lui remonter le moral. Toutefois, le sentiment d’un danger potentiel ne le quitte pas. « Vous faites attention à ce que vous dites et à ce que vous faites, comme si quelqu’un vous suivait partout et vous filmait avec une caméra », explique-t-il. À ce moment-là, son sentiment d’inquiétude grandit. « Je sais que vous avez parlé à Jason Box – certains d’entre nous se sont rendus compte qu’à bien des égards, le changement climatique est en train de se dérouler plus rapidement que prévu. Les modélisateurs de calotte glaciaire ont affirmé qu’il faudrait mille ans ou plus pour que la calotte glaciaire du Groenland ne fonde. C’est peut-être vrai, ou c’est peut-être complètement faux. Ou peut-être que cela arrivera dans un siècle ou deux. Et ensuite, ce sera une situation complètement différente. Il s’agira de différencier les êtres humains et les créatures vivantes qui pourront ou non s’adapter au changement. » Selon Mann, les scientifiques tels que Schmidt qui décident de se concentrer sur le milieu de la courbe ne sont pas tout à fait des scientifiques.

Pire encore sont les pseudo-sympathisants tel que Bjorn Lomborg, qui se concentre sur les possibilités les plus optimistes. Parce que nous sommes censés espérer que tout ira pour le mieux et nous préparer au pire et qu’une vraie réponse scientifique prendrait également en compte les mauvais chiffres de la courbe. Mais, tout comme Schmidt, Mann essaye tant bien que mal de regarder le bon côté des choses. Selon lui, nous pouvons résoudre ce problème sans pour autant chambouler nos styles de vie. La sensibilisation du public semble augmenter et de nombreuses choses positives sont mises en place au niveau exécutif : des normes d’efficacité énergétique plus strictes, des mesures en matière de prix du carbone prises par les États de la Nouvelle-Angleterre et de la côte ouest et l’accord récent entre les États-Unis et la Chine concernant les émissions. L’année dernière, nous avons assisté à une croissance économique globale sans augmentation des émissions de carbone, ce qui semble indiquer qu’il est possible de « découpler » le pétrole et la croissance économique. Et des transformations sociales peuvent se produire très rapidement, prenons le cas du mariage homosexuel, par exemple. Mais il sait que le mariage homosexuel n’a pas eu de répercussions économiques négatives, et que les compagnies les plus puissantes à l’échelle de la planète se battent pour stopper tout changement apporté à l’économie des combustibles fossiles. Donc, oui, il lutte en étant en proie au doute. Et il admet que certains de ses collègues sont très déprimés et convaincus que la communauté internationale ne saura pas relever le défi. Il prend part à ce type de conversation dans des bars, après avoir donné des conférences sur le climat, en s’efforçant de rester optimisme. ulyces-endcivilization-08Devoir affronter tout ça a été un long voyage émotionnel. Lorsqu’il était jeune, Mann était assez traditionaliste : « Je pensais que les scientifiques devaient faire preuve d’impartialité pour traiter des questions scientifiques », écrit-il dans son livre La Crosse de Hockey et la guerre du climat. « Nous devrions faire de notre mieux pour nous détacher de nos penchants humains typiques tels que l’émotion, l’empathie et l’inquiétude. »

Mais, même lorsqu’il a affirmé que dans ce cas, faire preuve de détachement était une erreur et qu’il a commencé à devenir actif dans la vie publique, il était capable de faire sortir de sa tête toutes les implications des courbes de la crosse de hockey. « En tant que scientifique, vous ne pouvez pas croire qu’il existe un problème que vous ne pourrez pas résoudre. » Se pourrait-il que ce soit une autre forme de déni ? La question semble l’affecter. Il prend une profonde inspiration et répond en toute prudence : « C’est difficile à dire. C’est un refus des futilités s’il y en a. Mais je ne sais pas si c’est le cas, donc il s’agirait d’un déni proprement dit s’il y avait des preuves incontestables. » Il admet qu’il y a des moments où des flashs vont et viennent tels une lumière clignotante, lorsqu’il lit dans l’actualité des articles concernant des développements et que soudainement, il prend conscience de quelque chose : « Attendez, ils disent que la glace a beaucoup fondu. » Puis il fait quelque chose d’étrange : il prend un peu de recul et se demande : « Qu’est-ce que je ressentirais en lisant cet article si j’étais un simple citoyen ? Je serais on ne peut plus effrayé. » Tout de suite après l’ouragan Sandy, il projetait Le Jour d’après dans une salle de classe dans le but d’en critiquer son scénario ridicule sur le tapis roulant de l’océan Atlantique qui ralentit si brusquement que l’Angleterre gèle, recouverte de glace (toutefois, une récente étude sur laquelle il a travaillé a démontré que le tapis roulant de l’Atlantique ralentit effectivement, autre événement qui est en train de se produire des dizaines d’années plus tôt que prévu). « Et certaines de ces scènes, au lendemain de l’ouragan Sandy (l’inondation du métro de New York, les voitures immergées) ne sont pas loin de la réalité. Soudain, la caricature ne semble plus tout à fait irréelle. Pouvons-nous dire que le scénario est complètement absurde ? »

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Le son de l’inéluctabilité
Crédits : NASA

Alors qu’il s’adressait à ses étudiants, une pensée lui est venue. Ils sont jeunes, il s’agit de leur avenir plus que du sien. Il s’est senti bouleversé et a dû lutter pour se reprendre. « Vous ne voulez pas vous effondrer devant toute la classe », dit-il. Il explique qu’une fois par an environ, il fait des cauchemars dans lesquels la Terre devient une planète inconnue. Son pire souvenir est la lecture du livre de Dr Seuss, Le Lorax, à sa fille – l’histoire d’une société détruite par l’avidité. Pour lui, c’est une histoire optimiste parce qu’à la fin, l’enjeu est de bâtir une nouvelle société. Mais sa fille a éclaté en sanglots et refusé de relire le livre. « C’est presque un traumatisme pour elle. » Sa voix s’éraille. « Je vis un de ces moments-là, tout de suite. » « Pourquoi ? » Il répond : « Je ne veux pas qu’elle soit triste. Et je dois même essayer de croire que nous n’en sommes pas encore à ce stade, où nous serons obligés de nous résigner à un tel futur. »

Sur le toit du monde

C’est une journée de printemps magnifique, il fait beau et chaud et les avenues de Copenhague très animées regorgent de touristes. Tentant de profiter au mieux des choses, Jason Box me propose de laisser tomber le déjeuner prévu pour faire connaissance et d’aller faire une ballade à vélo. Trente minutes plus tard, il attache les vélos devant l’entrée du quartier Fristaden Christiania (« ville libre de Christiania »), une communauté locale anarchiste devenue, sans qu’on s’y attende, l’une des destinations touristiques les plus populaires. Il attrape deux bières dans le restaurant et se dirige vers un lac sinueux et un petit quai. Le vent souffle, les cygnes agitent leurs ailes sur la plage et Box s’assoit face au soleil, les pieds suspendus au-dessus du sable.

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L’entrée de Christiania
Crédits : News Oresund

« Beaucoup de choses sont effrayantes », dit-il en énumérant la liste – la fonte des glaces, le ralentissement du tapis roulant de l’Atlantique, etc. C’est seulement ces dernières années que les scientifiques ont pu parvenir à la conclusion que le Groenland est plus chaud que dans les années 1920, et les données publiées ressemblent beaucoup à la crosse de hockey. Il explique qu’il y a 50 % de chances que nous dépassions les 2 degrés Celsius et qu’il est d’accord avec le consensus croissant selon lequel la situation actuelle nous amènerait vers 4 ou 5 degrés Celsius. « C’est, euh…mauvais. Vraiment grave. » La vraie question est : quel degré de réchauffement causerait une perte définitive au Groenland ? C’est ce qui détruira toutes les villes côtières de la planète. La réponse se situe entre 3 et 4 degrés. « Tout rétrécit et on ne peux pas inverser le processus sans en passer par une période glaciaire. Même si une petite partie du globe est concernée, c’est déjà un énorme problème – la Floride est déjà en train de s’équiper de pompes coûteuses. » (D’après un récent rapport publié par un groupe dirigé par Hank Paulson et Robert Rubin, respectivement secrétaires d’État sous la présidence de Bush Jr et de Bill Clinton, des propriétés d’une valeur totale de 23 milliards de dollars pourraient être détruites en Floride à cause d’inondations qui pourraient se produire dans les 35 ans à venir.) Box a seulement 42 ans, mais, avec sa barbe taillée en pointe, il ressemble à un comte comme en trouve dans les romans anciens, qui pourrait porter une redingote et dire des choses cocasses sur la querelle des femmes. Il semble détaché de cette journée ensoleillée, comme un touriste qui essaierait de se détendre dans une ville inconnue. Il semble aussi curieusement détaché de ses propos, exposant une horrible prédiction après l’autre sans émotion, tel un anthropologue examinant le cycle de vie d’une civilisation lointaine. Mais il ne peut contenir sa colère très longtemps et en revient toujours à deux sujets, de façon obsessionnelle :

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Box sur le terrain
Crédits : Jason Box/Facebook

« Il faut se débarrasser des sceptiques. Ils mettent notre avenir en danger… Les frères Koch sont des criminels… Ils devraient être inculpés pour activité criminelle parce qu’ils font passer le profit généré par leurs affaires avant la vie de millions de personnes et même avant la vie sur Terre. » Comme Parmesan, Box éprouve un immense soulagement de ne plus vivre dans l’atmosphère toxique des États-Unis. « Je me souviens avoir pensé : “Quel soulagement, je n’ai plus à subir ces conneries !” » Au Danemark, sa recherche est soutenue par les efforts des conservateurs. « Mais les conservateurs danois ne sont pas des climato-sceptiques », ajoute-t-il. L’autre sujet qui l’obsède est la souffrance humaine qui en découlera. Bien avant que l’élévation du niveau des mers dû à la fonte des glaciers au Groenland ne force des millions de personnes désespérés à se déplacer, nous devrons faire face à des insuffisances agricoles dues à la sécheresse et à des problèmes de sécurité de l’eau – en réalité, c’est déjà le cas. Souvenez-vous de la canicule qui a touché la Russie en 2010. Moscou avait interrompu l’exportation de céréales.

Durant le pic de sécheresse australien, les prix des denrées avaient flambés. Le printemps arabe a débuté avec des manifestations liées à la nourriture et l’auto-immolation d’un marchand de légumes en Tunisie. Quatre années de sécheresse ont précédé le conflit syrien. Même chose au Darfour. Les migrants commencent à traverser la mer vers le nord (en juillert dernier, 800 d’entre eux sont morts dans le naufrage de leur bateau) et les Européens se disputent sur leur sort. « Comme le dit le Pentagone, le changement climatique multiplie les conflits. » Le Colorado, État dont il est natif, ne se porte pas bien non plus. « Les forêts disparaissent et ne renaîtront pas. Les arbres ne réapparaîtront pas avec le réchauffement climatique. Nous allons de  plus en plus assister à de méga-incendies, ce sera la norme, des méga-incendies qui détruiront totalement les forêts. »

Bien qu’il énumère ces faits froidement, tout cela ressemble à une complainte ; le scientifique m’apparaît comme une mère qui pleurerait la mort de son enfant. Box ajoute qu’en réalité, il est lui-même un réfugié climatique. Sa fille a trois ans et demi et le Danemark semble être un très bon endroit où vivre dans un monde incertain : il y a beaucoup d’eau, un système agricole doté de technologies de haut niveau, un recours à l’énergie éolienne de plus en plus répandu et il se trouve suffisamment éloigné géographiquement des bouleversements à venir. « Surtout lorsqu’on considère le début de l’afflux de migrants qui tentent d’échapper aux conflits et à la sécheresse », dit-il, en revenant à son obsession sur la façon dont notre civilisation sera profondément transformée. Malgré tout cela, il insiste sur le fait qu’il aborde la question du climat principalement d’un point de vue intellectuel. Pendant les dix premières années de sa carrière, bien qu’il ait fait partie de la génération de ceux qui sont allés à l’université après la publication du livre d’Al Gore Sauver la planète Terre : l’écologie et l’esprit humain, il s’est concentré sur l’enseignement et la recherche. Il a seulement commencé à prendre des risques professionnels en travaillant avec Greenpeace et en prenant part à la manifestation contre l’oléoduc Keystone. Il est alors arrivé à la conclusion que le changement climatique est un problème moral. « C’est contraire à la morale de mettre en faillite l’environnement de notre planète », dit-il. « C’est une tragédie, n’est-ce pas ? » Encore aujourd’hui, l’horreur de ce qui se passe ne l’atteint que rarement sur le plan émotionnel, insiste-t-il… bien que, récemment, il ait ressenti des choses. « Mais je ne me laisse pas envahir par cette émotion. Si je mets toute mon énergie dans le désespoir, je n’en aurai plus pour penser à des solutions qui visent à minimiser les problèmes. »

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Allons-nous entrer dans une nouvelle ère glaciaire ?
Crédits : NASA

Il est très convainquant sur ce point, surtout compte tenu de la solennité qui l’entoure telle un manteau noir. Mais, la chose la plus intéressante est son insistance – le besoin désespéré de ne pas être troublé par quelque chose de si troublant. Soudain, une bonne distraction : un homme apparaît sur la plage, portant un caleçon de jockey, le teint bleuâtre. Il dit qu’il est grec, qu’il dort sur cette plage depuis sept mois et qu’il est prêt à traverser le lac à la nage en échange d’un peu d’argent. Un touriste passant par là lui demande s’il peut nager jusqu’à l’autre rive. « Bien sûr. » « Je veux voir ça. » « Pour combien ? » « Je vous donne l’argent après. » « Donnez-moi 100 couronnes. » « Ok, ok, quand vous serez revenu. » Le Grec saute dans l’eau. Box semble amusé et rit pour la première fois depuis notre rencontre. C’est le soulagement d’assister à une scène de vie normale et loufoque, bien éloignée des thèmes sombres qui alimentent son travail. D’habitude, ce sont les développements scientifiques qui le troublent, dit-il. Le premier a eu lieu en 2002, lorsqu’ils ont découvert que les eaux de fonte s’infiltraient à l’intérieur de la calotte glaciaire du Groenland et lubrifiaient son écoulement. Tout le système était déstabilisé. Puis, en 2006, tous les glaciers de la partie sud du Groenland ont commencé à reculer deux à trois fois plus vite que leur vitesse initiale. « Bon Dieu, ça arrive si vite », dit-il. Deux ans plus tard, ils ont réalisé que le recul était alimenté par des eaux chaudes qui érodent le fond marin des glaces – ce qui se produit également pour la calotte glaciaire de l’Antarctique occidental. Le simple fait de penser à ça le rend morose. « On ne peut pas arrêter ça », ajoute-t-il. « Nous allons être confrontés à une élévation précipitée du niveau des mers. »

Comprendre les changements qui se profilent n’est pas suffisant. Nous devons trouver des solutions pour vivre avec.

Le Grec revient à une vitesse surprenante, sortant de l’eau tel un dieu tiré d’un mythe, en riant et fanfaronnant. « Les Grecs sont les dieux des mers ! Donnez-moi l’argent ! » « Je vais donner 100 couronnes à ce gars », dit Box. Il veille à ce que le touriste paye l’homme également et revient en souriant. Il me dit connaître un type grec qui est aussi comme ça, très fier et joyeux. Et qu’il l’envie parfois. Il se dirige vers un endroit plus calme sur les rives du lac, passant devant des petits villages de hippies reliés entre eux par des allées étroites en terre battue. D’un commun accord, les voitures sont interdites à Christiania, ce qui donne à l’endroit un air médiéval agréable, intime et à taille humaine. Il porte une bière à ses lèvres et contemple le lac et les gens heureux qui lézardent au soleil. « Ce n’est pas très agréable de penser au sentiment de désespoir », dit-il. « J’y pense beaucoup moins. Je suis en quelque sorte à moitié dans le déni. » Il mentionne de nouveau le proverbe scandinave, mais un rempart contre le désespoir cité aussi souvent devient lui-même une forme de désespoir. On ne sort pas ce genre de proverbes à moins de rester éveillé toute la nuit. Il acquiesce. Son travail l’empêche souvent de dormir, le forçant à sortir du lit pour faire quelque chose, n’importe quoi. « Tout ce qui m’arrive fait tester ma capacité à contrôler ces émotions. » Il se tait pendant un moment. « Ça a un effet sur moi en tant que parent, c’est sûr », dit-il doucement, en regardant le sol. « Mais soyons honnêtes, les combustibles fossiles représentent une industrie dominante sur la planète et on ne peut pas s’attendre à des changement politiques sérieux tant que l’industrie aura le pouvoir. Il existe un consensus grandissant selon lequel il faudra un véritable choc pour changer le système. »

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Le glacier Petermann vu de l’espace
Crédits : NASA

L’espoir plus sombre surgit – peut-être un phénomène El Niño particulièrement féroce ou celui de la « bulle du carbone » où les marchés financiers réalisent que les énergies renouvelables sont devenues plus variables et économiques, conduisant à une ruée vers les actifs de combustibles fossiles et un « crash générationnel » de l’économie globale, qui, dans une grande souffrance, nous fera gagner du temps et forcera le changement.

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La dîner de famille chez les Box n’aura finalement pas lieu. Il m’explique que, lorsqu’il s’agit de changement climatique en 2015, il y a beaucoup trop de choses dérangeantes, et que sa femme Klara refuse d’être cataloguée de « migrante climatique ». Je devine que son impertinence est responsable de tensions dans son foyer. « Eh bien, elle… » Toute compte fait, il s’arrête un moment. « Si je dis : “Mec, les vingt prochaines années vont être un enfer”, ou : “Ces pauvres réfugiés d’Afrique du Nord qui débarquent en Europe” et que j’explique que je prévois que ce flux de migrants aura doublé ou triplé et que je me demande si nos politiques d’immigrations changeront, elle reconnaît que c’est vrai. Mais elle n’évoque pas le sujet de la même façon que moi. » Plus tard, elle m’enverra un message dans lequel elle répond à quelques questions. Elle explique ne pas vouloir se comparer aux réfugiés réellement désespérés qui meurent noyés, et que sa famille a choisi de s’installer au Danemark pour sa qualité de vie. « Pour finir, la question à laquelle il m’est le plus difficile de répondre concerne la santé mentale de Jason. Je dirais que le changement climatique, et plus généralement les nombreux problèmes sociaux et environnementaux auxquels le monde est confronté, l’affectent psychologiquement. Il est profondément touché par ces problèmes, mais il n’en demeure pas moins un scientifique et une personne très pragmatique, orienté vers les résultats. Ce n’est pas le genre de personne à rester éveillé toute la nuit dans en ressassant le négatif, mais plutôt le genre à se lever le matin (ou au milieu de la nuit) pour tenter de trouver des solutions. C’est aussi pour ça que je l’aime. »

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Une maison sur le canal à Christania
Crédits : Stig Nygaard

Ainsi, même si vous êtes contraint de vous installer à votre bureau au beau milieu de la nuit (pour reprendre un proverbe scandinave), même si vous faites partie des personnes les plus impliquées et les plus informées, la compassion du foyer conspire en faveur du déni. Nous mettons toute notre énergie pour travailler du mieux que nous pouvons, pour éviter les thèmes désagréables, pour afficher un visage courageux, pour faire des compromis, et peu à peu, le cloisonnement dont nous avons besoin pour survivre à une journée ajoute un peu plus de distance entre ce qui est confortable aujourd’hui et l’horreur à venir. De ce fait, Box s’avère être assez représentatif de ce qui se passe en fin de compte. Comprendre les changements qui se profilent n’est pas suffisant. Nous devons trouver des solutions pour vivre avec. « Au Danemark », dit Box, « nous faisons preuve de résilience, donc je ne suis pas si inquiet pour le futur de ma fille. Mais cela ne m’empêche pas de réfléchir à des stratégies pour protéger son avenir – je me renseigne sur l’immobilier au Groenland au cas où nous devrions partir. » Il n’est pas possible d’être propriétaire d’un terrain au Groenland, seulement d’une maison sur un terrain. C’est une idée sympathique, une idée rassurante : quoi qu’il se passe, la maison sera là, à l’abri sur le toit du monde.


Traduit de l’anglais par Claire Sepulcre d’après l’article « When the End of Human Civilization Is Your Day Job », paru dans le magazine Esquire. Couverture : Prélèvements de glace au Groenland.