C’est étrange, cela arrive tout le temps. Chloë Sevigny est assise à une table en terrasse de Stingy Lulu’s, sur la place St. Mark, non loin de l’Avenue A. Elle avale une salade composée et dévore le numéro de septembre de Vogue. Au coin de la rue, à quelques pas de là, deux filles, l’une noire et l’autre asiatique, se blottissent nerveusement et la dévisagent. Elles discutent de l’âge de Chloë, qui a dix-neuf ans, et semblent se demander si elles doivent ou non s’approcher. La reconnaissent-elles du clip de Sonic Youth – celui qui a été filmé dans l’atelier de Marc Jacobs, pour tourner la mode grunge en dérision – ou l’ont-elles reconnue pour son travail de modèle pour la marque X-Girl, l’été dernier ? Peut-être l’ont-elles vue en photos dans Details, celles prises par Larry Clark, qui vient juste d’engager Chloë pour son nouveau film, Kids. Les filles passent une fois devant elle et marchent presque jusqu’au prochain carrefour avant de faire demi-tour, arrimées l’une à l’autre, avant de s’arrêter juste derrière l’épaule droite de Chloë. « Excuse-moi. » Chloë lève les yeux, entourant étroitement son buste de ses bras dans un geste de protection instinctif, comme pour réduire la surface exposée de son corps, même si elle parvient à composer un sourire timide, sceptique et indulgent tout à la fois. Ce n’est pas comme si cela ne s’était jamais produit, mais c’est toujours un peu bizarre. « Tu peux nous dire, hum, où tu as trouvé, hum, tes chaussures ? », demande l’une des deux filles. Chloë rit de soulagement. Elle baisse les yeux vers ses sandales en plastique translucide. Maintenant que pratiquement tout le monde porte de lourdes bottes crantées et des tennis plates – même les imbéciles qui vont bosser tous les jours au nord de Manhattan –, Chloë est passée à autre chose. Elle n’est déjà plus là. Et les deux filles, qui se tiennent sur le trottoir dans leurs grosses Doc Martens noires, voudraient la suivre. Chloë essaie de se rappeler où elle a trouvé ses sandales. « Je crois que c’était juste au coin de la rue, sur l’Avenue A. Je ne retrouve plus le nom. Quelque chose-quelque chose. » « Genre, de ce côté ? Par là ? » « Ouais. »
Les filles la remercient et remontent la rue pratiquement en courant. Chloë allume une Camel Light et retourne à son étude de Vogue. Regarder Chloë lire un magazine de mode évoque Alexander Woollcott engloutissant un homard à l’américaine de cinq kilos, ou Casanova effeuillant délicatement une servante. « Cette robe Marc Jacobs est superbe. … Helmut Lang est de loin mon créateur favori. … Mon Dieu, Armani est tellement vieille-fille. … Lagerfeld a ruiné la maison Chanel ; Coco n’aurait jamais fait de mini-jupes. J’ai vu un documentaire sur elle. Elle était formidable. … Je suis accro aux magazines de mode. Je les adore, mais ils sont généralement très en retard. Au moment de l’impression, la mode est déjà passée. Les revues britanniques sont bien plus en avance sur ce qui se passe dans la rue. » Chloë peut parler avec assurance de ce qui se passe dans la rue. Certains vont même jusqu’à dire que Chloë est ce qui se passe dans la rue. Outre ses sandales, Chloë porte une courte robe blanche en matière synthétique brillante, futuriste, sûrement très inflammable. Elle a pourtant quelque chose de familier (Gaultier ? X-Girl ?), même si vous ne verrez personne d’autre en porter dans la rue, du moins pas encore, à huit semaines de Halloween. Peut-être l’avez-vous vue il y a quelques années sur le dos de la petite fille de l’immeuble voisin venue frapper à votre porte avec son père, tenant son sac ouvert pour recueillir les mini Snickers. Sur sa poitrine est écrit « Cinderella » en lettres roses, au-dessus de pantoufles magiques et d’une princesse assise dans son carrosse-citrouille rose et bleu. Il ne lui manque que le masque en plastique. Mais le plus drôle, c’est qu’elle va à ravir à Chloë. Plusieurs personnes l’ont déjà interrogée à ce sujet aujourd’hui et elle leur a répondu qu’elle avait déniché sa tenue dans une boutique de fripes de Brooklyn. Deux dollars. Elle l’assortit d’un faux bracelet Chanel chiné sur Canal Street, qu’elle porte autour du biceps. À cet instant précis, elle mesure un mètre soixante-douze, pèse cinquante kilos et ressemble quelque peu, avec ses cheveux coupés courts, à Jean Seberg en plus mince. Son nez est peut-être un peu grossier, et sa posture est courbée – résultat d’une scoliose dans l’enfance –, mais cela n’empêche pas les pontes de la mode du centre-ville de la comparer à Twiggy, Audrey Hepburn ou Edie Sedgwick. Après manger, Chloë se rend chez Daryl K, une boutique à l’est de la Sixième Rue. Elle inspecte méthodiquement les présentoirs et retient une paire de pantalons blancs. « Ils me faisaient désespérément envie, mais maintenant je ne sais plus. » Elle se sent encore coupable d’avoir déjà dépensé cent-vingt dollars pour une autre paire de pantalons au même endroit. En matière de vêtements, elle n’a jamais dépensé davantage. Généralement, elle fait son shopping dans les friperies ; pas dans les boutiques vintage, qui ne sont que des friperies d’apparat, ni dans les friperies de Manhattan – oubliez Cheap Jack’s et Andy’s Chee-Pees, qu’elle considère trop affectées et terriblement surcotées. Chloë préfère certains endroits de Brooklyn et de son Connecticut natal. Il est rare qu’elle porte pour plus de dix dollars de vêtements sur elle. Peut-être parce qu’elle craint que ses sandales ne deviennent trop à la mode et se multiplient, elle marche jusqu’à Chinatown pour s’offrir une paire de sandales en résille chinoises à deux dollars.
It Girl
La première fois que c’est arrivé, Chloë avait dix-sept ans. Elle se tenait près d’un kiosque sur la Sixième Avenue, dans le Village, lorsqu’elle a été approchée par Andrea Lee Linett, la rédactrice de mode de Sassy. Linett avait été embauchée comme styliste sur une publicité pour le Jane Pratt Show, qui n’a pas fait long feu. « J’ai vu Chloë », se souvient-elle, « et j’ai immédiatement songé qu’il faudrait l’engager, mais les producteurs la trouvaient trop bizarre. » Linett l’a quand même casée dans la publicité et lui a ensuite proposé de se faire prendre en photo pour le magazine. Chloë a été photographiée mangeant une carotte, vêtue de la salopette large en velours côtelé qui avait retenu l’attention de Linett lors de leur première rencontre. À l’époque, la chevelure de Chloë lui tombait jusqu’aux fesses, et elle avait pour habitude de la fourrer sous un grand chapeau de sa création, qui évoquait la coiffe de Nefertiti. Après la séance, Linett est allée s’acheter une salopette large en velours côtelé. Pour elle-même.
Malgré cet air de puriste affectée, ce qui ressort avant tout lorsqu’elle raconte son histoire, c’est la joie intense et naïve d’avoir rencontré l’une de ses idoles.
Chloë était encore étudiante à la Darien High School — elle se faisait la malle dès qu’elle pouvait pour aller en ville. Elle répétait à ses parents qu’elle les haïssait pour l’avoir élevée à Darien, cette banlieue paumée, même si en réalité ils étaient très cool : quand Chloë s’est coupée les cheveux courts, sa mère lui a simplement dit qu’elle était très mignonne et que cela lui donnait un air français. Et son père comprenait bien son attrait pour New York, lui qui avait vécu place St. Mark et traîné au Max’s Kansas City, avant qu’il ne déménage à Darien pour le bien de ses enfants – Chloë et son frère aîné, Paul – qui le lui reprochaient à présent. L’éducation de Chloë n’avait pas été conventionnelle, pas plus qu’elle n’était l’enfant rebelle de banlieue typique. Elle avait grandi près de Long Island Sound dans un ranch en bardeaux blanc à la toiture grise qui dénotait quelque peu, au milieu de l’austérité des maisons coloniales et des grands portails victoriens. « Mon père était dans les assurances avant que sa compagnie ne soit vendue, et ensuite il s’est mis à peindre des trompe-l’œil. Il a commencé par notre cuisine, et puis il l’a fait pour d’autres gens. Il est très doué. Nous n’avons jamais eu autant d’argent que les autres. Je n’aimais pas tellement les autres enfants à Darien. » Chloë a donc commencé à venir en ville, où elle s’est retrouvée dans l’esprit des skateurs qui occupaient Washington Square Park. « Je disais à mes parents que j’allais à Greenwich ou New Rochelle. Au lieu de quoi j’allais en ville. J’ai rencontré tout le monde pendant l’été 1992. Je suis venue en ville avec deux filles du Connecticut, des amies d’enfance. On est allé à Washington Square Park et j’y ai rencontré des gens. Tous les skateurs de la ville étaient là-bas. J’y allais tous les week-ends pour passer du temps, et on créchait chez certains des skateurs. » C’est arrivé à nouveau quelques mois après la séance photo pour Sassy, alors que Chloë était en ville, à passer le temps avec son ami Harold et les autres skateurs. Alors qu’elle était assise dans la voiture d’un ami près de Washington Square, elle a remarqué une femme qui passait près d’elle, peut-être pour la troisième fois, avant de se décider à passer la tête par la fenêtre de la voiture et dire à Chloë qu’elle était photographe. Elle lui a demandé si elle voulait être dans i-D, un magazine de mode et de musique anglais qui faisait partie des revues préférées de Chloë. Pendant ce temps, les gens de Sassy avaient proposé à Chloë de faire un stage au magazine durant l’été. À la suite de quoi Sonic Youth – les parrains du rock alternatif, et peut-être le groupe le plus cool du monde – l’ont engagée pour leur nouvelle vidéo. L’idée du clip était de faire une parabole de la façon dont la Septième Avenue plagiait la mode des jeunes – l’élite copiant la rue. La mode grunge battait son plein : les mannequins défilaient dans des hommages très chics aux rockeurs dépouillés de Seattle. Qui mieux que Chloë pouvait incarner cette fille des rues branchée dont le style était copié incessamment dans les ateliers des créateurs ? « J’ai entendu parler de Chloë par Sassy », confie Daisy von Furth, vingt-cinq ans, styliste du clip et, avec l’idole grunge Kim Gordon, bassiste de Sonic Youth, créatrice de X-Girl, la ligne de vêtements pour filles rock ‘n’ roll. « Quand j’ai rencontré Chloë, j’ai tout de suite compris qu’elle était super-cool. Elle s’habillait avec des fringues bon chic bon genre, du velours très large, mais elle avait toujours le meilleur look. Ce n’était jamais des trucs de skateurs standards. Nous portions tous des vieilles fringues Fila de la moitié des années 1980, mais c’était comme si son sweat Fila était toujours mieux que le vôtre. Elle avait l’air d’un garçon de la campagne qui aurait volé chez Polo. »
Le vêtement Polo de la garde-robe de Chloë faisait partie de la tenue de fonction de son boulot au centre commercial, qu’elle avait pris lors de sa dernière année à Stamford. Chloë avait fait tous les magasins du centre commercial : « Je venais de me raser la tête et j’ai trouvé amusant que Polo soient les seuls à me rappeler. » Le jogging confortable et sportif prisé des prepsters et des conducteurs de Saab Winchester était à ce moment-là accaparé par les rappeurs et les skateurs, dans une sorte d’inversion de l’effet « Trickle Up ». « Tous les mecs hip-hop portaient des vêtements Polo à l’époque », explique Chloë. « Ils appelaient ça ‘Lo. Mais maintenant, ce n’est plus branché. Tout le monde en porte. » Tout le monde sauf Chloë. « Elle est en avance sur les autres filles », ajoute von Furth, « parce qu’elle connaît sur le bout des doigts toute l’histoire de la mode et qu’elle peut aller dans une friperie et dénicher la robe Yves Saint-Laurent, quand toutes les autres filles la prennent pour un t-shirt chelou. Si on peut le trouver à Prince Street ou à Broadway, c’est déjà fini pour Chloë. » Chloë faisait partie des modèles pour le lancement new-yorkais de la ligne X-Girl, qui s’est déroulé à Wooster Street en avril dernier – un grand rassemblement des tribus interconnectées du hip-hop, de la rave, du rock indé et du skateboard. Chloë en a été l’une des muses. « On a repris l’une de ses chemises », confesse von Furth, « et on l’a arrangée. C’était une chemise de tissu bleu qui lui allait à ravir. Lorsque nous travaillions sur notre collection d’automne, je lui ai fait essayer des choses. Parfois, je me dis : “Ça, c’est vraiment pour Chloë.” » À cette époque, Chloë a posé pour un numéro mode de Paper, le Vogue underground, et elle a tourné dans le clip de Lemonheads pour Big Day Hearts. Les Lemonheads sont soit considérés comme un groupe super-cool, soit comme totalement bidons – le chanteur Evan Dando a même inspiré un anti-fanzine intitulé Die Evan Dando, Die, probablement parce que ce dernier a une belle gueule et que ses morceaux sont trop accrocheurs. Mais Chloë aime tout simplement Lemonheads. « Ce qu’il y a de formidable avec Chloë, c’est qu’elle est incroyablement enthousiaste », poursuit von Furth. « Un tas d’autres filles, avec ce statut de “fille super-cool”, seraient méchantes et blasées, mais elle pas du tout. » Andrea Lee Linett renchérit : « Elle ne se la joue pas et elle n’adopte aucune posture. Elle ressemble à une version pure d’Edie Sedgwick, les drogues et la folie en moins. Elle aime encore ses parents. » Cet enthousiasme enfantin qui caractérise Chloë peut ressortir à n’importe quel moment, comme lorsqu’elle apprend de la bouche d’un ami qu’un film adapté de son livre préféré, Basketball Diaries, de Jim Carroll, est en train d’être tourné à East Village. Elle ne peut que se précipiter sur le tournage, et, oh mon Dieu, le voilà, le poète lauréat des vauriens des bas-quartiers en personne, Jim Carroll, et elle ne peut pas s’empêcher de s’approcher pour lui dire : « Vous ne pouvez pas les laisser faire ça. » Chloë a peur que le film ne trahisse l’esprit du livre, pas seulement parce qu’ils pourraient changer l’héroïne en crack parce que Marky Mark (Chloë lève les yeux au ciel) joue dedans, mais tout simplement parce que, eh bien, c’est Hollywood. Mais malgré cet air de puriste affectée, ce qui ressort avant tout lorsqu’elle raconte son histoire, c’est la joie intense et naïve d’avoir rencontré l’une de ses idoles : « J’étais si excitée. C’était l’un des plus beaux moments de ma vie. » Il y a de fortes chances pour que quiconque ayant entendu le rire de Chloë – qui évoque tour à tour un canard abattu en plein vol ou une personne cherchant de l’air pour se sauver de la noyade – la juge hâtivement hautaine. Mais c’est probablement cet air rêveur et mystérieux aussi bien que son côté branché, qui pousse les gens à se demander : « Qui est cette fille ? »
Clark a passé du temps à Washington Square Park à photographier les skateurs. Il a persuadé l’un d’entre eux, Harmony Korine, d’écrire un scénario qui raconte la vie quotidienne de ces jeunes.
« C’est définitivement la fille du moment », tranche Walter Cessna, un auteur de Paper. « Tous les jeunes en sont convaincus, tous les propriétaires de boutiques en sont convaincus. Ce qu’il y a d’intéressant avec Chloë, c’est qu’elle appartient aux deux mondes, la culture grunge et la culture rave. Chloë est véritablement un symbole pour tous ces mômes. Mais en définitive, elle n’appartient qu’à elle-même. » Cessna a écrit un scénario, Enfants de la Rave, en partie inspiré par Chloë et d’autres jeunes du milieu. Il a également essayé de devenir son agent, mais il a été surpris de la trouver indifférente au fait d’être représentée. « Je lui ai décroché des choses très sérieuses, comme Steven Meisel pour l’édition italienne de Vogue, et elle n’est jamais venue. Du parfait je-m’en-foutisme. Sur le moment j’étais agacé, mais maintenant je crois que je l’admire pour ça. Enfin finalement, j’ai laissé tomber, je ne pouvais pas gérer sa quinzaine de numéros de téléphone et tout le reste… » Chloë admet bien volontiers s’être moquée de Meisel, l’un des plus grands photographes de mode vivants. (Cette apparente indifférence envers le fait de se vendre est peut-être sa plus grande qualité. C’est peut-être également une ruse de sa part.) Dire que Chloë est insaisissable relève de la litote : la contacter est une question de triangulation – appeler ses amis, appeler ses parents, appeler Liquid Sky (la boutique de Lafayette Street dans laquelle elle travaille depuis l’année dernière). Lorsqu’un rendez-vous est fixé, il n’est pas sûr qu’elle y vienne, surtout s’il a lieu le matin. Et lorsque vous rencontrez finalement Chloë – lorsqu’elle est juste là, assise à table en face de vous, chez Jerry’s ou Odessa, dans un sweater moulant noir qu’elle a acheté à Darien pour trois dollars sur lequel sont brodées des expressions françaises comme « Affaire de Cœur » et « Cherchez la Femme » – vous pouvez vous surprendre à la chercher encore, à chercher quelque chose de plus. C’est une brillante tactique que de donner l’impression de receler des trésors cachés – être tabula rasa et paraître receler les manuscrits de la mer Morte – et les amis de Chloë finissent tous par faire allusion à cet aspect énigmatique de sa personnalité. « Elle se contente de s’asseoir », explique son amie Rita Ackermann, une artiste née à Budapest, « mais elle contrôle toute la scène. C’est son charisme. »
Kids
Dans les toilettes bleues du Tunnel, une boîte de nuit qui a survécu aux années 1980 pour connaître une deuxième vie, tout indique qu’une rave a lieu : des dizaines de jeunes des rues, post-adolescents, dansent et fument au son de la musique house. Ils adorent cela. Ils attendent Chloë. Les filles sont minces et garçonnes ; les garçons portent tous des barbiches, mais la plupart n’ont pas encore la pilosité requise. Ils portent des baggys et des t-shirts, et les costumes n’ont vraisemblablement pas été créés sur mesure. Les ongles sales sont bien vrais, et la plupart d’entre eux reproduisent à merveille cet air défoncé des soirées (pupilles dilatées et sourires idiots), même s’il n’est que deux heures de l’après-midi et que nous sommes en réalité sur le plateau de Kids, un film à petit budget réalisé par Larry Clark, mieux connu comme étant l’auteur de Tulsa. Clark a passé du temps à Washington Square Park à photographier les skateurs. Il a persuadé l’un d’entre eux, Harmony Korine, d’écrire un scénario qui raconte la vie quotidienne de ces jeunes. Clark s’est ensuite assuré le soutien inestimable de Gus Van Sant. Harmony est l’un des ados qui se pressent dans les toilettes gigantesques du Tunnel ; il porte des lunettes à verres prismatiques de deux pouces avec lesquelles il doit difficilement voir grand chose. Il a l’air d’un scientifique fou de quinze ans et affiche le rictus typique de l’ado qui attend l’explosion d’une boule puante. Il est possible qu’il ait pensé à Chloë lorsqu’il a écrit le rôle principal féminin. « Elle est du genre passive, comme Chloë », concède-t-il.
Harmony ne pouvait pas supporter la première actrice pressentie pour le rôle, une professionnelle, qui avait vraiment l’air d’une actrice parmi tous les jeunes. « Je la détestais ! », s’écrie Harmony. « J’avais envie de la frapper. Du coup, Larry m’a demandé : “Tu as quelqu’un d’autre en tête ?”, et j’ai répondu : “Pourquoi pas Chloë ?” » L’actrice a été virée, Chloë a été engagée, et à présent tout le monde attend de tourner la séquence finale du film, dans laquelle le personnage de Chloë vient à la rave pour retrouver le type qui lui a volé sa virginité. Jim Nugent, le coordinateur des transports du film, qui vient tout juste de terminer le nouveau film de Walter Matthau, trouve que les choses deviennent un peu trop réalistes sur le plateau. « Ces jeunes, les figurants – ils viennent tout droit de la rue. L’un d’eux a essayé de se bagarrer avec moi l’autre jour. Je lui ai dit : “T’es dingue ? Je vais te démolir.” Il n’en avait rien à foutre. » Nugent apprécie Chloë ; il s’inquiète à propos de ses fréquentations. « Le premier jour de tournage, j’étais supposé passer prendre Chloë, vu que c’est la star du film et qu’elle est censée avoir un chauffeur. Du coup, je lui dis : “Chloë, où veux-tu que je passe te prendre demain ?”, elle répond : “Je ne sais pas.” Alors je lui demande : “Comment ça tu ne sais pas ?”, et elle me dit : “Je n’ai pas d’adresse fixe.” » Finalement, ils ont décidé de donner un beeper à Chloë, afin qu’ils puissent la récupérer chaque matin, peu importe l’endroit où elle a atterri la veille. La nuit suivante – enfin, techniquement, samedi matin –, Chloë est de retour dans les toilettes du Tunnel, en civil cette fois. Elle porte un court vêtement avec un design imprimé au laser par son amie Rita Ackermann sur la poitrine : deux filles aux prunelles façon fumerie d’opium, avec du rouge à lèvres violemment étalé sur la bouche. Fini le coin VIP ; désormais, les toilettes sont l’endroit le plus prisé de la boîte. On se croirait presque dans les années 1980, en plus extrême – drag queens, deals de drogues, lèvres percées, champions de la pose. La foule est homogène dans sa jeunesse désordonnée (artistes pop sans âge, personnalités mondaines, nanas branchées) et hétérogène dans son usage de la drogue : quelques sourires sous ecsta ; des junkies aux yeux vitreux, des Speedy Gonzales cocaïnés se faufilant sans cesse dans les cabines. Oui, c’est bien de retour ; cela n’a jamais disparu. En voilà un qui n’a pas l’âge de voter, il porte un t-shirt sur lequel est écrit : « Sniffez de la coke ! Sniffez plus de coke ! » Les Quaaludes sont de retour, également. Et le Ritalin, souvent prescrit pour les enfants hyperactifs, connaît un succès tout récent dans le milieu. Et puis il y a les vrais camés – les candy flippers, qui mélangent les produits chimiques comme les ingrédients d’un cocktail tropical. Ils sortent des toilettes les yeux explosés après deux lignes de Special K, leur combinaison de tranquillisants pour chevaux, d’héroïne et de coke. Chloë est chaleureusement accueillie par William, un des jeunes de la boîte à la silhouette herculéenne, vêtu d’une chemise en loques et d’un sweater troué, ses cheveux roses coupés au ras du crâne, les lèvres pleines de piercings. Et puis il y a Sophia, très 1967 dans sa mini-jupe en cuir blanc, aux cheveux longs et lisses. Quelqu’un – pas Chloë – remarque que Sophia est jolie malgré le fait qu’elle soit, genre, très vieille, genre quarante ou trente-quatre ans, un truc comme ça. Il y a aussi le célèbre Junkie Jonathan, aimé de tous, les yeux cernés de khôl, qui chancelle sur ses talons hauts. Il porte une sorte de chemise crochetée, assortie d’un collier d’esclave et d’une lunchbox noire. Chloë commente : « Il n’est super beau ce soir. Habituellement, il a plus un look déconstructiviste punk. » Les créatures qui évoluent dans la boîte de nuit sont des professionnels de la fête, qui s’habillent et se coiffent avec un fabuleux sens de l’extrême. Certains sont payés par la direction des clubs pour faire la bringue – et ainsi possiblement attirer les jeunes les moins branchés et les fêtards du week-end. Les raveurs forment une des tribus au sein de laquelle Chloë traîne, comme une ambassadrice itinérante, sans portefeuille. « Quelques uns des jeunes de la boîte ont un vrai sens de la mode et ils influencent les grands créateurs », dit Chloë. « Au printemps dernier, Anna Sui et Donna Karan ont définitivement été influencées par la scène rave. Toutes ces fringues athlétiques et techno, toutes ces rayures. Anna Sui pique absolument tout. »
La dope, c’est l’héroïne. Chloë dit ne pas en prendre personnellement – elle est trop parano – et qu’il est devenu étrange pour elle de passer tout son temps avec des junkies.
Chloë parcourt la salle du regard. « C’est un peu de mauvais goût, ce soir », dit-elle, observant ces dizaines de jeunes hommes enveloppés dans des serviettes. Apparemment, le bruit a couru par des voies mystérieuses que l’emblème de la soirée est la toge. Alors qu’on devrait être ici à la pointe de la mode urbaine, les derniers arrivants ressemblent plutôt à une bande de buveurs de bière Phi Deltas. Là-bas, le vieux magnat Steven Greenberg, ce contemporain de Mathusalem, sosie de Benjamin Franklin qui hante tous les endroits branchés depuis le Pléistocène, arbore fièrement son costume d’officier de la marine, quatre jeunes femmes à son bras. « Oh mon Dieu, lui », dit Chloë. « C’est le type qui donne tout le temps de l’argent à mon amie Carissa. Il joue les vieux protecteurs, mais elle dit que pour ça, elle n’est obligée de rien faire. » L’image que Chloë se fait d’un homme séduisant et plus âgé, c’est Evan Dando, qui a trente-sept ans. Son petit ami actuel a dix-huit ans et s’appelle Robby Cronholm, il joue dans un groupe qui s’appelle Crumb. Elle sort sa photo et la montre. « Il est mignon, non ? » C’est un beau garçon de vingt-deux ans, avec de longs cheveux et un menton carré. Malheureusement, Robby vit à San Francisco. Cette pensée rend Chloë mélancolique.
Héroïne
À trois heures du matin, Chloë fouine dans les affaires abandonnées le long du trottoir sur la Seconde Avenue, entre la place St. Mark et la Septième Rue. La semaine dernière, elle a acheté un grand cadre plaqué-argent pour cinquante cents, mais elle ne déniche aucun trésor ce soir. Elle doit enjamber une pile de chaussures de filles pour passer la porte étroite de l’appartement où elle crèche depuis le début du mois – situé au deuxième étage d’un immeuble, qu’elle et son amie Lila Lee sous-louent au costumier de Kids. C’est un petit studio aux murs de briques irréguliers. La salle de bain est entre deux étages ; les toilettes sont en bas dans le hall. Chloë y a surpris un junkie la semaine dernière. Le réfrigérateur contient un pichet d’eau du robinet et pas grand chose d’autre. Lila revient vers trois heures et quart. Elle vient tout juste de se faire couper les longues dreadlocks qui lui tombaient aux fesses, elle peut encore les sentir. Lila est l’une des personnes qui prétendent être « la meilleure amie de Chloë ». Elle est issue d’une famille coréenne de la première génération qui vit près de Nyack. Comme Chloë, elle déteste la banlieue. « J’ai commencé à venir en ville quand j’avais treize ans », dit-elle. « Je me suis mise dans de drôles de situations, à traîner avec des squatteurs. J’ai du mal à croire que je n’ai pas eu plus d’ennuis que ça. Mon premier baiser, c’était dans un squat ; j’ai embrassé deux mecs différents la même nuit. » Chloë met l’album de Pavement, Slanted and Enchanted. Pavement est l’un de ses groupes préférés, aux côtés de Sebadoh et du groupe de Courtney Love, Hole. « Mon premier squat en ville, c’était au coin de la Quatrième Rue et de l’Avenue C, avec une amie et son mec », raconte Chloë. « C’était une junkie. La piaule était un repère de dealers et ils prenaient soin de nous, jusqu’au jour où l’un d’entre eux a dévalisé mon amie. Quand on sortait, on allait au Limelight, à l’USA et dans des soirées. Après l’Avenue C, j’ai vécu dans les hauteurs de Brooklyn avec une autre amie junkie – qui était aussi dominatrice. Elle avait dix-huit ans. C’était vraiment infernal, là-bas. Tout le monde prenait beaucoup de drogues. Quand River Phoenix est mort, on a fait une soirée en son hommage. On a loué quatre films et on a pris de la dope. C’était dingue. »
La dope, c’est l’héroïne. Chloë dit ne pas en prendre personnellement – elle est trop parano – et qu’il est devenu étrange pour elle de passer tout son temps avec des junkies. « Ça devenait trop bizarre. La police venait frapper à la porte pour des histoires de vols de cartes de crédit. Il fallait que je me sorte de là. Ensuite j’ai erré d’appart’ en appart’, chez des potes. Et puis je suis retournée vivre dans une autre piaule dans les hauteurs de Brooklyn, avec quatre amis, jusqu’en juin. » Quand Chloë a quitté Brooklyn, elle et Lila ont dérivé de chambre en chambre ensemble. « On vivait avec des amis », explique Lila, « et si on ne trouvait pas d’endroit où dormir on allait à une rave. Chaque vendredi soir, il y avait une soirée NASA au Shelter. » (NASA ne faisant pas référence à l’agence spatiale mais à la Nocturnal Audio Sensory Awakening, une organisation non-officielle portée sur un autre genre de voyages spatiaux.) « C’était ouvert jusqu’à huit heures du matin. C’était notre after. Les gens allaient au Limelight, puis venaient au Shelter après la fermeture. » Durant la journée, Chloë et Lila traînaient dehors, avec les skateurs. Le skateboard n’est pas exactement une activité paritaire. Les filles passent la majeure partie du temps à regarder. « Tu restes assise pendant des heures à attendre des gens et à regarder des mecs faire du skate », explique Lila. « Le skate, c’est un peu un style de vie. Les skateurs restent ensemble. Ils ne se cament pas tellement. Juste de l’herbe et de l’alcool. Ils ont horreur des drogues dures. » « Pendant l’été 1993, les raveurs sont arrivés et se sont installés à Washington Square Park », se rappelle Chloë. « Même en étant un élève modèle, tu peux être un raveur. N’importe qui peut aller en rave. Dans un club hip-hop, tout le monde se met en avant. Tout le monde veut être le plus balèze. Dans une rave, tout le monde est défoncé et cool. Mais ensuite, l’héroïne est arrivée et ça a rendu les choses plus sombres et déprimantes. Il y avait ce gros dealer d’ecstasy que tout le monde connaissait dans le milieu. Il est mort d’une overdose d’héroïne, et ça a fait un choc à tout le monde. Mais ils continuent à en prendre. » Dans les enceintes, Pavement chante : “Can you treat it like an oil well, when it’s underground, out of sight?” Lila poursuit : « Le parc est devenu trop populaire. Des jeunes du New Jersey se sont pointés, et les skateurs ont dû trouver des endroits plus confidentiels. » « Confidentiel » est un concept chéri par les jeunes : secret, alternatif, pas commercial – tout ce que chacun veut être. Sauf que chacun veut aussi sa part de célébrité, et voilà la contradiction qui réside au cœur du monde de Chloë, le dilemme des contre-cultures qui se définissent ostensiblement en opposition à l’ordre commercial dominant, le dilemme de tous les garçons et les filles qui veulent apparaître dans Paper et Details : Que faites-vous si Harper’s Bazaar ou Calvin Klein vous appelle ? Dans le cas de Chloë, jusqu’ici, vous les ignorez. Chloë allume une cigarette et se sert un verre d’eau. Lila se lève pour changer d’album et met A Tribe Called Quest. Elle dit à Chloë qu’elle a loué River’s Edge. « Je déteste Keanu », dit Chloë. Mais, vu que c’est là, autant le passer, et le regarder jusqu’à l’aube. Une fois le tournage de Kids terminé, quelques jours plus tard, Chloë n’est pas certaine de ce qu’elle va faire ensuite. D’abord, elle doit ramener ses affaires chez ses parents, à Darien, simplement parce qu’elle n’a nulle part ailleurs où les mettre. Elle pourrait aller passer quelques semaines à Londres – elle n’y a jamais été. Après quoi elle compte rassembler ses dessins pour constituer un portfolio et s’inscrire à l’université. Elle pense essayer de décrocher un genre de licence de mode ou de design. Quelqu’un devrait songer à ériger une statue à l’effigie de Chloë à Tompkins Square Park, avec cette légende incroyable : « Elle ne voulait pas devenir actrice ou mannequin. » – même si elle s’apprête à participer au défilé Martin Margiela chez Charivari, dont elle adore les créations. Elle songe qu’elle aimerait devenir costumière pour des films d’époque. Pour le moment, elle a décidé de retourner travailler chez Liquid Sky, où elle se sent chez elle plus que nulle part ailleurs.
Frey a remarqué Chloë la première fois lors d’une soirée organisée par le magasin. Elle a été frappée par son assurance, d’un autre monde.
Liquid Sky est la création de Mary Frey, une vagabonde aux cheveux blond délavé originaire de la Nouvelle Orléans, qui à dire vrai ressemble plus à Edie Sedgwick que Chloë ou n’importe qui d’autre ; Carlos Slinger, alias DJ Soul-Singer, un DJ brésilien, évangéliste de la rave, dont l’air mystérieux est accentué par ses larges lunettes noires ; et Claudia Rey, une artiste et créatrice de mode basée à Londres. La boutique présente son visage étroit et liquide à Lafayette Street : un filet d’eau scintillante s’écoule le long de la vitrine. À l’intérieur règne une ambiance de boîte de nuit. Au-dessus de la caisse trône une tête géante d’Astrogirl en papier mâché – la mascotte de la maison. Dans un coin de la pièce, des boissons énergisantes sont stockées dans un frigo, et notamment du Gusto Love Bomb : « C’est un truc incroyable. » Au fond du magasin, un escalier descend vers la boutique de Temple Records, qui stipule à l’entrée : « 100 % underground. Dance techno d’import. Nous avons le meilleur de l’acid, de la trance, du breakbeat, de l’ambient, de la house et de la jungle. L’industrie de la musique américaine (et la radio) ne veut pas que vous écoutiez cette musique. » Mary Frey ricoche d’un bout à l’autre de la pièce, arborant un t-shirt Astrogirl bleu, des jeans et un anneau dans le nez. « Liquid Sky est une communauté, un concept », explique Frey. « C’est une vibration totale. De la musique, des DJ, des fringues. Le futur de la jeunesse est ici. C’est le cœur de la rave new-yorkaise. Nous sommes la connexion entre toutes les raves de la Côte Est. » Frey voit la scène rave comme une réaction à l’élitisme du milieu des boîtes de nuit des années 1980. « Tout le monde en avait marre de ce corporatisme des boîtes. Ils faisaient le tri, c’était quelque chose de très excluant. Les raves sont plus démocratiques. » Frey a remarqué Chloë la première fois lors d’une soirée organisée par le magasin. Elle a été frappée par son assurance, d’un autre monde. Elle a alors demandé à Gabriel Hunter, un mec originaire d’Aspen qui traînait avec Chloë : « Qui est cette fille ? Elle a l’air si assurée et sereine. » Quand Frey, Slinger et Rey ont ouvert la boutique sur Lafayette Street, ils ont demandé à Gabriel et à Chloë de se joindre à eux. Gabe et Chloë sont devenus les muses, les mannequins et la main-d’œuvre de la maison. « J’avais besoin de quelqu’un pour coudre », raconte Frey, « et Chloë m’a dit qu’il n’y avait aucun problème. Qu’elle ferait volontiers tout ce qui devrait être fait dans la boutique. » À vingt-six ans, Frey se considère déjà ancienne, d’une certaine manière, et elle se sent chanceuse d’avoir préservé en elle l’inspiration de la jeunesse. Elle dit de la génération de Chloë et Gabe qu’ « ils ne veulent pas sortir avec des gens plus âgés qu’eux et aller aux Hamptons. C’est une scène totalement underground. Beaucoup de gens de la mode débarquent et pillent ce milieu. Mais ça ne pose pas de problème. » Aujourd’hui, Frey doit courir Chinatown pour se trouver une tenue pour un mariage à Londres. Il y a ce type de Depeche Mode qui se marie, elle prend l’avion ce soir, et toutes ses fringues sont sales. Elle ne cesse pas de parler sur le chemin : « Chloë appartient à sa propre catégorie. Ce n’est pas une raveuse. Ce n’est pas une rockeuse. Elle ressemble aux vieilles muses de Chanel et Christian Dior. De nos jours, vous voyez partout cette beauté commerciale, ces modèles merdiques comme ceux qui vivent dans cet immeuble. » Frey s’arrête et montre du doigt le hall fleuri du Police Building, la coop luxueuse du centre-ville. « Cela n’a plus rien à voir avec le créateur que vous portez », lance-t-elle à l’immeuble.
Charivari
La vieille chambre de Chloë l’attend à Darien. Ses étagères sont remplies de vieux numéros de Vogue, de Harper’s Bazaar, et de The Face. Une Lava Lamp trône sur une étagère et l’affiche d’un concert de Sonic Youth et des Breeders est encadrée au-dessus du bureau. Chloë montre à Lila une page de l’édition de novembre 1992 de Sassy, dont le chapeau affirme : « Notre stagiaire Chloë a plus de style dans son petit doigt… »
Chloë reconduit Lila chez ses parents ce soir. Mais d’abord, elle se rendent dans une friperie du centre-ville de Darien. Chloë étudie les présentoirs de la même manière qu’elle étudie les pages d’un magazine de mode – soigneusement, méticuleusement. Elle parcourt les rangées de haut en bas, n’en loupe rien. Finalement, elle arrête son choix sur une chemise Christian Dior couleur crème ainsi qu’un long collier, datant probablement des années 1970, et une fine ceinture vert d’eau. Elle est sur le point d’acheter un chapeau brun pour homme, mais se ravise car elle le trouve un peu trop grand. Le total pour la chemise et la ceinture est de cinq dollars. Puis Chloë se fait repérer par deux filles qu’elle a connues au lycée. Difficile d’imaginer ces deux ados joufflues, avec leurs casquettes de base-ball blanches et leurs Top-Siders, dans la même cantine que Chloë. Les entendre dire qu’elle était déjà à part au lycée semble être un peu en-dessous de la réalité. Quoi que ces filles aient pu penser de Chloë Sevigny durant ces années-là, elles sont clairement folles de joie de la revoir. « Oh, salut Chloë, comment tu vas ? J’ai entendu dire que tu avais joué dans un film. » « Ouais. Wow. C’est juste trop bien. » Chloë tente de disparaître derrière les présentoirs de vêtements. « C’est juste un film indépendant », rétorque-t-elle. « Ça ne passera probablement même pas ici. » « Wow, c’est trop cool. » « C’est génial », rajoute l’autre fille. Plus tard, à l’arrière de la voiture, Chloë confie à Lila : « Mon Dieu ! Cette fille était la sœur d’un ami à moi. Un jour, elle a lancé un livre du haut des escaliers et il m’a entaillé le front. » Lila frémit par empathie. Dans quelques jours à peine, elle entame sa première année. Quelques jours plus tard, devant Charivari à l’ouest de la Cinquante-septième Rue, une foule compacte envahit le trottoir et oblige les piétons à marcher sur la chaussée à l’heure de pointe. Parmi la congrégation, venue des bas-quartiers de la ville se rassembler dans l’Upper Manhattan, on compte Lila, qui a fait le trajet depuis Rockland County, et Harmony, qui tremble dans son t-shirt blanc, entouré d’un groupe de journalistes de Vogue et de Harper’s Bazaar vêtus de noir, affichant un air sceptique. Le photographe des célébrités Bill Cunningham scanne la foule et rencontre peu de visage familiers. Tout le monde attend le début du lancement de la nouvelle ligne de Martin Margiela. Margiela, bien sûr, c’est ce créateur belge qui a pratiquement inventé la déconstruction – du moins la version propre au monde de la mode – deux ans plus tôt : ces coutures apparentes et ces designs dessus-dessous qui révèlent la construction du vêtement.
Le visage habituellement énigmatique de Chloë exprime alors clairement : « Sortez-moi de là. »
L’entrée de Charivari est gardée par un agent de sécurité ; les fenêtres sont recouvertes de papier brun. « J’aime voir Chloë faire le modèle », dit Harmony. « D’habitude, elle trébuche. » Mais il n’y a rien d’aussi conventionnel qu’un défilé ici. Chloë n’a pas à marcher. Le son des bongos signale le début de la présentation. Le papier sur les fenêtres est arraché et révèle dix modèles affalés de l’autre côté de la vitrine. Ils portent des bandeaux de Mylar qui cachent leurs yeux. Chloë est la troisième en partant de la gauche. Seuls les spectateurs de devant voient autre chose que des têtes. Bientôt, tout le monde s’engouffre dans la boutique. À l’intérieur, Chloë discute avec Gabriel Feliciano, styliste émergeant et serveur à mi-temps chez Lucky Cheng, le restaurant-cabaret chinois de East Village. Gabriel porte une chemise citron vert brillante très années 1970. Chloë porte un costume deux-pièces marron taillé par Margiela, d’après un design des années 1940. Soudain, Polly Mellen, la légendaire rédactrice de Vogue à la chevelure argentée, qui officie maintenant chez Allure, vient examiner la tenue à travers ses lunettes de hibou, ajustant nonchalamment la veste et la jupe sur Chloë pendant que Chloë se tient droite, légèrement mal à l’aise, peu habituée à l’intimité anonyme qu’exige le mannequinat. Le visage habituellement énigmatique de Chloë exprime alors clairement : « Sortez-moi de là. » Brandissant un verre de vin et regardant son amie, Feliciano commente la scène : « Les gens cherchent à projeter leurs désirs sur une fille. Elle est assez intelligente pour se contenir, et cela nous permet de projeter sur elle tout ce que nous voulons. Je pourrais parler des heures et des heures de Chloë, mais finalement je sais très peu de choses d’elle. »
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac d’après l’article « Chloë’s scene », paru dans le New Yorker. Couverture : Chloë Sevigny dans Kids, de Larry Clark, 1995.