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Escroc ou victime ?
En avril 2011, 80 000 bitcoins valaient approximativement 62 400 dollars. Peut-être que Karpelès a jugé à l’époque qu’il pourrait compenser au fur et à mesure. Mais la chance n’a pas été de son côté. Alors qu’il essayait de combler le trou, le cours du bitcoin ne faisait qu’augmenter. Au 2 juin 2011, la valeur des bitcoins volatilisés avait bondi jusqu’à représenter environ 800 000 dollars… Malheureusement pour Karpelès, il avait signé un accord de non-divulgation qui le laissait dans l’impossibilité de discuter de cette perte, et il s’est attelé seul à la tâche de Sisyphe que représentait le fait de regagner les bitcoins manquants – le problème prenait plus d’ampleur jour après jour, et parfois d’une heure à l’autre avec l’envolée du cours du bitcoin. En juin 2011, Mt. Gox a été la cible d’un nouveau piratage. Les enquêteurs croyaient alors que les hackers avaient pu accéder au compte administrateur de Jed McCaleb, qui était toujours actif.
La réaction de Karpelès au piratage a été de transférer la majeure partie des bitcoins hors des réseaux dans ce qu’on appelle une « chambre froide », et de les placer dans des coffres sécurisés dans plusieurs banques à Tokyo. Il a laissé en ligne juste assez pour s’assurer que les transactions pouvaient continuer à avoir lieu. Mais en retirant les bitcoins, Karpelès a omis de régulariser les montants des chambres froides avec les autres comptes clients. Karpelès est devenu de plus en plus paranoïaque vis-à-vis des hackers – presque jusqu’à l’obsession. « Mt. Gox n’était pas une société d’investissement, selon moi. Il s’agissait plutôt d’une salle de Pachinko*, où l’on s’échangeait des cadeaux », nous a confié une personne qui travaillait à la comptabilité de Mt. Gox, sous réserve que son nom ne soit pas divulgué en raison de son rôle dans l’enquête. (*Le Pachinko est une variante du flipper japonais, où il est possible de gagner de l’argent.) L’homme, qui était en charge de la comptabilité, affirme avoir pressé Karpelès d’équilibrer les montants de la réserve en bitcoins, de la trésorerie en ligne et de la trésorerie réelle à plusieurs reprises, mais celui-ci a systématiquement refusé. « Je lui ai dit : “Je veux savoir où sont ces bitcoins, et nous devons arriver à l’équilibre des comptes”, ce à quoi Mark m’a répondu : “Medokusai” [fait chier]. Il a dit que c’était trop complexe et trop risqué, car pour équilibrer les comptes, il faudrait déplacer les bitcoins des chambres froides vers un hot wallet, et qu’il y avait un risque qu’il soit piraté. C’est la raison pour laquelle il ne voulait pas le faire. » Un hot wallet est un porte-monnaie virtuel hébergé en ligne, les bitcoins y sont donc plus vulnérables aux cyber-prédateurs. Un cold wallet, au contraire, désigne des bitcoins conservés hors connexion, parfois imprimés sur des feuilles de papier.
Karpelès a fermement insisté sur ce point : les bitcoins devaient être conservés sur un cold wallet, c’était beaucoup plus sûr. D’après lui, il était difficile de savoir combien valait chacun de ces porte-monnaies jusqu’à la réintroduction des bitcoins en ligne – sauf à noter combien valait chaque porte-monnaie de papier lors de sa création. Il transformait peu à peu la monnaie électronique en monnaie papier, et il y en avait pour cher. Le responsable de la comptabilité a naturellement compris les inquiétudes de Karpelès, du point de vue de la sécurité informatique, mais il pensait tout de même que ne pas équilibrer les comptes était dangereux. « D’après moi il n’était pas raisonnable de ne pas se remettre à l’équilibre, mais je me suis dit que c’était son entreprise et que c’était lui le patron. Donc j’ai accepté. » D’anciens employés de Karpelès affirment qu’il aurait pu tout arranger avant le drame. Et ils affirment que des agents fédéraux corrompus auraient saisi 5 millions de dollars de fonds sur les comptes de Mt. Gox durant l’été 2013, en représailles du refus de Karpelès de coopérer avec eux. Cette saisie aurait soi-disant privé la société de ses fonds de roulement, amorçant le début de la fin – tout du moins est-ce l’avis de l’ancien comptable de Mt. Gox.
Dans l’intervalle, Karpelès s’est porté volontaire pour assister les autorités américaines dans leur enquête sur la plateforme d’échange illégale Silk Road, dans l’espoir à peine dissimulé que cela lui vaudrait une sorte d’immunité. Mais cela n’a pas été le cas. « La première fois que j’ai été au courant du fait que les bitcoins avaient disparu, c’est quand Mark me l’a dit, au début du mois de février 2014 », raconte le comptable. « Il m’a fait venir dans son bureau et m’a dit : “Il est probable que Mt. Gox doive se déclarer en faillite.” Puis il m’a dit de me rendre dès le lendemain au cabinet juridique Baker & McKenzie pour en discuter avec eux. »
Le comptable se rappelle que Karpelès était d’un calme olympien ce jour-là, comme toujours. « Il était comme le chat du Cheshire dans Alice au pays des merveilles, en plus stoïque. Il souriait tout le temps. Il aurait pu tout aussi bien me dire : “Tiens, l’intégralité du bureau est en feu, je recommande que nous sortions avant de brûler vifs” sans changer de tête. » Les tribunaux Japonais vont bientôt déterminer si Karpelès a commis des crimes, mais les dernières révélations de l’affaire vont faire s’interroger tout le monde : Est-il un arnaqueur, une victime, le pigeon, ou tout cela à la fois ? Une chose est aujourd’hui pourtant avérée : Karpelès a acheté une entreprise dans laquelle plusieurs dizaines de milliers de bitcoins manquaient déjà à l’appel. Le voleur qui les a dérobés est-il revenu sur les lieux de son forfait pour en prendre des centaines de milliers de plus (soit des centaines de millions d’euros) ? Quelqu’un l’a fait, en tout cas, et il s’agit là du casse du siècle. Pour résoudre cette énigme, il faudra à la police des éléments solides, dans une affaire qui ne bénéficiera pas d’aveux faits sous la contrainte. Le mystère s’épaissit.
Traduit de l’anglais par Matthieu Volait d’après l’article « Behind the Biggest Bitcoin Heist in History: Inside the Implosion of Mt. Gox », paru dans le Daily Beast. Couverture : Jed McCaleb et Mark Karpelès. (Création graphique par Ulyces)
COMMENT SILK ROAD EST DEVENU LE EBAY DE LA DROGUE
Pour démanteler une colossale marketplace de la drogue hébergée dans les profondeurs du web, ils allaient devoir faire tomber son créateur : le Terrible Pirate Roberts.
« J’imagine qu’un jour on pourra écrire l’histoire de ma vie. Ce serait bien d’en avoir un récit détaillé. » —home/frosty/documents/journal /2012/q1/january/week1
Le facteur ne sonna qu’une seule fois. Curtis Green était chez lui et démarrait sa journée par un grand verre de Coca et des mini donuts au sucre glace. Les doigts couverts de sucre, il était étonné d’avoir de la visite. Il n’était qu’11 heures et les visiteurs surprise n’étaient pas légion dans sa modeste demeure de Spanish Fork, un hameau en plein désert de l’Utah dominé par la chaîne Wasatch. Green marcha d’un pas tranquille et arrangea la banane en tissu camouflage qu’il portait à la taille. À 47 ans, son corps était déjà défaillant : un surpoids, quatre hernies discales et des implants dentaires d’un blanc éclatant. Pour se déplacer, il devait parfois emprunter la canne rose de sa femme. Green se dandina jusqu’à la porte, ses deux chihuahuas Max et Sammy sur les talons. Il jeta un œil par la fenêtre qui donnait sur la rue et aperçut le facteur, qui hâtait le pas. L’homme portait bien la veste de la poste, mais en bas, il portait un simple jean et des baskets. Étrange, pensa Green. Garée de l’autre côté de la rue, il y avait aussi cette fourgonnette qu’il n’avait jamais vue, blanche, sans logo ni fenêtres arrières. Green ouvrit la porte. C’était l’hiver, les nuages étaient hauts et le soleil bas. Les sommets enneigés qui surplombaient la vallée disparaissaient derrière une légère brume. Il baissa les yeux. Sur le perron se trouvait un colis prioritaire de la taille d’une bible. Ses petits chiens le regardèrent s’emparer du mystérieux paquet. C’était lourd, l’expéditeur n’avait pas renseigné son adresse et le tampon de la poste indiquait que le colis provenait du Maryland. Green examina le paquet, l’apporta à la cuisine, l’ouvrit avec des ciseaux, et reçut un panache de poudre blanche à la figure, qui engourdit sa langue. C’est à ce moment précis qu’une équipe du SWAT défonça la porte à l’aide d’un bélier. Rapidement, la maison fut envahie de flics encagoulés en tenue d’assaut, tous armés. Et Green était là, couvert de cocaïne et flanqué de ses deux chihuahuas. « À l’étage ! » cria quelqu’un. Green laissa tomber le paquet à ses pieds. Quand il essaya de réconforter ses chiens, une douzaine d’armes furent pointées sur lui : « Les mains en l’air ! »