Si pour le poète américain Carl Sandburg, Chicago était « orageuse, forte, querelleuse, Ville aux larges épaules », Moscou mérite le titre de « Ville aux grosses berlines ». Tempétueuse, klaxonnante, empressée à l’extrême, bouffie de richesses – seule New York possède plus de milliardaires –, elle illustre le statut de la Russie contemporaine : un ancien empire riche en hydrocarbures, aux dimensions extravagantes (un avion parti de Moscou peut voler pendant neuf heures et demie vers l’est sans quitter le territoire).
Dans un pays où beaucoup ont acquis leur logement via l’État, la voiture est une marque de rang social à nulle autre pareille. Rien de très subtil là-dedans. Les riches Moscovites étalent leur opulence au nez des passants. Les voitures tyrannisent les va-nu-pieds qui errent au bord du chemin. Pendant longtemps, les conducteurs klaxonnaient à l’approche des croisements, levant rarement le pied, préférant disperser la volaille piétonnière ou même rouler sur le trottoir pour gagner du temps. Les rues sont devenues plus sûres ces dernières années, grâces à des lois plus strictes et des amendes plus salées, mais il n’est pas rare de voir des véhicules débouler à toute allure sur des voies à contresens. Les conducteurs souffrent aussi : les embouteillages sont tels qu’il faut parfois plusieurs heures pour se rendre d’un point à un autre de la ville.
La troisième Rome
Cela fait 22 ans que Moscou est mon « chez moi ». Je n’ai jamais songé sérieusement à partir, même avec la crise en Ukraine, et alors que la tutelle de Vladimir Poutine se fait chaque jour plus autoritaire. C’est ici que je suis entré dans l’âge adulte, ici que j’ai commencé à écrire, que j’ai rencontré ma femme, que j’ai écrit mes trois livres sur la Russie (et quatre autres), que j’ai été témoin de conflits armés, ici que j’ai été cambriolé (deux fois), ici encore que j’ai connu la terreur aussi bien que la fascination.
Bref, j’ai fait ma vie ici et n’ai que peu de regrets. J’ai visité Moscou pour la première fois en 1985, en touriste, et m’y suis installé pour de bon en juillet 1993. Je revenais juste de l’aventureux périple entrepris pour Siberian Dawn (« Aube sibérienne », mon premier livre) : un voyage de plus de 13 398 kilomètres en camion, train, bateau, taxi depuis Magadan, sur la mer gelée d’Okhotsk, jusqu’en Ukraine et en Pologne, à travers la Sibérie et la Russie méridionale. Épuisé par mon errance de plusieurs mois, mais épris d’histoire, de littérature et de langue russes, je me suis installé à Moscou dans une période mouvementée de manifestations anti-Eltsine, de paupérisation généralisée (aussi connue sous le nom de « réformes pour une économie de marché »), de fusillades de la mafiya et, par-dessus tout, de risques de guerre civile. Cette dernière menace ne prendrait fin que lorsque le Kremlin enverrait ses chars pilonner les opposants retranchés dans le parlement. J’avais alors le sentiment, tout comme aujourd’hui, que Moscou rayonnait de puissance et d’énergie désordonnée : toujours sur le qui-vive, elle est le seul endroit en Russie qui compte pour le reste du monde. Ce n’est pas par hasard que ses plus fameux monuments – le Kremlin, la Place rouge, le mausolée de Lénine – symbolisent la puissance de l’État et forment le cœur de la ville. Les grandes artères qui desservent ces symboles de pouvoir n’ont pas été conçues pour les Ferrari et les promenades nocturne à la Dolce Vita, mais pour les chars d’assaut T-90 et les parades militaires. Ces parades donnent corps à des ambitions façonnées par plus d’un millénaire de christianisme oriental, plus récemment incarnées dans une forme de communisme messianique et zélé. Pendant des siècles, après la chute de Constantinople aux mains des Turcs en 1453, les chrétiens orthodoxes, privés de leur capitale spirituelle, se sont tournés vers Moscou : elle était, selon l’adage, le « gardien de la foi », ou encore « la troisième Rome, et de quatrième il n’y aura pas ». Le sens qu’a la Russie de sa destinée m’a toujours intrigué, et m’a enchaîné à elle.
J’étais né à Washington, et l’environnement souvent âpre et menaçant de Moscou m’intimidait.
En 1993, pour seulement 150 dollars par mois, j’ai loué un studio exigu rue Novotcheriomuchkinskaya, dans un quartier décent de la partie sud-est de Moscou, semi-industrielle et un peu sordide. La ville était encore très soviétique d’apparence, morose d’esprit, peuplée de gens que la chute de l’Union soviétique avait rendu amers, de policiers et de fonctionnaires à la corruption démesurée, d’arnaqueurs et de chercheurs d’or, de retraités accablés de chagrin. Dans la solitude, j’écrivais toute la journée. Je me consolais en regardant par ma baie vitrée, qui donnait sur un parc planté de bouleaux et de platanes. Les feuilles commençaient à jaunir au milieu d’un mois d’août déjà frisquet. Les étés étaient plus courts à l’époque. Les violences anti-Eltsine ont commencé en septembre, et le bombardement du Soviet Suprême (le parlement hérité de l’ère communiste) eut lieu début octobre, suivi d’un couvre-feu de deux semaines, de tirs nocturnes à l’arme automatique, de snipers rôdant sur les toits, d’ordres de faire halte, de cris dans le noir à ma fenêtre. Encore aucun signe des somptueuses bacchanales censées accompagner la transformation de l’économie… Je gardais la tête basse et travaillais sur mon livre. L’adaptation était difficile. J’étais né à Washington, et l’environnement souvent âpre et menaçant de Moscou m’intimidait. Même sans chars d’assaut, la ville peut encore faire cet effet de nos jours, du moins chez les nouveaux arrivants.
Le Jour de la victoire
Bien que bon marché, le métro est grandiose et bien tenu. À l’heure de pointe, aussitôt passé le tourniquet, on est emporté par la foule qui se rue vers l’un des trois escalators rapides, avant de descendre le long d’un tunnel voûté si profond que les stations servaient d’abris anti-aérien pendant la Seconde Guerre mondiale. Des employés en uniformes, postés en bas des escaliers, haranguent les usagers derrière leurs haut-parleurs : « Retirez votre sac de la main courante ! Vous là-bas, on ne court pas ! » Jusqu’à ces dernières années, les quais servaient de refuge hivernal à des sans-abris couverts de sang ou à des ivrognes au visage balafré. Pourtant, les rames de métro étaient, et sont toujours, les plus vastes et les plus propres qu’il m’ait été donné de voir de par le monde. Les trains se relaient toutes les une ou deux minutes et tombent rarement en panne. Les Russes ont envoyé le premier satellite, le premier chien et le premier homme dans l’espace. Mais demandez aux Moscovites ce dont ils sont les plus fiers : la plupart du temps, c’est de leur métro. Les rues de Moscou ne sont pas faites pour les âmes sensibles. Les travaux obligent parfois les piétons à délaisser le trottoir pour emprunter la chaussée. Des cortèges officiels passent à toute allure en klaxonnant, tandis que les policiers d’escorte, mégaphones à la main, crient aux automobilistes de dégager la voie, et vite ! (Poutine a pris l’habitude de se déplacer en hélicoptère ou de travailler dans sa résidence à l’extérieur de Moscou, ce qui tend à réduire le problème.)
Dans le temps, des escouades de babouchkas acariâtres en foulard balayaient les cours d’immeuble. De nos jours, ce sont de jeunes immigrés ouzbeks et tadjiks qui s’acquittent de la tâche, généralement avec entrain. Reliques vivantes des terribles invasions mongoles d’il y a sept siècles, ils ont fui la pauvreté et l’oppression qui règnent encore dans les pays ex-soviétique d’Asie centrale. Cette vague d’immigration ne passe pas bien auprès d’un grand nombre d’habitants. Des émeutes à caractère ethnique éclatent de temps à autre. « Ponayekhali tut », « les gens se déversent de partout », adorent dire les Moscovites. Si l’expression visait autrefois les provinciaux, elle cible aujourd’hui les migrants qui affluent de presque toute l’ex-URSS.
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J’ai fini par emménager au centre-nord de Moscou, plus prospère et agréable, dans un appartement situé entre les stations de métro Belorussky et Mayakovskaya. Le quartier abrite surtout des parcs et des terrains de jeu à l’atmosphère paisible, ainsi que des immeubles soviétiques, au prestige désormais éclipsé par les nouveaux édifices construits ailleurs en ville. Le quartier de Rublyovka, dans l’ouest de Moscou, se targue d’être parmi les plus chers du monde au mètre carré.
Ce changement d’adresse m’a conduit à proximité du pouvoir : la muraille en brique rouge du Kremlin n’est qu’à une demi-heure de marche par la rue Tverskaya. Autrefois majestueuse et imposante, la célèbre artère moscovite est désormais envahie de boutiques à la mode et de restaurants sélect. Habiter dans le centre n’a pas que des avantages. Le quartier a été au cœur des manifestations qui ont éclaté en 2011, suite à des élections législatives entachées de fraudes. Les forces anti-émeutes ont garé leurs véhicules juste au nord de la place Triumfal’naya, où ils ont affronté des foules déchaînées pendant plusieurs nuits glaciales de décembre. J’entendais le bruit des sirènes depuis ma fenêtre. Il n’y a pas si longtemps, un groupe de provinciaux sans ressources et à la rue a réussi à forcer la porte d’entrée de notre immeuble, afin de passer la nuit dans la cage d’escalier. Un jour, dans la rue devant chez moi, je suis passé à côté d’un cadavre en haillons étendu au milieu d’un parking. Personne ne semblait trop s’en soucier. Les manifestations ont fini par s’essouffler. Un jour dans l’année, cependant, le quartier se départ de son calme habituel. Le 9 mai, la parade du Jour de la victoire passe pratiquement sous mes fenêtres. Elle descend le long de la rue Tverskaya et traverse la Place rouge, exhibant ses missiles nucléaires sur leurs lanceurs, ses chars d’assaut vrombissant et ses bataillons qui défilent au pas de l’oie, comme au temps soviétique. De mon balcon, j’observe les avions de chasse et les bombardiers survoler en formation les toits des immeubles. Les Moscovites les remarquent à peine. À la nuit tombée, des feux d’artifice toujours spectaculaires sont tirés – pour le plus grand bonheur, cette fois, des habitants.
Le cycle des saisons
Les saisons ont une influence radicale sur la vie à Moscou. Bien que plus cléments que par le passé, l’automne et l’hiver peuvent toujours rendre la vie dure aux habitants, qui sont alors pris d’un accès de fièvre casanière. Heureusement, l’été est toujours là pour compenser les rigueurs de la saison froide.
Le spectre des catastrophes et des émeutes des années 1990 s’est éloigné.
Sous la lumière rose-orangée des longs crépuscules nordiques, les grandes avenues de Moscou s’improvisent alors podiums de mode : des femmes à taille de guêpe défilent en talons hauts, à longues enjambées gracieuses et pleines d’assurances, souvent en compagnie de jeunes hommes solidement bâtis. Des groupes d’adolescents profitent de la chaleur, boivent de la bière et de la vodka dans les cours d’immeuble, fument, crient, s’esclaffent jusque tard dans la nuit. Dans les années 1990 et 2000, ces jeunes étaient russes ; aujourd’hui, ils sont pour la plupart d’Asie centrale. Il n’était pas rare, à l’époque, de voir des fêtards ivres semer le trouble dans les bars et les restaurants. L’atmosphère est devenue aujourd’hui aussi policée qu’ailleurs, et beaucoup d’établissements offrent la possibilité de dîner dehors, en véranda. La dévaluation du rouble a rendu ces endroits beaucoup plus abordables, du moins pour qui possède des devises fortes comme le dollar ou l’euro. Mais mon repaire habituel demeure le Mayak, un café-restaurant chaleureux situé au sud de mon quartier, très apprécié des acteurs, des journalistes et des membres de l’intelligentsia. Pas de terrasse au Mayak, mais des éclats de rire et des prix modérés.
Quoi qu’on puisse penser de Poutine par ailleurs, ses quinze ans de règne à la tête de la Russie ont vu Moscou évoluer pour le mieux. Le spectre des catastrophes et des émeutes des années 1990 s’est éloigné, et même la crise ukrainienne n’a guère ébranlé la ville. Les Moscovites, autrefois renfrognés, se montrent de plus en plus souvent polis et souriants dans l’espace public, ce qui était encore rare il y a dix ans à peine. La jeune génération apprend l’anglais et voyage à l’étranger. Le commerçant désagréable, figure jadis incontournable, a pratiquement disparu. La cordialité tend à devenir la règle. Les images de mon expédition à travers la Russie me restent pourtant gravées à l’esprit. Elles me rappellent que la capitale russe n’est pas totalement représentative de l’arrière-pays rural et conservateur qui s’étend hors de ses murs, des confins de l’Europe jusqu’au détroit de Béring. Pour goûter à cette autre Russie, je visite souvent la galerie Tretiakov. Là, je me perds en contemplation devant les toiles d’Ilia Repine, notamment Procession religieuse dans la province de Koursk, et les paysages d’Isaac Levitan tels que Par-dessus la paix éternelle ou L’Automne doré. Ces derniers me rappellent les domaines pastoraux à la lumière douce et aux rivières paisibles, où les clochers à bulbes des églises se dressent au-dessus des forêts de pins et de bouleaux. Des espaces à la quiétude intemporelle.
À côté de ces œuvres, d’autres tableaux dépeignent la tragique histoire qui a été, et demeure le véritable legs de l’autoritarisme russe. Des toiles telles que Le Matin de l’exécution des Streltsy ou La Boyarine Morozova, du peintre historique Vassili Sourikov, viennent à l’esprit. Toutes deux illustrent des événements du règne de Pierre le Grand, le tsar moscovite qui fit passer la Russie du statut d’obscure puissance régionale à celui de grande puissance continentale, avec qui le monde doit composer mais qu’il peine toujours à comprendre. Churchill résumait la Russie en ces termes : « Un rébus enveloppé de mystère au sein d’une énigme. » Si quiconque, russe ou étranger, parvient jamais à résoudre cette énigme, ce sera depuis Moscou. Alors je reste.
Traduit de l’anglais par Yvan Pandelé d’après l’article « Moscow: Overwhelming, and Pulsing With Power », paru dans National Geographic. Couverture : Le soleil se couche sur Moscou.