C’était le 16 juin 2014, au nord-est de l’Afrique. Pour le septième anniversaire de sa fille unique, Jeremiah Heaton, un agriculteur de Virginie, a planté dans les sables du désert un drapeau bleu orné d’une couronne dorée et de quatre étoiles. Après quoi il a annoncé sur Facebook la création du royaume du Soudan du Nord et s’est autoproclamé roi.
Un royaume en crowdfunding
Plus tôt dans l’année, Heaton avait juré à sa fille qu’elle deviendrait une princesse. Ne voulant pas la décevoir, il a cherché un moyen de tenir sa promesse.
Il n’a pas tardé à découvrir le Bir Tawil, un territoire de 2 060 km2 qui s’étend à la frontière entre l’Égypte et le Soudan, et que personne n’aurait officiellement revendiqué. Il s’est empressé d’embarquer dans un avion à destination du Caire, un drapeau dans ses bagages.
Heaton ne s’attendait pas à ce que sa revendication soit remarquée. Pourtant, son exploit a fait le buzz. Les réactions allaient du très sérieux « Un homme plante un drapeau sur un territoire africain non réclamé pour que sa fille en devienne la princesse » – titre d’un article publié sur le site de TIME – au ton plus léger de Don Lemon sur CNN : « On se croirait dans Game of Thrones ».
Malgré cela, peu de personnes semblaient le prendre réellement au sérieux. Mais presque un an plus tard, Heaton n’en démord pas et poursuit son rêve, entouré de toute une équipe. Il a ainsi déposé sa candidature aux Nations Unies afin d’obtenir le statut d’observateur, et il a nommé des ambassadeurs en Europe dans l’espoir d’y être reconnu. Par ailleurs, son royaume a reconnu Liberland, une autre micronation récemment autoproclamée entre la Croatie et la Serbie. Heaton aurait également passé un accord avec Walt Disney Studios et Morgan Spurlock, le producteur du documentaire Supersize Me, quant à la réalisation d’un film intitulé The Princess of North Sudan (La princesse du Soudan du Nord). En parallèle, il a élaboré des projets extrêmement ambitieux pour son royaume, parmi lesquels la création d’un centre de recherche agricole à la pointe de la technologie – qu’il décrit comme une arche de Noé moderne – visant à éradiquer la faim dans le monde. Il collecte dans une base de données le nom de près de mille scientifiques qu’il souhaite rassembler un jour dans ce centre pour améliorer la conservation de l’eau et faire progresser les méthodes en sciences agricoles.
Le 12 mai 2015, Heaton a passé la vitesse supérieure. Il a lancé une campagne de financement participatif sur Indiegogo dont l’objectif est d’amasser 250 000 dollars. Selon ses estimations, au moins deux milliards de dollars seront nécessaires au lancement du projet. « Le royaume du Soudan du Nord sera la première nation du monde à avoir été financée par des dons », a récemment déclaré Heaton. « Chaque dollar récolté grâce à cette campagne contribuera directement à l’amélioration des techniques d’agriculture sur Terre. Les gens peuvent être fiers de participer au financement de la dernière nation en date à avoir vu le jour. Notre objectif est d’y faire les choses différemment. » Les contreparties offertes pour chaque contribution sont diverses : elles vont d’un titre honorifique de noblesse pour un don de 25 dollars à l’apposition de votre portrait sur une éventuelle monnaie nationale pour 50 000 dollars, et jusqu’à la possibilité de donner votre nom à l’hypothétique aéroport international pour un don d’1,5 million de dollars, ou à la future capitale du royaume contre 1,75 million de dollars. Les autres récompenses proposées par Heaton sont soit banales – comme la possibilité de donner votre nom à une rue –, soit beaucoup plus bizarres lorsqu’il s’agit de le « torturer » pendant 48 heures avec des titres de Justin Bieber lors d’un forum organisé à New York, plus tard cette année. Heaton espère que les premières contributions mettront en évidence la crédibilité du projet et attireront des donateurs plus importants. « Nous aurions simplement pu vendre des milliers de titres honorifiques de noblesse et mettre l’argent dans notre poche. Mais ce que nous voulons, c’est améliorer le monde dans lequel nous vivons », explique-t-il.
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Le Bir Tawil, qui signifie « puits profond » en arabe, est une bande de terre située au sud de la frontière entre l’Égypte et le Soudan. Son destin semble dépendre de celui du triangle de Hala’ib, un territoire voisin plus grand et plus stratégique au bord de la mer Rouge et revendiqué par les deux pays. En 1899, l’Empire britannique dessina une carte qui accordait le Bir Tawil au Soudan anglo-égyptien et le triangle Hala’ib à l’Égypte. Mais en 1902, une autre carte fut réalisée qui inversait les dénominations. Comme l’explique Noam Leshem, maître de conférences en géographie politique à l’université de Durham, les cartes historiques revêtent une grande importance au Moyen-Orient. Si Heaton réussit dans son entreprise extravagante, il pourra remercier ce « revirement cartographique » datant de l’époque colonial, indique-t-il.
L’Égypte reconnaît la carte de 1899, qui lui octroie le précieux territoire du triangle Hala’ib, tandis que le Soudan utilise celle de 1902, qui lui donne également ce territoire. Personne ne semble donc être intéressé par le Bir Tawil. « Mais cela ne signifie pas qu’il ne fait l’objet d’aucune revendication. La question de sa souveraineté a beau être problématique, cela ne veut pas dire pour autant que personne n’en veut », explique le professeur Leshem, qui a remarqué que différentes tribus fréquentaient cette région. Leshem prévoit de se rendre dans le Bir Tawil en septembre prochain dans le cadre d’un projet de recherche, ce pourquoi il demandera l’autorisation aux autorités égyptiennes – et non à Jeremiah Heaton. Ironiquement, Heaton assure qu’il a lui-même obtenu une autorisation du Caire pour s’y rendre et établir son royaume. D’autres spécialistes de la région réfutent la théorie selon laquelle le territoire ne serait pas revendiqué et font preuve de scepticisme à l’égard du projet naissant de Heaton. « De prime abord, j’ai pensé qu’il s’agissait d’une arnaque ou d’une blague. Un royaume ? » s’étonne le professeur Paul Nugent, ancien directeur du département des Études africaines à l’université d’Édimbourg. « Il est impossible que l’Égypte ou le Soudan autorisent cela. » Les ambassades des deux pays à Washington ont refusé de répondre à mes nombreuses demandes de commentaires.
Défis et tensions
Heaton affirme de son côté que les mesures qu’il a prises jusqu’à présent – à savoir déclarer la souveraineté du territoire et établir une diplomatie – sont conformes au droit international. En outre, sa campagne de financement participatif permettra de réaliser des progrès. « La prochaine étape exigée par la loi est d’occuper le territoire. Nous n’avons pas encore été en mesure de le faire, au vu des conditions actuelles dans le nord du Soudan », raconte Heaton.
Il a ajouté n’avoir reçu aucune objection de la part de l’Égypte ou du Soudan. Heaton est persuadé que les deux pays reconnaîtront le potentiel de son royaume en matière d’emplois et d’infrastructures, ainsi que d’autres bénéfices possibles pour la région. Alex de Waal, professeur et chercheur en droit et en diplomatie à l’université Tufts – l’un des plus éminents spécialistes du Soudan –, assure quant à lui que les chances de Heaton sont minimes. « Dès lors qu’il entreprendra quelque chose d’un tantinet sérieux, ils réagiront. » Ces dernières années, le professeur de Waal a donné plusieurs conférences traitant des relations entre le Soudan et le Soudan du Sud, qui a fait sécession. Il affirme que les négociateurs « ne voulaient pas en laisser une miette. Il était hors de question pour eux de faire le moindre compromis. » Le professeur de Waal a également souligné la méfiance croissante entre le Caire et Khartoum, depuis que le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi est arrivé au pouvoir. Il y a un an, l’Égypte a organisé des exercices militaires à la frontière avec le Soudan, comme « moyen d’envoyer un signal à Khartoum : “Ne jouez pas avec nous.” », explique-t-il.
Heaton s’agace de tels arguments. « C’est là que vos universitaires se trompent et qu’ils ne comprennent pas la situation », déclare-t-il. « Je n’ai revendiqué aucun territoire soudanais. Je n’ai revendiqué aucun territoire égyptien. Les archives sont très claires à ce sujet : ce territoire n’appartient à personne ! » Si les obstacles légaux sont franchis, Mère Nature pourrait cependant constituer un autre défi.
Heaton affirme qu’une nappe phréatique présente sous le Bir Tawil est alimentée par le lac Nasser, un réservoir artificiel sur le Nil traversant le sud de l’Égypte et le nord du Soudan. Il insiste sur le fait que son royaume n’abuserait pas de cette ressource. Mark Giordano, directeur du département des Sciences, des Technologies et des Affaires internationales à la Georgetown’s School of Foreign Service, met en garde contre toute tentative visant à accéder à des sources d’eau du Nil. Régies par des traités, un tel débordement mettrait en échec toute tentative de relations avec ses voisins. « La question de l’eau dans le bassin du Nil est un sujet extrêmement sensible », explique-t-il. Giordano rappelle que l’eau sous la surface du Bir Tawil doit certainement être de l’eau souterraine fossile, « ce qui signifie qu’une fois utilisée, elle est épuisée ». Il ajoute également qu’il existe déjà des centres de recherche agricole florissants et qu’il n’est pas nécessaire de créer un nouveau pays pour les accueillir. Le CGIAR, le Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale, est un réseau d’organisations engagées dans la recherche agricole pour un futur sans faim. « Je ne vois pas comment s’établir à l’endroit le plus aride de la planète pour tenter d’y faire pousser quelque chose pourrait être une bonne façon de lutter contre la faim », continue-t-il. « Ce bout de territoire n’a semble-t-il rien pour lui, et c’est probablement la raison pour laquelle personne n’a cherché à le revendiquer. » Heaton dit chercher des entreprises similaires afin de mettre en pratique les meilleures techniques existantes. D’après lui, son royaume sera indépendant de toute politique et entièrement façonné autour du centre de recherche agricole. « Il faut parfois faire des choix extrêmes afin d’obtenir les résultats escomptés », dit-il. Certains opposants au projet de Heaton admettent néanmoins qu’il pourrait progresser en réduisant ses ambitions. « S’il venait présenter les ressources à sa disposition en expliquant qu’il souhaiterait développer un secteur d’avenir dans le respect de la souveraineté de ses voisins, le projet serait peut-être perçu différemment », avance le professeur de Waal.
Malgré sa faible probabilité de réussite et des défis qui semblent insurmontables, Heaton demeure concentré et optimiste. Pour preuve, il s’est envolé pour l’Europe récemment afin de rencontrer ses ambassadeurs volontaires. Il compare son entreprise aux efforts de l’entrepreneur Elon Musk dans le secteur des voitures électriques.
« Un visionnaire est toujours accueilli avec scepticisme », conclut-il.
Traduit par Vincente Morlet d’après l’article « Creating the Kingdom of North Sudan », paru dans Al Jazeera.
Couverture : Jeremiah Heaton dans le désert du Bir Tawil.
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