Le présent de Steve Jobs
Steve Jobs avait planifié lui-même chaque détail de ses funérailles, qui se sont tenues à l’université de Stanford en octobre 2011. L’un de ces détails était une petite boîte marron, que chacune des personnes présentes reçut en guise de cadeau d’adieu. Parmi elles, il y avait Marc Bénioff, le PDG de Salesforce.com. Deux ans plus tard, lors d’une conférence qu’il donnait durant le Tech Crunch Disrupt, il se remémora ce qu’il avait ressenti quand il ouvrit la boîte : « Cela promet d’être quelque chose de mémorable », s’était-il dit. « Je savais que c’était une décision que Steve avait prise, et quelle qu’elle fut, c’était la dernière chose dont il voulait que nous nous souvenions. » La boîte contenait un livre, Autobiographie d’un yogi, de Paramahansa Yogananda. Bénioff poursuivit : « Yogananda… avait écrit ce livre sur l’accomplissement personnel… Le dernier message de Steve à notre intention était : “Voici le livre de Yogananda. Mettez-vous à jour.” »
« Je considère Steve comme une personne très spirituelle », ajouta-t-il. « Il avait formidablement bien compris que cette intuition était son plus grand don, et qu’il devait observer le monde de l’intérieur. » Cette perspective, centrée sur l’introspection, est peut-être en train de péricliter non seulement chez les dirigeants d’entreprise, mais aussi chez les professionnels du yoga physique. Après que nous ayons célébré en juin dernier la première journée internationale du yoga, il semble important aussi bien pour les dirigeants que pour les yogi de se désengager de cette course sans fin vers des succès ostentatoires, pour partir à la rencontre du message d’accomplissement personnel de Jobs et de Yogananda. Quel nouveau chemin pourrait fraîchement émerger pendant votre quête de succès, dans votre travail et dans votre vie personnelle, si vous aussi vous regardiez le monde de l’intérieur ?
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Le yoga est une discipline venue d’Inde dont les racines sont si anciennes qu’elle ne peut être attribuée qu’à d’illustres inconnus en quête de vérité, issus d’un temps glorieux et lointain. Cette philosophie est dotée d’une forme extérieure qui s’est emparée de l’imaginaire collectif : pendant 30 minutes chaque jour, déconnectez du monde, placez votre corps dans une succession de postures de yoga, respirez profondément, gardez votre esprit concentré et le tour est joué ! Vous apparaîtrez relaxé, rajeuni et de nouveau prêt à vous plonger dans le rythme acharné de la vie. De l’avis général, le yoga est un des grands mouvements modernes de notre civilisation. Rien qu’aux États-Unis, plus de deux millions de personnes pratiquent le yoga, soit 1 adulte sur 10. Ce retour au yoga est une réponse directe à la soif grandissante de bien-être physique et mental qui nous habite, et au sentiment de plus en plus partagé que la recherche du bonheur vaut mieux que tous les plaisirs matériels de notre civilisation moderne. Une multitude de professeurs de yoga sont apparus, chacun offrant ses propres versions altérées des pratiques anciennes. L’inventivité occidentale a fleuri dans la terre féconde du yoga. Aujourd’hui, certains professeurs proposent même du yoga pour chiens.
La transformation intérieure
La quête de Jobs avait toutefois un but plus profond que la réduction du stress, le tonus et le fitness. Il était à la recherche d’une forme de transformation intérieure vers laquelle beaucoup d’adeptes se sentent attirés, mais qui ne savent pas très bien où cela peut les mener ni comment s’y rendre. Pour ce plongeon plus profond, vous pouvez vous tourner vers les Yoga sūtra de Patañjali, un des textes anciens encore existants qui fait autorité sur la pratique du yoga. Patañjali nous apprend que yoga signifie « union », la dissolution de son identité dans l’océan plus vaste de la conscience qui se répand dans l’univers ; nous aider à concrétiser cette union est le but principal du yoga. À présent, vous devez vous dire : « Quelle est cette conscience universelle dont parle Patañjali ? Et comment puis je y arriver ? »
Et c’est sans doute la raison pour laquelle Jobs, dans sa propre quête d’une conscience supérieure, s’est tourné vers Yogananda. L’histoire de Yogananda est une source d’inspiration et une leçon d’entrepreneuriat spirituel. Né en 1893 à Gorakhpur, en Inde, il posa le pied sur le sol américain à l’âge de 27 ans, avec peu d’argent en poche mais la ferme intention d’éveiller l’humanité au pouvoir du yoga en matière de transformation intérieure. Pendant les années qui suivirent, il porta ce message dans des salles pleines à craquer à travers toutes les grandes villes américaines, comme au Carnegie Hall de New York. Il habillait cet art ancestral d’une forme plus moderne qu’il appelait « l’accomplissement personnel », un voyage qu’il décrivait comme le fait de transcender son moi individuel (son ego) afin de trouver et de revendiquer son véritable moi intérieur et universel (son âme). Alors que le peuple américain avait été secoué par le fracas et la frénésie de deux guerres mondiales et d’une grande dépression, il l’exhorta de pratiquer le yoga, afin que tous les individus puissent découvrir que l’ancrage spirituel qu’ils cherchaient était déjà avec eux, en eux. Le yogi accompli peut rester debout sans trembler, même pris dans les turpitudes de mondes qui s’écroule. Il n’est pas surprenant que beaucoup d’hommes et de femmes accomplis de l’époque de Yogananda se soient tournés vers son enseignement, y compris le chef d’entreprise George Eastman, fondateur de Kodak ; la très réputée chanteuse d’opéra Amelita Galli-Curci ; le ténor Vladimir Rosing ; et le scientifique botanique Luther Burbank. Même le président américain Calvin Coolidge invita Yogananda à la Maison-Blanche pour une entrevue personnelle. Aujourd’hui, il est reconnu parmi les experts du yoga en tant que père fondateur du yoga occidental. Les bons professeurs regardent dans l’immensité de l’au-delà puis confectionnent leur message pour s’adresser non seulement à un public immédiat, mais aussi aux générations futures. Dès 1920, Yogananda savait que le yoga serait une source intarissable pour étancher la soif grandissante des individus en quête de sens, d’authenticité et d’une expérience personnelle de la vérité. Alors, avec un sens des affaires peu répandu parmi les leaders spirituels, il posa les fondations d’une institution, la Self-Realization Fellowship (SRF, la communauté de l’accomplissement personnel), pour allumer la flamme intérieure du yoga dans les communautés du monde entier. Il déclara un jour : « Je n’utilise pas la religion pour faire du business, mais j’utilise les principes du business dans la religion. »
Aujourd’hui, il existe des centaines de groupes et de centres de méditation SRF dans le monde, comptant des dizaines de milliers de membres. Il travailla aussi à développer des exemples vivants de son enseignement en organisant un ordre monastique au sein de la SRF, qui compte à présent plus de 250 moines et nones dédiés à la poursuite du développement de leur âme et au service de l’organisation de sa mission.
Vers l’accomplissement personnel
Les enseignements de Yogananda ne s’arrêtent pas à la simple idée d’une conscience universelle. Il anticipa correctement l’appétit croissant parmi les hommes en quête de spiritualité d’une expérience personnelle directe de la conscience universelle, ainsi que les maîtres yogi et les mystiques de toutes les traditions religieuses la décrivent. Il synthétisa donc une compilation de techniques pratiques mais puissantes pour les hommes suivant un chemin spirituel menant à l’union ultime, en décrivant les huit étapes indiquées dans les Yoga sūtra de Patañjali. La conception moderne du yoga, avec son insistance sur la transformation extérieure, est basée sur la troisième des huit étapes de Patañjali, l’asana. L’asana met l’accent sur la forme physique, dans le but de préparer le corps à l’immobilité exigée pour le voyage intérieur entrepris dans les étapes suivantes. Mais avant l’asana, il y a les deux premières étapes, yama et niyama, des principes guidant le comportement de chacun, qui préparent à la réalisation intérieure. Le yoga insiste sur l’importance de l’auto-discipline comme fondation pour un développement physique, mental et spirituel harmonieux.
Yogananda présenta à l’Occident une technique de méditation ancienne et oubliée : le kriyā yoga.
Le génie si particulier de Yogananda était de montrer la pertinence moderne de ces principes anciens, en se mettant à l’unisson avec le public qui aspirait autant au succès qu’au développement personnel. Il donna ainsi des conférences telles que « la science de la guérison » et « l’art d’obtenir ce que vous voulez ». Dans cet esprit, c’était un précurseur des psychologues, psychothérapeutes et neuroscientifiques du XXIe siècle, qui accomplissent des découvertes scientifiques importantes sur la nature humaine et le bien-être, en harmonie avec les enseignements de Yogananda sur la conscience, la pensée, les émotions, les habitudes et les connections neuronales. Les cinq dernières étapes de Patañjali après l’asana ont rapport avec l’approfondissement progressif du voyage du chercheur vers la réalisation du moi universel, avec la méditation comme chemin. Hélas, le texte de Patañjali sur ces cinq dernières étapes est horriblement cryptique et ne contient aucune aide permettant de comprendre comment les mettre en œuvre. Pour combler ce vide, Yogananda présenta à l’Occident une technique de méditation ancienne et oubliée mais résolument innovatrice : le kriyā yoga. Le kriyā, disait-il, offrait l’ultime voyage vers la transformation intérieure en aidant les pratiquants à puiser dans leur amour toujours plus grand et leur joie toujours plus intense, qui jailliraient de l’intérieur. Ceci, affirmait-il, était la nature même de l’homme, une perfection représentant notre état intérieur permanent, bien que tout cela soit insaisissable vu de l’extérieur. Le kriyā yoga, « c’est comme les mathématiques », disait-il en insistant sur la nature empirique et de cette technique. Avec une pratique régulière, le kriyā modifie le réseau neuronal du cerveau. Vraiment, me direz-vous ? Est-ce que le fait de centrer son esprit et d’intérioriser sa conscience déclenche vraiment des changements physiques dans le cerveau ? Du temps de Yogananda, peu de scientifiques auraient été à l’aise avec une telle affirmation. Toutefois de nos jours, des découvertes révolutionnaires dans les neurosciences démontrent que la méditation apporte des changements positifs dans les connections cérébrales. Des laboratoires scientifiques révèlent aujourd’hui des vérités perçues et vécues par les yogi à travers les âges dans – comme le dirait Yogananda – le laboratoire intérieur de leur expérience personnelle. Et quels étaient les indices que les gens pourraient rechercher pour évaluer leurs progrès personnels ? Moins de stress ? Plus de paix intérieure ? Il avait commencé sa quête pour la réalisation de son potentiel très tôt dans sa vie, une histoire brillamment capturée en 2014 par le documentaire acclamé par la critique, Awake: The Life of Yogananda. Sa recherche de jeunesse culmina avec son maître Sri Yukteswar, qui lui donna le nom monastique de Yogananda, qui signifie « béatitude par le yoga ». En accord avec son nom, il exhorta les chercheurs de vérité à savourer les prémices de paix et de bien-être, mais également à rechercher le prix ultime, la béatitude éternelle et la conscience universelle. « Quand, par la pratique constante de kriyā, la conscience de l’état de béatitude de son être spirituel devient réelle, nous nous trouvons toujours en présence sainte du Dieu bienheureux qui vit en nous. »
Selon Yogananda, Dieu n’était donc pas une force extérieure à idolâtrer, et la propriété d’une religion particulière, mais une force intérieure prête à être réveillée et concrétisée. Pour certains, la poursuite du Yoga pour atteindre la perfection intérieure peut apparaître quelque peu égoïste. Ne devrions-nous pas chercher à solutionner les problèmes les plus difficiles du monde, plutôt que de se retirer dans une bienheureuse communion intérieure ? Un jour, Yogananda s’assit, immobile et absorbé par un état de béatitude intense. Son maître spirituel le sermonna ainsi : « Tu ne dois pas te laisser submerger par l’extase. Il te reste beaucoup de travail à accomplir dans le monde. » Yogananda apprit donc que ce choix entre servir le monde et la joie intérieure représentait une fausse dichotomie. Le yoga qu’il enseignait insiste sur l’équilibre dans la méditation et le développement de la conscience qui survient quand nous sommes capables de nous transcender physiquement et de nous ouvrir grâce à la réalisation intérieure, pour établir une connexion plus profonde avec chaque être vivant, chaque atome de l’univers. « Quand je mourrai, je saurai alors qui je suis vraiment », disait-il.
Comment Steve Jobs abordait le succès
L’enseignement de Yogananda sur la conscience universelle attirait grandement Steve Jobs, qui avait un besoin viscéral de « faire [son] trou dans l’univers ». Lors de la conférence de TechCrunch en Septembre 2013, Marc Bénioff déclara : « Le livre de Yogananda apporte une connaissance approfondie sur la personne qu’était Jobs, mais aussi la clé de son succès, qui s’explique par le fait qu’il n’avait pas peur de faire ce voyage-clé que représente l’accomplissement personnel. C’est un message fort pour les dirigeants d’entreprise et pour les gens qui veulent réussir dans un secteur économique, qui nous dit combien nous avons besoin d’embrasser notre être et de nous investir. » Depuis la mort de Yogananda en 1952, de nombreux professeurs ont suivi son chemin novateur pour faire connaître le yoga au monde et l’aider à devenir un pilier de la culture populaire, tout en continuant à s’implanter chez les jeunes et les moins jeunes, l’élite et les petites gens, les croyants et les non-croyants. Ce qui différencie Yogananda des autres émissaires qui le suivirent ne réside pas seulement dans le fait qu’il a ouvert la voie au mouvement du yoga moderne. Dès le début, il porta son enseignement bien au-delà des exercices physiques et donna un éclairage puissant sur le chemin menant au véritable but du yoga : la mise en lumière les potentiels infinis que nous recelons tous. Peut être est-ce la raison pour laquelle l’Autobiographie d’un yogi fut le seul livre que Jobs téléchargea sur son iPad, et après avoir eu connaissance de ce livre adolescent, il le relut chaque année. Yogananda présenta le pouvoir de transformation du yoga au monde moderne en tant que discipline personnelle et intemporelle, et il fut une force silencieuse dans la vie du plus grand chef d’entreprise de tous les temps. Lorsque vous déroulez votre tapis de yoga, prenez votre pose favorite et sentez une brise paisible vous enlacer doucement. Peut-être pouvez-vous faire une pause pour vous émerveiller des expériences qui vous sont encore inaccessibles, et que la conscience peut vous faire vivre si vous embarquez dans ce voyage intérieur vers l’accomplissement personnel. Yogananda appelait ses expériences « les possibilités inimaginables ». Et à mesure que vous cheminerez vers votre être intérieur, vous pourrez réaliser que vous aussi, vous êtes prêt à laisser votre marque dans l’univers.
Traduit de l’anglais par Sophie Cartier et Arthur Scheuer d’après l’article « Steve Jobs’s Secret to Greatness: Yogananda », paru dans Inc. Couverture : Steve Jobs par Norman Seeff. Création graphique par Ulyces.