Le miroir s’écrase au sol et Rigo apparaît dans l’embrasure de la porte, son 9 mm en main : « On est en guerre ! On est en guerre ! » Le Gringo saute de son lit. Sept mois qu’il est dans le cartel, lui l’Américain des quartiers résidentiels de Portland, crâne rasé sur de larges épaules de bloqueur offensif – son poste dans l’équipe de foot de la fac. Au début, ce n’était que du bonheur, le fric facile, les filles canon, la camaraderie des soldats… On l’appelait La Flama Blanca, la flamme blanche, il a même eu droit à son lot de vannes dans Ricky Bobby : roi du circuit. « “Secouer et manger”, on connaît, hein, Flama Blanca ! » Ça, pour faire la fête, ils ont fait la fête.

Mais ces derniers temps, il a tourné un peu parano, le Gringo. C’est la raison pour laquelle il avait posé le miroir contre la porte, c’est le seul système d’alarme qui marche encore depuis que Rigo a dézingué tous les capteurs sur un coup de flip en croyant que c’étaient des caméras-espions. « On est en guerre ! » répète Rigo.

Si le Gringo ne prend pas le pistolet, sa courte et improbable carrière d’Américain blanc dans un cartel mexicain est terminée.

Comme toujours, il est complètement défoncé à la coke et à l’ecstasy, le tout noyé dans des litres d’alcool. Rigo : 30 ans, mince, beau gosse, et cette bonhomie presque distraite de ceux qui traînent un paquet de blessures intérieures mal cicatrisées. Il avait 13 ans quand son oncle l’a mis à nettoyer la méthamphétamine, son premier job. À 15, il a vu son grand-père tuer un homme au couteau sous ses yeux. À 18, c’est lui qui poignardait un mec et pour ça il a pris cinq piges. Ces derniers mois, il est devenu le meilleur ami du Gringo. « Calme-toi, dit le Gringo. Dis-moi ce qui s’est passé. » Ce qui s’est passé, c’est que Rigo est allé choper de la coke en bas d’une tour et un mec lui a vendu un sachet à 10 dollars qui paraissait un peu léger, alors le ton a monté et Rigo lui a mis son poing dans la gueule. Le code d’honneur des narcos est clair : le mec va devoir se venger sévère, sinon c’est l’ostracisme ou même la mort.

« Ils sont à nos trousses, dit Rigo. C’est la guerre, maintenant, putain. » Là-dessus, Rigo s’assied sur le lit, bascule en arrière et commence à tomber dans les vapes. Le Gringo, réalisant qu’il a une bande de tueurs au cul, éructe : « Mais putain, c’est quoi ce bordel ? » Rigo se réveille juste une seconde. « Je veux juste un peu de lait et des gâteaux, Maman. » Après ça, plus rien ne le réveillera. Alors le Gringo prend son flingue et monte la garde toute la nuit, en espérant que le cauchemar se dissipera avec la lumière du jour. Faut pas rêver.

Au petit matin, Rigo veut toujours buter le mec. Il appelle son cousin Demente, un tueur à gages qui rapplique avec un Glock en rab. Rigo dit : « Je veux bien parler au type, mais je vais probablement le descendre. » Et Demente passe le calibre au Gringo. Cette fois, c’est le point de non-retour. Si le Gringo ne prend pas le pistolet, sa courte et improbable carrière d’Américain blanc dans un cartel mexicain est terminée. « On y va », dit-il. Le Gringo de Portland s’en va-t-en guerre.

Le prophète

Avant de partir pour le Mexique, le Gringo était un gamin sportif élevé dans une famille américaine prospère, du genre qui possède deux résidences secondaires. Ce fut la belle vie jusqu’à ses 11 ans, jusqu’à ce que ses parents divorcent et que sa mère épouse un homme beaucoup plus jeune, créant chez le Gringo un manque d’affection paternelle qui allait l’accompagner toute son adolescence. Heureusement, il y avait le sport pour se dépenser, alors il n’a pas touché aux drogues illicites avant ses 23 ans.

Au lycée, il avait été sélectionné en all-state et avait obtenu une bourse sportive à l’université de Portland. Il en était ressorti avec un diplôme en communication et une addiction aux antidouleurs. Sa rébellion à lui, c’était de se passionner pour l’histoire des révolutions d’Amérique latine. Après la fac, il avait trouvé du travail comme coach d’une équipe de foot de lycée.

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Crédits : Chad Fennel

Voilà, c’est l’histoire qu’il raconte, chez sa mère, à Portland. Il y a deux mois et demi, il est rentré du Mexique, a trouvé un job dans une boîte de télémarketing, toute la journée dans un bureau stérile à subir les brimades d’un petit chef, et il essaie d’y voir plus clair en lui. Que faire ? Filer droit ? Rejoindre le cartel ? « Si près du feu, on se brûle, bien sûr, c’est ce qu’il se dit, mais qui a envie de se les geler ? » Le dilemme a commencé juste après l’université, quand il s’est mis à vendre des antidouleurs pour se payer sa dose.

À ce moment-là, il se voyait comme un « illégaliste » – terme qui désignait chez lui un révolutionnaire sans révolution. Il lisait Mao, Castro, Chomsky, Kropotkine et cultivait sa rage contre cette société qui n’existe que pour nous empêcher de penser et d’être heureux. Trois ans plus tard, tout s’écroule. « Un de mes amis est interné, un autre est accro à l’héroïne, et c’est moi qui leur ai fait découvrir les pilules. » Il était si mal dans sa peau qu’il se fichait pas mal de vivre ou mourir ; du coup il s’est mis à faire des trucs imprudents qui ont attiré l’attention de la police. Alors quand sa mère lui a parlé d’une annonce disant qu’on cherchait des profs d’anglais à Guadalajara, il a sauté sur l’occasion d’échapper à tout ça. Emiliano Zapata ! Pancho Villa ! Quoi de mieux que le soleil du Mexique pour se refaire une santé ?

Arrivé en octobre, il avait fait le prof d’anglais dans une usine, debout à 6 h 30 et direct dans le train, quand il y repense il se dit : « C’est la période où je jouais à être normal. » Mais un soir qu’il était en boîte avec un autre prof, un type s’est pointé avec des bières sur un plateau, il leur a payé un coup et il a dit qu’il venait de Michoacán, qu’il était tueur à gages et qu’il avait décidé de les protéger. Là-dessus, il a relevé un peu sa chemise pour leur montrer son flingue. Le Gringo était fasciné. Dans les cercles qu’il fréquentait, les narcos, c’étaient des Robin des Bois qui se battaient contre le gouvernement corrompu et refusaient de se plier aux normes sociales. Quand l’un d’entre eux mourait, on composait une ballade à sa mémoire. Quoi de plus cool ?

Les plus flippants, c’étaient les dealers de coke, ils dansaient comme des psychopathes en te regardant froidement, les yeux injectés de poudre.

En novembre, ce même collègue l’avait emmené du côté d’Expo Guadalajara, une rue bordée d’arbres, une grande maison, une fête donnée par un jeune type élancé à l’anglais impeccable. « Appelle-moi Rigo », avait-il dit avant de se mettre à raconter sa vie incroyable de narco de la quatrième génération. L’un de ses plus vieux souvenirs, c’était son père faisant un trou dans un mur à coup de pieds pour y récupérer deux valises de billets et un fusil de chasse. Il avait huit ans. Quand il a revu son daron, il en avait seize et en guise de cadeau de Noël, il a reçu trente grammes de cocaïne. Autre nuit, autre boîte, l’un des amis du Gringo avait acheté de l’ecstasy à un type dont le patron était venu ensuite les voir à leur table.

La trentaine, beau mec, débonnaire, 1 m 85, plutôt grand pour un Mexicain, avec le ventre rebondi de celui qui aime boire et faire la fête. « Appelle-moi Cuz », il avait dit. Cuz et le Gringo avaient vite sympathisé. Il était marrant, Cuz, le genre de type qui va vers les autres dans les soirées et que tout le monde aime aussitôt. Il était de Juárez, aimait bien les Américains, adorait la musique et organisait des rave parties. Ils n’ont pas mis longtemps à se raconter leurs vies, et c’était dingue : ils étaient tous les deux le mouton noir d’une famille de riches avec un grand frère qui lui était le chouchou. Ils aimaient Scarface et Pulp Fiction et American Gangster. Ils ont fait le bilan de leurs conneries passées et imaginé le destin qui les attendait. « Tu peux t’amender et te corriger tant que veux, disait Cuz, au fond tu resteras toujours le même, celui que tu es vraiment. »

Ce soir-là, Cuz a fait son numéro de petit dealer qui fourgue deux-trois pilules dans les raves à l’occasion. « Tu fréquentes des profs ; tu pourrais leur en vendre », a-t-il dit en mettant dans la main du Gringo un demi-ecsta pour essayer. « Souviens-toi de m’appeler demain. N’oublie pas. » Le Gringo a fait comme on lui a dit.

~

Une semaine plus tard, Cuz a rappelé. « On va chercher de la bière et on file à une petite soirée. » Alors ils ont appelé quelques amis du Gringo, sauté dans un taxi et roulé 60 bornes. Et là, ils ont commencé à se demander ce qui se passait. Soudain, en haut d’une colline, toute une brigade de federales. Ils ont fouillé tout le monde, sauf Cuz, qui est passé devant eux comme s’il était invisible. Le Gringo et ses amis l’ont suivi le long d’une crête jusqu’au sommet d’une montagne éclairé comme un night-club, avec 5 000 personnes qui dansaient. Tout le périmètre était bouclé par une rangée de porte-flingues affublés de masques de ski et armés d’AR-15. Là, le Gringo s’est tourné vers Cuz : « – Encore des federales ? – Non, ceux-là c’est nos gars. »

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Un narco de Sinaloa et son AR-15

Le Gringo commençait à comprendre que Cuz avait ce qui s’appelle des relations. À chaque pas, c’était une accolade ou un high-five, il semblait connaître tout le monde. Le Gringo l’a suivi jusqu’à une tente avec des lampes chauffantes, des canapés de cuir noir et des femmes superbes qui portaient de grosses montres en or pour homme – la marque des narco-princesses, ainsi que le Gringo n’allait pas tarder à le comprendre. « Quand tu croises une fille avec une tocante comme ça, t’oublies. »

C’était la tente des narcos, où de célèbres DJs européens discutaient, un peu nerveux tout de même, avec des gangsters dont le style variait en fonction de leur spécialité – les plus flippants, c’étaient les dealers de coke, ils dansaient comme des psychopathes en te regardant froidement, les yeux injectés de poudre. Mais le Gringo ne s’arrêtait pas à ça, il dansait en rythme même avec les plus dangereux, tout en balbutiant n’importe quoi comme un parfait crétin.

Il avait une façon de grimacer qui contredisait totalement son corps de footballeur américain, impossible de savoir à quoi s’en tenir avec lui : malfrat ou débile profond ? Et les narcos disaient de lui (pas toujours très amicalement) : « Qui c’est celui-là ? » Cuz tenait à ce qu’ils prennent tous un acide. Le Gringo n’avait encore jamais touché aux hallucinogènes, mais il se voyait mal dire non. De toute façon, Cuz rigolait de tout. Il n’y avait aucune noirceur en lui, jamais de jugement. Tout est permis puisque rien n’est vrai, comme disaient les anarchistes russes d’antan. « Et puis merde, a dit le Gringo. On se lâche. »

Et c’est comme ça qu’ils ont vu le soleil monter dans le ciel en même temps que l’acide ; ils étaient là dans cette sublime campagne mexicaine et tout paraissait tellement évident tout à coup et Cuz ressemblait à un prophète. « Ce bas monde est divisé entre bien et mal, lumière et ténèbres, disait-il, mais toute division profite à quelqu’un quelque part et cela vaut aussi pour les cartels qui divisent le monde en familles et font monter les prix avec la complicité de cet autre cartel qu’est le gouvernement des États-Unis. Mais un jour le monde ne fera plus qu’un, et tous les pays et tous les cartels disparaîtront. » C’est pour cela que Cuz n’engageait pas de tueurs et ne vendait ni héroïne, ni speed, ni crack, car cela détruisait la vie des gens.

Si c’était son destin d’être un criminel, du moins pouvait-il améliorer son karma en s’en tenant à des drogues plus douces. « Si on fourgue de la coke à une fille, disait-il, qu’est-ce qu’elle va faire ? Elle va s’introduire dans la chambre de ses parents et piquer du fric dans le portefeuille de son père. Alors que sous ecsta, elle va s’introduire dans la chambre de son pôpa et lui faire un gros câlin. » Oh, la barre de rire qu’ils se sont tapés ! Dans la tête du Gringo, tout cela coulait de source, comme si sa vie n’avait été qu’un long cheminement vers cet instant précis.

Terminé le dilemme bon fils ou mauvais fils, il allait enfin pouvoir racheter ses péchés – ces horribles antidouleurs qu’il avait vendus, ses amis devenus accros – et poursuivre sa destinée d’illégaliste. Dans cette zone de non-droit, on pouvait se permettre de petits arrangements avec la loi. Dans son esprit embrouillé, c’était comme une sorte de programme d’amélioration personnelle qui allait enfin le purger de ses impulsions suicidaires.

D’ailleurs, tout était dit avec cette citation du Che qu’il s’était fait tatouer : « On ne peut pas être certain d’avoir des raisons de vivre à moins d’être prêt à mourir pour elles. » N’empêche que le bon fils avait un cours à donner le lendemain. Alors Cuz l’a accompagné jusqu’à une petite échoppe familiale d’où il pourrait prendre le bus de Guadalajara. Tandis qu’ils attendaient, Cuz a tourné vers la caissière une tronche délirante, les yeux exorbités, un énorme sourire jusqu’aux oreilles. « Je suis sous acide, là », qu’il lui a balancé. La caissière a souri. Les années 1970 sont de retour – trop cool.

Le dément

Au début, Cuz lui faisait un prix plutôt élevé, 7 dollars le cacheton, il lui fournissait de l’acide, des X, de la molly – de la MDMA tellement pure qu’on peut la sniffer ou se la coller sous la langue, et qui partait à 15 dollars pièce. Le Gringo pouvait se faire 400 dollars en une seule nuit, presque autant qu’en donnant des cours pendant tout un mois. Il s’est mis à traîner avec Cuz deux ou trois jours par semaine, il lui donnait un coup de main pour trier les pilules et les emballer, et puis il l’aidait à transférer de l’argent d’un endroit à un autre.

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L’or des cartels

Quelque temps plus tard, sa mère est descendue pour les vacances et Cuz les a invités à déjeuner dans un resto à steak argentin du genre classieux. Elle a demandé : « On est en sécurité au Mexique ? » Cuz a dit : « Oh, ne vous en faites pas ; c’est juste qu’en ce moment on fait le ménage, on se débarrasse de toute cette racaille, tous ces violeurs, tous ces assassins, pour construire une société meilleure. » Ils s’entendaient comme larrons en foire, ils sont même devenus amis sur Facebook, et ça c’était bon pour le Gringo, rapport à Cuz, parce qu’au Mexique la famille représente tout. Il n’a pas dit à sa maman qu’on venait de retrouver dix-huit cadavres sans têtes à un kilomètre de son hôtel.

Quand le mois de janvier est arrivé, il n’enseignait plus depuis un moment déjà. Il écumait les soirées et les clubs et sortait exclusivement avec de jolies Françaises. Pour elles, il représentait une ouverture sur le style de vie glamour des narcos – « un ours dansant », comme il dit. Mais surtout, il traînait de plus en plus souvent avec Rigo. Tu parles d’un illégaliste ! Rigo, c’était le genre à tirer en l’air en sortie de boîte. Au lieu de sonner, il balançait une ou deux rafales dans la porte. Il avait été accro à la meth, accro à l’héro, tueur professionnel payé avec des bagnoles. Il ne jugeait jamais, ne critiquait jamais, accueillant d’un éclat de rire et d’un haussement d’épaules les comportements les plus délirants. « J’ai toujours aimé m’entourer de gens encore plus dingues que moi. »

Mais surtout, c’était le dauphin d’une puissante famille des cartels, et tant qu’il était dans les parages, personne n’oserait les toucher – le Gringo avait compris ça un soir où il s’était colleté en boîte avec un voyou qui menaçait de lui trancher la gorge. Il était rentré directement à la maison et avait appelé Rigo. « – Ce salopard de Sinaloa a menacé de me tuer, a-t-il dit. – T’inquiète pas », avait répondu Rigo. Il faut demander la permission pour s’en prendre à un Blanc, et son oncle en entendrait parler. « Je vais passer la consigne, il ne se passera rien. » Et il ne s’est rien passé.

~

Vers le mois de mars, le Gringo a emménagé avec Rigo. Il y avait d’autres colocataires : un fan de death metal sataniste qui s’était fait arrêter pour homicide involontaire, un fils à papa complètement lessivé (famille puissante là aussi), et un vendeur de hot-dogs qui venait faire le coup de poing quand il y avait du grabuge. Les palmiers étaient criblés d’impacts de balles et on racontait dans le pays qu’un des propriétaires précédents, un chef de cartel, avait laissé quelques corps enterrés dans le jardin.

La baraque était surnommée la Maison de la Douleur, et Gringo s’était donné pour mission d’en faire la Maison du Bonheur. Rigo voyait en lui une bouffée de fraîcheur, un concentré d’optimisme 100 % américain.

Ils étaient devenus des chiens de guerre, des frères d’armes, et jamais sa petite vie d’Américain moyen ne lui avait permis d’être autant en prise avec la réalité, pensait-il.

Le premier mois, ils étaient à fond dans la coke. Des gens passaient, buvaient une bière, achetaient des cachets. Ou alors ils allaient dans une des boîtes de nuit de l’oncle de Rigo—salon privé, champagne et Johnnie Walker Black, l’alcool préféré des narcos. L’oncle de Rigo passait avec sa montre de luxe et ses pompes à 300 dollars et il leur donnait un grand sac de lavada, la dope des narcos, de la coke nettoyée deux fois pour enlever tous les trucs chimiques. Elle n’attaquait pas, ne donnait pas spécialement envie d’en reprendre, simplement elle te soulevait comme un courant d’air chaud et te déposait sur un petit nuage – et elle sentait la fraise.

Rigo passait des heures à lui expliquer le business. Il y a toujours quelqu’un qui dirige la plaza, laquelle est parfois une place réelle et parfois juste un quartier de la ville. Rigo savait le prix des choses, il savait comment les faire bouger, comment cela marchait aux States et avec quels groupes il fallait conclure une alliance. Il a appris au Gringo à reconnaître les autres narcos, aussi bien les bling-bling à lunettes de soleil couture et chemise à paillettes que ceux qui ressemblaient à des petits skaters de base. La plupart du temps, ils avaient trois téléphones : un pour le boss, un pour les clients et un pour la famille. Et il avait intérêt à réviser ses cours d’histoire. Si tu n’es pas au point sur l’histoire du Mexique ou des cartels, les narcos sont capables de se vexer. La violence ne connaît qu’une règle, incontournable : Celui qui pose ses pattes sur toi doit morfler dix fois plus en retour. C’est comme ça que le cousin de Rigo s’était fait tuer.

Il avait organisé une rencontre entre deux types qui avaient un différend, et l’un des deux avait giflé l’autre. Alors l’arrosé avait buté l’arroseur, et aussi le cousin de Rigo, coupable d’avoir organisé le rendez-vous. Rigo et son cousin Demente n’avaient pas le choix. Ils ont fait irruption chez le mec et ils l’ont refroidi, lui et toute sa famille. Après cela, Rigo est devenu incontrôlable. Son oncle passait déposer le crystal par kilos et Rigo était tellement bon comme nettoyeur qu’il parvenait à en économiser 10 %, qu’il fumait. Il est devenu parano au point de passer la moitié de son temps enfermé dans sa chambre avec son calibre.

Comme il trompait sa femme, elle s’est barrée avec leurs trois gosses. Et finalement, son oncle est venu le voir et lui a dit : « T’es tout maigre ; tu fais peur à voir. J’aime pas te voir comme ça. Je ne travaille plus avec toi tant que t’auras pas fait une cure de désintox. » Rigo a trouvé du boulot comme porteur dans un hôtel, s’est fait virer, a trouvé un autre job et s’est encore fait virer. Et encore. Et encore. Au bout d’un moment, son oncle a rappelé : « – Qu’est-ce que tu comptes faire ? – Je ferai ce que tu voudras si ça me permet de regagner ta confiance », a répondu Rigo. C’est pour cela que Rigo était aussi obsédé par ces règles qu’il n’arrêtait pourtant pas d’enfreindre.

Sous sa direction, le Gringo se sentait militarisé. Ils étaient devenus des chiens de guerre, des frères d’armes, et jamais sa petite vie d’Américain moyen ne lui avait permis d’être autant en prise avec la réalité, pensait-il.

Le cartel

Tout l’hiver, le Gringo est resté le faire-valoir de Cuz. Parfois Cuz disait : « Tu veux te faire un peu de fric, va porter ça au bout de la rue. » Une fois il a livré 15 000 pilules en bagnole chez un mec. Une autre fois, Cuz s’est pointé avec un sac noir de la taille d’un pain de campagne, un million de pesos en petites coupures. Avec lui, c’était comme une fête permanente, il avait toujours un bon petit son à balancer sur l’autoradio. « T’entends ça ? T’entends cette intro ? »

Un jour, en feuilletant un magazine qui s’appelle Processo, Cuz est tombé sur une photo de Joaquín Guzmán, dit « El Chapo », le chef du cartel de Sinaloa – un milliardaire qui faisait partie de la liste des hommes les plus riches du monde de Forbes magazine. Il a demandé :

« — Qu’est-ce que t’en penses, de ce mec-là ?
— Je sais pas quoi penser, a répondu le Gringo.
— Lui, il va te niquer, mais il a un cœur d’or, a dit Cuz. Il va te niquer s’il pense que c’est ce qu’il y a de mieux pour toi. »

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Joaquín Guzmán lors de son arrestation en février 2014

C’est là que le Gringo a commencé à comprendre que la chaîne de commandement remontait jusqu’à El Chapo lui-même. Le deuxième indice est venu d’un autre habitué de chez Rigo, un gangster de 39 ans nommé Roberto, un instable qui sortait avec une strip-teaseuse argentine et qui ne parlait que de buter des gens. « Si je déjeunais avec ta mère, a-t-il dit avec un sourire diabolique, je lui dirais : “Il est avec Chapo maintenant.” »

Ainsi donc, le Gringo travaillait pour le cartel de Sinaloa, le plus puissant réseau de trafiquants de drogue au monde. « Et pourquoi pas », s’est-il dit. Il en était venu à tout voir à travers les yeux de ses amis, qu’il aimait pour leur loyauté et leur mode de vie simple, direct, sans chichis. Les têtes de nœuds, c’étaient les autres cartels.

Les pires c’étaient Los Zetas, un cartel du sud du Mexique qui faisait le forcing pour s’implanter à Guadalajara et dans le nord. « Ils se servent des pauvres pour faire le sale boulot, des mecs des quartiers, des types d’Amérique centrale, capables de tuer pour une bouchée de pain. » Le cartel de Chapo, c’était celui des gentils. « Il achète des trucs aux gens et il finance des travaux publics, tout ça. »Aujourd’hui encore, quand le Gringo parle de Cuz, il l’appelle « mon patron ». Difficile de ne pas y entendre comme un écho de la voix du fils sans père. Mais la partie de lui qui était restée saine, celle qui voulait vivre, s’est mise à vivre dans la peur.

Lors d’une soirée sur la montagne, il a vu un type draguer une des narco-princesses. Plus tard, le mec est parti dans la nuit encadré par deux colosses patibulaires – on ne l’a jamais revu. Une autre fois, dans la tente des narcos, Cuz discutait avec un ancien champion de MMA quand le Gringo a fixé un peu trop longtemps la copine du mec et a cru malin de le vanner sur ses talents de boxeur. « Tu me cherches ? » lui a demandé l’autre. L’atmosphère est restée tendue toute la – longue – nuit. Le pire, c’était chez Rigo. Là, ça partait franchement en vrille. Il y avait un type appelé Manuel, tellement intenable qu’on plombait ses verres au Xanax pour le calmer.

Une fois, il a ouvert le frigo et pissé dans un des compartiments, alors ils lui ont flanqué une rouste et l’ont jeté à la rue. Une heure plus tard, il revenait en titubant. Rigo a dit : « Désolé d’avoir eu à te frapper, mais on ne pisse pas dans le frigo. » Manuel paraissait désorienté. « J’ai pissé dans le frigo ? » Alors quand est venu, le soir du miroir qui s’écrase au sol, du cri de guerre de Rigo, du flingue que le Gringo a décidé d’accepter, tout cela avait fini par sembler presque normal.

Pour se préparer au combat, ils ont sniffé de la coke en écoutant du heavy metal pendant dix heures d’affilée. Ça aussi, c’était normal. Et quand enfin ils sont arrivés à la cité, il était trois heures du mat’ et le Gringo était tellement défoncé qu’il a pissé sur un panneau marquant le territoire du gang en criant : « Sortez, bande d’enc… ! On est là. » Le dealer de coke s’est pointé avec dix potes. Les mecs se sont déployés derrière lui pendant que Rigo avançait à sa rencontre, son 9 mm dans la poche de derrière. La main du Gringo est venue se placer juste au-dessus de son arme, parée à dégainer. Long moment d’équilibre précaire entre la vie et la mort.

Et finalement, le dealer s’est avancé en tendant la main droite. « Je suis vraiment désolé », il a dit. Ayant découvert qui était l’oncle de Rigo, il tremblait de trouille. C’est là que le Gringo a fini par avoir un éclair de lucidité. « Putain qu’est-ce que je fous ici ? Comment j’ai fait pour m’embarquer là-dedans ? » Mais cela n’a pas duré, ils sont repartis, triomphants, Rigo et Demente morts de rire en repensant à ce taré de Gringo en train de pisser sur le panneau du gang. « El Gringo es loco », a dit Demente – bel hommage venant d’un type dont le surnom signifie « dément ».

En récompense de ce service, Rigo lui a révélé son vrai patronyme. « À partir de maintenant, frère, tu fais partie de la famille. » La flama blanca, ça ne suffisait plus. Le petit blanc taré de Portland méritait un nouveau surnom : El Gringo Loco.

~

Cet été-là, protégé par la seule mention du nom de Rigo, El Gringo Loco a écumé trois stations balnéaires – Manzanillo, Puerto Vallarta et Sayulita. À ce stade, chaque pilule lui revenait à 4 dollars et il la revendait 25. Il a arrêté de fumer, a réduit sa consommation d’ecsta et s’est même trouvé un boulot dans l’immobilier – vendre des appartements en temps partagé à des prix exorbitants. Mais finalement, il a décidé que c’était trop malhonnête. « Si je te vends une pilule, c’est de la bonne et tu paies le même prix que les autres. Prendre le pognon des gens en les arnaquant, putain non, ça vraiment je pouvais pas. »

Ce paradoxe, il n’arrive toujours pas à l’encaisser. À Portland, il aurait peut-être pu. Mais dans ce monde où tout conflit se règle par la violence, c’est la jurisprudence Bob Dylan qui s’applique : « To live outside the law you must be honest” (Pour vivre en hors-la-loi, il faut être honnête).

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Crédits : Rakontur

Il était de plus en plus parano, en revanche. La nuit, les pires horreurs s’insinuaient dans sa tête – tortures, mutilations, mort, déshonneur. Un soir à Sayulita, il dealait dans un bar quand un type avec un pitbull l’a entraîné dans une arrière-salle où des mecs l’attendaient. Le boss a pointé le doigt sur lui et actionné une détente imaginaire. « Casse-toi. Arrache-toi de là tout de suite. »

Un autre soir à Puerto Vallarta, c’est un caïd de la Zeta qui l’a coincé dans un resto. « Je sais d’où elles viennent, tes putains de pilules, mec. T’es pas censé fourguer ici. C’est pas ton territoire. »Une autre fois, dans une soirée, Roberto a fait une annonce : « Je vous présente le boss des libellules. C’est le distributeur. » Et là, il désigne le Gringo. Le problème, c’est que les libellules – des ecstas de très bonne qualité – étaient un marché contrôlé par un autre cartel. Le Gringo n’était pas censé les vendre. « Ferme ta grande gueule, Roberto. Tu veux me faire buter ou quoi ? » Roberto lui a lancé un regard glacial. « T’as de la chance d’être mon ami. »

Le Gringo s’est mis à écrire de la poésie, histoire de penser à autre chose. « Il fallait que j’évacue toute cette folie. » Au lieu de cela, il est revenu s’installer chez Rigo, comme un prélude aux trois mois les plus dingues de sa vie, trois mois de fête ininterrompue qui allaient faire de lui une légende des narcos.

Le Gringo

En novembre, tout s’est écroulé. Cuz l’avait envoyé à Mexico livrer dix kilos d’herbe. Il revenait tranquille, 50 000 pesos dans la poche, mais à peine arrivé chez Rigo, il est tombé sur un régiment de flics. « Hey, gringo, tes papiers. » Un an qu’il était chez les narcos. Les flics l’ont fouillé, ils ont trouvé l’argent. « Qu’est-ce que c’est que ce merdier ? » Il a fait l’innocent. « C’est mon loyer. » Alors ils l’ont fouillé de plus près et ils ont trouvé un cacheton. Et ça ? Il a répondu : « Il est pas à moi ce pantalon. » Ils lui ont passé les menottes et l’ont emmené en voiture.

Sur la banquette, arrière il cherchait encore à négocier. « Vous prenez la moitié de l’oseille et on se quitte bons amis. » « Pas question. » Pour ne pas avoir à donner son vrai nom, il a demandé un traducteur. D’allemand. Les bleus, ça leur a tellement mis la rage qu’ils l’ont envoyé en cabane à Puente Grande, une des pires du pays. Dans le bus un autre prisonnier l’a prévenu : « Gringo, prépare-toi. Ces mecs-là, ils plaisantent pas. »

Dans ses bagages, il emmène un reporter qui ressemble horriblement à un agent des stups. Moi. Il faut juste espérer que ses potes ne vont pas croire qu’il a retourné sa veste en prison.

Au moment d’entrer, il tremblait de l’intérieur. Ils l’ont mis dans une toute petite cellule avec six autres types. Les douches ne marchaient pas ; il fallait payer pour bouffer, pour téléphoner, pour fumer – ils ne faisaient que ça en prison, fumer de l’herbe. Puis il a réussi à se faire transférer dans une zone neutre qui s’appelait Beverly Hills, où il s’est fait des potes cholos qui lui ont sauvé la mise par la suite dans une baston avec un autre narco. Finalement, Rigo a appelé sa mère, qui a contacté Cuz sur Facebook, et ils ont engagé un avocat qui l’a fait transférer vers une prison pour immigrants en attendant ses papiers. Cela a pris dix-sept jours.

Une fois, un type du Honduras a parlé des Zetas. El Gringo Loco n’a pas pu s’empêcher de répéter la vanne des mecs de Sinaloa : « Même leurs mères ne les aiment pas. » « Yo soy los Zetas », a dit le Hondurien. Il y a eu comme un grand moment de solitude, et puis le Gringo s’en est tiré avec une grimace et une pirouette. « Ah, mais ceux du Honduras, je dis pas, j’en connais pas. » Sauvé par le rire, une fois de plus. Le lendemain, il était dans l’avion direction Portland.

~

Il retourne au Mexique. Dix semaines à peine qu’ils l’ont expulsé, et il est déjà dégoûté de son taf de bureau. Chez sa mère, dans sa belle maison de la banlieue chic, il cherche des nouvelles de Guadalajara sur le net. Un prince des cartels nommé El Changel vient d’être blessé dans une fusillade avec la police, déclenchant une vague de violence dans tout l’ouest du Mexique. N’empêche, il pense que c’est le bon moment pour redescendre et se payer encore une tranche de la vie de narco. Il n’y a qu’une complication : dans ses bagages, il emmène un reporter qui ressemble horriblement à un agent des stups. Moi. Il faut juste espérer que ses potes ne vont pas croire qu’il a retourné sa veste en prison.

Le soir avant le départ, il m’envoie ce message : « Je me sens à la fois nerveux et super bien, tout excité aussi. Nerveux, surtout. Je veux dire, ce sont les miens, j’ai confiance, mais ce sont des tueurs – si je n’étais pas sur les nerfs, je crois que j’aurais intérêt à prendre mon pouls. Je n’ai pas bien dormi la nuit dernière, il faut que je passe en mode guerrier. Je suis un soldat, après tout, je me suis entraîné pour ça. J’ai dit adieu à mes amis, et si je dois y rester, je me serai éclaté. J’ai la chance de passer de la vie du petit Blanc de base qui bosse de 9 heures à 17 heures et fait la queue au supermarché à celle d’un homme craint, respecté et aimé. J’ai tellement hâte d’y être que c’en est absurde. Au fond, je préfère mourir debout que vivre à genoux. »

Après l’atterrissage, le Gringo me retrouve dans un hall d’hôtel. « J’arrive pas à croire que je suis de retour, dit-il. Ce n’est vraiment pas un monde dans lequel j’ai envie de retourner. » Mais dès ce soir, il doit retrouver Cuz pour se procurer de l’acide et de l’ecstasy et faire quelques deals. Et Rigo arrive incessamment sous peu – en fait, le voilà, fidèle à la description du Gringo, bel homme au physique émacié, 25 ans à peu près, mais triste comme on ne peut l’être qu’à 70. Il a l’air en plein trip, chaud comme la braise, impatient d’aller retrouver une hôtesse… une ancienne narco-princesse – oui, elle porte une montre en or. « Et une belle », ajoute le Gringo. Rigo s’en fout. Il doit la retrouver dans huit minutes. Non, sept minutes. Ils vident leurs bières et s’en vont.

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Opération contre Los Zetas
Crédits : Borderland Beat

Le plus inquiétant, c’est l’attente de la première rencontre avec Cuz. Les cartels ont vraiment une dent contre les journalistes – d’après le Comité pour la Protection des Journalistes, ils en ont décapité, torturé et descendu au moins quarante-cinq ces sept dernières années. Sans compter les disparitions.

Le lendemain après-midi, le Gringo m’amène chez Rigo. Là aussi, c’est comme il l’a décrit : une maison à deux étages dans une jolie rue bordée d’arbres. À l’intérieur, juste des murs nus, deux canapés autour d’une table basse, des haltères dans un coin, et derrière une pelouse jaunie en guise de jardin. Rigo montre un grand trou, un copain qui a tiré dans le mur. Toutes les portes ont été enfoncées, il n’y en a plus une seule qui ferme correctement. Derrière, il y a aussi des arbres criblés de balles. Aussi curieux que cela puisse paraître, Rigo a vraiment l’air d’un type gentil, qui a envie d’aimer et d’être aimé. C’est peut-être pour cela qu’il se met à raconter sa vie, son adolescence à nettoyer la meth et les leçons apprises de son père : « Mieux vaut avoir un flingue quand on n’en a pas besoin que ne pas en avoir quand on en a besoin. »

Chaque histoire qu’il raconte a des sous-parties et des chutes pour illustrer la gloire ridicule de la vie des narcos. Et sans cesse, il rabâche la même rengaine : les narcos sont des gens biens, ils ne tuent que quand c’est strictement nécessaire – à part les Zetas, naturellement. Ce soir-là, au moment de nous séparer, Rigo appuie sur un bouton du tableau de bord, puis sur un autre, et un compartiment secret s’ouvre soudain – dans certaines voitures de narcos, il faut régler la radio sur une station donnée avant d’appuyer sur les boutons.

Le compartiment fait toute la largeur de la voiture, on peut y mettre quarante kilos. Il en sort un sac d’ecstas et le passe au Gringo – à El Gringo Loco. Samedi, Rigo et le Gringo vont en ville chercher des tacos à six pesos. Rigo en est déjà à sa deux ou troisième bière de la journée. Il ne se passe pas cinq minutes sans qu’il repère une fille. On se dirige vers le grand marché en plein air de la ville et ils s’arrêtent en route pour acheter des cigares cubains et quelques cadeaux pour les nièces du Gringo. Au stand de tacos, Rigo reparle du type qui avait tué son cousin. « On a buté toute sa famille, on est rentrés et on a tiré, comme ça. »

De cette même voix détachée, il dit qu’il en a tué un à peu près à la même distance que les poteaux, là, de l’autre côté de la rue. « C’est pas comme dans les films. On appuie sur la détente et il tombe. Pas de sang. » Comment vit-il avec ça ? « Pas de problème, répond-il. J’ai fait des cauchemars pendant quinze jours, mais c’était sur mon cousin qui crevait tout seul dans la rue. Je n’ai aucun remord. » Cuz appelle et le Gringo est déjà hilare lorsqu’il décroche. Ils fixent un rendez-vous dans un steak house pour me présenter. Avant de raccrocher, le Gringo demande : « T’as de la lavée ? » Il veut dire de la lavada, la cocaïne à la fraise des narcos, lavée deux fois. « Super, ramènes-en. Ouais, j’ai le fric. »

« Tu veux entrer par devant ou par la porte des narcos ? » me demande Rigo.

Quelques heures et quelques bières plus tard, le moment est venu de rencontrer le boss. Au resto, ils prennent une table dans le fond et bavardent en l’attendant. Finalement, il arrive – un grand type avec un petit front et le menton bleui par une barbe naissante façon Homer Simpson. Sa copine est une belle femme aux yeux verts, arborant un décolleté vertigineux et pantalon de skaï moulant. Le Gringo se permet de vanner un peu Cuz sur son maillot de futbol, celui de l’équipe de Pologne – « Je l’ai acheté parce qu’il allait bien avec mes chaussures, c’est tout, j’ai même pas regardé le logo »puis il lui demande s’il a amené la lavada.

Cuz lui tend un sachet plastique rempli de poudre blanche, et le Gringo se retourne pour sniffer un échantillon sur la pointe de la clé de bagnole de Rigo.

« — Personne m’a vu, hein ?
— Si, répond Cuz, ils t’ont vu. »

Il trouve ça drôle. Après le repas, on ressort du resto nos bières à la main. Une serveuse nous arrête, alors on les finit dans l’entrée avant de retourner à la voiture. Tournée générale avec la clé de bagnole et on est partis derrière le 4×4 noir de Cuz – finie la sécurité des lieux publics, nos vies sont maintenant entre ses mains. L’adrénaline se mélange à la cocaïne et tous les nerfs sont à vif. « Voilà le club où j’ai tiré dans la porte, dit Rigo. Et voilà le porche devant lequel mon cousin s’est fait descendre. »

Cuz nous amène dans une banlieue aisée où une poignée de nouveaux riches partagent un verre dans une villa pendant qu’un gosse court autour de la piscine – drôle d’ambiance, étrangement familiale. À l’autre bout du jardin, cinq narcos forment un petit groupe isolé. Il y a une soirée sur la montagne ce soir, ils sont venus ici prendre l’apéro. Les narcos font des aller-retours entre le jardin pour fumer un peu de dope et la salle de bains pour sniffer la lavada. Cuz tient à ce que tout le monde se tienne à carreau, l’important c’est d’être opérationnels pour la soirée sur la montagne.

Debout derrière son boss, le Gringo secoue la tête – « Non, pitié, pas ça ». À chaque fois, Cuz veut juste squatter la tente des narcos et on se retrouve coincés au milieu de nulle part avec tous ces flingues – non merci. Mais ça, il ne le dit pas à son patron. Cuz ne prend jamais rien trop au sérieux. Sa famille est si riche, à ce qu’il dit, que son frère aîné, l’élu, est un des cinq plus gros propriétaires terriens du Mexique. À la mort de son père, Cuz héritera d’une fortune. Alors il fait profil bas, il se contente de son business de pilules à Guadalajara et sur la côte.

Tant qu’il s’en tient aux cachetons en évitant de marcher sur les plates-bandes des autres familles – la coke et la meth – il est tranquille. Et El Gringo Loco ? Pourquoi lui ? Parce qu’il est blanc ? Parce qu’il est intelligent ? À cause de son sens de l’humour un peu tordu ? « C’est mon petit frère », tranche Cuz.

~

Deux heures plus tard, le Gringo prend congé, visiblement soulagé. Il donne l’accolade à tout le monde, promet de ne pas faire de folies et de se lever à l’aube pour la deuxième phase de la fête sur la montagne – difficile de dire non à Cuz. Les choses sérieuses commencent. Direction le centre-ville et le quartier des boîtes de nuit. Ambiance torride. Partout dans les rues, des jeunes femmes sexy en mini-jupes oscillent sur leur talons hauts. Rigo nous entraîne dans un bar à l’américaine où un barman hirsute quitte son poste pour venir l’accueillir à bras ouverts. « Mais où t’étais passé, bordel ? » Il offre sa tournée de bières et de shots ; au bout d’un moment, il emmène le Gringo aux toilettes pour un petit deal.

Le Gringo adore ça, c’est clair, il kiffe totalement être l’Américain que tous les Mexicains veulent voir. Il dit qu’il envisage d’alterner six mois aux States et six mois ici. « Tu devrais descendre pour le spring break, dit Rigo. Ouais, ce serait le début des six mois. » Rigo. Quelque part dans les tréfonds de ce corps efflanqué, il y a comme un noyau coriace qui n’en a tout simplement plus rien à foutre de la vie. Étrangement attachant.

Ce qu’il veut, c’est veut mener une vie saine et marcher droit, mais au fond de lui il ne peut pas croire qu’il le mérite, alors il se protège et se punit en même temps avec l’alcool et la drogue en exposant sa nuque dénudée à la guillotine de l’existence – ce qui, tout bien réfléchi, ne semble pas immérité pour un type qui a tout de même dessoudé quinze de ses congénères. Dehors, le Gringo soupire. « Tu vois comme il est. »

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Selfie d’un narcotrafiquant

Pas grave. La nuit continue. Encore une cerveza. Encore une trace. El Gringo Loco, le vrai, sort enfin de sa coquille dans la brume des psychotropes. Sur la grande avenue jalonnée d’arbres et de fontaines qu’on appelle Lopez Mateos, il y a une fête de rue avec un groupe de reggae et une foule amassée qui évoque Times Square un soir de réveillon. L’une des copines de Rigo rapplique et on file dans un club rock appelé le Barramericano, où un bon groupe joue les tubes des Strokes à la note près, puis finalement direction la boîte de son oncle avec la jolie fille au volant. Nous voilà en face d’une des meilleures boîtes de nuit de Guadalajara.

« Tu veux entrer par devant ou par la porte des narcos ? » me demande Rigo. Celles des narcos, bien sûr. Porte d’acier noir avec un petit guichet grillagé. Pour Rigo, elle s’ouvre en grand. Tout le monde est tellement content de le voir. À l’intérieur, c’est immense, rempli de filles superbes et de mecs tirés à quatre épingles, avec des éclairages et des DJs aussi classes et aussi chers – Rigo parle d’un million de dollars – que dans les meilleurs clubs de New York. Ah, le Mexique. El Gringo Loco est dans son élément maintenant, à draguer les plus jolies femmes de la soirée. Avec ses épaules de déménageur et ses grimaces impayables, il fait son numéro d’ours dansant, et on ne peut pas s’empêcher de rire quand, pour la énième fois, il percute en se dandinant un groupe de beautés fatales.

Et voilà que Rigo, alors que sa copine attend à la table, fait du gringue à une autre fille. « Mec, t’as déjà un canon qui t’attend, là ! » Il se marre. Et le cirque continue jusqu’à 5 du mat’. Jusqu’à ce que Rigo ramène sa copine à la maison. Un petit ecsta pour la route. « Totale éclate », qu’il fait. Deux jours plus tard, El Gringo Loco reprend l’avion de Portland pour aller retrouver son job de téléacteur.

Le matin, il rédige cette note : Et maintenant, je vais essayer la vie « normale », pour voir ce que ça donne. Quand un blaireau la ramènera en boîte, je ferai de mon mieux pour en rire ; j’écouterai mon patron m’humilier devant mes employés en me rappelant qu’on n’est pas au Mexique et que je n’ai pas l’option de passer un coup de fil à un ami qui lui apprendra les bonnes manières une fois pour toutes. El Gringo Loco, c’est du passé… Il repense au Mexique, au glorieux et tragique Mexique, où les femmes sont belles et la vie adoucie par la présence de la mort, et il ajoute une dernière ligne :

Mais il ne faut jurer de rien…


Les noms des protagonistes de cette histoire ont été modifiés pour protéger le reporter. Texte traduit de l’anglais par François-Xavier Priour d’après l’article « El Gringo Loco », paru dans Playboy. Couverture : Narco Cultura, de Shaul Schwarz, 2013.