Les collines cachées
« Hidden Hills… une toile de Norman Rockwell derrière des murs de haute sécurité. » —Mike Davis, City of Quartz: Los Angeles, capitale du futur Vous ne pouvez que les regarder disparaître. La file de véhicules s’évanouit derrière les murs : Tesla, Ferrari, Lexus Hybrid, Hummer, limousines et, de temps à autre, Cadillac Escalade, par goût de la nostalgie. Des semi-remorques tirent en haut de colline du matériel d’éclairage et de luxueuses caravanes, destinés aux stars de cinéma. Les barrières s’ouvrent délicatement sur Hidden Hills, la résidence sécurisée habitée par les stars les plus en vue d’Amérique. Vous n’êtes pas les bienvenus. Les panneaux à l’entrée de la propriété laissent peu de place à l’interprétation : « Piétons et cyclistes doivent passer le poste de sécurité pour vérification. » « Stationnement interdit. » Si vous stationnez pendant plus de 16 secondes, vous éveillerez l’attention des agents de sécurité, occupés le reste du temps à se curer les dents avec des trombones.
Les gardes ont l’air maussade de shérifs à la retraite, sans doute frustrés de n’avoir jamais décroché un rôle dans un épisode de CHiPS. Ils se montrent parfaitement cordiaux avec les housewives botoxées à la peau blanche ou le vice-président exécutif de The Cheesecake Factory (une chaîne de pâtisseries américaine, ndt), au brushing impeccable. Mais que Dieu vous garde si vous êtes un journaliste envoyé par un tabloïd, ou un passant ignorant qui n’a vu de black card que dans un clip ou un épisode de Newlyweds. Bienvenue à Calabasas en cette veille d’Halloween 2015. Il fait grand jour et nous sommes en planque dans ma caisse, dont j’ai laissé tourner le moteur. Nous sommes en repérage, à quelques mètres de la forteresse de la pop culture américaine. Je parcours ma liste de contacts à la recherche de qui que ce soit dont les parents vivraient à Hidden Hills. « Sorry » de Justin Bieber tourne à la radio. Pour assurer ma protection, j’ai amené mon associé, Saul Santana. Il racontera mon histoire au monde au cas où mes restes seraient mystérieusement découverts dans la réserve naturelle de Chatsworth, à 25 minutes d’ici, mes membres éparpillés dansant façon « Hotline Bling ».
La question est : pourquoi ici ? Parmis toutes les enclaves à somnifère d’Amérique, pourquoi Calabasas – et plus spécifiquement ses « Hidden Hills » – est-elle devenue la plus célèbre marque résidentielle depuis Beverly Hills 90210 ? Pourquoi a-t-on installé ce Fort Knox culturel à près de 50 kilomètres du centre de Los Angeles, dans un lieu totalement isolé dont l’unique atout est son festival annuel de la citrouille ? Au second single de Justin Bieber, nous convenons d’un modus operandi. J’appuie doucement sur la pédale jusqu’au poste de contrôle. Arrivé à sa hauteur, je baisse la vitre et plante mon regard dans les yeux délavés d’un gardien au visage anguleux. « Qui venez-vous voir, messieurs ? » demande-t-il avec un sourire narquois. « Aubrey Graham », dis-je, d’un ton détaché. « Mais ses amis l’appellent “The Boy”, cherchez peut-être à ce nom-là. » « Qui dois-je annoncer ? » « Majid Jordan. » Mes chances de décrocher l’inestimable sésame sont nulles, mais comme personne n’a vu Majid Jordan depuis près de deux ans, c’est ma seule chance. Il compose le numéro de la maison de Drake, me jetant des regards furtifs et dédaigneux. C’est un territoire dangereux. Ne vous laissez pas leurrer par la torpeur des vignobles des montagnes d’Arcadie, les couchers de soleil mandarine, et par les grands espaces dans lesquels gambadent les white terriers. Faites un seul faux pas, donnez le mauvais mot de passe, garez-vous dans la mauvaise allée, et cela peut mal finir. « Monsieur Graham vous attend ? » « Techniquement non, mais on est sur son label, OVO Sound », intervient Saul Santana. « On voudrait lui parler pour connaître la date de sortie de notre album. » « M. Graham n’est pas chez lui actuellement. Je vous suggère de revenir plus tard… en étant annoncés. » Il referme sa fenêtre et nous fait signe de faire demi-tour. Notre duo de R&B canadien n’a pas fait de miracle. Je nous reconduis mollement jusqu’à notre cachette initiale, en espérant qu’une célébrité apparaisse pour briser la langueur étouffante de Calabasas le dimanche. Dans cette banlieue de rêve, l’ennui est presque obscène. Dans cet asile de fou, Kanye West est le colonel Kurtz d’Apocalypse Now, entouré de son armée de Kardashian. Il crie « l’horreur ! » lorsqu’aucun tissu n’est à son goût, ou qu’il juge le prix des jouets de ses enfants exorbitants. Hidden Hills, cette utopie aux airs de camp fortifié de 4,4 kilomètres carrés et 1 900 résidents, rassemble Jennifer Lopez, Melissa Etheridge, Jessica Simpson, la famille Osbourne, Denise Richards, Britney Spears et bien sûr, Drake – qui se vante régulièrement des soirées qu’il organise dans sa résidence surveillée de Calabasas. Ils y sont totalement en sécurité. Avant 1991, les terres de Calabasas ne faisaient pas encore partie comté de Los Angeles. Pourtant toutes les plus grandes stars y ont séjourné, de Travis Barker à Tyga, de Tori Spelling à David Hasselhoff, Justin Bieber et Selena Gomez, sans oublier Will Smith, Jada Pinkett et leur fils. C’est ici qu’était installée la résidence surveillée dans laquelle Jerry Heller, Eazy-E et Dr Dre ont un jour organisé une pool party légendaire, la première Wet N’ Wild Party.
Le mystère Calabasas
Par les vitres de la voiture, défilent les riches habitants de Calabasas. Une file de Mercedes aux vitres teintées. Un nombre incalculable de Lexus. Porsche sur Porsche sur Porshe. Et soudain, une Mercedes Classe G gris métallisé qui s’extirpe en vrombissant des murs de la citadelle. « C’est Kylie Jenner », s’écrie Saul Santana. « Comment tu sais ? » « C’est sa caisse, celle que Tyga lui a acheté. » Sans perdre de temps à cuisiner Santana, je mets le pied au plancher et la prends en chasse. Kylie fait du 55 dans une zone limitée à 35, un bras dépassant nonchalamment de la vitre conducteur, une cigarette électronique au bout des doigts.
Cette escapade était mon dernier recours.
Elle tourne à droite, vers un grand axe. C’est là qu’une Prius en fibre de carbone blanche sort de nulle part et me coupe la route. Je la double en lui faisant une queue de poisson. Le conducteur klaxonne comme un fou, mais c’est une urgence. Alors qu’elle sort pour prendre l’autoroute, une décharge d’adrénaline me parcourt l’échine et des gouttes de sueur commencent à perler sur mon front. Nous tentons de l’apercevoir à travers la vitre arrière, mais elle est teintée. La Classe G quitte brusquement l’autoroute. Calabasas est une série de culs-de-sac sans fin, cela oblige à prendre l’autoroute pour se rendre au magasin du coin. La voiture se dirige lentement vers le centre-ville et s’arrête un peu plus loin sur Calabasas Road. La porte s’ouvre, des jambes s’en échappent, terminées par des Ugg qui prennent appui sur le trottoir… Il ne s’agit pas de Kylie Jenner. Nous avons risqué nos vies en poursuivant une résidente de Hidden Hills à la quarantaine bien sonnée, qui ressemble vaguement à Vanna White. Elle disparaît à l’intérieur de Banzai Sushi. L’histoire ne dit pas si Tyga l’y attendait. Cette escapade était mon dernier recours. J’ai envoyé des mails à de nombreux acteurs et musiciens afin qu’ils m’expliquent pourquoi ils ont décidé de vivre à Calabasas. Pas un seul agent n’a répondu. Peut-être que la raison pour laquelle les célébrités veulent vivre ici est évidente. L’endroit est assez proche de L.A. pour y travailler, mais assez éloigné pour avoir l’impression de vivre à la campagne. Calabasas abritent un millier de résidences surveillées, 100 000 piscines, et le siège principal de The Cheesecake Factory. Des cerfs sauvages bondissent dans les collines envahies d’armoises, sur lesquelles tronent des centres commmerciaux. Une vacuité à l’opulence inédite.
L’immobilier y est hors de prix (les maisons de Calabasas valent en moyenne plus d’un million de dollars, et celles de Hidden Hills plus de trois millions), mais on se procure facilement des permis de construire. Les écoles sont excellentes, mais Nori (la fille de Kourtney Kardashian) n’ira certainement pas à l’école primaire publique Bay Laurel. Car des forces psychiques les poussent à s’agglutiner comme du corail, un îlot chic dans le maquis californien. Et si aucun d’entre eux ne veut parler, le seul recours est d’aller parler aux voisins.
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« 43 % de notre territoire est alloué de l’espace ouvert. C’est un décret permanent, cette zone est inconstructible, on ne peut pas y toucher. Et malgré tout vous êtes juste à côté de tout ce dont vous avez envie et de tout ce dont vous pourriez avoir besoin. Je pense que c’est pour ça que les célébrités viennent vivre ici », explique le maire de Calabasas, James R. Bozajian. Bozajian en est à sa 19e année au conseil municipal, et à son cinquième mandat de maire. Historien local amateur, il a récemment écrit la préface du livre Images of America: Calabasas. S’il y a quelqu’un de qualifié pour expliquer l’attrait de la ville aux yeux des célébrités, c’est bien lui.
« Personne ne prend vraiment racine ici, ils ne restent pas longtemps », continue Bozajian, qui porte un pantalon Dockers et un polo. « Parfois, on voit arriver des acteurs qui tentent de retrouver une existence normale. Ils achètent une maison dans une résidence surveillée et inscrivent leurs enfants dans les écoles locales. Ils essaient vraiment de s’intégrer à la communauté en ce sens. Mais la majeure partie d’entre eux ont tendance à rester distants et ne participent ni aux activités municipales, ni au festival de la citrouille de Calabasas. » Bozajian cite l’acteur Sean Astin comme une exception à ce fait. Nous parlons longuement de l’histoire de Calabasas – en résumé, une version plus glamour de l’histoire musicale de Blaine, pour ceux qui se souviennent de Waiting for Guffman. Il ne me parle pas d’observations d’ovnis ou de booms de l’industrie du tabouret, mais il est question d’Indiens Chumash et d’immigrants basques du XIXe siècle.
Park Moderne
Dans les années 1920, Calabasas a fondé la colonie d’artistes Park Moderne. Par la suite, l’endroit est devenu le décor préféré d’Hollywood pour l’Ouest sauvage ou la Géorgie d’avant la guerre de Sécession. Les collines toujours vertes qu’on peut voir dans l’émission Newlyweds sont les mêmes que celles qui ont servi de doublures a Virginia City et Dodge City dans les vieux films, où se tenait jadis le ranch Warner. C’est ici qu’a été tourné Tarzan, Le Grand National, La Chevauchée fantastique et Autant en emporte le vent. Calabasas s’est longtemps trouvée à la périphérie de la Porn Valley, qui s’étend jusqu’à Chatsworth et les collines de Woodland Hills, où l’on tournait la majorité des films X américains jusqu’à très récemment. Quand on grandit à Los Angeles, on connaît forcément quelqu’un qui a déjà loué sa piscine pour le tournage d’un film X. Quand j’étais gamin, mon coach de baseball (RIP) a ainsi contribué à lancer la série des Baise ma femme, s’il te plaît. C’est sans doute l’endroit le plus agréable de la vallée de San Fernando, mais l’image de vallée du porno la poursuit. Nous sommes à une vingtaine de kilomètres du Spahn Ranch, où la famille Manson a alterné entre orgies et complots d’assassinat. C’est ici que Jesse James Hollywood, celui du film Alpha Dog, est allé au lycée. Enfin, même si l’on sait que Lyle et Erik Menendez ont tué leurs parents à Beverly Hills, Erik jouait au tennis dans l’équipe des High Coyotes de Calabasas.
Le maire tient à souligner, et c’est compréhensible, que pour l’essentiel Calabasas est une ville tout ce qu’il y a de plus normal. C’est l’une des premières à avoir appliqué l’interdiction de fumer dans les lieux publics, et on y trouve un cimetière d’animaux ayant appartenu à des célébrités. Il y a également un « terrain de camping », à l’abri des grands arbres d’une forêt bucolique. Il comprend une piscine municipale, un spa, des jacuzzis et des courts de tennis. Ce que Calabasas appelle terrain de camping est ce que beaucoup d’autres appellent le rêve américain. Mais sans la diversité : 6,6 % des habitants de la ville vivent en-dessous du seuil de pauvreté, et le quartier de Hidden Hills où vit Drake est habité à 92,3 % par des blancs, d’après le recensement de 2010. Et c’est à peine différent à Calabasas : 84 % d’habitants blancs, avec un revenu annuel médian des ménages qui atteint presque 125 000 dollars (contre 40 000 pour la France, pour vous donner une idée).
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COMMENT CALABASAS EST DEVENU UN MYTHE PARANOÏAQUE ET SÉCURITAIRE ↓
Traduit de l’anglais par Arthur Scheuer et Nicolas Prouillac d’après l’article « Welcome To The Safe House: Unlocking The Mysteries Of Calabasas And Hidden Hills », paru dans Complex. Couverture : La propriété de Kanye West à Hidden Hills.