Les six tireurs sont arrivés au coucher du soleil. Ils avaient été engagés et payés, il ne nous restait plus qu’à choisir qui irait avec qui. Bien que Moussa fût relativement petit pour un Afar, tout dans son attitude suggérait qu’il était un prédateur. Il se tenait accroupi dans le sable, le menton sur les genoux. Ses yeux d’opale balayaient l’horizon, embrassant chaque détail. Il aiguisait une lame de sa confection, assortie d’une poignée en os, sur une pierre à côté de lui. Doux et méthodique. Il frottait la lame d’avant en arrière et, alors que j’observais attentivement ses gestes, je me suis rappelé qu’en le choisissant, je m’étais demandé s’il me protégerait ou me tuerait.
L’appel de l’aventure
J’avais reçu un appel d’une amie, volcanologue pour la NASA au Jet Propulsion Laboratory de Pasadena, seulement deux semaines avant le voyage. Elle s’apprêtait à aller étudier un volcan bouclier rare dans le nord du désert éthiopien, et voulait que je fasse un reportage sur son escapade. Trois autres scientifiques planétaires devaient nous accompagner. Ma femme, Irene, qui n’est pas du genre à rester à l’écart, s’est inscrite sur le champ. Nous nous envolions pour le Danakil, le désert des Afars. Les Afars sont des musulmans sunnites, nomades depuis des générations. On en dénombre environ 1 600 000, dispersés en Érythrée, en Éthiopie, en Somalie et à Djibouti. D’après les documents retrouvés sur leur histoire, leur existence remonte au moins au XIIIe siècle. Ils sont mentionnés pour la première fois dans les écrits du célèbre historien marocain Ibn Saïd. On les appelle parfois les Danakil, car ils sont étroitement liés au vaste désert du même nom. Le public occidental les a découverts à travers Arabian Sands, livre de voyage épique écrit par l’explorateur britannique Wilfred Thesiger, qui parcourut leurs terres en 1935. Il les y qualifiait de voyous meurtriers, et d’autres noms que je ne citerai pas. Au milieu du XXe siècle, il a été rapporté qu’ils avaient, à plusieurs reprises, castré des personnes qui s’étaient aventurées sur leurs terres sans autorisation. Si l’on met de côté cette sinistre réputation, ils sont aussi connus pour prendre grand soin des animaux, et surtout de leurs chameaux, qu’ils considèrent comme des membres à part entière de leur famille. Grâce à leur protection, l’âne sauvage d’Afrique, une espèce qui a disparu dans le reste du continent, vit encore dans leur désert. Et s’ils éventrent un intrus de temps à autre, ils n’écraseraient jamais une plante ou une fleur délibérément.
Leur terre d’origine, située dans la dépression de l’Afar, est probablement le désert le plus chaud et le plus aride de la planète. C’est là qu’ils rendent hommage aux califes de la région, car ils ne reconnaissent aucun autre gouvernement. Notre destination, l’Erta Ale, passe sa colère au beau milieu de cette vaste terre désolée, faite d’étendues de sel et de tempêtes de sable brun. Le désert est sacré pour les Afars, et le culte qu’ils lui vouent échappe à la compréhension des étrangers. Les Afars se sont tenus à l’écart des radars internationaux jusqu’en 1998, quand l’Érythrée et l’Éthiopie se sont engagés dans une guerre stérile sur leurs terres. Depuis lors, ils jouissent d’une autonomie quasi-totale, en tant que rempart entre ces deux nations difficiles. On dit que si Al-Qaïda n’a pas traversé la mer Rouge depuis le Yémen pour pénétrer dans cette partie de l’Afrique, ce serait grâce à eux et personne d’autre. Cependant, les Danakil auraient été victimes de plusieurs kidnappings en échange de rançons au cours des décennies précédentes, des actes revendiqués par plusieurs divers groupes terroriste. Seuls quelques Afars se sont adaptés à la vie citadine. Et seul un petit nombre d’entre eux gagnent leur vie en coupant des blocs de sel dans sol du désert sous un soleil de plomb, qu’ils vendent ensuite aux caravanes de chameaux. Ce n’est que tout récemment que les clans qui vivent près de l’Erta Ale ont commencé à accepter les randonneurs, lorsqu’ils se sont rendus compte que ce brasier naturel attirait les touristes et qu’ils pourraient tirer profit de leurs visites. Comme dans de nombreuses cultures qui n’ont pas de langue écrite, c’est la parole qui les lie, jusqu’à la mort. C’est à cette parole que je dois d’avoir la vie sauve.
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Jusqu’à ce que nous arrivions dans le pays, je ne savais pas que la NASA nous avait refusé tout financement et toute aide logistique, jugeant le voyage « trop dangereux ». En définitive, nous ne pouvions compter que sur nous-mêmes. À ce moment-là, j’ai songé à faire machine arrière, mais la curiosité et l’aventure l’ont emporté sur la raison. Les Afars ont offert de nous permettre d’accéder au volcan à condition que chacun d’entre nous soit accompagné de l’un d’entre eux, pour des mesures de sécurité.
Des femmes drapées de longs voiles nous observaient prudemment, tapies dans la pénombre.
C’est une situation à laquelle tous les explorateurs sont confrontés à un moment ou à un autre : faire confiance à un homme armé qui dit qu’il vous protégera contre de l’argent. C’est un pari risqué dont la mise est une vie humaine. Qui sait pourquoi nous nous lançons dans de telles aventures ? Selon moi, la réponse parfaite a été donnée par George Mallory il y a plus d’un siècle quand on lui a demandé pourquoi il voulait gravir l’Everest. Il s’est contenté de répondre : « Parce qu’il est là. » Il semble que c’est un défaut inné chez l’homme, notre curiosité nous conduit souvent à notre perte. Pourtant, nombreux sont ceux qui sont attirés par le danger comme un aimant. Je n’ai aucune appétence pour la mort, mais je préférerais la rencontrer en faisant ce que j’aime plutôt que gisant sur un lit d’hôpital en regrettant de n’avoir pas suivi mon rêve. Ainsi, nous sommes partis en Éthiopie. Nous nous sommes envolés de la capitale, Addis-Abeba, vers le nord-est, en direction de Mekele. La ville est toujours marquée par le passage de l’artillerie érythréenne, qui a laissé des rues pleines de cratères et des vitrines de magasins couvertes de planches clouées à la hâte. Des tuk-tuks encombraient les rues, transportant des femmes enveloppées dans de longs châles. Leurs yeux étaient maquillés au henné et elles se rendaient dans des magasins criblés d’impacts de balles et d’obus, où les étagères sont souvent vides. Les gens que nous avons croisés en marchant avaient le regard perdu au loin, comme des vétérans de guerre. Je suis tombé par hasard sur une tortue du désert qui errait le long de la rue principale. Sa carapace était sévèrement abîmée, probablement à cause d’éclats d’obus. La tortue, tout comme la ville, continuait à avancer avec peine. Durant les six heures de route à bord d’un Land Rover, nous avons vu d’innombrables trous d’obus, des véhicules blindés carbonisés, et des dunes et sable imposantes à côté desquelles nous avions l’impression de n’être que de minuscules insectes, rampant au fin fond du Danakil. Des tourbillons de poussière dansaient et des chameaux sauvages relevaient la tête pour observer ces étranges visiteurs venus d’un autre monde.
Là, dans ce vide immense, j’étais submergé par le sentiment de mon insignifiance. Tard dans l’après-midi, nous nous sommes garés à l’avant-poste Afar de Dodom, un village nomade de huttes faites à la main, habitées par de jeunes hommes vêtus de sarongs et armés de kalachnikovs, qui pendent négligemment à leurs épaules. Des femmes drapées de longs voiles nous observaient prudemment, tapies dans la pénombre. L’argent a été échangé, nous avons prêté serment de fidélité, puis on nous a escorté vers des cabanes en pierre pour attendre le moment de notre ascension nocturne du volcan, censée être une randonnée de trois ou quatre heures jusqu’au sommet.
L’ascension du volcan
Il faisait trop chaud pour dormir ou manger et je ne pouvais pas avaler la moindre goutte d’eau sans avoir de haut-le-cœur. Notre groupe d’intrépides formait un rang dans la hutte, haletant comme des lézards. Nous espérions voir la température baisser, mais nous savions que ce ne serait pas le cas. Irene n’a qu’un œil valide et le chemin étant fait de couches de magma tranchantes comme des rasoirs, nous avons décidé qu’elle monterait à dos de chameau pendant que nous continuerions à pied. Notre escorte est arrivée au coucher du soleil, et c’est à cet instant que j’ai choisi Moussa.
Il émanait de lui une qualité indéfinissable qui se reflétait dans ses yeux sauvages, c’est ce qui m’a ému et m’a fait le choisir. Ses cheveux noirs étaient une masse de boucles qui dépassaient comme de l’herbe perçant le bitume en quête de lumière, et sa peau avait la couleur du chocolat noir. Ses bras et ses jambes étaient tendus comme les cordes d’un arc. Son accoutrement, fait de haillons rapiécés,, ne recouvrait pas tout son corps et personne ne savait comment il s’était procuré les crocs violettes qu’il avait aux pieds. Pourtant, quelque chose me disait que si je venais à me retrouver au milieu d’une fusillade, je serais heureux de l’avoir à mes côtés. Irene a enfourché son chameau et son tireur s’est mis en route. Nous l’avons suivi en file indienne pour réussir à négocier le terrain irrégulier dans cette nuit sans lune. La lumière de nos lampes frontales, qui rebondissait sur des roches volcaniques, projetait des ombres qui dansaient autour de nous comme un spectacle de marionnettes macabre, ce qui ne faisait qu’ajouter à l’atmosphère inquiétante qui régnait cette nuit-là. Il faisait terriblement chaud et la terre tremblait lorsque nous montions sur le flan du volcan, qui gagnait 180 mètres d’altitude en à peine plus de neuf kilomètres pour atteindre le chaudron bouillonnant du lac se trouvant au sommet.
Le ciel, d’un indigo profond, était percé de petits trous de lumière alors que la Voie lactée commençait à apparaître au-dessus de nous, telle un vaporeux arc-en-ciel argenté. Les Afars et leur attirail disparate marchaient silencieusement sur un sol acéré avec pour seules chaussures leurs sandales en plastique et autres tongs en caoutchouc. Leurs corps étaient maigres, brûlés et desséchés par le soleil jusqu’à leur donner des airs de momies. Certains avaient le visage emprunt de cicatrices tribales. Les gestes de leurs corps m’évoquaient les sculptures de Giacometti. Leurs armes étaient comme le prolongement de leurs bras, toujours à portée de main. Chaque bruit, chaque mouvement périphérique provoquaient de leur part une réaction propre à ceux qui vivent en zone de guerre. Certains d’entre eux avaient des grenades attachées à leur ceinture, et si elles venaient à exploser près du magma solidifié, elles multiplieraient les trous par cent. Tous portaient à leur flanc un poignard pourvu d’un manche en os, et si on les observait de plus près, beaucoup étaient marqués par de multiples cicatrices. Certains d’entre eux avaient les yeux laiteux à cause des tempêtes de sable. Les Afars sont avant tout des guerriers, et ils sont toujours en guerre. Les Afars se déplaçaient comme des spectres et en l’espace quelques minutes, notre groupe était dispersé sur une vaste superficie de la pente, cachés les uns des autres par d’énormes rochers. Je ne voyais pas Irene et je me demandais si notre présence ici était si importante, tout compte fait. Dans ce sombre néant, Moussa disparaissait pendant quelques minutes avant de réapparaître dans le faisceau de ma lampe frontale, accroupi en haut d’un rocher, me dévisageant comme un chat prêt à bondir. J’essayais d’imaginer ce qu’il pouvait penser de moi, un étranger si différent de lui qu’il aurait aussi bien pu venir de Mars. Était-il avec moi parce qu’on le lui avait ordonné ? Était-ce par curiosité, ou bien peut-être me suivait-il simplement comme un prédateur piste sa proie ?
À chaque pas, il m’était plus difficile de respirer, ce que j’ai mis à l’époque sur le dos de la vieillesse et plus de trente ans d’exploration de régions reculées, mais après deux autres heures, je n’en pouvais plus et je me suis effondré, haletant bruyamment. J’ai cru que c’était une crise cardiaque, et je me souviens avoir regardé les étoiles tandis que la terre grondait en-dessous de moi, pensant que c’était un magnifique endroit pour mourir. Je ne sais pas combien de temps je suis resté allongé là, et je me suis peut-être même évanoui avant de porter mon attention sur le canon du fusil automatique braqué sur mon visage, juste entre mes deux yeux. Moussa était assis à califourchon sur moi, et il me donnait de petits coups avec sa kalachnikov. À travers mon esprit embrumé, je me souviens vaguement avoir dit une prière pour Irene en attendant que Moussa appuie sur la gâchette. À ce moment–là, il s’est couché sur le sol à côté de moi, son arme sous la tête, il s’est enroulé dans sa robe et, en moins d’une minute, il ronflait plus fort qu’une montagne. Frappé par l’absurdité de la situation, j’ai éclaté de rire. J’étais en train de mourir sur le flanc d’un volcan agité dans un désert isolé, à côté d’un tireur nomade endormi, tandis que ma femme était en train de voyager en pleine nuit, à dos de chameau. C’est le genre de choses qui ne s’inventent pas ! Cela aurait pu être l’une de mes meilleures histoires et personne ne serait jamais au courant de ce qui s’était passé… Mon histoire et moi étions en train de rendre l’âme ensemble. J’ai ri jusqu’à ce que je peine à reprendre mon souffle, ce qui a réveillé Moussa. Au-dessus de nous se tenait le chameau qu’il avait redescendu du sommet. C’était le chameau d’Irene et c’est seulement à ce moment-là que j’ai réalisé qu’elle était arrivée au sommet, seine et sauve, et que Moussa était venu me chercher quand il a vu que je n’arrivais pas. Mon tireur était revenu pour me sauver. Il m’a aidé à me relever, me tenant droit, les deux mains sur mes épaules, et il a soutenu mon regard pendant quelques secondes, me demandant implicitement si j’étais en état de continuer. Je ne souffrais pas mais j’avais du mal à respirer et je n’avais nulle part où aller, je n’avais d’autre choix que de poursuivre l’ascension. J’ai regardé devant moi et j’ai vu la lueur rouge du sommet, comme une aurore dansante, à moins de 90 mètres de là. J’ai chassé le chameau, comme si monter dessus m’aurait demandé un effort plus conséquent que de faire le reste du trajet à pied. Si je mourais ainsi, ce serait une mort convenable. Ensemble, bras dessus bras dessous, nous avancions en titubant en direction de la crête, et l’espace d’une seconde, je nous ai imaginés tel Hillary et Tenzing, atteignant ensemble le sommet de l’Everest – non pas que notre périple ait été aussi épique que le leur, loin de là. Avec le recul, je me rends compte de l’absurdité d’une telle comparaison, mais c’était ce que je ressentais à l’époque.
Nous ne sommes restés que quelques secondes sur le bord du chaudron, à regarder le liquide bouillonnant de terre qui crachait au-dessous de nous. Des bulles de gaz explosaient comme des feux d’artifices en une pluie de confettis liquides jaillissant de tous côtés. Dans des circonstances plus favorables, cela aurait été un spectacle grandiose, mais la chaleur était accablante. Irene m’a retrouvé dans le noir et j’ai titubé jusque dans ses bras tandis que Moussa nous guidait tous les deux jusqu’à une hutte en herbe. Je me suis endormi en me demandant pourquoi quelqu’un aurait l’idée de construire une hutte en herbe au bord d’un volcan éveillé.
Pris pour cible
J’avais l’impression que quelques minutes seulement s’étaient écoulées depuis que Moussa me donnait de petits coups avec son arme quand j’ai entendu notre équipe crier de tout remballer au plus vite. L’aube commençait à peine à percer quand un coup de feu a mis fin à la nuit. J’étais toujours dans une sorte de brouillard et je ne pensais pas de manière rationnelle quand Moussa nous a fait signe de le suivre en bas du chemin alors qu’Irene me devançait, à pied. Nous n’avions pas parcouru cent mètres quand deux nouveaux coups de feu ont retenti. Cette fois, nous avons entendu le sifflement des balles qui filaient au-dessus de nos têtes et nous nous sommes accroupis, presque complètement découverts.
Les autres Afars sont arrivés en criant. On enclenchait des chargeurs dans la culasse de fusils.
Lorsqu’on vous tire dessus, vous ne réfléchissez pas. Il vous faudra peut-être une seconde pour comprendre de quoi il s’agit lorsque vous entendez la plainte de la balle, mais une fois que vous avez compris ce qui vous arrive, la vie devient extrêmement intense et vous vous fondez dans le sol, pour ne plus faire qu’un avec lui. Nous étions les deux derniers à quitter le sommet et Moussa criait, il était dans tous ses états et nous faisait signe de descendre tout en pointant son arme vers le haut du volcan, quand Irene s’est levée et est tombée. D’abord, j’ai cru qu’elle avait été touchée, mais en réalité, son pied s’était coincé dans une crevasse et elle s’était tordu la cheville si sévèrement qu’elle ne pouvait plus se relever. L’instant d’après, Moussa était là avec le chameau, et ensemble, nous l’avons hissée sur son dos, à cru. Nous avons tapé sur sa croupe et il s’est précipité en bas du chemin, loin de la fusillade. Je suis descendu aussi vite que j’ai pu, avec Moussa à mes côtés. Je respirais par petites bouffées d’air. Toutes les quelques secondes, il se retournait brusquement, son fusil prêt à tirer, mais les tirs avaient cessé et après un moment, il a semblé se calmer. Je ne pouvais pas lui demander ce qui venait de se passer, et je doute qu’il m’aurait répondu même s’il avait pu. Peut-être les Afars relâchaient-ils seulement la pression et s’amusaient-ils à nos dépens, ou peut-être était-ce simplement le fait d’un ou deux gars un peu nerveux qui avaient décidé qu’il valait mieux nous tuer plutôt que nous guider. Ils avaient été payés de toute façon. Je ne garde qu’un souvenir vague des quelques heures qui ont suivi, comme un rêve estompé. Je mettais machinalement un pied devant l’autre et je n’avais aucun mal à ne penser à rien. Je respirais toujours avec difficulté, comme lorsqu’on reçoit un coup dans l’estomac, mais j’étais vivant et ne ressentais aucune douleur – je ne pouvais donc pas me permettre de réfléchir davantage. Chaque pas que je faisais était un pas de plus vers Irene.
Quelques heures plus tard, je me suis écroulé une fois de plus dans une hutte, de retour à Dodom. Mes électrolytes étaient en baisse et mon corps se recroquevillait malgré moi en position fœtale. Certaine que j’étais en train de mourir, Irene m’a forcé à avaler de la Gatorade en poudre, ce qui m’a suffisamment ranimé pour que je me lève et qu’elle m’aide à rejoindre le Land Rover. Dans cet état brumeux, je cherchais Moussa pour le remercier et lui offrir plus d’argent, quand les autres Afars sont arrivés en criant. On enclenchait des chargeurs dans la culasse de fusils. On m’a poussé à l’intérieur de la voiture et nous avons démarré, les pneus ont crissé, projetant du sable dans l’air. Personne ne nous a tiré dessus lorsque nous nous sommes enfuis. Je n’ai jamais su qui était à l’origine des coups de feu au sommet du volcan et pour quelle raison ils avaient été tirés, et je n’ai jamais revu Moussa. Mon tireur intimidant s’est révélé être un ange gardien, qui hante mes rêves depuis ce moment. Plus d’une fois je me suis réveillé la nuit, suffoquant, les yeux rivés sur un canon de fusil. De retour chez nous, j’ai appris que j’avais plusieurs caillots de sang dans les jambes et dans les poumons, ce qui explique mon semblant de crise cardiaque. Trois docteurs différents m’ont assuré que j’aurais dû mourir en haut du volcan. Il m’a fallu un an pour récupérer. Les scientifiques ont récolté leurs informations sur le volcan et moi, une histoire à raconter. Quelques mois plus tard, neuf randonneurs ont été réveillés d’un profond sommeil dans les mêmes huttes en herbe au sommet de l’Erta Ale. Selon la BBC, cinq d’entre eux ont été traînés dehors – ils étaient allemands, hongrois, et autrichiens. Ils ont été alignés en rang et exécutés avec des fusils automatiques kalachnikov AK-47. Les quatre autres ont disparu dans la nuit déserte. L’action a été revendiquée par le Front uni démocratique révolutionnaire Afar, la tribu à laquelle appartenait Moussa.
Traduit de l’anglais par Marine Bonnichon d’après l’article « To Live or Die in the Danakil ». Couverture : Le chaudron de l’Erta Ale, par James Dorsey.