CV
Thundercat n’est pas le genre de personne qu’on oublie. Je l’ai vu pour la première fois il y a neuf ans alors qu’il jouait de la basse pour Erykah Badu, vêtu d’épaulettes intergalactiques et d’un bonnet guerrier Cheyenne en plumes d’aigle. Il était impossible de dire s’il avait 23 ou 230 ans, s’il était le fils de Bootsy Collins ou de Sitting Bull, un musicien légendaire ou un héros de dessin animé afro-futuriste. Toutes les réponses n’ont pas encore été apportées, mais une chose est claire comme de l’eau de roche : Thundercat est Stephen Bruner, un bassiste de haut niveau qui a sorti quatre albums brillants sur le label de Flying Lotus, Brainfeeder. Et aujourd’hui, il les joue en virtuose sur la scène du festival Primavera, à Barcelone.
À mi-chemin entre les ouvertures du château de Bowser et la musique de George Duke, ils mêlent jazz, funk, soul et d’occasionnels morceaux de groove langoureux à des hurlements d’extase et des miaulements. Et à plusieurs reprises, Kendrick Lamar a embauché le Sud-Américain pour assurer l’architecture ecclésiastique et céleste sur laquelle repose l’album dont on a le plus parlé en 2015, To Pimp a Butterfly. « Une partie de moi n’avait pas envie de parler à qui que ce soit », dit Bruner. Il porte des bagues en turquoise, des colliers et un t-shirt de son homonyme de dessin animé sous un gilet ouvert. « Je voulais que Kendrick ait une chance d’être le premier à s’exprimer – ayant passé beaucoup de temps à travailler avec lui, je sais que tout ce qu’il fait est fait à dessein », explique le musicien de studio confirmé. « Je m’inspirais de lui, en quelque sorte. » Jusqu’à tout récemment, Thundercat, 34 ans, était un secret bien gardé au CV impressionnant.
Avant d’être en âge de voter, il a rejoint son frère, le tout aussi prodigieux batteur Ronald Burner Jr, au sein de Suicidal Tendencies. Leur père a été batteur pour Diana Ross et The Temptations, élevant ses deux prodiges du jazz entre South Central, Compton et Watts. Quand les émeutes ont éclaté, Thundercat se souvient avoir accompagné son père sur le toit de leur appartement et avoir regardé la foule mettre le feu à une station service située à proximité. Au cours des dix dernières années, Thundercat a fait la connaissance de Shafiq Husayn de Sa-Ra et il est devenu un membre permanent du cercle de musiciens qui fréquentent le studio de Silver Lake – qui a brièvement été le Los Alamos de la scène musicale underground de L.A.. Tout le monde, de Ty Dolla $ign à Badu ou Bilal, est passé par ce centre névralgique tentaculaire. Thundercat s’y est parfaitement intégré, jouant aux jeux vidéo, faisant des blagues et assurant la ligne de basse le long d’interminables sessions d’improvisation. Badu l’a débauché pour son groupe live et les enregistrements en studio de New Amerykah. « J’étais comme Billy Preston dans les Rolling Stones. “Qui est ce black avec une afro ?” » dit Thundercat en riant. « J’étais comme une petite souris dans la maison… ma basse posée quelque part, blotti dans un coin en train de jouer à la Xbox ou la Playstation. »
To Pimp a Butterfly
L’étendue des talents de Thundercat ne s’est révélée qu’après sa rencontre avec Flying Lotus. Il compare leur relation à celle de Jay et Silent Bob ; un duo inséparable et relié par télépathie au travers de leur amour pour le jazz-fusion, l’animation et les films cultes sud-coréens. L’influence et la signature instrumentale du bassiste sont partout sur les trois derniers albums de Lotus – dont You’re Dead, élu album de l’année 2014 par le magazine Rolling Stone. C’est Lotus qui a convaincu Thundercat de chanter, de faire des enregistrements solo et qui lui a présenté Lamar. Peu après la retombée du buzz de Good Kid, M.A.A.D. City, l’équipe de Lamar a appelé Thundercat pour jouer de la basse sur un morceau qui n’avait pas pu être intégré à l’album. « Ça faisait partie du processus. Il connaissait un peu mon délire mais là, il a découvert ce qu’on pouvait en faire », explique Thundercat. Il a alors commencé à véritablement collaborer avec le producteur maison de TDE, Sounwave. Ils ont pris les ébauches de Lamar et les ont travaillées jusqu’à l’effet boule de neige, jusqu’à ce que ses lignes de basse, mélange de Stanley Clarke et de Naruto, deviennent une composante intégrante de l’album. Ce sont d’immanquables gargouillements, des pirouettes, comme des trampolines qui relèvent les thèmes lourds de l’album. Direction Alpha Centauri via South Central Los Angeles.
Thundercat a incontestablement et dans une très large mesure sculpté le son de To Pimp a Butterfly. Il passait de vieux disques dans le studio, offrant un séminaire de jazz de haut niveau à Lamar : Ron Carter, Herbie Hancock, Mary Lou Williams et Miles Davis. « On a essayé quelques trucs, de voir ce qu’on pouvait partager. J’ai essayé de l’inspirer quand il m’inspirait », dit Thundercat entre deux gorgées de Sprite. « Je lui ai fait écouter “Little Church” de Miles Davis et il a dit : “Mais qu’est-ce que c’est que ce truc ?” et moi j’ai répondu : “Ça, c’est Miles Davis mec, un de ses meilleurs enregistrements.” Il disait tout le temps : “Faut que je vienne chez toi pour te piquer ces trucs.” » La ligne sonore directrice de l’album a encore basculé après que Lamar a entendu parler du fait que Thundercat avait travaillé en 2006 sur un morceau de l’album de Sa-Ra qui n’a jamais vu le jour, Black Fuzz. Immédiatement inspiré, Lamar a demandé au bassiste de faire venir Taz Arnold, qui avait entre autres assuré la production de « u », « For Sale (Interlude) » et « Momma ». Quand Thundercat parle de Lamar, on sent une véritable admiration. « Je n’ai jamais côtoyé une personne comme lui. Il est libre au point de s’en foutre. Ça sonnait bizarrement, mais il prenait le risque », raconte-t-il. « J’ai passé tellement de temps au contact de gens qui mettent toute leur énergie à essayer de ressembler à ça. Avec lui, c’était sans effort et rapide…toujours sur le moment et à l’instinct. » Thundercat évoque la session d’enregistrement de « Mortal Man », durant laquelle Lamar est arrivé peu de temps après que lui et Sounwave ont terminé l’instrumentale. « On lui a passé le morceau et il est resté là, à écouter en jouant avec ses cheveux pendant quelques secondes », raconte Thundercat. « Ensuite il a dit : “On dirait que quelqu’un t’a fait ça”, et il a décrit précisément ce qui venait de m’arriver, sans rien en savoir. Je suis resté assis tranquillement en me disant que ce salaud avait tout juste. »
Ramen
Thundercat ne s’exprime pas avec la rigueur académique à laquelle on s’attend de la part d’un vrai musicien de jazz moderne. Bien qu’il soit une encyclopédie de la musique, il préfère nettement parler de comédies ou de séries d’animation. Il est récemment allé voir le spectacle de Hannibal Buress au Wiltern de Los Angeles, et il peut faire la liste de ses comiques préférés sans avoir besoin de se faire prier : Richard Pryor, Paul Mooney, les Wayans Brothers, Louis C.K., Zach Galifianakis, Dave Chappelle, Mel brooks. C’est la version courte de la liste. L’objectif avoué de sa relation avec Lamar, en dehors de la musique, c’était de le faire rire au moins une fois pendant les enregistrements – il est fier d’y être parvenu pendant le mastering.
Peut-être qu’il devrait prendre des vacances ? Il rit et secoue la tête. Non, ce n’est pas le moment.
Si peu de gens s’attendaient à ce que Thundercat soit l’épicentre créatif de l’album numéro un du pays, ses pairs font depuis longtemps l’éloge de son talent et sa vision extraordinaires. « Il vous joue un bout de chanson et vous dites OK, et puis soudain il ajoute une mélodie et ça devient sensationnel », confit son ami et collaborateur de longue date, le saxophoniste Kamasi Washington, qui joue du ténor sur « u ». « C’est comme regarder un grand peintre devant une toile qui ne ressemble pas à grand chose, et puis il donne un simple coup de pinceau et vous vous dites : “Wow, tu voyais ça depuis le début ?” Il entend des choses dans les chansons que les autres n’entendent pas. » Son camarade de label sur Brainfeeder, le DJ/producteur The Gaslamp Killer, décrit le bassiste comme l’une des personnes les plus « claires, concentrées, équilibrées et intelligentes que vous rencontrerez jamais. Il peut jouer le jazz, la funk et la soul les plus difficiles, et enchaîner sur des riffs de punk de Suicidal Tendencies à 180 BPM. » L’excentricité sert de déguisement au virtuose. Derrière les aptitudes techniques et les blagues potaches, il y a une grande sensibilité et une grande conscience. Lorsqu’il se met à parler de son ami décédé prématurément, le pianiste Austin Peralta, le chagrin devient palpable. La minute qui suit, il fait des blagues tirées de Blazing Saddles. Il raconte être rentré chez lui à 20 h, après avoir enfin terminé le mastering de TPAB, et avoir fondu en larmes. Peut-être qu’il devrait prendre des vacances ? Il rit et secoue la tête. Ce n’est pas le moment. « L’argent, ça va et ça vient », dit Thundercat. « Mais quand on se retourne sur sa carrière, il faut pouvoir se répondre à soi-même : Est-ce que j’ai tiré le meilleur de mon temps sur Terre ? Je compte simplement suivre mon cœur et essayer de trouver Dieu dans ce que je fais et ce que je vois. »
DE INGLEWOOD À TO PIMP A BUTTERFLY KAMASI WASHINGTON RACONTE SON HISTOIRE
Le saxophoniste a sorti en 2015 un premier (triple) album stupéfiant. De son enfance à l’enregistrement de The Epic, il raconte tout en détails.
Les propos ayant servi à réaliser cette histoire ont été recueillis par Antoine Coste Dombre au cours d’un entretien avec Kamasi Washington. Les mots qui suivent sont les siens.
I. Devenir musicien
J’ai grandi dans une zone qu’on appelle South Central Los Angeles, et plus particulièrement à Inglewood, un quartier afro-américain au sud de L.A.. Musicalement parlant, j’ai grandi un peu plus au nord, à Leimert Park. Mes parents vivaient dans des quartiers agités, notamment à cause des gangs. C’est la toile de fond d’une partie de mon enfance. Cet environnement a eu de l’influence sur moi. Même s’il y avait beaucoup de crime et de violence dans ces quartiers, la musique restait très importante. Il y a de nombreuses églises, où les gens jouent de la musique. Et tout le monde en écoute et en parle. En grandissant, mes voisins me prêtaient leurs disques de jazz, il me faisaient des mixtapes. Ils étaient tous très contents que je joue de la musique, surtout du jazz. Mais encore une fois, la violence des gangs est très présente là-bas. Les jeunes sont soumis à des pressions. Il y a toujours le risque de basculer dans une vie criminelle, pour dire les choses simplement.
Mais du fait que j’étais musicien, les gangsters me laissaient relativement tranquille, ils ne m’embêtaient pas. Pour moi, la musique était une sorte de bouclier. Je passais des heures avec mon saxophone, je l’emmenais partout avec moi, j’ai l’impression qu’il me protégeait de cette violence. Malgré tout, beaucoup de membres de ces gangs étaient des mecs très cool, très sympathiques, et ils m’encourageaient. Ces encouragements m’ont influencé dans le bon sens. Quand j’étais plus jeune, j’aurais pu faire partie d’un gang, j’en avais envie. Envie de laisser s’exprimer cette part négative de moi. Mais j’ai trouvé la musique. C’est ce qui m’a permis d’en sortir, de me protéger des personnes, qui, quand elles ont réalisé que je m’entraînais sept heures par jour à jouer de la musique, ont fini par me laisser tranquille. Les musiciens, eux, étaient ravis que j’ai choisi cette voie. Tout cela a donc eu un impact considérable sur moi, en tant que musicien.
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