La papa
Ils me rappellent les « douze salopards ». Sauf qu’ils sont plus de douze. Et qu’ils ont l’air encore plus menaçant. Dans ce film culte de 1967, les alliés recrutaient douze détenus balafrés pour une mission de parachutage derrière les lignes nazies. Les généraux alliés estimaient alors que ces meurtriers étaient les mieux placés pour se débarrasser d’autres meurtriers – qu’ils s’en sortent vivants leur importait peu.
En 2014, le gouvernement mexicain a fait la même déduction : il a décidé que les gangsters étaient les mieux placés pour chasser les gangsters. Dans le Michoacán, sur la côte Pacifique, un État violent avec l’un des taux de criminalité les plus élevés au Mexique, il a formé une unité d’élite chargée d’abattre les leaders d’un cartel étrangement baptisé « Cartel des Chevaliers templiers ». Cette unité de combat appartenait à l’origine au Cuerpo de Defensa Rural, un corps de défense créé la même année pour épauler les milices luttant contre les trafiquants. Mais des assassins purs et durs se sont également joint à la cause, à première vue pour se débarrasser de leurs rivaux. Une grande partie d’entre eux était issue du gang connu sous le nom de Los Viagras, basé dans la ville d’Apatzingán, un haut lieu du trafic. D’autres venaient des villages de montagne nichés parmi les champs de marijuana et d’opium.
Nous sommes le 4 septembre 2015 et je trouve une cinquantaine de membres de cette unité montant la garde autour d’un parking à l’entrée d’Apatzingán. Ils comparent leurs armes et se préparent pour une mission éclair visant à localiser le chef du Cartel des Chevaliers templiers, Servano Gómez, alias La Tuta. Ils sont sur-équipés. Les Forces rurales sont censées n’être autorisées qu’à porter les armes fournies par le gouvernement : des mitraillettes AR-15. Mais qu’importe ! L’équipe a ici toutes sortes d’armes à disposition, y compris les énormes G3 utilisés par l’armée mexicaine. Ils ont rebaptisé leurs armes avec des noms d’animaux de la ferme, ce qui s’explique par le fait que le Michoacán est un État agricole. Ils surnomment leurs balles de calibre 15 jabalitos, ou « porcinets ». Et leurs précieuses Kalachnikov sont des « cornes de bouc », à cause de leur chargeur incurvé. Pour transformer leur AK-47 en de véritables machines de mort, ils utilisent un chargeur circulaire pouvant accueillir une centaine de balles. Quand vous arrosez autant de munitions en dix secondes, vous avez de bonnes chances d’atteindre la cible – et tout ce qui l’entoure. Ils appellent les chargeurs circulaires huevos, des « œufs ». Beaucoup d’entre eux portent des lance-grenades, la plupart du temps fixés sur leur mitraillette. Les grenades sont des papas, des « patates ». Ils ont des grenades et des chargeurs harnachés autour de la taille et du torse, comme de véritables desperados. Les gangsters me montrent aussi leurs armes de poing personnalisées. Les pistolets sont décorés de diamants et autres pierres précieuses, représentant des motifs narco classiques. L’un d’eux a fait graver El Jefe, « le chef », sur son arme. Il me demande si je prends de la « glace », le mot qu’ils utilisent pour désigner les cristaux de méthamphétamine. Je lui réponds que non. Le groupe du Michoacán brasse de la meth à la pelle en fournissant des toxicos du Kentucky à la Californie. El Jefe souligne à quel point la glace locale est pure. J’avais déjà eu cette info par les agents de la DEA (l’agence de lutte contre la drogue américaine), qui m’avaient dit que la meth du Michoacán était la plus pure qu’ils aient jamais trouvée. Je prends des photos des hommes avec leurs armes. Ils prennent des poses de combat. Un type haut de deux mètres me dit de ne pas prendre de photos. Je ne discute pas. Soudain, un autre homme d’une quarantaine d’années surgit de nulle part et me pointe du doigt. Il m’accuse d’être un agent de la DEA. « Il est de la DEA. Pourquoi est-ce qu’il prend des photos ? » Je lui assure que je suis journaliste et j’essaie de lui serrer la main. Il refuse. « La DEA a arrêté mon frère au Texas. » Il ajoute, menaçant : « L’agent s’était présenté comme un journaliste. » L’atmosphère change en un clin d’œil. Je l’assure que je ne suis même pas américain. Que je suis anglais. Je lui montre un site internet qui présente mon travail. El Jefe le trouve sur son portable. Mon détracteur se détend un peu et se retourne vers moi. « Si je te revois je te mets une balle dans la tête. » Il touche son front du doigt puis le pointe vers moi. Pour être sûr que le message est bien reçu, il ajoute : « Je te lancerai une papa. » Je fais de mon mieux pour lui sourire.
Réalité des cartels
Dans les années 1970, il existait des tueurs à gage du Mexique au Brésil qui assassinaient en toute discrétion. Ils se sont désormais transformés en commandos équipés d’armes de combat légères, lance-roquettes portatifs compris. Un cartel de trafiquants appelé les Zetas a même construit ses propres tanks, qui semblent tout droit sortis des routes fantastiques de Mad Max. Ils entrent dans les villes en convoi de trente pick-ups pour massacrer et terroriser les habitants. Ils attaquent les soldats en embuscade, ouvrant le feu avec des mitraillettes de calibre 50. Ils réutilisent souvent les techniques de combat des guérillas d’Amérique latine. Les guérillas rouges sont des symboles emblématiques du XXe siècle, personnifiées à travers les photos iconoclastes de Che Guevara. Le nouveau millénaire constate pour sa part la quasi-disparition des guérillas du continent sud-américain. Le développement de la démocratie a permis à d’anciens radicaux de devenir politiciens, voire même présidents, et l’idée d’établir une dictature marxiste a été discréditée. Les quelques guérillas restantes, comme celle des Forces armées révolutionnaires de Colombie (les FARC), sont devenues de grands trafiquants de cocaïne. Mais là où les porteurs de béret défenseurs de la liberté ont disparu, les cartels armés se sont multipliés. Hélas, le membre de cartel avec sa kalachnikov est un symbole bien plus prégnant des nouvelles Amériques. Il y a aujourd’hui davantage de jeunes qui idolâtrent Joaquín « El Chapo » Guzmán – le trafiquant de drogue le plus riche du monde, arrêté le 8 janvier dernier – que Che Guevara.
Les icônes de la nouvelle génération, du Mexique à la Jamaïque en passant par le Brésil et la Colombie, ne sont plus de simples trafiquants de drogue, mais une hybridation entre un PDG du crime, une rockstar et un général paramilitaire. Ils remplissent l’imaginaire collectif tels des antihéros diaboliques. On ne les retrouve pas seulement dans des chansons underground ou dans le monde de la drogue, ils sont réinventés dans les telenovelas, les films et même les jeux vidéo qui mettent en scène ces guerriers modernes sans pitié. Et leurs agissements nous touche tous. Durant les deux dernières décennies, ces familles du crime et leurs amis, en politique comme en économie, ont pris possession de bien davantage que le trafic de drogue et des armes, allant jusqu’à se mêler au commerce du pétrole, de l’or, de voitures et enchaînant les kidnappings. Leur réseau s’est étendu jusqu’aux États-Unis, à l’Europe en passant par l’Afrique, à l’Asie et à l’Australie. La chaîne des biens et des services qu’ils ont bâtie vient frapper à nos portes. Comme les guérillas, les cartels de drogue sont profondément enracinés dans les communautés. Comme le disait Mao Tse-Tung : « La guérilla doit se déplacer parmi le peuple comme un poisson nage dans la mer. » Ces milices de gangsters puisent leur force dans les villages et les quartiers pauvres des villes. Dans leurs campagnes anti-insurrection, les gouvernements sont de plus en plus impuissants face à un ennemi qu’ils ne peuvent saisir, et ils lâchent leurs soldats pour torturer et tuer des civils en espérant que la mer se retire pour révéler le poisson.
Les cartels puisent leur force dans les villages et les quartiers pauvres des villes.
Mais cette comparaison n’implique pas que les cartels agiront à l’identique des guérillas traditionnelles, ni qu’ils devraient être traités pareil. Beaucoup voient les guérilleros comme d’honorables combattants qui ont libéré leur pays de l’empire espagnol, et considèrent dans le même temps les partisans des cartels comme de véritables démons. Un guérillero traditionnel croit en un monde meilleur, qu’il soit inspiré du marxisme, de l’islamisme ou du nationalisme. Les hommes des cartels sont animés par un seul et unique dieu : Mammon, le démon des billets verts. La stratégie de ces entreprises sanguinaires est également différente. Les guérillas tentaient de faire tomber les gouvernements et de prendre le pouvoir, quand les cartels armés attaquent souvent les forces de sécurité pour décourager les gouvernements d’intervenir. L’objectif central des combattants des cartels est de contrôler leurs fiefs. Si le gouvernement les menace, ils sont susceptibles de lancer des attaques de type insurrectionnelles. Pour appuyer cette stratégie, ils invoquent souvent un combat pour le salut des pauvres. Cependant, dans certains cas, ils négocient directement avec les gouvernements ou les contrôlent. Ils ne pourraient pas supporter des attaques puissantes de leurs ennemis, c’est pourquoi ils partagent une part de leur butin en travaillant comme paramilitaires.
Depuis la guerre froide, les conflits se sont transformés dans le monde entier. Les chefs de guerre ont laissé derrière eux une multitude de groupuscules en Afrique, du Liberia à l’Ouganda. Bien qu’ils diffèrent des gangsters américains en de nombreux aspects, ils utilisent eux aussi des armées informelles aux tactiques barbares, aidés des nouvelles technologies, et basent leur pouvoir sur le contrôle de fiefs. De même, si les islamistes sont très différents des cartels d’Amérique latine et qu’ils représentent une menace bien plus importante qu’eux, l’État islamique a démontré qu’il pouvait contrôler un territoire de la taille d’un pays. On ne peut s’empêcher d’y trouver des ressemblances avec les cartels. En 2012, l’année où les talibans ont décapité 17 personnes lors d’un mariage en Afghanistan, choquant le monde entier, les Zetas ont laissé derrière eux 49 corps de victimes sans tête au Mexique. Quand le régime syrien a voulu montrer les horreurs commises par les rebelles islamistes, à défaut de pouvoir se procurer des images, ils ont diffusé une vidéo qui s’est avéré être celle d’un cartel mexicain. Les radicaux islamiques et les cartels recrutent tous deux des adolescents pauvres et perdus pour les former à devenir des meurtriers, et ils combattent tous deux en petites cellules armées par embuscades.
Un dessinateur mexicain a résumé ces ressemblances après les attaques de janvier 2015 contre Charlie Hebdo. Son dessin représentait l’image d’un homme masqué armé d’un AK-47. « Aaaaah ! C’est un terroriste islamiste ! » criait une voix. « Tranquila, tranquila », répondait une autre. « C’est juste un membre du Cartel du Golfe. » La guerre des cartels a ravagé l’Amérique latine, et cela paradoxalement alors que de nombreux pays dans la région ont donné l’impression de s’émanciper et de s’assainir. La guerre froide, qui fut un conflit bouillonnant dans de nombreux pays d’Amérique latine, s’est achevée avec la victoire des États-Unis. Les dictatures se sont effondrées, donnant naissance à de jeunes démocraties : frontières ouvertes au libre échange, économies libéralisées, et Francis Fukuyama déclarant « la fin de l’Histoire ». Toutefois, quand on regarde les vingt années passées, on peut clairement identifier les causes des conflits actuels. Dans leur effondrement, les dictatures militaires et les guérillas armées ont abandonné des réserves d’armes et de soldats en quête d’une nouvelle armée. Les démocraties émergentes sont dès leur origine gangrenées par la faiblesse de l’appareil étatique et par la corruption. L’un des éléments déterminants de cet échec a été leur incapacité à construire un système judiciaire performant. Les politiques internationales se sont concentrées sur le marché et les élections, mais ont omis ce troisième élément clé pour assurer le bon fonctionnement d’une démocratie : l’État de droit. Cet omission a coûté de nombreuses vies.
La dérégulation de l’économie a créé quelques gagnants et laissé une grande partie de bidonvilles et de campagnes dans la pauvreté. Concomitamment, un marché au noir de contrebande, de trafic d’êtres humains et d’armes à feu s’est développé de manière exponentielle. Le marché des stupéfiants est le plus grand vainqueur du marché noir. Estimé à plus de 300 milliards de dollars par an, l’industrie internationale a injecté d’énormes ressources dans ce véritable empire criminel, décennie après décennie. Cela a eu un effet décuplé, chauffant à blanc la région jusqu’à ébullition. La logique brutale des bas fonds de ce négoce veut que le plus terrifiant prenne la part du lion – ce qui a mené à l’avènement de prédateurs tels que les Zetas.
Cette violence fait rage au cœur d’une étape historique dans le débat sur les stupéfiants. Quatre États américains et Washington D.C. ont légalisé la marijuana, tout comme l’Uruguay. À travers le continent, des politiciens ont quitté le couvert des arbres pour critiquer ouvertement la politique anti-drogues. Des acteurs et des musiciens se joignent aussi à la lutte pour une réforme de la législation sur les drogues. Cependant, bien que ce débat ait évolué, les politiques mises en places restent inchangées. Les États-Unis dépensent des milliards pour financer les agents de la DEA dans une soixantaine de pays, et des armées pour brûler des récoltes des Andes jusqu’à l’Afghanistan. La plupart des trafiquants demeurent illégaux et continuent à rapporter des profits massifs à ceux qui sont suffisamment violents pour se les approprier. La prochaine étape est donc de passer d’une évolution du débat à un changement de la réalité sur le terrain. Les réseaux de cartels du crime s’étendent à travers l’hémisphère et touchent à tous les secteurs. Du prix du citron dans les bars de New York, jusqu’à la vie des agents secrets britanniques, en passant par des stars mondiales de foot, les négociations pour les Jeux olympiques, les questions à propos des origines des émeutes à Londres, etc. Durant l’été 2014, 67 000 enfants non accompagnés sont arrivés à la frontière sud des États-Unis, fuyant les crimes des cartels d’Amérique centrale et déclenchant ce que le président Barack Obama a appelé une crise humanitaire. Des dizaines de milliers d’adultes de la région, moins médiatisés, se sont présentés à la même frontière en demandant l’asile politique.
Naissance des cartels
En ayant grandi avec la prohibition des drogues, il est facile de penser que ce débat est dépassé, à l’instar de la proscription du vol ou du meurtre. Cette règle apparaît presque comme une loi de la nature : la Terre fait le tour du Soleil, la gravité attire les objets au sol, et les drogues sont illégales, voici les faits purs et simples de la vie. Mais des chercheurs ont prouvé que l’interdiction est une bombe à retardement qui a toujours été teintée de discorde, de désaccords et de désinformation.
Le défi des législations sur les drogues est le suivant : la majorité défend la légalité de certaines drogues récréatives, comme l’alcool, qui provoque la mort et l’addiction. Docteurs et soldats, de leur côté, ont besoin de certaines drogues opiacées. Enfin, les individus qui peuplent les communautés les plus défavorisées sont ravagés par l’addiction à toutes les substances sur lesquelles ils parviennent à mettre la main. Mais le débat sur la légalité des drogues a été brouillé par l’émotion, l’amateurisme et même certaines considérations racistes. Des mythes douteux se sont transformés en lieux communs. Aux premières heures du débat, les journaux américains couchaient sur papier que les Chinois utilisaient l’opium pour abuser des femmes blanches, et que la cocaïne donnait aux noirs du sud du pays une force surhumaine. Plus récemment, on a pu entendre des théories fumeuses sur les crack babies, ou encore que le LSD persuade les gens qu’ils peuvent voler. Médecins et scientifiques sont noyés dans le bain de cette peur d’un effondrement des valeurs morales. C’est une des croisades des temps modernes et le combattant anti-drogues, criant en première ligne, en est l’une des figures emblématiques. Les hommes politiques ont bientôt réalisé que le débat sur les drogues était nécessaire et qu’à travers lui ils pouvaient combattre un ennemi diabolique qui ne pouvait pas répondre. Leur intuition a été renforcée par le soutien qu’ils ont reçu de la classe moyenne, un groupe de population crucial et directement touché par le problème.
Le père de la lutte anti-drogues aux États-Unis est Hamilton Wright, qui fut nommé responsable de la commission sur l’opium en 1908. Originaire de l’Ohio, Wright était influencé par ses croyances puritaines et par une ambition politique sans borne. Il fit de son travail une véritable croisade personnelle visant à protéger les bons Américains d’une menace étrangère, et fut le premier à penser les États-Unis comme les précurseurs d’une campagne de lutte mondiale contre le trafic de drogues globalisé. Aux yeux de ses successeurs, cela fait de lui un visionnaire, et ses détracteurs le voient comme celui qui a lancé la politique d’un mauvais pied. Wright sonnait l’alarme d’une épidémie dans une interview de 1911 accordée au New York Times et intitulée : « L’Oncle Sam est le pire ennemi de la drogue dans le monde ». Voilà ce qu’il confiait alors au Times :
L’addiction a pris cette nation dans ses filets dans des proportions effarantes. Nos prisons et nos hôpitaux sont remplis de ses victimes, elle a volé des dizaines de milliers d’honorables commerçants et les a transformés en bêtes sauvages s’attaquant à leur prochain. Insidieusement, elle est devenue l’une des causes les plus fertile de malheur et de péché aux États-Unis.
L’addiction à l’opium et à la morphine sont devenues des causes nationales, et d’une manière ou d’une autre elles doivent être surveillées, si nous souhaitons maintenir notre suprématie parmi les nations du monde mais aussi conserver nos niveaux d’excellence et de morale collective.
Il y avait effectivement une augmentation de la consommation d’opium à l’époque de Wright, où l’on dénombrait environ 100 à 300 000 consommateurs sur le sol américain. Un tel chiffre est probant, mais il ne représente que 0,25 % du total de la consommation actuelle de drogues. Depuis ce temps, certains ont sombré dans la fumée de l’opium, d’autres ont succombé à l’addiction suite à un usage médical. Wright était aussi préoccupé par une autre drogue de plus en plus populaire dans les années 1920 : la cocaïne. Il a rassemblé des rapports de police sur la consommation de cocaïne par les populations afro-américaines et avança que la poudre blanche rendait ces gens complètement hystériques. L’histoire fit les gros titres. Tout cela a certainement ébranlé l’establishment blanc. Wright obtint la signature par treize pays d’un accord visant à mettre un frein aux opiacés et à la cocaïne en 1914. En décembre de la même année aux États-Unis, le Congrès adopta le père des textes américains sur les stupéfiants : le Harrison Narcotics Tax Act, ou Loi Harrisson de taxation des narcotiques. Elle ne proclamait pas une interdiction totale, et visait à contrôler plutôt qu’éradiquer les drogues. Une certaine quantité d’opiacés légaux étaient nécessaires pour la médecine, comme ils le sont encore aujourd’hui. Mais le Harrison Act a donné naissance immédiatement à un marché noir de l’opium et de la cocaïne. El Narco était né.
À Sinaola, on n’a pas mis longtemps à faire le calcul. Un État livré à lui-même, des montagnes pleines de champs de pavot, et un marché illégal de l’opium à 580 kilomètres plus au nord. L’équation était simple : le pavot de Sinaloa pouvait sans difficulté être transformé en dollars américain. Les immigrants chinois et leurs descendants avaient l’ambition et les contacts nécessaires pour démarrer le trafic de drogue au Mexique. En plusieurs dizaines d’années, ils s’étaient développés en une communauté qui s’étendait de la province de Sinaloa jusqu’aux grandes villes de la frontière nord-est du Mexique. La plupart étaient bilingues, en espagnol et mandarin, et portaient un prénom catholique mexicain. La liste des trafiquants arrêtés par la police à l’époque en atteste : Patricio Hong, Felipe Wong et Luis Siam. Les Chinois ont construit un réseau capable de récolter le pavot, de le transformer en gomme et de revendre l’opium aux dealers chinois du côté américain. Tout comme les Anglais avaient bravé les interdits chinois, les Chinois allaient braver la loi américaine.
Les premières livraisons d’opium ont traversé la frontière comme de l’eau à travers une passoire.
La frontière États-Unis-Mexique était parfaite pour le trafic, un problème auquel ont été confrontés les autorités américaines au cours du siècle dernier. C’est l’une des plus grandes frontières de la planète, elle s’étend sur environ 3 200 kilomètres, partant de San Diego côté Pacifique jusqu’à Brownsville dans le Golfe du Mexique. Le côté mexicain a deux métropoles principales : Juárez, nichée au milieu de la frontière, et Tijuana – baptisée paraît-il d’après une prostituée dont le nom était Tia Juana. De nombreux migrants de ces villes viennent des États de la Sierra Madre, Sinaloa et Durango, et ont tissé des liens forts entre la frontière et les bandits des montagnes. La frontière comprend également une douzaine de villes mexicaines de taille moyenne dont Mexicali, Nogales, Nuevo Laredo, Reynosa et Matamoros. Entre ces villes, on trouve de vastes étendues sauvages faites de déserts arides et de collines. Au fil des ans, tout – des crânes issus des cérémonies aztèques jusqu’aux armes Browning, en passant par les tigres blancs – est parvenu à traverser ces lignes tracées dans le sable. Et c’est ainsi que les premières livraisons d’opium ont traversé la membrane comme de l’eau à travers une passoire.
Traduit de l’anglais par Alice Milcent et Nicolas Prouillac d’après l’article « Meet the New Gangster Warlords of Latin America », paru dans TIME Magazine et extrait du livre Gangster Warlords, paru chez Bloomsbury Press. Couverture : un narcotrafiquant au crépuscule (Crédits : The Orchard). On l’appelle El Gringo Loco. ↓