Par un après-midi humide du mois d’août, dans le nord de la Grèce, un groupe de familles syriennes portant des sacs de voyage descendent la pente d’une colline boisée. Harassés et nerveux, ils se rassemblent sur un parking, en face d’une petite gare. D’ici, ils apercevoir la frontière, à quelques kilomètres de là. Elle est marquée par un alignement courbe de grands arbres qui surplombent la plaine environnante. Il leur a fallu six mois pour atteindre cet endroit. Ils n’ont jamais été aussi proches de leur destination.
Le passeur, un grand type portant des écouteurs, leur fait signe de la main. Les familles rassemblent à nouveau leurs affaires, prennent leurs enfants par la main et se remettent à marcher vers la gare. Ils descendent un par un du quai sur les rails, passant devant les affaires chiffonnées et les couvertures abandonnées par ceux qui ont fait le voyage avant eux. Ce jour-là, il n’y a personne en vue. Ils marchent en file indienne le long des rails, en direction des arbres. Le chant des criquets, qui sature l’air brûlant de l’été, couvre le son de leurs pas. Ils ont déjà traversé plusieurs frontières pour arriver jusqu’ici. Mais cette fois, c’est différent. Ça ressemble au début de la fin de leur voyage. Pour eux, cela ne rimera pas avec un abris sûr en Allemagne, comme ils l’avaient espéré. Ils sont arrivés en Grèce il y a six mois, au moment où l’Europe a fermé ses frontières aux migrants. Après être restés coincés durant tout ce temps dans un pays inconnu, aux prises avec ses propres déboires économiques, ces familles syriennes ne se dirigent pas vers le nord, où gisent leurs rêves. Elles font demi-tour vers la Syrie.
Fausses promesses
En 2015, des centaines de milliers de Syriens ont franchi la frontière de leur pays pour entrer en Turquie. Là-bas, ils ont payé des passeurs pour s’embarquer dans de périlleuses équipées maritimes vers la Grèce. Ceux qui sont arrivés vivants sur ses côtes ont pris le bus, le train, voire sont allés à pied vers le nord, vers l’Allemagne. La chancelière Angela Merkel avait annoncé l’intention de sa nation de les accueillir. Une période pleine de promesses pour des millions de personnes qui cherchaient une issue au conflit brutal qui sévissait chez eux. Mais l’optimisme a été de courte durée. Les déclarations de Merkel ont engendré un violent contrecoup, tout particulièrement dans les pays d’Europe de l’Est qui ont eu bien du mal à faire face aux vagues de réfugiés arrivant chez eux. En mars 2016, les portes de l’Europe se sont finalement refermées, au nez de milliers de réfugiés éreintés.
Le temps a joué contre eux : ils sont arrivés trop tard.
Cela a commencé par la fermeture en chaîne de certaines frontières coordonnée par l’Union européenne – de l’Autriche à la Macédoine. La principale route d’accès à travers les Balkans a été coupée. Puis le 20 mars, les dirigeants européens ont signé un traité controversé avec la Turquie. Entre autres choses, il exigeait des autorités grecques qu’elles arrêtent les nouveaux arrivants et les renvoient en Turquie, considéré comme un pays en développement sûr. Ces nouvelles lois ont changé le destin de tous ceux arrivés en Grèce après la grande vague du printemps 2016, dans l’espoir d’y trouver l’asile. Quand les frontières se sont subitement fermées, ils se sont retrouvés bloqués dans un pays accablé par ses propres malheurs, incapable de répondre aux besoins de milliers d’individus soudainement pris au piège. Ils étaient autant dans le besoin que les millions de réfugiés arrivés en Europe avant eux. Mais le temps a joué contre eux : ils sont arrivés trop tard. Une atroce malchance. Les nouveaux arrivants sur les îles grecques ont été emmenés dans des centres de détention en attendant d’être entendus. Ils seront probablement expulsés. Les dizaines de milliers d’autres migrants déjà présents en Grèce ont dû intégrer rapidement un réseau de camps disséminés dans le pays. Pour ces Syriens, la vie en Grèce est rapidement devenue un fardeau quotidien, sans aucune possibilité de permettre à leurs familles de vivre dans un endroit sûr et permanent. Leurs économies épuisées depuis longtemps, ils se sont languis pendant des mois dans ces camps isolés, en attendant d’avoir accès au maigre système d’asile légal qui leur est proposé. Pour certains, la vie est si pénible là-bas que la meilleure solution semble être de rentrer à la maison.
« Donnez-moi l’argent pour payer un passeur et je rentre en Syrie sur le champ », dit Thaer Al Nahir, un réfugié syrien qui est arrivé en Grèce à la fin du mois de février. « Là-bas au moins, la mort est rapide. Ici, on meurt lentement. » Le périple d’Al Nahir vers la Grèce a commencé à l’automne 2015. Il a préparé sa famille à fuir leur maison de Deir ez-Zor, une ville de l’est de la Syrie qui a connu certains des pires affrontements entre l’État islamique, les rebelles et les forces du gouvernement. L’homme de 39 ans était policier. Il a démissionné pour ne pas prendre part à la violence qui envahissait la ville. « Les gens se sont faits des choses terribles les uns aux autres, avec leurs armes », raconte-t-il. « Je ne voulais rien avoir à faire avec ça. Je ne voulais rejoindre aucun camp – ni celui d’Assad, ni l’EI, ni l’Armée syrienne libre. » Il est devenu fermier et parvenait à gagner assez d’argent pour soutenir sa famille, jusqu’à ce que la guerre prenne des proportions terrifiantes. Après qu’une bombe a frappé la maison voisine, il a décidé qu’il n’était plus possible de rester. « Il fallait qu’on parte, pour les enfants », dit-il. Son plan, comme pour beaucoup d’autres, était de se rendre en Allemagne pour demander l’asile. Mais il fallait d’abord qu’ils sortent vivants de Deir ez-Zor : la ville était encerclée par l’EI. Les passeurs qu’il a payés ont caché la famille sous des draps à l’arrière de pick-ups remplis de fumier. La femme d’Al Nahir, Darin, et leurs trois enfants – Mohammed, cinq ans, Abdoullah, quatre ans, et leur petite fille de deux ans, Shahid – étaient dans un des camions. Les passeurs ont fait monter Al Nahir à l’arrière d’un autre.
Ils ont roulé à travers la ville ravagée par la guerre et ont croisé la route de miliciens armés, qui ont forcé les camions à s’arrêter sur le bas côté. C’étaient des membres de l’EI. Depuis son camion, Al Nahir a entendu un homme frapper sur les formes cachées sous les draps, à l’arrière de l’autre pick-up. Il s’est risqué à regarder et a vu l’un des hommes braquer une mitraillette sur le petit Abdoullah. « Mon fils, c’était mon fils », se rappelle-t-il, les yeux pleins de larmes. « Je n’ai pas pu me contrôler et j’ai sauté hors du camion pour tenter de le sauver. » Les hommes ont tourné leurs armes vers Al Nahir. Il s’est enfui en courant. Les combattants ont enlevé sa femme et ses enfants. Ils les ont conduits dans un tribunal de Daech, à 65 km de là. Par chance, un des gardes aux portes du bâtiment – « un type bien » – leur a donné une opportunité de s’échapper. La mère et les enfants ont couru aussi loin et aussi vite qu’ils ont pu. Il était sept heures du matin. Ce n’est qu’à trois heures de l’après-midi que la famille est arrivée hors d’haleine à la planque du passeur. Al Nahir était là. Ils avaient tous survécu. C’était un miracle. Il s’agissait là de leur première tentative de s’échapper de Deir ez-Zor. Il a fallu à la famille d’Al Nahir une semaine et quatre tentatives avant de parvenir à atteindre la frontière turque. Mais la Turquie n’était qu’un début. Al Nahir a dû payer un autre passeur pour se rendre de la Turquie jusqu’aux îles grecques. Par une nuit de tempête en février, les passeurs ont entassé sa famille dans un canot en plastique avec 56 autres réfugiés. Il était quatre heures du matin, le vent était déchaîné et la pluie tombait.
Quelques temps après, ils se balançaient violemment sur les flots. « Le bateau était ébréché et l’eau nous montait jusqu’aux genoux. Les gens vomissaient. Une femme s’est cassée la jambe. » Après sept heures terrifiantes en mer, ils ont atteint l’île de Lesbos. « Pourquoi quiconque devrait endurer un voyage pareil ? » demande Al Nahir. « Il n’y a aucune raison. C’est inhumain. » Mais ils étaient enfin en Europe. Ils pensaient que le pire était derrière eux. Nahir avait encore environ 250 euros en poche. Assez pour faire le voyage de Grèce en Allemagne, d’après ses calculs. Il avait entendu que c’était l’affaire de quelques jours. C’était il y a sept mois. L’argent a depuis longtemps disparu et la famille d’Al Nahir est toujours coincée en Grèce.
Le chaos grec
Al Nahir est en colère contre les dirigeants européens, qui traitent les réfugiés « pires que des chiens ». Ce qui le rend le plus furieux, c’est l’hypocrisie derrière la fermeture des frontières. Ceux qui ont les moyens de s’offrir les services d’un passeur les franchissent facilement. « Combien de gens ont payé des passeurs et sont arrivés en Allemagne après la fermeture des frontières ? Et les gens qui n’ont pas d’argent ? Nous sommes coincés en Grèce. Avant, on pensait que la justice régnait en Europe, que tout le monde y était traité équitablement. » À présent, il dit se trouver plus mal ici qu’il ne l’était en Syrie. « Nous sommes devenus des jouets ridicules, c’est une horrible farce. » Les Syriens représentent environ la moitié des 50 000 réfugiés présents en Grèce métropolitaine, depuis la fermeture des frontières au mois de mars. Ils ont deux façons d’accéder à la protection internationale : l’officielle ou la clandestine. La première étape de la voie légale est de s’enregistrer auprès du Service grec de traitement des demandes d’asile. Ceci fait, ils peuvent demander à bénéficier du programme de relogement de l’UE (ouvert aux Syriens mais pas aux Afghans ou aux Irakiens), du regroupement familial (s’ils ont un membre de leur famille proche dans un pays européen) ou de l’asile en Grèce.
Les Syriens peuvent demander un asile permanent en Grèce, mais peu choisissent de le faire.
Le processus est éprouvant et terriblement lent. Le service grec de traitement des demandes d’asile ne dispose que d’un maigre budget et de peu de personnel, depuis le début de la crise. Il n’a reçu qu’une petite part du budget supplémentaire et des ressources humaines promis par l’Union européenne. Résultat, pendant des mois il n’a pas enregistré beaucoup de réfugiés. Au départ, le seul moyen de s’enregistrer était d’utiliser Skype. Le système fonctionnait rarement, attisant la frustration parmi les réfugiés comme Al Nahir, qui appelait à l’heure prévue mais n’avait jamais personne au bout du fil. Une deuxième tentative lancée en juin pour inscrire les gens résidant dans les camps et quelques autres sites est parvenue à enregistrer 27 592 Syriens, Afghans et Irakiens. Mais ils doivent encore attendre des mois pour obtenir un rendez-vous. Poussés à bout par la bureaucratie, des milliers d’entre eux choisissent de ne pas s’enregistrer. La Grèce est depuis longtemps une porte d’entrée pour les migrants qui cherchent à atteindre l’Europe. Le pays lutte pour faire face à toutes les demandes d’asile. En raison du nombre écrasant d’arrivées l’année dernière, l’UE a temporairement suspendu une loi appelée système de Dublin, qui stipule que les pays où arrivent les migrants en Europe sont responsables du traitement de leurs demandes d’asile. Ils espéraient ainsi soulager quelque peu la Grèce.
Puis en septembre 2015, l’UE a annoncé un plan de relogement d’urgence prévoyant de déplacer 160 000 réfugiés présents en Grèce et en Italie, proportionnellement entre les 28 États membres de l’Union européenne. Ce plan de relogement aurait dû permettre à Al Nahir et aux milliers de Syriens coincés en Grèce de se réinstaller. « Le concept de relogement est viable, c’est ce qui doit être fait », affirme Eugenio Ambrosi, le directeur européen de l’Organisation internationale pour les migrations. Si le plan avait été mis en place en 2014, quand les chiffres ont commencé à s’envoler, il estime que « nous n’aurions pas eu les problèmes que nous rencontrons désormais en Italie et en Grèce ». Mais le manque d’information sur le programme retarde les délais d’enregistrement, et le fait que les candidats ne puissent pas choisir leur pays de destination limite son attrait. En outre, les pays membres de l’Union européenne n’ont pour la plupart pas tenu leurs engagements. Sur les 160 000 promesses de relogement, au 6 octobre seuls 4 603 réfugiés avaient été transférés de Grèce vers un autre pays européen, et 1 268 depuis l’Italie. Soit moins de 4 % de ce qui était annoncé.
« Les chiffres sont embarrassants pour l’Union européenne », dit Hugh Williamson, directeur des départements Europe et Asie centrale de Human Rights Watch. « Il est triste de constater qu’il y a si peu de solidarité – envers des gens qui ont fui la guerre et risqué leur vie pour venir en Europe, mais aussi envers la Grèce et l’Italie. » Le programme de relogement oblige légalement les États membres de l’UE, mais de nombreux pays s’y opposent, activement ou non. Le Danemark et le Royaume-Uni se sont tout simplement désengagés. La Hongrie, la Slovaquie et la Pologne ont pour leur part pris une position résolument populiste : « Ils ont utilisé la crise pour renforcer les sentiments nationalistes et xénophobes », dit Williamson. D’autres pays « se sont rangés derrière ces positions pour différer leur engagement dans le processus. » Avec si peu de pays prêts à allouer des places et organiser le transport pour le déplacement, Williamson doute que le programme se révélera plus efficace dans les mois à venir. Pendant ce temps, les conditions de vie déplorables des réfugiés en Grèce constituent une véritable crise humanitaire. Selon lui, ne pas reloger les réfugiés hors de ces camps dans d’autres pays de l’UE est « un manquement au respect de leurs droits ». « La négligence délibérée dont font preuve l’UE et de ses États membres dans la mise en place d’un système efficace de relogement pour ces gens, qui sont venus chercher la protection et la sécurité, prolonge et intensifie leur souffrance », explique Émilie Dubuisson, directrice du plaidoyer pour Médecins sans frontières en Grèce, qui a publié en octobre un rapport sur les conditions désastreuses sur place.
« La tension et la frustration grandissent quotidiennement », dit Liene Veide, porte-parole pour l’UNHCR à Thessalonique. « Les conditions de vie difficiles, le flou dans lequel on les laisse concernant les étapes du relogement : tout cela rend la situation très compliquée. » Le programme vient en aide à si peu de gens qu’il perd rapidement en crédibilité, affirme Ambrosi. « Les réfugiés et les migrants à qui il devrait bénéficier perdent espoir. »
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L’été dernier, quand la plus grande vague de réfugiés depuis la Seconde Guerre mondiale a atteint les côtes des îles Égéennes, la Grèce était dans la cinquième année de sa crise. Le pays est parvenu à éviter le « Grexit », mais il a dû signer un troisième plan de sauvetage à plusieurs milliards d’euros, accompagné de nouvelles mesures d’austérité accablantes. Le pays souffre toujours d’une croissance économique au point mort, d’une dette en roue libre et d’un taux de chômage galopant – à 23 %, c’est le plus élevé de l’UE. Certains experts affirment qu’un autre plan de sauvetage sera probablement nécessaire en 2018. L’économie a chuté de 25 % dans sa globalité, une diminution similaire à celle de la Grande Dépression. Les citoyens grecs font face à une pauvreté foudroyante et à l’effondrement de leurs services sociaux. Le système de santé grec, jadis considéré comme le meilleur d’Europe, est en proie au chaos. Une coupe de 50 % dans son budget a entraîné des pénuries à tous les niveaux, des médicaments à l’équipement des médecins.
Le Dr Maria Ntasiou a lancé un centre médical communautaire dans le centre d’Athènes en 2013, l’un des 40 centres de ce genre dans la ville (il y en a 60 dans le pays). Ils accueillent les Grecs aussi bien que les migrants et les réfugiés : quiconque est dans une situation critique et n’a plus aucun filet de sécurité. Ces centres bénévoles offrent des soins médicaux de base et des médicaments, ainsi que de la nourriture, des vêtements et d’autres denrées. Les cantines collectives administrées par les églises et des associations de quartier servent de la nourriture gratuitement aux nécessiteux qui se sont multipliés partout dans la capitale. « J’ai rencontré des tas de Grecs avec de belles maisons et un emploi qui, du jour au lendemain, ont sombré dans la pauvreté », dit-elle. « Ils ont tout perdu. » Le chômage chronique, ajouté à une hausse des impôts et des taxes généralisée, fait que de nombreuses personnes sont dans l’incapacité de payer leurs factures. Pour les 1,2 millions de retraités, la situation est tragique.
Près de 60 % de cette population fragile vit avec moins de 750 euros par mois. Même si le gouvernement grec a récemment promulgué une loi garantissant aux chômeurs et aux réfugiés l’accès aux soins et aux médicaments, Médecins sans frontières affirme que cela ne peut pas tenir. « Les hôpitaux grecs doivent lutter pour répondre aux besoins des gens d’ici comme des migrants, à cause du manque de ressources financières et de personnel. » En tant que médecin, Ntasiou confesse qu’il est atroce d’assister au déclin de la santé de toute une population, depuis le début de la crise économique. Les taux d’infarctus, de mortalité infantile, d’asthme, de tuberculose et de dépression ont tous augmenté. Le taux de suicide a bondi de 30 %. À présent, la plupart des programmes sociaux non-officiels, mis en place pour pallier à l’effondrement de la sécurité sociale grecque, s’occupent aussi des réfugiés, particulièrement dans les centres urbains comme Athènes ou Thessalonique. Les Syriens n’ont pas tort de douter qu’ils pourront un jour construire leur avenir en Grèce. Ils ont la possibilité de postuler pour un asile permanent dans le pays, mais peu choisissent de le faire. « J’ai beaucoup d’affection pour le peuple grec », dit Al Nahir. « Mais beaucoup de Grecs sont aussi pauvres que nous. Ils n’ont plus rien à donner. »
Softex
Le manque de ressources du dispositif d’accueil grec n’est peut-être nulle part plus apparent que dans les camps de fortune dressés à la hâte pour accueillir les réfugiés et les migrants. Durant trois mois, Al Nahir et sa famille sont restés à Idomeni, un village situé à la frontière nord de la Grèce, qui s’est rapidement transformé en ville-camp de 14 000 personnes, à l’intérieur et autour de la gare. Certains vivaient dans des voitures-lits abandonnées, d’autres réussissaient à se faire une place dans les bâtiments de la gare. D’autres encore ont planté leurs tentes sur les rails. La famille d’Al Nahir s’est installée dans un champ à proximité. Enfin, ils étaient des centaines entassés sous les tentes montées par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR). Comme tous les autres réfugiés, Al Nahir espérait que la frontière se rouvrirait et que sa famille pourrait continuer son périple vers le nord. Mais ils n’ont jamais pu la traverser. Les organisations humanitaires fournissaient de la nourriture, des vêtements et des soins médicaux de base dans le camp improvisé. Les champs étaient inondés à chaque pluie. Ils grouillaient de serpents et de scorpions. La vie à l’intérieur du camp est devenue insoutenable pour la famille en mai dernier, quand une manifestation organisée par des militants a dégénéré en affrontements violents avec les autorités grecques. La police a recouvert le camp d’un épais nuage de gaz lacrymogène. « Je suis triste d’avoir fait vivre ça à mes enfants », dit Al Nahir en regardant une photo prise cette nuit-là sur l’écran de son téléphone. Elle montre ses trois enfants, leurs visages enveloppés dans des bandanas pour les protéger. « À chaque fois que je la regarde, je songe au fait que nous avons fui la Syrie pour en arriver là… »
« En Syrie, je vivais dignement », poursuit-il. « Je mangeais grâce à l’argent que je gagnais. Là, ce n’est pas une façon de traiter les gens, ils devraient avoir honte. » La rumeur a commencé à courir que les autorités syriennes prévoyaient de fermer le camp. Le gouvernement voulait rouvrir le passage des trains entre la Grèce et les Balkans. L’absence de circulation ferroviaire coûtait aux commerces grecs des millions d’euros, de l’argent dont le pays avait réellement besoin. La Grèce s’inquiétait aussi des activités criminelles au sein du camp, et espérait freiner les passeurs qui continuaient d’emmener illégalement certains groupes de réfugiés d’Idomeni de l’autre côté de la frontière, en Macédoine. À l’aube du 27 mai, des centaines de policiers en tenues anti-émeute ont commencé à évacuer le camp et forcer les 10 000 réfugiés y vivant encore à se déplacer vers des camps officiels à plus de 200 kilomètres de là. Ils sont administrés par la police et l’armée grecque, en périphérie de Thessalonique. Du haut de ses cinq ans, Mohammed commence à tenir tête à ses parents. Il accuse son père d’avoir menti à propos de l’Allemagne. « Qu’est-ce que je peux dire ? Il a le droit de s’interroger », dit Al Nahir, « car je lui ai promis de l’emmener en Allemagne et de l’éduquer – pas de rester ici à attendre interminablement des papiers, sans aller à l’école. » « Un enfant est comme de la pâte à modeler, vous pouvez le façonner. S’il va à l’école, son cerveau sera plus réceptif. Sinon, c’est impossible. J’ai peur que cette expérience ne nuise à sa personnalité. » Akmed est un réfugié syrien qui, avant de venir en Grèce, travaillait comme couturier au Liban pour venir en aide à sa famille en Syrie. Lui aussi a songé à retourner là-bas. « Je ne vais pas vous mentir », dit-il. « J’étais sur le point de rentrer en Syrie. J’aurais rejoint l’armée d’Assad, pour le salaire. »
La famille d’Akmed – ainsi que neuf autres familles de réfugiés – vit dans un hôtel près de la gare de Thessalonique, payé par un programme de l’UNHCR. Par une chaude soirée d’été dans un des coins du toit de l’immeuble, ils ont dressé une cabane en bois couverte de papier bitumé et d’antennes, qui leur sert de lieu de rassemblement. C’est là qu’il me raconte sa première expérience dans un camp de réfugiés en Grèce. Jusqu’il y a peu, Akmed vivait à Softex avec sa femme, sa fille de un an, son garçon âgé d’un mois et sa sœur, paralysée à cause d’une maladie infantile. Softex est un des 11 camps de réfugiés en périphérie de Thessalonique qui ont été montés par le gouvernement plus tôt cette année. « La nourriture, les toilettes… on ne peut pas vivre comme ça », dit-il. « Tous les jours, des groupes se rassemblent pour parler de rentrer en Syrie. Je connais beaucoup de gens qui repartiraient s’ils avaient de l’argent. » Si sa famille n’était pas entrée dans le programme de l’UNCHR, Akmed aurait fait de même. Mais pour l’instant, ils vivent en sécurité à l’hôtel, où ils reçoivent trois repas par jour dans la cafétéria, avec les clients de l’hôtel. Comme Al Nahir, il s’est enregistré auprès du programme de relogement et ne sait pas quand il aura des nouvelles – s’il en a un jour. Pour le moment, ce logement décent rend son attente moins pénible.
Akmed a quitté la Syrie pour ne pas avoir à se battre, mais il explique que c’est en combattant au sein d’un des camps – celui d’Assad, l’EI ou l’ASL – qu’on a le plus de chance de gagner un salaire en Syrie, au vu de l’économie actuelle. Pourtant, il y a une autre raison pour laquelle les Syriens rentrent chez eux, selon lui. « C’est à cause de l’humiliation qu’on vit ici. » Il dit connaître plusieurs hommes de Softex qui sont retournés en Syrie pour devenir soldats, « pour se sentir puissants à nouveau ». Quelques jours plus tard, Akmed propose de m’emmener à Softex. « C’est la zone des moustiques de Thessalonique », explique le chauffeur de taxi alors que par la fenêtre défilent des entrepôts et des parcs industriels. « Vous ne pouvez pas rester dehors ici la nuit. » Nous approchons d’un vaste hangar dressé au milieu d’un parking, cerclé d’une solide clôture.
Environ 1 500 personnes, dont la plupart sont syriennes, vivent à Softex – une ancienne usine de papier toilette. Certains sont logés dans des tentes militaires à l’intérieur de la carcasse lugubre de l’entrepôt. Une longue file de toilettes portatives borde l’un des côtés du bâtiment. Les lumières ne sont allumées que la nuit et il n’y a pas d’Internet. Cela ressemble plus à un campement de sans-abris qu’à un camp de réfugiés organisé. Akmed et sa famille dormaient dans une tente à l’extérieur, avant d’être transférés à l’hôtel. « L’odeur était nauséabonde, ici », dit-il en désignant l’emplacement. Non loin, des familles se rassemblent pour discuter sous une bâche tendue entre les tentes. « Vous voyez cette nourriture ? Elle est pourrie », dit un homme en pointant du doigt une pile de boîtes en plastique remplies de petits pois et de pâtes. La nourriture est fournie par les cantiniers de l’armée grecque, et tout le monde s’en plaint, dans la cinquantaine de camps érigés par le gouvernement en Grèce métropolitaine. Non seulement les rations sont parfois pourries, mais après des mois les gens n’ont plus les moyens d’acheter leur propre nourriture pour compléter ce menu répétitif. « Vous donneriez ça à manger à votre chien ? » demande une femme qui tient dans ses mains un paquet de petits pois grisâtres. L’air du début de soirée est rempli de moustiques, que les gens chassent de mouvements brusques. Les bras et les visages des enfants sont couverts de piqûres rouges et enflées. Une femme tient contre elle un bébé amorphe qui a été sévèrement piqué. Il aurait de la fièvre.
En dehors de ces conditions désastreuses, beaucoup se plaignent de n’avoir plus d’argent ni aucun moyen d’en gagner. « La plupart des gens sont arrivés ici avec quelques centaines d’euros en poche », dit Mouhamad Yasin, 39 ans. « Les gens n’ont plus d’argent et ils commencent à se voler les uns les autres. » Les demandeurs d’asile n’ont pas le droit de travailler en Grèce, où il n’y a de toute façon pas de travail. La nuit précédente, raconte le groupe, un autre réfugié a tenté de voler deux femmes syriennes pendant qu’elles dormaient dans leur tente. « Je me suis mise à crier pour l’arrêter », dit une femme. « Nous sommes las. Nous voulons simplement sortir d’ici. » Un homme intervient : « Ici, tous les Syriens ont un couteau dans leur poche pour se protéger. » La situation dans les camps est mauvaise depuis le début. Mais au cours des derniers mois, les réfugiés ont commencé à exprimer davantage leur agacement. Leur détermination à sauver leur vie a engendré l’épuisement, l’humiliation et maintenant la rage. « Nous avons déjà perdu tout ce que nous avions de précieux. Nous n’avons plus rien à perdre », dit Allaf. « Si nous ne pouvons pas aller en Allemagne, affrétez des vols, redonnez-nous tout ce qu’on a dépensé pour venir ici et renvoyez-nous en Syrie. » Ils racontent les histoires d’autres Syriens qui ont abandonné et sont retournés en Syrie en retraversant la Turquie. Une femme montre des photos d’un groupe de personnes nageant dans la Maritsa vers la rive turque – une famille avec six enfants qu’elle a rencontré au camp. Ils lui ont envoyé les images de leur traversée. Les photos montrent le groupe flottant dans l’eau, sans bateau. Ils sont parvenus à traverser, submergés par les eaux, en s’accrochant à une ceinture de bouteilles en plastique vides enroulée autour de leurs tailles, en guise de dispositif de flottaison.
Depuis ma visite à Softex, les conditions là-bas et dans les autres camps n’ont fait qu’empirer.
Elle aussi dit qu’elle pourrait partir bientôt. Les risques qui l’attendent au pays sont pour elle un moindre mal comparé aux dangers qui la guettent dans les camps de Grèce. « Je n’ai pas fui la guerre pour atterrir là-dedans. Je suis partie en quête d’un endroit sûr pour mes enfants. Mais s’il n’y en a pas, la Syrie vaut mieux que ça. » Allaf et les autres membres du groupe affirment tous que s’ils ne peuvent pas se rendre en Allemagne, ils rentreront en Syrie. Mais, comme Al Nahir, ils ajoutent qu’il n’ont pas l’argent pour payer un passeur. Cela ne fait qu’alimenter leur colère. « Ici, tout n’est qu’humiliation », dit Allaf. Depuis ma visite à Softex, les conditions là-bas et dans les autres camps n’ont fait qu’empirer. En août, les ONG présentes à Softex ont découvert que des enfants – certains avaient tout juste sept ans – avaient subi des abus sexuels perpétrés par des « gangs » à l’intérieur du camp. Le manque de surveillance, surtout la nuit, a contribué à la montée du crime et des abus. Des bagarres se déclenchent entre individus de différentes nationalités, qui doivent cohabiter dans des circonstances difficiles. Les femmes, les enfants et les mineurs non-accompagnés sont particulièrement vulnérables. Quant aux mineurs transférés des camps vers un système de refuges grec saturé, ils vivent « dans des conditions dégradantes », selon Human Rights Watch. Alors que l’hiver approche, « la pluie et le froid rendent les conditions de vie plus difficiles qu’avant. De nombreux camps ont déjà été inondés », explique Émilie Dubuisson, de Médecins sans frontières. « Des centaines de millions d’euros ont été injectés en Grèce. Malgré ça, les autorités grecques et les États membres de l’UE ne parviennent pas à assurer des conditions de vie décentes à ceux qui cherchent la protection internationale. » Le 1er octobre, les résidents de Sindos Karamanlis, un autre camp situé près de Softex, ont envoyé une lettre au ministre de l’Immigration grec Ioannis Mouzalis. Ils demandent des mesures d’hivernage, une nourriture et des soins médicaux de meilleure qualité, ainsi qu’un traitement plus rapide des demandes d’asile. Elle aborde les problèmes dont souffrent tous les camps.
Nous, les résidents du camp de Sindos Karamanlis, demandons la satisfaction de nos besoins fondamentaux pour que nous puissions vivre temporairement comme des êtres humains :
1. Une nourriture de meilleure qualité si possible. Une solution alternative pourrait être la mise en place d’une allocation alimentaire hebdomadaire pour que nous puissions acheter notre propre nourriture fraîche.
2. Avec l’hiver qui approche, nous avons besoin d’eau chaude dans les douches des camps.
3. En cas d’urgence médicale, nous sommes forcés d’attendre deux heures ou plus pour une ambulance. Nous demandons à ce que les délais d’intervention soient réduits car cela peut entraîner des décès.
4. Nous avons désespérément besoin d’un dispositif anti-moustiques, étant donné que nous sommes installés près d’un marais et des égouts. Le camp est infesté, tous les enfants sont couverts de marques sévères des pieds à la tête.
5. Nous avons besoin d’équipement de cuisine.
6. Accélérez les procédures de relogement et de regroupement familial car nous mourons à petit feu.
7. Permettez aux volontaires indépendants et aux journalistes d’accéder au camp.
8. Le sol de béton dans l’entrepôt est extrêmement froid, nous avons désespérément besoin d’isoler l’intérieur des tentes avec des tapis chauds en prévision des mois d’hiver.
9. Nous avons besoin de plus de couvertures.
10. Nous avons besoin de chauffages dans le camp.
11. Nous avons besoin de réparer le toit de l’entrepôt car la pluie tombe sur les tentes. Nous ne souhaiterions à personne de vivre dans ces conditions, c’est pourquoi nous vous demandons gentiment de bien vouloir satisfaire ces besoins essentiels.
Signé, les résidents du camp de Sindos Karamanlis.
250 €
Le peu de recours légaux accessibles aux réfugiés, les conditions de vie déplorables dans les camps et la crise économique grecque poussent de nombreux Syriens à se tourner vers la source d’aide la plus sûre : les passeurs. C’est une ironie cruelle, les mêmes réfugiés qui ont payé des passeurs plusieurs milliers de dollars pour se rendre en Grèce n’ont à présent d’autre choix que de repayer des passeurs pour faire le chemin inverse.
À environ 1 000 euros par personne la place pour passer de Turquie en Grèce dans un canot branlant, les 60 000 réfugiés qui se trouvent à présent en Grèce ont contribué à l’économie de la contrebande à hauteur de 60 millions d’euros. Compte tenu du nombre de gens qui sont arrivés en Grèce entre janvier 2015 et juillet 2016 – près d’un million –, ces bénéfices planent au bas mot à un milliard de dollars. Et cela ne vaut que pour ceux qui traversent la mer Égée. Un ticket de ferry pour aller de Turquie à l’île de Lesbos, pendant ce temps, ne coûte que 10 euros. « Si l’Europe avait mis en place une procédure de contrôle viable et utilisé les ferrys pour emmener les gens en sécurité sur ses côtes, cela aurait porté un coup fatal à leur business model », explique Bill Kerlick, qui dirige le programme de réfugiés de Human Rights Watch. L’un des principaux objectifs visés par les législateurs européens en négociant des traités de migration avec des pays tiers, comme l’accord UE-Turquie (d’autres sont en cours de négociations avec l’Afghanistan, la Libye et d’autres), est de combattre les réseaux de contrebande. Mais « si l’on veut s’attaquer à la contrebande et au trafic, c’est leur marché qu’il faut leur sucrer », dit Ambrosi. « Le marché est créé par l’absence d’un moyen légal de venir en Europe. » Il est difficile d’estimer le nombre de réfugiés et de migrants en Grèce qui ont payé des passeurs pour arriver en Europe, ou pour retourner en Turquie et en Syrie. Mais les histoires ne manquent pas. L’opération n’a rien de secret. Chaque réfugié, dans chaque camp, chaque hôtel, chaque parc municipal sait où se trouvent les passeurs et comment les contacter. Si vous avez l’argent, c’est plus facile et plus rapide et que s’enregistrer et de candidater pour un relogement. Pour le bon prix, en quelques jours à peine, un passeur peut fournir à un réfugié une fausse identité qui peut être utilisée pour quitter la Grèce. Les autorités européennes attrapent une bonne partie d’entre eux. Mais certains parviennent à passer. Un réfugié syrien raconte qu’il a tenté de prendre l’avion à l’aéroport d’Athènes avec un faux passeport 17 fois avant d’y arriver. Il est à présent en Autriche. J’ai parlé à trois autres Syriens qui ont réussi à prendre l’avion depuis la Grèce à leur première tentative. On leur a accordé l’asile en Allemagne.
C’est ainsi que le business des trafiquants d’êtres humains prospère. Un récent rapport de l’Overseas Development Institute révèle que le pourcentage de demandeurs d’asile arrivant en Europe par des moyens illégaux est en hausse. Le rapport compare le nombre de gens arrivant par des voies maritimes surveillées par l’Organisation internationale pour les migrations et l’UNHCR avec le nombre de demandes d’asile faites dans les pays européens. L’écart est stupéfiant. En 2015, les chercheurs ont découvert que 35 % des 1,7 millions de demandeurs d’asile étaient arrivés clandestinement – que ce soit par avion en utilisant de faux papiers, par la terre en soudoyant des fonctionnaires aux frontières, ou en prolongeant illégalement leurs visas.
En 2016, dans la foulée de l’accord UE-Turquie et d’une hausse de la sécurité aux frontières, le nombre global d’arrivants et de demandeurs d’asile a baissé. Mais d’après le rapport, 65 % des 890 000 demandes attendues cette année seront faites par des gens arrivant par des moyens clandestins, souvent en s’offrant les services d’un passeur. Près d’un tiers – 197 000 – seront syriens. Certains possèdent du liquide et seront parvenus à contourner le processus de demande d’asile grec en profitant des connexions d’un passeur, et d’une bonne dose de chance. Pour les Syriens comme Al Nahir, en revanche, payer un passeur environ 3 000 euros par tête pour se rendre en Allemagne par les airs avec de faux papiers n’est pas une option. C’est pourquoi lui et les autres envisagent à contrecœur de payer des passeurs bien moins cher pour faire demi-tour. On ne sait pas combien de réfugiés syriens ont quitté la Grèce pour retourner chez eux ou en Turquie. Un porte-parole de l’UNHCR reconnaît que le fait que des Syriens rentrent dans leur pays est « une nouvelle tendance intéressante », mais il n’a pas de chiffres concrets. La police grecque surveille de près les sorties irrégulières du territoire en direction de la Turquie, mais ils ont décliné chacune de mes demandes d’interview. Au cours des huit premiers mois de l’année 2016, environ 4 000 réfugiés – pour la plupart afghans, irakiens et iraniens – ont fait le chemin inverse vers leur pays d’origine grâce à un programme volontaire mis en place par l’Organisation internationale pour les migrations (IOM) en Grèce. « La plupart réalisent que l’Europe et la Grèce ne sont pas la terre promise qu’ils s’étaient imaginés », dit un porte-parole de l’IOM tentant d’expliquer leurs motivations. « Et il est plus difficile de quitter la Grèce depuis que les frontières sont fermées. Ils réalisent qu’ils n’ont pas d’avenir ici. » Les Syriens, eux, n’ont pas le droit de participer au programme : leur pays est considéré trop dangereux pour ça. Le porte-parole de l’IOM est au courant que des personnes essaient de rentrer en Syrie, mais il ne saurait dire combien.
La petite ville grecque de Didimoticho, à la frontière avec la Turquie, est un point de départ pour les Syriens qui se lancent dans cette entreprise risquée. Des hommes achetant des cigarettes à un kiosque près de la gare routière repèrent notre interprète syrien. « Eh, qu’est-ce que tu fais là ? » lui demande l’un d’eux en arabe. « Tu veux aller où ? » « En Turquie », répond l’interprète. « Je peux y arriver avec 100 euros ? » « Tu plaisantes ? C’est 250 », disent-ils. « C’est le prix que payent les gens. Si tu veux y aller pour 100 euros tu partiras dans un bateau merdique et tu vas te noyer. » Le passeur lui dit de ne pas s’en faire à propos des autorités. « Ils te renverront juste à la case départ », dit-il. « C’est comme un jeu. » Le passeur rit. « C’est rien du tout, je fais l’aller-retour tout le temps. » À la gare, tout près de là, deux Grecs faisant partie du service d’ambulance local racontent qu’ils voyaient environ 100 réfugiés arriver chaque jour à la gare, ces derniers mois. Mais depuis la tentative de coup d’État en Turquie, il y en a moins. « Un groupe tous les deux ou trois jours environ », disent-ils. Ils ne souhaitent pas en dire davantage. En ville, les gens se montrent pour la plupart réticents à parler du trafic de réfugiés. Ils admettent que des réfugiés sont passés par là, mais se taisent quand on leur demande où ils se sont installés et quelle était leur destination. Didimoticho – et toute la région frontalière en général – est la zone la plus militarisée de Grèce. L’armée et la police y sont très présentes, et elles sont les principaux employeurs. À notre hôtel, une employée sympathique a pensé que notre interprète syrien, réfugié lui-même, cherchait un passeur. « Fais attention », lui dit-elle. « Cet hôtel est rempli de policiers et d’employés de FRONTEX. » FRONTEX est l’agence européenne pour les gardes-frontières. Cet avertissement est un signe de plus que les habitants du coin sont au courant du trafic inverse.
À Athènes, Sahib Acaracs, un réfugié kurde de 20 ans venu d’Alep, raconte qu’il a tenté cinq fois de passer en Turquie, mais qu’il s’est fait attraper par la police à chaque fois. Il veut partir parce qu’il n’a pas pu postuler pour une demande d’asile et qu’il ne voit aucun avenir pour lui en Grèce. Il n’a plus d’argent et ne sait pas ce qu’il va faire ensuite. D’autres ont eu plus de chance. L’un des réfugiés syriens que j’ai rencontrés à Athènes échangeait des messages avec un homme qu’il avait rencontré à Idomeni, qui est à présent de retour à Alep. L’homme en question raconte qu’il a traversé la Maritsa sans souci en bateau, avec environ 75 autres personnes. D’autres auraient fait la traversée à la nage. Median Hilal est syrienne et vit à Sindos, un des camps situés dans la zone industrielle infestée de moustiques qui entoure Thessalonique. Sa fille et son époux y vivaient aussi, mais ils sont retournés en Syrie en juillet. « Son mari connaissait un passeur qui a tout arrangé », dit Hilal. « Ils ont marché pendant deux heures dans la forêt avant de trouver le bateau. » Le couple avait prévu d’aller en Allemagne avec Hilal et le reste de la famille, mais « les conditions de vie étaient trop difficiles ici, c’était trop de pression psychologique », explique-t-elle. Même avec tout ce qu’il se passe en ce moment en Syrie, elle dit que sa fille est « mieux là-bas qu’à Idomeni ou à Sindos ».
C’est la fin du mois d’octobre dans un camp de Kavala, au nord-est de la Grèce. Ali Borsan, 47 ans, et son neveu de 17 ans tremblent de froid la nuit. On leur promet des chauffages depuis des mois. « C’est surtout dur pour les gens malades et les enfants », dit Borsan. Quand Borsan est arrivé à Kavala en mars de cette année, il y avait 400 autres réfugiés à y vivre. À présent, ils sont moins de 100. Certains n’ont pas pu supporter les conditions de vie dans le camp, un dédale de tentes militaires entassées dans une ancienne carrière de pierres. Ils sont partis pour tenter leur chance à Athènes ou dans d’autres camps. D’autres avaient assez d’argent pour payer des passeurs et sont à présent en Allemagne. Et d’après Borsan, au moins sept familles ont abandonné et sont rentrées en Syrie. Les familles sont reparties car elles ne pouvaient plus supporter d’attendre dans ces conditions invivables, mais aussi parce que lorsqu’ils ont reçu la nouvelle de leur relogement, elle n’était pas bonne. Ils seraient envoyés en Roumanie, en Lituanie ou en Bulgarie. « Ils préfèrent rentrer en Turquie ou en Syrie », dit Boran, « car les réfugiés qui sont allés avant eux en Roumanie leur ont dit que les conditions de vie étaient déplorables pour les réfugiés, sans parler du fort taux de racisme. » Borsan espère encore que lui et son neveu seront relogés en Allemagne. S’ils sont assignés à la Roumanie, ou qu’ils se retrouvent séparés, il ne sait pas ce qu’il fera. « Je ne veux pas que nous perdions une année de plus de nos vies dans les camps de Grèce », dit-il. Borsan ne veut pas risquer de mettre son neveu entre les mains des passeurs. Mais il ajoute que d’une certaine manière, les passeurs font preuve de plus de compassion que les autorités et les politiciens. « Au moins, ils vous amènent là où vous voulez aller. » Pour Émilie Dubuisson de Médecins sans frontières, il est honteux que des réfugiés traumatisés qui sont venus en Europe pour fuir la guerre retournent chez eux car ils n’ont pas reçu la protection qu’ils méritent. « Les gens ne sont pas supposés retourner dans des pays dévastés par la guerre, où ils affrontaient déjà des choses terribles », dit-elle. « Les autorités grecques doivent assumer leurs responsabilités en termes d’assistance envers une population en danger sur son propre territoire et fournir, avec le soutien des États membres de l’UE, une réponse adéquate basée sur des besoins individuels. »
Al Nahir a finalement réussi à candidater pour un relogement, mais il ne sait pas combien de temps il lui faudra attendre la réponse, ni où sa famille sera envoyée. Il espère que cela marchera car c’est son seul recours légal. Il n’a pas les moyens de payer des passeurs pour emmener sa famille au nord avec des faux papiers. « Je ne peux même pas acheter des chips ou de la glace à mes enfants. » La ville natale d’Al Nahir, Deir ez-Zor, est toujours une zone de guerre éminemment dangereuse. Sept personnes, dont le mari de sa cousine, ont été tuées en août lorsqu’une bombe a frappé une maison proche de l’endroit où vivent les parents d’Al Nahir. Il dit pourtant que rentrer chez lui est une option à laquelle il songe sérieusement s’il ne reçoit pas de réponse bientôt pour son relogement. Il dit qu’il ne pourra plus tenir longtemps en Grèce. « Pour mes enfants, il faut que nous avancions ou que nous repartions. » « Je veux juste rentrer dans mon pays. Nous y pensons matin, midi et soir. »
Ce reportage a été permis en partie par le Pulitzer Center on Crisis Reporting. Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « », paru dans GlobalPost Investigations. Couverture : Des réfugiés sur une route grecque. (DR)