30 secondes chrono
C’était supposé être un coup d’une fois. Deux inspecteurs de la California Highway Patrol (« Brigade des autoroutes de Californie », CHP) ont été informés par une source confidentielle des activités d’un voleur de motos local et ont pu convenir d’un rendez-vous sous couverture. Le suspect opérait dans Westside, à Los Angeles, où il tirait toutes les motos sportives qui passaient sous sa main. La plupart des vols de véhicules impliquent le traitement de la paperasse frauduleuse, la visite de casses automobiles, la mise en place d’une surveillance. Les opérations coup-de-poing ne sont pas dans les habitudes de la Vehicle Theft Unit, la section de la CHP en charge de la gestion des vols de véhicules, une unité composée de détectives privés établie au cœur d’un amas de vieux bâtiments aux allures de bunkers, dans Koreatown. Mais Guy Trudeau* et Mike Watson, collègues de longue date aux états de service impressionnants, après avoir fait pression sur leur supérieur, ont reçu le feu vert pour organiser une descente.
Le criminel s’est spécialisé dans les crotch rockets, des sportives légères, essentiellement des modèles d’importation japonais coûtant entre 5 000 et 25 000 dollars. Son mode opératoire : lorsqu’il repère un de ces modèles garés dans la rue ou sur une place de parking, il recule une fourgonnette-appelée « boîte à chaussures » à sa hauteur, ouvre d’un grand coup les portes arrières et, moyennant l’assistance d’un complice, embarque le deux-roues comme un vulgaire sac de linge sale. Montre en main, le tout ne prend pas plus de 30 secondes. En l’absence de gros bras pour le seconder, il oublie la fourgonnette et se contente de forcer le démarrage à l’aide d’un tournevis, pour se faire la belle au guidon. Il revend ensuite la moto (ou ses pièces détachées) en échange d’argent liquide. Trudeau et Watson ont emmené avec eux un jeune inspecteur, Gary Clifford, nouvelle recrue de l’unité.
Le trio a déjà un plan : Watson et Clifford, deux grands gaillards pouvant aisément se faire passer pour des individus peu recommandables, voire pour de véritables caïds, joueront le rôle de membres de la pègre arrivant de Vegas. (Les réseaux de voleurs de véhicules haut de gamme qui ont été démantelés à Las Vegas ces dernières années apporteront une touche de crédibilité en plus à leur histoire). Les agents sous couverture – UC, pour undercover officers, dans le jargon policier – seront présentés au suspect par l’intermédiaire d’un indic et prétendront rechercher des motos et des pièces détachées à ramener dans le Nevada, où les véhicules immatriculés en Californie sont difficiles à retrouver. Trudeau, le spécialiste du détail, sera chargé de la surveillance et de coordonner une équipe de sécurité prête à agir. Après avoir effectués quelques transactions, les « agents provocateurs » rédigeront un rapport mettant en cause le maraudeur de motos, pour l’accabler d’informations l’incriminant et l’arrêter. Juste avant la première transaction, le suspect contacte le téléphone professionnel craqué de Watson, un ancien modèle à clapet devenu vintage depuis 2011. « D’accord », dit l’homme, d’un ton guindé semblable à celui d’un homme d’affaires, « avant qu’on ne démarre quoi que ce soit, est-ce que vous ou l’un de vos collaborateurs êtes liés de près ou de loin à la police ? »
« Oui », répond Watson. « Vous êtes en état d’arrestation. » Un moment de silence s’installe, puis une seconde de réflexion. Le suspect laisse échappé un « Aaah » plaintif comme le font ceux qui se sont fait piéger. Quelques minutes plus tard, les inspecteurs rencontrent un homme noir de forte corpulence sur le parking d’un restaurant. S’il s’est montré nerveux au téléphone, il est en revanche plus que ravi de dévoiler les rouages intérieurs de son opération lui-même. Tellement bavard qu’il en vient spontanément à parler de ses complices aux deux inspecteurs. Il dévoile également qu’un vaste réseau de voleurs de motos sévit autour d’une communauté d’amateurs de motos de sports, un loisir en plein essor à Los Angeles.
L’alliance des bikers
Los Angeles est une ville multiculturelle. La plupart de ses habitants traversent ses différents mondes sur le chemin de la maison. C’est un tableau fréquent : vendredi soir, une famille juive orthodoxe croise sur le pavé la cabale de cinéphiles qui se rendent au cinéma de New Beverly. Mais les plus bruyants, qui ne se contentent pas des ruelles et se fraient un chemin en faisant hurler leurs moteurs vers le boulevard de Santa Monica, ceux-là méritent notre attention. Depuis le début des années 2000, grâce à des vendeurs japonais expérimentés – qui flambent les prix du carburant – et au soleil qui brille presque toute l’année, le commerce des motos sportives a décollé. Des bandes de jeunes se réunissent et batifolent au guidon de leurs Honda, Yamaha, Kawasaki et Suzuki, en traversant un à un les quartiers de la ville, de Crenshaw à la Valley, faisant rugir leurs moteurs qui déclenchent sur leur passage les alarmes des voitures.
Pendant la semaine, des cascadeurs travaillent leurs acrobaties sur des parkings vides ou dans des complexes industriels à ciel ouvert – il n’est guère difficile de les suivre à la trace, au vu des balafres noires que leurs pneus laissent sur l’asphalte. Mais la finalité de tout ça, c’est d’être remarqué, et on peut les voir qui foncent sur Melrose le samedi après-midi, roues en l’air, dégageant de grands panaches de fumée dans les airs et laissant des piétons déboussolés dans leur sillage. La plupart de leurs pitreries dépassent les bornes d’à peine ce qu’il faut pour s’exposer à des avertissements et des contraventions. Mais en tirant aussi fort sur leurs engins, ces casse-cous ont créé une demande importante de pièces détachées qui, elle, a entraîné le développement d’une économie souterraine alimentée par le vol organisé à grande échelle, orchestré par des réseaux criminels. L’été dernier, à la fête foraine d’Antelope Valley, une jeune femme connue sous le nom de Randie Raige était accrochée à une moto de sport rouge et jaune. « Accrochée » n’est pas le meilleur terme : elle se faisait tirer par la moto. Son petit-ami, Enrique « Birdman » Ponce, était aux commandes, serrant les poignées et s’attelant à garder la roue avant de son CBR 600 en l’air. Les jambes de Raige étaient enroulées autour de son torse et l’arrière de son casque ricochait sur l’asphalte comme la pointe de lecture d’un tourne disque. Sa veste de motard noire remontée sur son ventre laissait paraître une peau d’un banc laiteux, et ses bras étendus n’étaient pas sans rappeler le Christ subissant les affres de la crucifixion – si tant est qu’Il eût porté un slim rose.
Raige et Birdman sont des cascadeurs professionnels installés à Santa Clarita. Ils se produisent dans le monde entier et incarnent la facette légale de la culture underground de la cascade en moto. Raige participe à des bike nights, une activité qui s’est développée à travers tout le sud de la Californie dans les années 1990 et le début des années 2000. Les cascadeurs se retrouvent dans des repères pour s’échanger des conseils et se détendre entre fidèles de la même paroisse. « Imagine des motos genre Fast and Furious », dit Raige, qui avait 16 ans lorsqu’elle a commencé à assister à ces rencontres, assise à l’arrière du bolide de son cousin. « Toutes les couleurs, toutes les courses, tous les genres de cylindrées. C’était énergique et instructif. Il y avait une sensation de liberté, on sentait qu’on se trouvait au bon endroit. » Dans ce monde, les frontières conventionnelles de L.A., culturelles ou sociales, ne semblent pas s’appliquer – contrairement au diktat des performances. Les motards n’hésitent pas à modifier leurs engins pour en avoir un meilleur contrôle pendant les cascades les plus techniques, aplatissant par exemple leurs réservoirs en métal pour stabiliser leurs sièges lors de celles qui nécessitent qu’on passe les jambes par-dessus le guidon. Les bike nights ont fait naître des clubs de moto d’un genre nouveau. Contrairement aux Hell’s Angels ou aux Mongols, gangs de bikers hors-la-loi au long passé criminel, ces clubs concernent davantage les casse-cous à la recherche de sensations fortes et les fraudeurs du dimanche.
Les confrontations entre clubs rivaux sont rares. Les vraies batailles se jouent en ligne. Seules les meilleures performances (et les plus risquées) atterrissent sur YouTube, où leurs vidéos génèrent des centaines de milliers de vues. Bien sûr, les cascadeurs font beaucoup de casse, ce qui implique que la recherche de pièces détachées ne s’arrête jamais. Les vols ont augmenté à l’échelle de tout le comté ces dernières années. Des individus issus de différents clubs sont en contact pour suivre le commerce du marché noir et certains membres des clubs les plus importants ont commencé à acheter des « boîtes à chaussures » et à missionner des équipes entières. Au début, ces équipes, soutenues par leur club, ne revendaient qu’à leurs membres, mais Craig-list et eBay ont étendu le marché. Des publicités contenant un langage codé s’affiche sur les écrans : « fête du détail » veut dire tout vendre à part le cadre et le bloc moteur – qui portent tous deux un numéro de série – et une « piste » est une moto complète impossible à traquer pour le Département des véhicules motorisés, l’organisme gouvernemental chargé de l’enregistrement des véhicules.
Le comté de L.A. est le plus touché par les vols de motos à l’échelle de toute l’Amérique.
Les membres de club qui en avaient marre de retrouver leurs motos désossées ont trouvé une solution. La Southern California Biker Alliance (l’Alliance des motards du sud de la Californie) englobe onze clubs et existe expressément pour démanteler les organisations frauduleuses. Mais son réel intérêt est que les motos de ses membres sont désormais hors d’atteinte des équipes faisant partie de l’Alliance. Une vignette sur un parebrise est pour les voleurs de motos comme le sang d’un agneau sur un encadrement de porte, ce qui signifie que la chasse aux pièces détachées s’étend au-delà du cercle de l’Alliance, et bien souvent aux dépends des motards indépendants peu méfiants. Ces dernières années, le comté de L.A. est le plus touché par les vols de motos à l’échelle de toute l’Amérique. Les services de police n’ont pas su comment gérer le problème et ne se sont pas sentis obligés d’intervenir. Les bikers sont considérés au mieux comme une nuisance, au pire comme une menace par les policiers et les honnêtes automobilistes. À côté des voitures, la plupart des motos sportives ne valent pas grand-chose et sont seulement utilisées par une poignée d’individus. Il n’est donc guère surprenant qu’elles aient été le cadet des soucis des officiers spécialisés. Mais en 2010, Trudeau et ses deux ambitieux collègues des services d’investigation de la CHP ont décidé de sévir. La première phase de l’opération Wheel Spin, une opération coup-de-poing qui allait durer plus de deux ans et saisir près d’un million de dollars de bien volés, était lancée.
Les infiltrés
Après une poignée de transactions fructueuses, Trudeau, Watson et Clifford relâchent leur suspect initial. S’ils le flanquaient en prison directement, cela mettrait un terme à leur histoire de Vegas, et ils veulent pousser l’enquête plus loin. Trudeau, angoissé de nature, est pessimiste quant à leurs chances de réussite. Il croit qu’ils ont forcé leur chance en demandant à être envoyés en infiltration. Ils sont membres de la CHP, rappelle-t-il à ses collègues, une agence bien connue pour sa retenue et non pour des bouffonneries dignes d’un épisode de 21 Jump Street. Watson et lui ont tous deux servi dans l’équipe d’intervention de la Regional Auto Theft Prevention (l’Unité de prévention des vols automobiles), fruit d’une collaboration entre plusieurs agences, le tout sous la direction du département du shérif qui a à son actif de nombreuses opérations d’infiltration. Ainsi, ils savent à quel point l’équipement moderne, le financement et le dévouement personnel sont importants pour la réussite d’une opération. L’Unité de prévention de la CHP n’est pas équipée pour ça. « Ne t’inquiète pas », persiste Watson. D’un naturel joyeux, une voix de baryton et des tatouages plein les bras, il a mis au point un plan pour démanteler les cercles de vols de motos à travers la région. Trudeau trouve l’idée insensée, mais il accepte malgré tout de la soumettre à la hiérarchie, qui, à sa grande surprise, donne rapidement son approbation.
Watson a pris Clifford sous son aile. Afin de garder les idées claires en gérant l’administratif de l’opération naissante, Trudeau recrute un quatrième membre. Tim Vega est toujours impeccablement coiffé, son bureau est toujours propre, et c’est ce qui a attiré l’attention de l’inspecteur. Trudeau est le plus perfectionniste de toute l’unité, un trait qui fait de lui un logisticien au talent rare mais également un angoissé de classe mondiale. Et c’est cette même méticulosité qu’il a perçue chez son protégé. Une fois tous les membres de l’équipe en place, ils s’attellent à chercher un deuxième suspect. Quantité de voleurs ramassent des motos sportives à travers Los Angeles, mais cela ne facilite pas leur localisation pour autant. En passant au peigne fin les profils sur CraigList et eBay, les enquêteurs sont à l’affût des publicités contenant un langage suspect. Watson demande à des compagnies d’assurance de fournir des pièces détachées. Clifford et lui emballent leur inventaire sous cellophane, plongés dans leurs personnages, et parcourent les boutiques de motos des alentours en proposant leurs appâts à la vente ou à l’échange. Watson, toujours enthousiaste, se charge de la parlotte. Clifford est plus jeune, c’est un bon garçon originaire d’une petite ville du nord de la Californie. Un peu raide de prime abord, puis il laisse échapper quelques jurons, comme des parents qui se mettent à parler en argot. Les proprios des boutiques ont tôt fait de cerner les deux gaillards aux cheveux courts qui portent des pièces détachées emballées, et refusent l’offre tout net. La CHP a eu beau créer de fausses cartes de visites que les enquêteurs distribuent dans toute la ville, personne ne semble enclin à faire affaire avec eux. Watson se souvient alors qu’il a l’aisance d’un jeunot en ce qui concerne les réseaux sociaux. Son humour et sa maladresse jouent en sa faveur en ligne. Il s’inscrit alors sur des forums de moto et crée un compte Facebook pour se rapprocher de leurs membres. Si les hommes mettent du temps à répondre, les femmes, elles, acceptent ses invitations avec joie. Plus il aura d’amis féminins, moins les bikers masculins se méfieront de lui. Il dispose bientôt d’un large portefeuille d’indics malgré eux. Grâce à ces contacts, et en effectuant des analyses croisées avec les comptes qui postent fréquemment des publications sur CraigList et eBay, l’équipe tombe sur un suspect potentiel. Lorsque Clifford contacte le propriétaire d’une Suzuki CSXR dont une photo a été publiée sur CraigList, l’homme se présente sous le nom de Biscuit.
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Août 2011. Watson et Clifford rencontrent Biscuit à l’entrée d’un magasin de paysagisme tenu par son oncle au sud de L.A. Il a la vingtaine, le visage potelé et le teint brun clair. Biscuit tient un atelier de moto à l’arrière du bâtiment. La boutique de fortune respire l’amateurisme à plein nez ; des pièces et des outils en jonchent le sol. L’inspecteur a étudié le cas de la Suzuki, et lorsque Biscuit mentionne de manière désinvolte qu’il ne l’a pas faite immatriculer, il lui demande pourquoi. La voix de Biscuit vacille, il a peut-être des soupçons. Avant d’arrêter un individu pour recel de bien volés, les enquêteurs doivent en général prouver que le suspect a connaissance du fait que sa marchandise a été acquise de manière illégale. Watson et Clifford ont bien préparé leur coup, les concessions d’un duo sous couverture solide. Watson, en baratineur né, excelle à déstabiliser les gens, même s’il lui arrive parfois de le faire par totale inadvertance. « J’avais l’habitude de coucher avec ce gars », dit-il, testant une anecdote humoristique à propos de son service militaire. Biscuit jette un regard à Clifford et éclate de rire. En suivant la conversation depuis une camionnette de surveillance, Trudeau et Vega en font autant. Clifford commence à trouver qu’il fait des progrès dans son travail d’infiltration, et profite d’un moment opportun pour aborder la question de la Suzuki, à propos de laquelle Biscuit insiste quant au fait qu’elle n’est pas volée. Clifford décide de pousser un peu plus loin.
« Un de mes fournisseurs vend des motos volées complètes pour 300 dollars », dit-il. Dans leur camionnette de surveillance, Trudeau et Vega retiennent leur souffle. « Vous les achetez où pour 300 ? » demande Biscuit. « D’habitude on me les vend pour au moins 1 000. » De retour au QG à Koreatown, les inspecteurs sont enfiévrés par la conversation. Et si Biscuit était un jeune lascar faisant tourner un petit commerce bidon au profit d’un plus grand dirigé par son oncle ? C’est un criminel, un distributeur bona fide de pièces détachées au profit d’un club de moto important. Même Trudeau commence à envisager le genre d’opération de grande envergure dont Watson parle depuis le début. L’équipe suit Biscuit à travers tout le comté de L.A., et après un lent démarrage, le bouche-à-oreille commence à opérer : des types venus de Las Vegas achètent des motos sportives pour les écouler en dehors de l’État. Une bande de Long Beach propose de leur vendre une ou deux voitures volées. Ils n’ont les fonds que pour une seule, qu’ils s’empressent d’acheter. De nouvelles transactions alimentent peu à peu leur crédibilité et en 2012, ce sont les voleurs eux-mêmes qui les contactent pour se présenter. Leur principal suspect, celui qui a demandé à Watson s’il était de la police, a été arrêté pour un crime d’un autre genre, et Clifford est surpris de recevoir un appel de la femme de ce dernier. Elle demande de l’aide pour la caution. Watson reçoit ensuite un appel d’un des voisins du voleur, qui profite de son arrestation pour étendre son propre business. « Les affaires avec lui, c’est fini ; maintenant c’est avec moi », lui dit-il d’un ton menaçant, garantissant une fois de plus à Watson que leur couverture est solide.
Pour le transport des motos et des pièces détachées, l’équipe cherche un véhicule spécialisé. En 2002, Watson a arrêté un suspect au volant d’une Chevy Astro déglinguée, et le van pourrit depuis dans un garage. Les pneus sont usés et les freins ne vont pas mieux, mais ils savent que les mécanos de la CHP pourront lui donner une seconde vie. Mais comme aucun supérieur ne veut prendre la responsabilité de cette requête inhabituelle, celle-ci traîne interminablement dans les rouages de la bureaucratie de la CHP. Les infiltrés en ont bientôt marre d’attendre. La camionnette de fonction de Clifford a besoin de nouveaux pneus, les vieux trouvent donc refuge sur l’Astro. Avant de conclure une transaction, Watson et Clifford activent leurs appareils enregistreurs, chargent les pièces qu’ils prévoient d’échanger et se préparent mentalement à leur infiltration. Et puis quand vient l’heure d’y aller, le van leur claque dans les doigts. Le moteur lâche sur le chemin d’une transaction et lorsque Clifford passe la tête par la fenêtre pour constater les dégâts, le vent emporte son chapeau. En fouillant, ils trouvent une chambre à air à l’arrière du van. Elle est vieille et craquelée, mais ils s’en serviraient volontiers si seulement ils avaient eu un cric… En fin de compte, ils se présentent au client avec le pneu crevé. Si le van est une prise de tête sans nom, la paperasse, elle, est un cauchemar littéral.
Toute interaction avec un suspect doit faire l’objet d’un rapport de la part de l’agent dormant, qui sera ensuite intégré à un rapport plus important destiné à placer la transaction dans le contexte global de l’opération coup-de-poing. Appels téléphoniques, enregistrements de conversations et suivis de transactions doivent être tenus méticuleusement, à l’instar de chaque pièce à conviction que l’équipe achète ou échange. La majeure partie de cette gestion revient à Trudeau et Vega, qui passent des heures à remplir frénétiquement des tableurs. Les agents reçoivent maintenant des offres de tout le pays, ce qui implique des heures de conduite et d’attente de transactions qui n’aboutissent pas forcément. Les voleurs de motos ne sont jamais ponctuels et ne travaillent pas selon les horaires conventionnels. Watson et Clifford doivent répondre à des appels au beau milieu de la nuit, reprendre leur rôle à moitié endormis. Et comme l’unité ne peut pas être radine sur les effectifs, les membres de l’équipe doivent gérer une montagne de travail en plus de leurs activités. Chaque matin, les enquêteurs engloutissent des litres de café, et ce n’est qu’une question de temps avant que les premières erreurs n’apparaissent.
Le coup de filet
Trudeau se tient dans le Bocal, une salle de briefing dont les fenêtres vont du sol au plafond, emprisonnant le soleil de l’automne californien, qui rend la chaleur étouffante. Il parcourt lentement le plan de la journée. Nous sommes au climax de l’enquête et bien qu’à présent les officiers se tiennent à leur routine, Trudeau semble toujours incapable de réaliser une brève synthèse. Ils ont fait une autre transaction avec un nouveau suspect dans l’après-midi, dit-il. Ils ont convenu d’un autre « code d’intervention » en cas de problème et d’un signal de sécurité de la main. Les micros qu’ils portent sont susceptible de lâcher, comme la plupart de leur équipement. Au cas où le dispositif de sécurité vient à échouer, Trudeau a indiqué à ses agents infiltrés un chemin de repli.
Il veut qu’ils fassent attention aux divers signaux susceptibles d’indiquer une embuscade de la part du vendeur – coups d’œil furtifs, mouvements convulsifs, etc. Watson et Clifford ont mémorisé leur baratin et s’entassent dans le Bocal avec un superviseur. Ils veulent en finir avec ce job. « L’équipe de sécurité », insiste Trudeau, « vous devez être sur les lieux, en position et prêts à l’action, tenues et équipement opérationnels. » La journée ne commence pas du bon pied. Trudeau et Vega étouffent dans leur véhicule de surveillance. À une centaine de mètres de là, sur le parking d’un supermarché en plein soleil, les agents dormants sont installés dans l’Astro, micros branchés. Ils ont parlé au suspect par téléphone, lui ont envoyé des SMS, entrent et sortent de la voiture, et se mettent à jurer. Le vendeur s’est dégonflé. Il leur demande pourquoi ils ne peuvent pas lui rendre visite chez lui. Hors de question, pense Trudeau. Une résidence privée représente un environnement incontrôlable. Trop risqué. Alors que le crépuscule approche, Watson perd patience. Il pense qu’ils doivent se rendre au domicile du suspect. Trudeau trouve un compromis. Se rendre chez le suspect est inconscient, mais s’en rapprocher le persuadera peut-être de venir à leur rencontre. La camionnette de surveillance s’éloigne du supermarché en passant devant les agents et parcourt un peu plus de deux kilomètres pour faire halte aux abords d’un fast-food très fréquenté. Trudeau et Vega écoutent, attendant que les micros dissimulés des agents soient à portée. Une odeur de graillon vient tapisser l’atmosphère. Quelques centaines de mètres plus loin, la vieille Astro arrive au domicile du suspect. Désobéissant aux ordres, Watson s’écarte du plan. Alors que le suspect vient les accueillir, Watson sort comme un fou de la voiture et peste contre lui pour les avoir faits attendre. Clifford, que le fait de sortir des rails de la procédure ne met pas à l’aise, émerge lentement du van et se fait engueuler par un voisin qui ne veut pas qu’on piétine sa pelouse. En inspectant la moto qu’ils doivent acheter, Watson commence à discuter le prix avec le suspect.
En fin de compte, les agents n’ont pas assez pour l’acheter. Alors que les deux hommes poursuivent la négociation, une voiture déboule en trombe dans la rue. À l’intérieur, le chef de l’équipe chargée de la sécurité de l’opération. Tandis que les agents ont dévié du plan, ils sont sortis du champ de portée du véhicule de surveillance. Trudeau est assis à l’intérieur de celui-ci, fou de rage. Il ne comprend pas comment son plan si méticuleusement préparé a pu tomber à l’eau. La transaction ruinée met tout le monde en rogne, et une autre opération est en attente… En achetant des dizaines de motos, les agents ont fait leur part d’effort physique. La plupart des motos sportives pèsent moins de 200 kilos, suffisamment léger pour que deux personnes soulèvent une roue chacun pour charger et décharger. Après un achat réussi, Watson et Clifford emmènent leur chargement de motos volées à une fourrière de la CHP. Un après-midi, alors qu’ils déchargeaient, l’une d’elle a glissé. Watson l’a retenue pour l’empêcher de tomber hors du van. La sensation qui l’a envahi à ce moment-là n’était pas de la douleur à proprement parler ; c’était comme si un liquide chaud s’était déversé le long de son dos. Après avoir boité pendant quelques jours, il a consulté et on lui a annoncé qu’il avait une hernie discale et un tendon froissé au niveau du coude. Sa convalescence le tiendrait éloigné des opérations pendant de longs mois. Watson était une source de bonne volonté et d’humour paillard, faisant un équilibre avec Trudeau. C’est Clifford qui est le plus touché par cette perte. Watson est son pote, sa moitié professionnelle, et à présent il se retrouve seul. Avec l’aide de son partenaire, il a gagné en moral et en confiance pendant les transactions. À présent, le charisme des opérations d’infiltration ne repose plus que sur lui, de même que le savoir-faire-avouer aux suspects.
Un officier muni d’un bélier se tenait prêt, mais après un instant, Biscuit apparut dans l’encadrement de la porte.
À la mi-2013, l’opération est devenue coûteuse. L’équipe pourrait continuer à monter de nouveaux coups indéfiniment, mais le prix personnel à payer est trop grand. Un homme en moins, et les trois autres sont épuisés. Trudeau et Vega commencent à préparer des rapports pour le bureau de l’avocat général. Depuis que l’enquête a commencé plus de deux ans plus tôt, ils ont perdu le contact avec la plupart de leurs vendeurs initiaux. Pour avoir leur coup de filet, il leur faut tout d’abord rétablir un contact. Clifford appelle Biscuit qui, contre toute attente, semble avoir pris du galon rapidement. Il a quitté l’entreprise de son oncle et a ouvert sa propre boutique en ville. À l’entendre, il est devenu un fournisseur essentiel de pièces de motos pour le comté de Los Angeles. Les enquêteurs se souviennent du gamin crédule qui avait essayé de leur vendre de la marchandise volée lors de leur première entrevue. Ils décident de faire une transaction de plus afin de mettre à jour le dossier qu’ils tiennent sur lui. Watson blessé, Clifford assume seul la couverture, mais à l’occasion de sa rencontre avec Biscuit, il décide de recruter un jeune inspecteur du nom de Jason Gonzalez.
Ce dernier n’a jamais travaillé sous couverture, et Clifford veut lui montrer les ficelles du métier, comme Watson l’a fait pour lui. La nouvelle boutique de Biscuit se trouve à Huntington Park. Lorsque les agents arrivent à un fast-food situé à proximité, Biscuit se pointe dans un pickup Nissan et les conduit jusqu’à son domicile, dont l’entrée se trouve dans une allée. Clifford et Gonzalez ont concocté une couverture dont ils sont sûrs qu’elle fera mouche avec Biscuit : ils se sont rencontrés lors d’une fête à Las Vegas, se sont bien amusés et cherchent à poursuivre de plus belle à San Diego. « Z’allez voir, vous allez adorer Gaslamp », leur dit Biscuit. Sa boutique est impressionnante. Un open-space propre, plein d’outils professionnels, à mille lieues du taudis qu’il tenait dans l’entreprise de son père. Biscuit les conduit dans un loft à l’étage. Une boule à facette pend au plafond et une gigantesque pipe à eau repose contre le mur. Il leur propose des bières, mais en se souvenant qu’il ne lui en reste qu’une, revient sur son offre. Il a voyagé en Europe, signe de son expansion, et a hâte de raconter à Gonzalez ses conquêtes féminines. Plus en retrait, Clifford se promène en prenant des photos de la boutique.
Alors qu’ils partent avec un moteur de Yamaha R6, les enquêteurs remarquent une Suzuki noire arriver. Trudeau, depuis la camionnette de surveillance, contacte Clifford et lui demande d’y retourner afin d’en contrôler le pilote. Il n’est jamais trop tard pour piéger un suspect, et Trudeau est immensément fier de voir grandir le nombre de dossiers de son unité. Les agents reviennent en annonçant qu’ils ont changé d’avis concernant la deuxième moto. Biscuit se porte garant d’eux, et le pilote de la Suzuki leur parle sans gêne de ses activités criminelles. La liste de suspects compte un nouveau membre.
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Les arrestations sont effectuées stratégiquement sur une période de six mois par une équipe de la CHP qui dispose d’un mandat. En tenue tactique des pieds à la tête, les enquêteurs de l’opération Wheel Spin se dispersent afin d’apprécier le point culminant de ces deux années et demie de dur labeur. Trudeau supervise l’arrestation Biscuit. Alors que l’équipe mandatée entre dans sa boutique, ils trouvent son pickup Nissan garé à l’entrée de l’allée. Ils devront enfoncer la porte de la boutique si Biscuit ne coopère pas, et ils ont donc besoin d’avoir l’accès libre à l’allée. Une dépanneuse déplace le Nissan. Un membre de l’équipe mandatée s’annonce alors en frappant à la porte. « Police ! Nous avons un mandat ! Ouvrez la porte ! » Un officier muni d’un bélier se tient prêt, mais après quelques instants, Biscuit apparait dans l’encadrement de la porte. La police le saisit et les membres de l’équipe se hâtent d’inspecter la boutique. On passe les menottes à Biscuit et on l’amène à Trudeau. Biscuit n’a jamais vu l’homme qui l’escorte – ce n’est pour lui qu’un flic parmi tant d’autres, sapés comme des commandos –, mais Trudeau, lui, a regardé Biscuit à travers le pare-brise de la camionnette de surveillance pendant des années. De retour à l’unité, les supérieurs directs de Trudeau et les grands pontes de la CHP, réunis dans une salle, reçoivent un compte rendu détaillé de l’action à l’aide de photos prises en temps réel et d’explications textuelles. Une salve d’applaudissements est donnée à la vue d’une photo de Trudeau procédant à l’arrestation de Biscuit.
L’opération Wheel Spin a donné lieu à 51 arrestations. L’équipe a récupéré un total de 110 véhicules volés d’une valeur marchande de 848 140 dollars. Les avocats de la défense se ruent sur les vices de procédures lors d’enquêtes complexes comme celle-ci, et appuient fort sur ces failles. Mais le duo Trudeau/Vega, armés de leurs dossiers minutieusement organisés, n’ont laissé que peu de chances à une telle occasion. À partir de ces dossiers, un seul des cas est allé jusqu’à l’audience préliminaire, tandis que les autres suspects ont plaidé coupable ou n’ont pas contesté les charges en échange de réductions de peines. Biscuit, dont les enregistrements datant d’avant Wheel Spin n’étaient pas pertinents, a plaidé coupable pour 18 vols et a bénéficié d’une liberté conditionnelle de cinq ans. Au vu de l’anxiété que les inspecteurs ont supportée, des nuits blanches et de la douleur physique qu’ils ont endurées, le manque de sentences fermes pour les plus gros cas leur est apparue décourageante. Mais ils sont néanmoins optimistes à l’idée que le véritable succès de Wheel Spin pourra être apprécié lors de la publication des résultats 2014 des vols de motos. 1 589 vols de motos ont été recensés en 2013 à l’échelle du comté, et tout indique que les chiffres de l’année d’après auront significativement baissé. Il est incontestable que les motards honnêtes de L.A. devront largement remercier la CHP. Malgré le succès de l’opération Wheel Spin, Trudeau a déclaré à qui voulait l’entendre qu’il ne dirigerait plus jamais une opération d’infiltration. Leader d’un groupe de heavy metal, il se concentrait sur la prochaine sortie d’un EP. « Il lui faut juste un peu de temps pour se détendre », pense Clifford. Et il avait raison. En janvier dernier, Trudeau a été transféré dans une nouvelle unité. Lorsque je lui demande s’il a en tête une autre opération de ce genre, il répond avec un sourire : « Sait-on jamais. »
Certains noms ont été changés pour protéger l’identité des personnes.
Traduit de l’anglais par Marc-Antoine Castillo d’après l’article « Gone in 30 Seconds: Motorcycle Thieves, Stunt Riders, and One Wild CHP Sting », paru dans Los Angeles Magazine. Couverture : Un biker renégat sur les routes du comté de Los Angeles.