Ana Maria n’a jamais été au Machu Picchu. Cette femme de 61 ans a toujours voulu visiter les ruines de cette montagne mais elle souffre d’hypertension, et les médecins l’ont mise en garde contre la haute altitude, qui risquerait de faire dangereusement monter sa pression sanguine. Aujourd’hui, vêtue d’une chemise de nuit blanche et la tête recouverte d’un filet pour les cheveux, elle va visiter ces murailles anciennes et ces pyramides pour la première fois. Elle se trouve dans une clinique privée de Mexico et rit nerveusement alors qu’on pousse son fauteuil roulant dans une salle d’opération sans fenêtre. Le chirurgien trace un grand cercle sur sa cuisse à l’aide d‘un marqueur indélébile, ajoute plusieurs couches de Bétadine et injecte un anesthésiant local sous la peau. Dans le cercle se trouve une protubérance graisseuse, un lipome de 6 cm de diamètre qu’il s’apprête à extraire. Ana va rester éveillée pendant l’opération, et elle a peur. Alors que le chirurgien prépare le scalpel, sa pression sanguine est à 183/93, encore plus haute que d’habitude. Les patients subissant ce genre d’intervention se voient souvent administrer des sédatifs afin de supporter la douleur et l’anxiété générées par l’opération, mais pas aujourd’hui. À la place, José Luis Mosso Vazquez, qui supervise la procédure, place un casque lisse et noir sur les yeux d’Ana et ajuste les bandes velcro.
Le chirurgien fait la première incision et le sang coule en un filet carmin le long de la jambe d’Ana. Elle est entourée d’équipements médicaux – des tabourets, des chariots, des cotons, des seringues. De puissantes lampes chirurgicales sont suspendues au dessus d’elle et ses signes vitaux sont affichés sur un moniteur juste derrière elle. Mais Ana ne s’en rend pas compte. Elle est plongée dans une reproduction du Machu Picchu en trois dimensions. Elle commence son périple par une vue aérienne à couper le souffle de l’ancienne ville accrochée à flanc de montagne, avant de plonger en avant pour aller admirer les détails des terrasses, des murs couverts de mousse et des petites huttes en pierre. Mosso la surveille attentivement. Ce chirurgien de l’université panaméricaine de Mexico, âgé de 54 ans, s’est donné pour mission de faire entrer la réalité virtuelle dans les salles d’opération. Il utilise cette technologie couplée à de simples anesthésies locales pour mener à bien des opérations chirurgicales qui demandent d’habitude de puissants antidouleurs et sédatifs. Il essaye de prouver que la réduction de l’utilisation de substances chimiques permettrait non seulement de réduire les coûts pour les hôpitaux démunis du Mexique, mais aussi de simplifier considérablement les effets secondaires et le temps de convalescence pour les patients. Ce jour-là, il n’est pas sûr que le casque va suffire. Il espère que la réalité virtuelle va permettre à Ana de se passer des médicaments superflus, mais si elle angoisse pendant l’opération, ses signes vitaux déjà alarmants risquent de s’aggraver. Il a préparé une intraveineuse, au cas où il faudrait lui faire une injection en urgence. Le chirurgien dégage un large morceau de chair de la cuisse d’Ana, ses doigts glissant sous la peau alors qu’il le libère doucement. Il essuie ensuite le sang et recoud la blessure. La procédure prend 20 minutes et tout le monde sourit pendant qu’Ana remercie l’équipe. Grâce à la réalité virtuelle, elle explique qu’elle à peine senti le scalpel pénétrer sa peau : « J’étais transportée. D’habitude je suis très stressée, mais là je me sens très relaxée. » Les moniteurs confirment ses dires. Au cours de l’intervention, sa tension a même baissé.
Spider-Man
En 2004, Mosso a acheté un jeu Spider-Man pour son fils aîné – sa vie et sa carrière en ont été bouleversées. Le jeu comprenait des images projetées dans une structure fixée sur la tête du joueur, une des premières formes de réalité virtuelle (VR). Mosso a été frappé par la façon dont son fils était absorbé par le jeu. « Sa mère l’appelait pour passer à table et il ne l’entendait pas, rien. Je me suis dit : et si j’utilisais ça sur un patient ? » Mosso a alors commencé à utiliser le jeu pendant des endoscopies gastro-intestinales, pendant lesquelles un tube flexible doté d’une caméra est introduit dans la gorge du patient pour atteindre son estomac. L’intervention est désagréable et stressante. Les gens demandent souvent à être anesthésiés, mais Mosso leur a proposé de jouer au jeu Spider-Man à la place, pour se distraire. Il a demandé aux patients d’évaluer leur douleur et leur stress pendant la procédure, et en 2006 il a présenté ses résultats durant la conférence Medecine Meets Virtual Reality (« la médecine rencontre la VR »), en Californie. L’idée d’utiliser la VR pour faire baisser l’anxiété lors des interventions médicales a d’abord été explorée à l’université de Seattle, dans l’État de Washington, où le psychologue cognitif Hunter Hoffman et ses collègues ont développé un jeu intitulé SnowWorld afin d’aider les grands brûlés à supporter les soins.
Les chercheurs espéraient que l’illusion d’être physiquement immergé dans un monde en trois dimensions généré par ordinateur aiderait les patients à oublier la douleur ressentie dans le monde réel. Ça a marché : l’équipe d’Hoffman a depuis démontré lors d’essais que le jeu permettait aux patients de voir leur douleur réduite de moitié pendant les soins. Ils ont aussi constaté une baisse de l’activité cérébrale dans les zones liées à la douleur. Mais à part ça, il n’y a pas eu beaucoup d’autres recherches dans le secteur médical. Lors de la conférence de 2006, Mosso a rencontré Albert « Skip » Rizzo, psychologue à l’université de Californie du Sud (et aujourd’hui réalisateur de VR médicale), qui avait lui aussi mené ce genre de recherches avec des endoscopies. « Il a présenté dix cas », raconte Mosso. « J’en ai présenté 200. » Rizzo a montré à Mosso le casque coûteux et dernier cri qu’il utilisait. « C’était un autre monde », dit Mosso. Mais ensuite, Rizzo lui a montré l’équipement avec lequel il avait débuté : il s’agissait du même jeu Spider-Man. « À ce moment là, ma vie a changé », dit Mosso. « Skip m’a sauvé. »
Impressionné par le travail de Mosso, Rizzo lui a donné un casque et persuadé une de ses collègues travaillant au Centre médical de réalité virtuelle de San Diego, Brenda Wiederhold, de le laisser utiliser les mondes virtuels qu’elle avait créés spécialement pour soulager la douleur. Mosso est rentré au Mexique avec son nouvel équipement et a commencé a utiliser la VR dans une variété de situations de plus en plus importante, allant de l’accouchement à la convalescence après des opérations cardiaques. Ça aidait globalement les patients à se détendre, mais ses résultats les plus probants étaient surtout obtenus lors de petites chirurgies ambulatoires, comme l’extraction de lipomes, de kystes et de hernies, pendant lesquelles les patients restaient éveillés mais sous légère sédation. Il utilisait un scénario virtuel développé par Wiederhold et intitulé La Forêt enchantée, dans lequel les patients peuvent explorer rivières, lacs, arbres et montagnes. (Le monde virtuel doit être relaxant pour que cela fonctionne, note Mosso. Un jeu de combat, même s’il est distrayant, peut augmenter le risque de saignements excessif si l’excitation influe sur la pression sanguine du patient.)
La VR est à présent étudiée par des équipes dans le monde entier pour soulager la douleur dans des situations aussi variées que le traitement de blessures, les soins dentaires ou encore le traitement de pathologies chroniques, comme les douleurs fantômes après amputation. Mais Mosso reste le seul chercheur à avoir publié des résultats sur l’utilisation de la VR en chirurgie. Sur 140 patients étudiés, il a révélé que ceux ayant utilisé la VR avaient ressenti 24 % de douleur et de stress en moins pendant l’opération, en comparaison à un groupe témoin. Il a obtenu des résultats similaires lors d’un test à échelle réduite.
Proposer la VR aux patients a également permis de diminuer de moitié l’administration de sédatifs, et dans beaucoup de cas ils ont même complètement été évités. Cela représente une grosse économie pour les cliniques dans lesquelles travaille Mosso. Des sédatifs comme le Fentanyl ou le Midazolam sont « très, très chers », dit-il. Il estime avoir réduit le coût d’une intervention d’environ 25 %, même s’il n’a pas encore combiné les données pour arriver à un chiffre exact. Diminuer les doses de médicaments devrait aussi réduire les risques de complications et le temps de convalescence des patients. Mosso veut faire plus de tests, mais en général, explique-t-il, les patients n’ayant reçu qu’une anesthésie locale peuvent rentrer chez eux une heure après l’intervention, alors que ceux ayant été complètement endormis ont besoin de toute une journée pour récupérer. « Cela fait baisser le coût, le temps de convalescence et les complications », dit Wiederhold. « C’est incroyable. On n’a pas encore atteint ça aux États-Unis. » Gregorio Obrador, doyen en médecine à l’université panaméricaine, est impressionné lui aussi. « Je pensais que c’était un peu ridicule », admet-il. « Je suis habitué à prescrire des antidouleurs. » Mais après s’être documenté sur la VR et le soulagement de la douleur, il est « convaincu que ça marche ». Mosso a accompli plus de 350 opérations chirurgicales en utilisant la VR et dit à présent qu’il aimerait voir cette technologie devenir une composante habituelle du soulagement de la douleur en salle d’opération. Offerte en complément des médicaments, il pense que la technologie pourrait transformer la façon dont les patients sont soignés dans un large éventail de procédures médicales. Mais il voit plus grand. Et si la VR devenait plus qu’une simple alternative à la sédation durant les opérations chirurgicales ? Pourrait-elle aider à apporter la chirurgie à des patients en des lieux où la sédation est impossible, où il n’y a pas du tout d’hôpitaux ?
El Tepeyac
Le moteur de la Jeep Cherokee de Mosso tourne à plein régime. Le moindre espace disponible est rempli de tentes, de boîtes en plastique pleines de nourritures, d’équipement chirurgical, de médicaments, de produits sanitaires, et des sacs de vêtements, de pulls et de chaussures ont été ficelés à la hâte sommairement sur le toit. À l’arrière sont assis la femme de Mosso, gynécologue, et leur plus jeune fils, Olivier. Pour distraire le garçon de neuf ans, deux bébés iguanes, capturés dans la forêt près d’Acapulco, font le voyage dans un sac en filet vert.
La route s’annonce longue. Nous allons à El Tepeyac, un village isolé, situé à des centaines de kilomètres dans les montagnes de l’État de Guerrero. C’est là que vit une communauté d’indigènes appelée Me’phaa (souvent nommée Tlapaneco par les étrangers), l’une des plus pauvres du Mexique. « Ils ont été oubliés », dit Mosso. « Ils vivent dans le froid, en haut d’une montagne. Ils n’ont ni hôpitaux, ni cliniques, ni rien. » Alors que les hauts immeubles de Mexico s’éloignent et font place à des bidonvilles, puis à des montagnes recouvertes de forêts, Mosso me parle de son père, Victorio. Il est né près d’El Tepeyac, mais il a quitté son village à l’âge de 13 ans avant de devenir professeur dans la région d’Acapulco. Après son mariage, il est rapidement passé voir la maison de sa naissance mais n’y est plus retourné avant que Mosso ne l’y emmène, 40 ans plus tard. Ils ont alors retrouvé Faustino, le plus jeune frère de Victorio. Au début, les deux frères ne se sont pas reconnus. « Ils ont dit “tu as l’air trop vieux” », se souvient Mosso. « Ensuite ils se sont pris dans les bras et ont pleuré, il y avait beaucoup d’émotion. C’était la première fois que je voyais mon père pleurer. » Mosso a été choqué de découvrir une telle pauvreté : les maisons n’en avaient que le nom. Les villageois lui ont demandé d’examiner un patient, une vieille femme fiévreuse qui était étendue dans une flaque d’eau, par terre (il venait d’y avoir une inondation et c’était le seul espace près du feu de cheminée). Elle avait une pneumonie. Mosso leur a dit qu’il ne pouvait rien faire. « C’était ma tante », dit-il. « C’est la dernière fois que je l’ai vue. Elle est morte quelques semaines après. » Il marque une pause, les yeux fixés sur la route. « C’est pour ça que j’y retourne. Pour ma tante. »
Le Guerrero, avec un des taux de meurtres les plus élevés au monde, est l’État le plus violent du pays.
En 2000, Mosso et Veronica ont commencé à se rendre régulièrement à El Tepeyac. Ils ont aidé les villageois à construire et approvisionner une petite réserve de nécessaire médical de base, et ont procédé à de petites opérations chirurgicales. Mais il y a quelques années, ils ont dû cesser leurs visites suite à une poussée de violence de la part des cartels. Les violences étaient habituellement dirigées vers les autorités et vice-versa, mais depuis 2009, les cartels se sont mis à viser la population en pratiquant extorsions et kidnappings. La violence est devenue une routine pour beaucoup de Mexicains. Les informations, ici, sont pleines de décapitations, de mutilations et de disparitions. La veille, sur l’autoroute aux abords de Mexico, nous sommes passés devant un groupe de quatre hommes traversant calmement la route à pieds, entre les voitures. L’un d’eux portait une jeune femme sur ses épaules, morte ou inconsciente, sa chevelure sombre pendant sous sa taille. Mosso a haussé les épaules : pour lui, cette vision n’avait rien d’inhabituel. Il travaille dans un hôpital de cette zone pendant les week-ends et raconte qu’une fois, il a dû ordonner à son équipe de fuir la salle d’opération quand un homme armé a débarqué dans l’immeuble avec l’intention de tuer son patient. La situation sécuritaire est particulièrement mauvaise dans le Guerrero, l’État le plus violent du pays, qui affiche un des taux d’homicides les plus élevés au monde. D’après un rapport de 2015 de l’anthropologue de l’université d’Alabama Chris Kyle, les barrages routiers illégaux, les vols de voitures et les kidnappings sont monnaie courante dans cette région. D’après Kyle, la police a perdu le contrôle et les criminels vivent « dans la plus complète impunité ».
En 2009, Mosso et Veronica ont décidé à contre-cœur qu’il était trop dangereux de prendre la route. « Nous allions à El Tepeyac quatre fois par an », dit-il. « Quand les narcos ont commencé, on a complètement arrêté. » Mais il n’en peut plus, il veut revoir sa famille et s’inquiète pour la santé des villageois. Alors même si la situation ne s’est pas améliorée, il tente à nouveau le voyage. Depuis Mexico, la route la plus simple consiste à prendre l’autoroute en passant par la capitale du Guerrero, Chilpancingo, puis d’aller de Tlapa à Comonfort, la ville la plus proche d’El Tepeyac. Mais la route qui va de Chilpancingo à Tlapa – le principal axe de transport d’opium pour l’exportation – est « un enfer », dit Mosso, avec beaucoup de fusillades et de kidnappings. À la place, nous faisons un détour à travers les États de Morelos et Puebla. Nous voyageons de jour et mangeons en roulant, ne nous arrêtant brièvement qu’une seule fois en neuf heures de route sur une aire déserte.
Ses précautions payent ; le seul problème potentiel que nous croisons est un convoi de trois voitures – « quand tu vois des véhicules voyageant de cette façon, ce sont les narcos », dit Mosso en passant. Lorsque nous atteignons enfin les rues escarpées de Tlapa, il se détend. C’est une zone presque exclusivement indigène et des groupes de vigilantes ont jusque-là réussi à y limiter la violence des cartels. De Tlapa, la route prend de l’altitude et devient plus difficile. À mesure que le soleil baisse, elle devient plus étroite pour ne finir par n’être plus qu’une piste faite de boue et de pierres. Dans le noir, nous parvenons tout de même à trouver El Tepeyac. La seule ligne électrique a récemment été détruite par un orage. Les villageois sont alignés pour nous accueillir avec des lampes torches. Leurs grands yeux et leurs sourires émergent de l’obscurité. L’accueil est d’abord un peu étrange – beaucoup d’entre eux ne parlent pas espagnol et Mosso ne parle pas le Me’phaa – jusqu’à ce qu’ils nous guident vers une longue table en plastique située sous un abri et nous offrent de la soupe de poulet, des tortillas fraîchement cuites au feu de bois et du thé au citron fumant. À l’aube, le soleil révèle le centre du village d’El Tepeyac : un groupe de bâtiments de ciment colorés entourant un terrain de basket-ball couvert, où se tiennent aussi les réunions communautaires et les repas. Environ 150 personnes vivent ici. Leurs maisons sont éparpillées sur le flanc de la montagne alentour et chacun dispose d’un espace pour cultiver des légumes et élever vaches et poulets, ainsi que d’une large gouttière pour recueillir l’eau de pluie. La vue est à couper le souffle : les pentes sont recouvertes de forêts de pins et d’eucalyptus, et chaque espace libre est occupé par des plants de maïs. (Le terrain se prête aussi parfaitement à la culture du pavot et bien que nous n’en voyons pas la preuve à El Tepeyac, la plupart des communautés de la région augmentent leurs revenus de cette façon.)
Mosso montre du doigt des villages environnants – si la majorité des habitants d’El Tepeyac sont Me’phaa, ceux du village voisin appartiennent à un autre groupe indigène, les Mixteco. Le suivant est peuplé de Nahuati, les descendants des Aztèques. Aucun signal de téléphone ou de télévision n’atteint cette zone, et ces communautés n’ont que des contacts limités avec le monde extérieur. Ils communiquent entre eux par radio et via une télévision en circuit fermé, qui ne diffuse que dans les dialectes locaux. Juste après le petit déjeuner, Mosso rend visite à une autre de ses tantes. Elle est petite, trapue, persque édentée, et vit avec son fils et sa belle-fille dans une maison de briques de boue rouge, avec un toit en taule ondulée. Elle tient son neveu dans ses bras et pleure. Son mari, le frère de Victorio, est décédé depuis la dernière visite de Mosso. Des dix frères et sœurs, seul un est encore en vie. Il est l’heure de se mettre au travail. Nous marchons le long d’une piste boueuse jusqu’à une bâtisse qui compte deux pièces, un sol en ciment et des étagères pleines de pots de comprimés. « On dit que c’est une clinique », dit Mosso, « mais c’est juste une maison. » Les patients – certains sont d’El Tepeyac, d’autres sont venus à pieds des villages voisins – patientent sous un porche à l’extérieur pendant que Mosso et Veronica installent des tables et des chaises à l’intérieur.
Ce matin, les deux médecins font clinique ouverte. La première patiente de Mosso est une jeune mère. Son bébé de sept mois, Hector, a le front aplati et pleure. Mosso diagnostique une microcéphalie : le cerveau du bébé ne s’est pas développé correctement. Le virus Zika provoque des cas de microcéphalie un peu partout en Amérique centrale et en Amérique du sud, mais Mosso ne pense pas que ce soit le responsable dans le cas présent. Le moustique qui transporte le virus ne vit habituellement pas à de telles altitudes (2 300 mètres) et la femme affirme ne pas s’être rendue sur la côte. Elle n’exprime aucune émotion à l’énoncé du diagnostic, remercie Mosso et s’en va.
Le médecin voit défiler environ 20 patients ce matin-là. Un homme angoissé porte des marques rouges sur la cuisse, laissées par les mâchoires d’une tarentule qui a grimpé dans son pantalon pendant qu’il travaillait dans les champs. Depuis, il a développé des troubles cutanés et une douleur au dos, et il a peur que le poison n’en soit responsable. Mosso prescrit des antibiotiques pour parer à un cas de parasitose et à une infection des reins, et trouve des caries dentaires à presque tout le monde. Les gens de cette région sont peu éduqués en matière d’hygiène buccale. Le diabète est également monnaie courante car les villageois boivent beaucoup de boissons sucrées à la place de l’eau. Mosso les sermonne un par un : « Pas de Coca-Cola », dit-il, « une seule tortilla, pas cinq. » Un vieil homme vient le voir avec une hernie qui n’a pas été traitée en 20 ans. Le docteur le plus proche est à Tlapa, explique Mosso ; en voiture, il faut une heure pour s’y rendre, mais à pieds c’est un long trajet. Le gouvernement prétend subventionner les soins médicaux pour les groupes indigènes, dit-il, mais même quand ils parviennent à atteindre les cabinets des médecins, ils subissent parfois de la discrimination, ils interrompent les traitements, ou ne savent simplement pas qui aller voir ou quels soins existent. Mosso rédige plusieurs lettres pour recommander les patients à ses collègue de Tlapa, en espérant que cela accélérera leur accès aux soins nécessaires. Il distingue aussi plusieurs cas dans lesquels une intervention chirurgicale sur place est envisageable. Mais il y a un problème : il n’y a toujours pas d’électricité dans le village.
Le monde sous-marin
Après un déjeuner dans la maison de la nièce de Mosso, nichée à flanc de montagne, au bout d’une piste boueuse si escarpée que les roues de la jeep ont du mal à la gravir, la lumière revient. Les opérations chirurgicales vont finalement pouvoir avoir lieu. Le sol de la clinique est sommairement passé à la serpillière, tandis que Mosso et Veronica revêtent des blouses stériles et sortent les scalpels. Une fillette de neuf ans du nom de Joanna est allongée sur un lit près de la fenêtre et crie en appelant sa mère. Mosso va retirer une excroissance de cartilage de derrière son oreille. Elle porte des jeans et un t-shirt, ses pieds sont sales et nus. À travers la fenêtre, on aperçoit des enfants qui jouent, des adultes assis sur des chaises qui partagent de la tequila faite maison, et les montagnes qui s’étendent à perte de vue. Une mouche vole lentement au dessus du sol éclaboussé de peinture.
Veronica ajuste le casque de VR et la fille retrouve immédiatement son calme. « Je vois des poissons », dit-elle. « Je vois l’eau. » Mosso a sélectionné pour elle un univers insulaire, avec des ruines de pierre et des poissons tropicaux sous l’eau. Elle reste immobile et calme jusqu’à ce que Mosso ait terminé les points de suture, et décrit ensuite son expérience. « Je n’avais jamais vu la mer », dit-elle. « J’ai aimé. J’ai trouvé que l’eau était tiède. » Suivent plusieurs cas de lipomes à retirer. Ces tumeurs bénignes sont inoffensives mais si elles sont douloureuses, Mosso recommande la chirurgie. Il opère une maîtresse d’école maternelle de 54 ans qui a deux lipomes sur le bras, et un homme de 20 ans qui a étudié à Tlapa et déjà joué à des jeux vidéo. L’homme est d’abord sceptique face à la VR, mais après l’opération, il déclare : « C’était mieux que ce à quoi je m’attendais. » Vient ensuite le tour d’Oliveria, 31 ans, dont les cheveux bruns frisés sont retenus par des barrettes en formes de papillons argentés. Elle a quatre enfants, travaille dans les champs et a fait une heure et demie de marche pour venir depuis son village, situé plus au sud. Elle a un lipome dans le bas du dos, qui la fait souffrir quand elle bouge. Ce cas est légèrement plus compliqué, mais il semblerait que le lipome peut encore grandir et Mosso pense qu’il vaut mieux le retirer au plus vite. Oliveria est à plat ventre dans son jean noir et son soutien gorge lorsque Veronica lui met le casque. Elle regarde le même monde sous-marin que Joanna. Mosso injecte un anesthésiant local, fait une incision et enfonce ses doigts. Il tâte. « Je vais devoir ouvrir le muscle », conclut-il. Il élargit l’incision et ouvre la chair avec un écarteur en métal avant d’aller plus profond. Il finit par réussir à extraire la boule de graisse. Veronica la tient bien avec une pince, tandis que Mosso se réjouit : l’opération est un succès. Mais le monde sous-marin est soudainement remplacé par un message d’erreur. L’ordinateur portable n’était pas branché et la batterie s’apprête à flancher. Quelques secondes plus tard, Mosso et Veronica réalisent que Oliveria a perdu conscience.
Un groupe d’hommes armés en tenues militaires nous fait signe de nous arrêter.
Tout le monde s’affaire. Ils mettent la patiente sur le dos, Mosso lui frictionne la poitrine en criant : « On rentre à la maison ! » pendant que Veronica agite des cotons imbibés d’alcool sous son nez. La douleur a fait brusquement baisser la tension d’Oliveria et elle s’est évanouie, explique Mosso. Il installe une intraveineuse avec un liquide destiné à faire remonter sa pression sanguine. Peu après, Olivieria gémit et repousse le coton d’alcool. « Respire doucement », lui dit Veronica. Mosso chasse une mouche de son visage. Quelques minutes plus tard, ils mettent Olivieria sur le côté afin de recoudre sa blessure. Mosso n’a pas le matériel pour l’anesthésier, ou lui proposer d’antidouleurs plus puissant que le petit anesthésiant local qu’il a déjà injecté. Il rebranche donc l’ordinateur et relance la VR. Veronica continue de faire parler Oliveria pendant que Mosso travaille. « Qu’est-ce que tu vois ? » demande-t-elle. « Des poissons, de l’eau, des pierres », répond-elle. Ils l’aident ensuite à se relever et à marcher jusqu’à un lit dans la salle attenante. Il n’y a rien pour accrocher le sac de l’intraveineuse alors Mosso finit par l’accrocher à une vieille lampe qu’il fixe à la table près du lit et des iguanes d’Olivier, qui mange joyeusement de la salade verte dans une assiette. Est-ce qu’il trouve que ces risques valent le coup ? « Oui », dit-il sans hésitation. « Ils n’ont aucune autre opportunité de subir des opérations. Et le risque est très bas. Sur 350 patients, je n’en ai eu qu’un seul avec des complications. Ça a l’air facile, mais on ne sait jamais ce qui peut arriver », dit Mosso quand la crise est passée. « À l’hôpital je suis détendu, parce que les moniteurs me donnent le rythme cardiaque du patient, son rythme respiratoire, son taux d’oxygène dans le sang… Il y a un anesthésiste, des infirmières en blouses stériles, d’autres chirurgiens. Mais ici, on est loin des hôpitaux et de mes collègues. Avec ou sans surprise, je suis inquiet. Qu’arriverait-il s’il se passait quelque chose et que je n’avais pas de solution ? Tlapa est loin d’ici. »
Une demi-heure plus tard, Oliveria est prête à partir. « Je ne savais pas qu’on allait m’opérer aujourd’hui », dit-elle à Mosso et Veronica. « Merci. » Mosso lui donne du paracétamol et des antibiotiques, et lui dit de prendre un taxi pour rentrer. Elle a demandé à garder le lipome – il lui tend le lobe entortillé et taché de sang dans un petit pot d’alcool. Ses mains tremblent quand elle le prend. Le lendemain matin, une fête d’adieux impromptue est organisée sur le terrain de basket. L’orchestre du village accompagne une série de danses traditionnelles mexicaines, dont une au cours de laquelle Mosso effectue une imitation athlétique et impressionnante d’un iguane.
Il veut partir tôt – ce jour-là, nous devons conduire jusqu’à Acapulco, où il prévoit de rendre visite à de la famille (et de relâcher les vrais iguanes) avant de rentrer à Mexico. Malgré l’itinéraire tortueux qu’il envisage, il n’est pas prudent d’être sur la route aux environs d’Acapulco après la tombée de la nuit. Mais une nouvelle file d’attente s’est formée devant la clinique. Veronica donne aux villageois les vêtements et les provisions qui étaient dans la jeep (des dons venus de l’école d’Olivier) pendant que Mosso voit les patients. Il y a un cas de plus qui doit subir une opération : un garçon présentant un hémangiome (une tumeur bénigne des vaisseaux sanguins) sur la tête. Sur le plan médical, il n’est pas absolument nécessaire de l’enlever, mais le garçon est la risée de ses copains – « Ils disent que c’est un insecte », traduit Mosso – et sa mère est désespérée. Mosso accepte de l’opérer, mais une fois qu’il a terminé, d’autres patients arrivent. Ils ont marché une heure pour venir le voir. Mosso refuse.
C’est déjà le début d’après-midi, il faut partir. Nous roulons sept heures sans nous arrêter. L’air se réchauffe à mesure que nous quittons les montagnes pour redescendre vers la mer. Mosso est nerveux et accélère jusqu’à 150 km/h sur la longue route côtière, mais ce n’est pas suffisant. Le soleil se couche et nous roulons à toute allure vers la ville dans l’obscurité. Des voitures venant en sens inverse commencent à faire clignoter leurs phares, et peu après un groupe d’hommes armés en tenues militaires nous fait signe de nous arrêter. Mosso connaît la chanson. Il ouvre rapidement la fenêtre, allume la lampe du plafonnier et fait passer son fils à l’avant. Il explique qu’ils cherchent des narcos. Du moment qu’ils voient que nous ne cachons rien, ils devraient nous laisser passer. L’homme armé inspecte l’intérieur de la voiture et nous fait signe de partir. Une fois arrivé à Acapulco, dans un complexe d’appartements sécurisés, Mosso fait le bilan de l’expédition. Mis à part l’épisode de l’évanouissement, les patients s’en sont tous bien tirés et notre voyage s’est bien passé. « C’est un succès », dit-il. « Je suis content du résultat. » Il garde les données de toutes les opérations qu’il a effectuées, et espère que son expérience encouragera l’utilisation de la VR pour aider les patients d’autres communautés démunies à travers le monde. Le coût des casques de VR était prohibitif mais depuis deux ans, des outils abordables sont sortis, comme le Samsung Gear VR (qui coûte moins de 120 €), le Google Cardboard (3,50 €), ainsi qu’un nombre toujours plus important de mondes virtuels disponibles gratuitement en ligne. Ces nouveautés ont révolutionné l’accès à cette technologie. « Quand on a commencé, la réalité virtuelle coûtait très cher, c’était difficile à acquérir et difficile à installer », dit Mosso. « Aujourd’hui, tout le monde peut s’en servir. » Même si Mosso a connecté son casque à un ordinateur à El Tepeyac, il a montré par le passé que cela fonctionnait aussi bien en utilisant un téléphone mobile, parfait pour soulager la douleur dans des zones difficiles. « L’équipement ne pèse rien », dit-il. « C’est très facile à utiliser. »
Mosso prévoit déjà de retourner à El Tepeyac. Pendant notre voyage, il a rencontré un représentant local du gouvernement qui lui a demandé de rendre visite à d’autres communautés indigènes de la région. Cela nécessite du temps et de l’argent que Mosso n’a pas. Mais il essaye de convaincre ses collègues de Mexico de l’aider et espère pouvoir retourner bientôt dans l’État de Guerrero avec une équipe de chirurgiens, peut-être au printemps. Il rêve de pouvoir atteindre un jour des communautés encore plus reculées. Des villages au fin fond des montagnes dont il a entendu parler mais où il n’est jamais allé, qui n’ont pratiquement aucun contact avec le monde extérieur. Mosso est une des personnes les plus enjouées que je connaisse, mais ce soir, son optimisme est tempéré. Il explique que son sentiment dominant en quittant El Tepeyac était la colère. « J’ai vu un certain développement économique », dit-il. « Mais ma famille vit dans la même maison, ils portent les mêmes vêtements. Tout ce que j’ai donné n’est rien. Quand je leur ai dit au revoir, j’étais en colère contre moi-même parce que je ne peux rien faire pour eux. » Mosso est douloureusement conscient du fait qu’il faudra plus que de la VR et des dons de sweat-shirts pour résoudre les problèmes des habitants d’El Tepeyac, et de son pays. Mais il travaille à les aider de la seule façon qu’il connaît.
Traduit de l’anglais par Caroline Bourgeret d’après l’article « Virtually painless – how VR is making surgery simpler », paru dans Mosaic. Couverture : Réalité virtuelle et chirurgie. (Ulyces.co)