Baseline
Incroyable mais vrai : du jour au lendemain, je suis devenu un rappeur à 500 000 dollars. Le surlendemain, je suis entré aux studios Baseline, qui ont depuis fermé leurs portes. À l’époque, Jay Z enregistrait The Blueprint dans la salle à côté de la mienne. À n’importe quelle heure, on pouvait voir les plus grands rappeurs du monde au travail, quand ils ne se promenaient pas de salle en salle pour dire bonjour. Les studios Baseline étaient l’épicentre de Roc-A-Fella Records à son apogée, l’endroit magique où sont nés la plupart des tubes du label. Jay Z, Beanie Sigel, Freeway et Young Gunz ont tous enregistré ici et j’aime à me rappeler que je suis sans doute le seul rappeur blanc à en avoir eu l’opportunité. Je l’ai compris le jour où Memphis Bleek m’a demandé de lui servir un soda, dans la cuisine partagée : il pensait que j’étais un stagiaire du studio.
J’ai entendu parler de Kanye West pour la première fois – futur habitué des lieux – par mon manager de l’époque. En prévision de mon premier séjour à New York, il m’avait fait parvenir une compil d’instrus sur laquelle était écrit « K. West » au marqueur, en espérant qu’on y découvrirait quelque chose de frais (et pas cher) pour l’album. Kanye avait récemment quitté Chicago pour New York, et il commençait à faire son trou. Il fallait qu’il fasse ses preuves. Pour autant, j’avais entendu dire que quelques mecs posaient sur ses instrus. Et si deux des principaux consigliere de Roc-A-Fella avaient pris en main sa carrière, il devait bien refiler quelques prods aux rappeurs qui fournissaient Jay Z en weed. À l’époque, dans le rap game, les « beats CD » étaient le meilleur moyen pour les beatmakers de faire écouter leur son aux rappeurs – leur carte de visite. Ils envoyaient leurs instrus aux labels, aux agents et aux artistes dans l’espoir de voir des rappeurs poser dessus et signer un gros chèque après l’enregistrement. J’ai écouté tous les beats CD qui tournaient à ce moment-là et ils commençaient déjà à tous sonner pareil. Du coup je harcelais Interscope pour avoir le contact de Just Blaze.
« Si tu ne peux pas te payer Just Blaze, t’as Kanye West. »
Impossible d’échapper à Just Blaze quand on écoutait les radios hip-hop du début des années 2000. Et son omniprésence est essentielle pour comprendre l’ascension de Kanye. La marque de fabrique de Blaze, c’était les samples de soul accélérés qui sonnent comme une chorale de souris. Ces voix suraiguës sont devenu l’un des marqueurs de l’époque et je kiffais ça. Du coup, quand mon équipe m’a informé qu’ils allaient me présenter Kanye plutôt que lui (ils avaient les mêmes managers), j’ai insisté pour qu’on rencontre le n°1. Je me sentais floué, comme si j’avais demandé à un DJ de passer du Michael Jackson et qu’il avait mis la reprise par Alien Ant Farm de « Smooth Criminal ». Au final, Interscope m’a fait comprendre que Just Blaze était trop pris pour prendre un nouveau projet et on m’a dit un truc qui, pour le meilleur ou pour le pire, collerait aux basques de Kanye durant la première année de sa carrière de beatmaker : « Si tu ne peux pas te payer Just Blaze, t’as Kanye West. »
Bowfinger
Leurs managers étaient du même avis et Kanye avait la même obsession pour les voix soul accélérées. Il est depuis devenu un artiste unique, mais à ses débuts, il n’avait pas l’inventivité qu’il a aujourd’hui. Quand je suis devenu pote avec Just Blaze, des années plus tard, je lui ai raconté cette histoire. Il a fait preuve d’élégance en se contentant de hausser les épaules : « Il faut bien commencer quelque part. » Il a ajouté qu’il n’avait jamais entendu dire ça. Je pense surtout qu’il est beau joueur et qu’il savait très bien de quoi je parlais.
Malgré cette réputation de second couteau, j’ai écouté le CD de « K. West ». Dès les premières secondes du premier track, j’ai appelé mon manager pour arranger une réunion avec Kanye. J’ai écouté le CD en entier et je suis tombé amoureux d’une instru qui samplait « Woman’s blues », de Laura Nyro. C’était parfaitement l’ambiance de mon album. Quelque temps plus tard, Jay Z a repris le beat, mais avec un sample des Jackson5 et ça a donné « Izzo (H.O.V.A) ». Du coup, même si le morceau m’est passé sous le nez, je dors tranquille puisque Shawn Carter a fait mieux que je n’aurais jamais pu faire avec. Lors du conf call qu’avaient arrangé nos agents, Kanye s’est montré poli et arrangeant, très enthousiaste à l’idée de se faire plus d’argent qu’il n’en avait jamais gagné à l’époque : entre 5 000 et 7 500 dollars. Mais le ton a changé quand il a appris l’instru que j’avais choisi. D’un coup, les outrances et l’entêtement qui font désormais son personnage ont surgi de nulle part. « Mais c’est celle que j’ai faite pour Ghostface. » Un de ses managers, Gee, lui a alors rappelé que Ghostface l’avait effectivement écoutée mais qu’il n’en avait pas voulu. « Oui, mais il faut que je lui parle. Choisis-en une autre. » Ma voix trahissait mon excitation : « Wow, tu connais Ghostface ?! » J’avais déjà discuté avec RZA, mais j’avais du mal à cacher mon enthousiasme à chaque fois qu’on parlait du Wu-Tang.
« Non », m’a sèchement répondu Kanye. Gee s’est empressé de changer de sujet, sachant qu’ils tenaient un truc avec Hot Karl – moi – et que Ghostface n’avait aucun intention de bosser avec Kanye. On a trouvé un arrangement : il m’autorisait à écrire sur le beat, mais si Ghostface changeait d’avis dans les deux semaines, je m’engageais à en prendre un autre et à recommencer de zéro. Et malgré notre accord, Kanye ne m’a plus adressé la parole pendant le reste de l’appel. Je ne suis jamais arrivé en retard à une session d’enregistrement. Mes parents m’ont appris à être sérieux et rigoureux, et même si je devais parfois attendre un rappeur six ou sept heures ou que Fred Durst me posait un lapin, j’étais toujours concentré sur mon travail comme si l’avenir du monde en dépendait. Pour ma première journée de travail avec Kanye aux studios Baseline, je suis arrivé avec quelques minutes d’avance. Il était déjà au boulot. J’ai été surpris par le look de « K. West ». Aucun trace du swag de la méga-star qu’on connaît aujourd’hui. Son survêt Enyce et son baggy étaient les plus larges que je n’avais jamais vu, même en 2001. Si vous demandiez à une styliste ringarde de saper un personnage de rappeur, c’est probablement ce qu’elle choisirait. C’était dix ans avant que les MC ne parlent de Tom Ford et de Marc Jacobs dans leurs lyrics, et bien avant que Kanye ne devienne un habitué de la Fashion Week. Il n’avait pas de bling-bling, à part son appareil dentaire. Il avait l’air emprunté. Je me souviens d’avoir dit à mon manager : « Le gars ressemble à Bowfinger ! » Et lui de me répondre tout bas qu’il avait des airs de Steve Urkel. Mais K. West était tout aussi choqué de voir à quoi ressemblait H. Karl. Il a jeté un regard à mon t-shirt de rock vintage, à mes jeans déchirés et il a paru soulagé. La plupart des rappeurs pensaient que j’étais là pour jouer une ligne de basse sur leur morceau, mais lui trouvait mon apparence réconfortante. « Mec, si j’avais su je me serais habillé comme d’habitude. Je fais ça juste pour les rappeurs », a dit Kanye en désignant sa tenue, une sorte de costume Halloween de Jessy Pinkman. Le deuxième jour d’enregistrement, il est arrivé transformé. La future icône s’était débarrassée de son déguisement pour enfiler un t-shirt Jim Morrison et un jean plus rock. Mais il avait toujours l’air d’un geek.
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« KANYE WEST ME DOIT ENCORE 300 $ ! »
Traduit de l’anglais par Antonin Padovani et Nicolas Prouillac d’après l’article « A Former Rapper Remembers When Kanye Was ‘Urkel’ », extrait du livre Kanye West Owes Me $300: And Other True Stories From a White Rapper Who Almost Made It Big, paru chez Crown Archetype. Couverture : Kanye West et Jensen Karp durant leur collaboration en 2001.