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→ New York

Le 18 décembre 2009, lorsque Touré, Abdelrahman et Issa sont arrivés à New York pour leurs comparutions, la ville prévoyait une importante tempête de neige. Les trois hommes maliens n’avaient jamais eu aussi froid, et ils n’avaient jamais été entourés d’autant de béton. Ils ne comprenaient pas ce qu’un trafic de cocaïne en Afrique de l’Ouest avait à faire avec les États-Unis, et encore moins avec le terrorisme. Ils restaient sceptiques face à leurs avocats commis d’office, employés par le même gouvernement qui avait ordonné leur arrestation. « Il y avait beaucoup de gens, beaucoup de caméras, beaucoup de documents, beaucoup de parlotte, et pas d’air », se souvient Touré. « Je ne pouvais pas penser. Je ne pouvais pas respirer. »

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Le centre correctionnel métropolitain
Crédits : Jim Henderson

Les trois hommes étaient détenus au centre correctionnel métropolitain de New York, au sud de Manhattan. Une psychologue qui parlait arabe les a rencontrés pour évaluer leur état émotionnel, mais puisque l’arabe n’était pas leur première langue – ils parlaient le songhaï, un dialecte de l’Afrique de l’Ouest –, ni Touré, ni Issa ne comprenaint une bonne partie de ce qu’elle leur disait. Abdelrahman avait appris des rudiments d’arabe lorsqu’il était enfant et qu’il officiait comme domestique dans les maisons de riches familles algériennes, mais il ne comprenait pas le rôle de la psychologue. « Elle demande si nous voulons nous suicider », a expliqué Abdelrahman à Touré et Issa. « Peut-être que ce qui va suivre est si horrible que nous préférerions en finir. »

Plus tard ce jour-là, les deux hommes ont comparu pour la première fois devant le tribunal. Julia Gatto, une avocate de l’Institut fédéral de la défense publique, a dit d’Abdelrahman : « Lorsque le juge a prononcé son nom, il est tombé à genoux, et il a pleuré : “Je le jure. Je le jure.” À ce moment-là, je me suis demandé quel genre de terroristes étaient ces gens-là. » Gatto avait été désignée pour représenter Issa. « Généralement, lorsque je rencontre un client dans cette situation, il sait ce que signifie le fait d’être arrêté, ce qu’est un juge, ou ce que signifie le mot “caution” », raconte l’avocate. « Il y avait du jargon et des concepts qu’il ne comprenait pas, car il n’avait jamais été confronté à ça. Il n’a jamais fait partie du système ; il n’a jamais vu un épisode de New York, police judiciaire. » Les avocats des Maliens les ont avertis qu’en vertu de la loi sur le narco-terrorisme, le gouvernement pouvait tout à fait gagner cette affaire, et ils les ont incités à négocier un appel. « Lorsqu’un jury entend “Al-Qaïda”, il arrête d’écouter quoi que ce soit de ce qui suit », dit Gatto. Touré pensait que soit ses avocats l’avaient abandonné, soit ils complotaient avec le ministère public. Il lui semblait absurde que ses fanfaronnades improvisées avec David et Mohamed pouvaient suffire pour le condamner. Il a demandé à ses parents – qui se trouvaient au Mali – de vendre sa maison et de finir un projet de construction en cours, afin qu’il puisse engager un avocat privé. Ils lui ont envoyé 30 000 dollars, juste assez pour les avances sur honoraires. L’argent se faisant rare, l’avocat a démissionné. Touré a ensuite demandé au juge de lui réaffecter ses avocats commis d’office et il s’est plongé lui-même dans son affaire. Il a passé des nuits à écouter les enregistrements audio du coup monté, en relevant les contradictions dans la manière dont les conversations avaient été traduites. Mais étant analphabète, il a demandé à ses avocats de lui lire tous les documents déposés au tribunal, de façon à ce qu’il sache quels arguments allaient être utilisés. Début 2012, alors que les Maliens étaient en prison depuis plus de deux ans, les procureurs ont annoncé qu’ils avaient décidé de ne pas appeler Mohamed à la barre. L’avocat d’Abdelrahman, Zachary Margulis-Ohnuma, a vu dans cette décision une avancée. « Toute cette affaire était fondée sur la crédibilité de Mohamed », m’a-t-il confié. Selon lui, le choix des procureurs de ne pas faire témoigner Mohamed remettait sa crédibilité en question. « J’ai vraiment pensé que nous allions gagner », se souvient l’avocat.

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Me Zachary Margulis-Ohnuma
Crédits : Avvo

Le coup monté

À la veille du procès, les procureurs ont apporté un nouvel élément de preuve apparemment sans rapport avec l’affaire : l’histoire d’un missionnaire américain du nom de Christopher Leggett, qui avait été tué par AQMI en 2009, l’année où Touré, Abdelrahman et Issa ont été arrêtés. Leggett, un homme de 39 ans, père de quatre enfants, avait été abattu non loin d’une école qu’il dirigeait dans un quartier pauvre mauritanien. Les procureurs ont fait circuler des photographies montrant des groupes d’hommes à la peau noire, turbans sur la tête, pointant des lance-roquettes et des fusils automatiques sur les têtes des victimes qu’ils avaient décapitées – une expression de terreur était figée à jamais sur ces visages exsangues. Ces derniers ont fait valoir que cet assassinat montrait pourquoi les complots terroristes en Afrique constituaient une menace pour les États-Unis. « Cela justifie notre autorité », a commenté Christian Everdell, l’un des procureurs. « Si vous regardez les gens sur ces images, et que vous me regardez Idriss et moi, vous pouvez penser que nous sommes les mêmes personnes », a déclaré Touré. Margulis-Ohnuma dit qu’il s’est senti « assommé ». En ce qui concerne Touré, la bataille était terminée. Le gouvernement a accepté d’abandonner le chef d’inculpation pour narco-terrorisme, et Touré, Abdelrahman et Issa ont plaidé coupable des accusations de soutien à une organisation terroriste – les FARC. Mais le discours d’Abdelrahman, la procédure destinée à garantir au juge qu’il comprenait les charges retenues contre lui et qu’il acceptait sa culpabilité, était peu convaincante. « Je continue à croire que je suis totalement innocent », a déclaré Abdelrahman. « Mais j’ai été effrayé par ce que j’entendu hier – les gens parlaient beaucoup d’al-Qaïda et des photographies qu’ils avaient vu. » Le juge Jones a averti à Abdelrahman qu’elle pourrait ne pas accepter son appel s’il pensait qu’il n’était pas coupable, et elle a suggéré que l’affaire devrait peut-être aller au procès. Le procureur Everdell a avancé une hypothèse qui amoindrissait encore ce pourquoi Abdelrahman se sentait coupable. « Je pense que ce que le prévenu tente d’exprimer, c’est qu’il ne pensait pas, ou qu’il n’avait pas l’impression, d’être un terroriste, ou que ce terme de “terrorisme” est la source de cette réaction, ce qui je pense est tout à fait compréhensible », a-t-il dit.

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Idriss Abdelrahman
Crédits : Jane Hahn

« Je suis vraiment confus au sujet de toute cette histoire de reconnaissance de culpabilité », a déclaré Abdelrahman. « Accepter de plaider coupable signifie accepter les choses que je n’ai pas faites, ce qui très difficile. » Il a ajouté : « Est-ce que c’est ce que vous attendez de moi ou y a-t-il autre chose ? » Le juge Jones a dit à Abdelrahman qu’il devrait admettre qu’il était conscient d’être impliqué dans un complot qui soutenait les FARC. Abdelrahman a secoué la tête. « Je ne sais pas », a-t-il dit. « J’ai simplement voulu aider Harouna. Je n’ai pas aidé quelqu’un d’autre. » Finalement, Everdell a autorisé Abdelrahman à ne pas faire référence aux FARC, ou même à ne pas employer le terme « terroriste » dans son discours. « Il n’est pas nécessaire qu’il connaisse le nom réel de l’organisation », a-t-il ajouté.

Le ministère public a requis une peine de 15 ans de prison pour les trois accusés, soit cinq ans de moins que la peine de 20 ans requise dans les cas de narco-terrorisme. Mais Jones a finalement condamné Abdelrahman à seulement quatre ans, et Issa et Touré à cinq ans de prison. Les peines comprenaient les trois ans que les trois hommes avaient déjà passé derrière les barreaux. « C’était un coup monté du gouvernement », m’a confié le juge Jones. Elle a ajouté qu’elle ne croyait pas que Touré faisait partie d’Al-Qaïda. Il était « principalement motivé, sinon entièrement, par l’argent, et non pas par le désir d’influencer un gouvernement – en l’occurrence avec une idéologie anti-américaine – ou par des raisons politiques ». Un mois plus tard, en dépit du fait que la reconnaissance de culpabilité avait été largement remaniée, un administrateur adjoint de la DEA, Thomas Harrigan, a cité devant le Sénat le cas comme exemple des menaces de sécurité nationale que l’agence avait contrecarrée en Afrique de l’Ouest : « Cela a été la première fois que des membres d’Al-Qaïda… des membres admis – nous avions des enregistrements audio et vidéo reconnaissants qu’ils étaient membres d’AQMI – ont aidé de supposés membres des FARC à transporter de la cocaïne. » Dans un discours datant de 2014, le sénateur républicain de l’Iowa Chuck Grassley a cité l’affaire en se positionnant contre les dispositions permettant de réduire les peines pour les crimes liés à la drogue, disant que celles-ci confrontaient la sécurité nationale américaine à un risque aggravé.

Les preuves

La DEA a continué de poursuivre des affaires similaires. En septembre 2015, deux hommes pakistanais ont été extradés vers les États-Unis pour avoir vendu drogues et armes à des informateurs de la DEA qui prétendaient être des membres des FARC. Mark Hamlet, qui a succédé à Maltz à la tête de la division des opérations spéciales de l’agence, a déclaré à la presse que les prévenus pakistanais illustraient « une fois de plus que le trafic de drogue et les complots terroristes se recoupent souvent ». Ni la DEA, ni le ministère de la Justice ne m’ont fourni une liste complète des narco-terroristes présumés capturés depuis les attentats du 11 septembre. Mais en mai dernier, le Centre d’opérations de lutte contre le narco-terrorisme de la DEA a publié un rapport faisant état de leurs exploits. Le document note que, sur les 58 organisations terroristes étrangères désignées comme telles par le Département d’État américain, 23 étaient, selon la DEA, liées à certains éléments « du trafic international de drogue », y compris Al-Qaïda, Al-Shabaab en Somalie, Lashkar-e-Toiba au Pakistan, et les Nigérians de Boko Haram. Le rapport donne également une brève description de plus de 30 enquêtes impliquant des suspects capturés dans le monde entier.

Certains ont été inculpés en vertu de la loi sur le narco-terrorisme du Patriot Act. Dans d’autres cas, la DEA a utilisé l’autorisation élargie dont elle bénéficie pour enquêter et poursuivre les trafiquants. Après qu’elle a emmené les prévenus aux États-Unis, ces derniers ont été inculpés de crimes divers. ulyces-narcoterror2-04La plupart des arrestations découlaient d’opérations d’infiltration, dans lesquelles le lien entre le trafic de drogue et le terrorisme a été établi au tribunal comme faisant partie de composts montés de toutes pièces par la DEA. Un Afghan du nom de Taza Gul Alizai a vendu de l’héroïne à un agent de la DEA infiltré, puis, selon son avocat, a été incité à prendre un avion à destination des Maldives par la promesse d’une visite à un dentiste agréé. Dans son cas, le lien avec le terrorisme a été rendu possible par le témoignage d’un informateur de la DEA, qui a arrangé la transaction et prétendait être un représentant des talibans. Parmi les personnes piégées par les opérations menées dans le cadre de la lutte contre le narco-terrorisme figurent des hauts fonctionnaires tels que Bubo Na Tchuto, un ancien haut-gradé de la Marine bissau-guinéenne, arrêté pour trafic de drogue en 2013 après un coup monté par deux indics de la DEA s’étant présentés comme faisant partie des FARC. La même année, Dino Bouterse, le fils du président du Suriname, a été arrêté pour avoir conspiration en vue d’importer de la drogue. L’enquête impliquait un groupe d’informateurs de la DEA infiltrés, qui prétendaient être des trafiquants de drogue mexicains entretenant des liens avec le Hezbollah. L’an dernier, dans une salle d’audience de New York, Bouterse a plaidé coupable d’avoir participé à un complot pour soutenir le Hezbollah. Cependant, peu de temps après, le juge Shira Scheindlin a affirmé que cette déclaration ne faisait pas de l’accusé un terroriste, et encore moins une menace pour les États-Unis. « Il n’y a aucune preuve que ce prévenu ait activement cherché à participer à une organisation terroriste », a-t-elle dit au moment de rendre son verdict. « Et il n’y a rien qui prouve qu’il ait eu un intérêt à attaquer les Américains, avant d’avoir été approché par ces agents. » ulyces-narcoterror2-05 La plupart de ceux qui ont été accusés en vertu de la loi sur le narco-terrorisme ont négocié un accord pour plaider coupable en échange d’une réduction de peine, mais les trois prévenus qui ont choisi d’aller jusqu’au procès ont été reconnus coupables par le jury. Parmi eux, un sympathisant présumé des talibans nommé Khan Mohammed, reconnu coupable de complot visant à tirer des roquettes sur un aérodrome américain, et un marchand d’opium afghan connu sous le nom de Haji Bagcho, reconnu coupable d’avoir vendu de la drogue et reversé les bénéfices aux talibans. Les deux hommes ont été condamnés à des peines de prison à vie. L’affaire qui pourrait le plus se rapprocher de ce qui a motivé l’instauration de la loi contre le narco-terrorisme est celle de José María Corredor Ibague, un trafiquant colombien allié des FARC, arrêté en 2006 et condamné en vertu des dispositions du Patriot Act. Juan Manuel Santos, ministre de la Défense colombien de l’époque, a salué cette arrestation, qui n’a pas découlé d’une opération d’infiltration. Mais, lorsqu’on lui demande s’il considérait Corredor Ibague un terroriste, Santos a déclaré aux journalistes qu’il était « plus un trafiquant de drogue qu’un guérillero ». Margulis-Ohnuma, l’avocat qui représentait Abdelrahman, m’a confié au sujet de la DEA : « Ce qu’il se passe, c’est qu’ils utilisent des techniques auxquelles ils ont eu recours contre le crime organisé, parce qu’ils sont familiers de ces méthodes. Ces techniques pourraient permettre d’infiltrer des groupes aux activités lucratives. Mais cela ne marche pas avec les terroristes. Ce n’est pas de cette façon là que nous avons capturé Ben Laden. Ce n’est pas comme ça que nous avons mis la main sur Anwar al-Awlaki. »

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Oumar Issa
Crédits : Jane Hahn

De son côté, la DEA fait valoir le fait qu’il y a beaucoup plus de cas liés aux narco-terrorisme que ceux qui ont été jugés. Avant chaque traquenard, l’agence utilise des micros cachés et son réseau de sources pour enquêter sur les personnes ciblées entretenant des liens avec les milieux de la drogue et du terrorisme. Une fois les connexions établies, elle monte une opération d’infiltration pour capturer les suspects avant qu’ils puissent passer à l’action. Afin de protéger le secret de ses méthodes d’investigation, l’agence précise qu’elle ne divulgue pas la plupart des preuves recueillies sauf si c’est nécessaire pour plaider sa cause. La plupart du temps, les responsables du gouvernement ne lui donnent pas raison. Selon la loi américaine, les déclarations et les activités enregistrées au cours de ces opérations sont généralement suffisantes aux procureurs pour déposer plusieurs accusations fédérales. Mais le fait que les cas de narco-terrorisme, lorsqu’ils arrivent jusqu’au tribunal, dépendent presque entièrement des preuves glanées lors des opérations d’infiltration a donné du grain à moudre aux experts de la sécurité, qui débattent pour estimer dans quelle mesure les alliances ciblées par la DEA constituent une menace réelle pour les États-Unis. Benjamin Bahney de la RAND Corporation, l’un des principaux experts sur le financement d’Al-Qaïda et de l’organisation État islamique (EI), m’a expliqué : « La communauté du renseignement des États-Unis s’est longtemps focalisé sur cette question, et le fait qu’aucun exemple clair de ces connivences ne soient remontés à la surface depuis tout ce temps me fait me dire qu’il n’y a rien là-dessous. » Daech, qui représente actuellement la plus grande menace terroriste pour les États-Unis et le reste du monde, est financé principalement par les revenus que l’organisation tire du pétrole, des taxes et de l’extorsion de fonds, mais pas par le trafic de drogue. Bien qu’Al-Qaïda soit répertoriée par la DEA comme une organisation de trafic de drogue, la Commission du 11 septembre n’a trouvé « aucune preuve substantielle » pour soutenir cette catégorisation. Son rapport indique : « Bien qu’il existe des rapports incomplets présumant du fait que Ben Laden investissait dans le trafic, ou même qu’il ait pu avoir un rôle opérationnel dans le trafic de drogue avant le 11 septembre, cette information ne peut être prouvée et la source dont elle provient est probablement suspecte. »

Le Comité des affaires étrangères du sénat est parvenu à la même conclusion en août 2009. « Beaucoup de gens ont cherché des preuves du rôle que jouait Al-Qaïda dans le trafic de drogue international, et il n’y en avait pas », a déclaré un responsable du département d’État aux  membres du comité. Pour ce qui est du trafic de drogue afghan, les talibans sont peut-être les moins coupables. En 2009, l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime a rapporté que les talibans tiraient environ 125 millions de dollars de profits venant des stupéfiants, soit près de 4 % des 3,4 milliards de dollars générés par la vente de l’opium afghan. Selon Barnett R. Rubin, qui a servi comme conseiller de feu Richard Holbrooke – l’ambassadeur de l’ONU pour les États-Unis –, le plus gros problème pourrait venir des alliés des Américains. « L’émancipation et l’enrichissement des chefs de guerre qui sont alliés avec les États-Unis pour lutter contre les talibans, et qui disposent désormais des armes et du pouvoir, leur ont permis de taxer et de protéger les trafiquants d’opium, à condition qu’ils continuent à traiter avec eux », écrivait-il. Brian Michael Jenkins, un expert de la lutte contre le terrorisme au RAND, a récemment écrit que les alliances entre les trafiquants de drogue et les terroristes « créent des dangers pour les deux parties ». Les terroristes ont conscience que les activités criminelles peuvent « transformer le zèle religieux en avidité, les causes politiques en entreprises à but lucratif, et corrompre les individus et la réputation du groupe ». « Pour les trafiquants de drogues, lorsque des problèmes d’application de la loi se transforment en menaces pour la sécurité nationale, les règles changent », poursuit Jenkins. « Les frappes de drones pourraient remplacer les arrestations et les poursuites. »

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« L’argent de la drogue soutient le terrorisme. Si tu achètes de la drogue, peut-être que toi aussi. »

Le scepticisme à l’égard du degré auquel les terroristes sont impliqués dans le trafic de drogue se fait aussi sentir parmi les nombreux responsables du contre-terrorisme et de la sécurité nationale au sein du FBI, du Pentagone, de la Maison-Blanche, du Département d’État et du Trésor auxquels j’ai parlé. « Durant toutes ces années, il n’y a jamais eu de preuve tangible dans aucun des cas que j’ai suivis », m’a confié Rudy Atallah, un ancien conseiller de la lutte contre le terrorisme du Pentagone. Un ancien responsable du département du Trésor qui a enquêté sur le financement du terrorisme en Afrique m’a expliqué que les agents de la DEA affectés dans la région étaient souvent réprimandés par la communauté du renseignement pour ne pas prendre au sérieux les liens entre le trafic de drogue et le terrorisme. Mais, lorsqu’ils étaient sous pression pour trouver une preuve, les agents disaient que les informations étaient confidentielles ou qu’elles faisaient partie d’une enquête en cours. « Il n’y avait aucune preuve corroborant le fait que les cadres du Hezbollah, d’AQMI, ou d’autres groupes terroristes africains avaient décidé de s’impliquer dans le trafic de drogue », affirme l’ancien fonctionnaire. Lou Milione, qui a supervisé la plupart des enquêtes énumérées dans le rapport de la DEA sur le narco-terrorisme, et Mark Hamlet, qui dirige la division des opérations spéciales de la DEA, reconnaissent que d’autres agences de sécurité américaines, notamment la CIA et le FBI, n’ont pas nécessairement vu un lien entre les drogues et le terrorisme. « Je dois déjeuner avec ces gars-là tout le temps », dit Hamlet. « Ils regardent nos affaires et disent : “C’est un travail intéressant, mais je n’irais pas le ranger dans mon classeur ‘terrorisme’”. Et je réponds que ça me va. » Milione a fermement défendu l’opération menée par la DEA contre les Maliens. Il a déclaré que bien qu’il n’y ait pas de preuve démontrant les liens de Touré avec Al-Qaïda, rien n’indiquait que ces connexions n’existaient pas. Il a indiqué que la DEA aurait pu le surveiller plus longtemps afin d’obtenir des preuves pour confirmer ses déclarations dans lesquelles il déclarait être affilié à Al-Qaïda. Mais les agents craignaient que la possibilité d’infiltrer Al-Qaïda ne tombe à l’eau, donnant ainsi lieu à des conséquences potentiellement désastreuses. « J’étais à New York lorsque les tours ont été percutées », a dit Milione. « Je me demande souvent si nous n’aurions pas mieux fait de mettre en place un piège pour infiltrer ce groupe de l’intérieur avant l’attaque. »

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Bamoko, sur le fleuve Niger
Crédits

Pour de vrai

En octobre dernier, environ un mois après que Touré a été libéré et qu’il est rentré au Mali, je suis allée le voir. Il a suggéré qu’on rencontre à Bamako, la capitale, car Gao était devenu dangereux. En 2012, le président du Mali Abdoulaye Toumani Touré, a démissionné à la suite d’un coup d’État militaire, et a quitté le pays. Gao, comme tout le nord du Mali, a été attaquée par une coalition de tribus touareg, d’extrémistes, et AQMI. La femme et les fils de Touré ont fui la ville pour vivre avec ses parents à Bamako. Le nouveau président, Ibrahim Boubacar Keïta, qui a été élu après avoir promis la « tolérance zéro » à l’égard de la corruption, a rapidement dépensé 36 millions d’euros de fonds publics pour acheter un avion. Les mauvaises récoltes ont entraîné des crises alimentaires en série, et l’augmentation de la pauvreté a précipité le Mali dans le bas du classement de l’indice de développement humain de l’ONU. Le nord, qui couvre les deux tiers du pays mais abrite moins de 10 % de la population, a été la région la plus touchée. Lorsque Touré est retourné dans son pays, le tourisme et le commerce, les sources les plus importantes de revenus pour les habitants de la région, s’étaient taries. Les hôtels, les restaurants et les boîtes de nuit étaient soit fermées, soit protégées par des gardes armés qui imposaient des couvre-feux stricts aux clients et à la plupart des journalistes et diplomates. Des tirs de roquettes et des fusillades ont tué des dizaines de personnes au cours de ces derniers mois. Touré raconte que son retour a été tout sauf une grande joie. Il ne restait rien de son entreprise. Sa femme s’est montrée distante avec lui. Ses fils, qui avaient six et huit ans, étaient sous-alimentés et pénibles lorsqu’ils étaient à ses côtés. Les garçons, dit-il, ont tellement peur de tout ce qui touche aux terroristes qu’il ne peut pas leur dire qu’il a été accusé d’être l’un d’entre eux. « Je vais attendre qu’ils soient un peu plus vieux », a-t-il expliqué. « D’abord, je dois trouver un emploi. » ulyces-narcoterror2-08-1

Après être sorti de prison, Abdelrahman a déménagé avec sa mère et ses quatre enfants à Bamako. Il avait perdu deux de ses femmes : l’une l’avait quitté pour un autre homme après son arrestation, et l’autre est morte peu de temps après son retour. « Elle est tombée malade lorsque j’étais en Amérique », m’a raconté Abdelrahman. « Ça a été très difficile pour elle. Une femme avec des enfants et pas de mari au Mali… Parfois, elle a dû mendier pour manger. Mais elle est restée forte », ajoute-t-il. « Je pense que c’est grâce aux enfants, et parce qu’elle voulait me voir une fois encore. Puis elle est morte. » Touré m’a dit qu’il pensait lui aussi quitter Gao. Il a même admis qu’il y avait des choses des États-Unis qui lui manquaient, ou, tout du moins, ce qu’il en avait vu en prison. Il se souvient des séances de sport quotidiennes, et des cours d’anglais qu’il prenait l’après-midi. La plupart des nuits, dit-il, avec d’autres détenus, ils se rassemblaient autour d’un poste de télévision pour regarder le basket-ball. Il se rappelle qu’après que les Heat de Miami ont perdu la finale du championnat de NBA contre les Spurs de San Antonio en 2014, il n’a pas dormi pendant plusieurs nuits. Depuis son retour au Mali, il s’est senti retomber dans la même spirale d’incertitude qui l’avait mené sur le mauvais chemin. Recommencer à zéro avec une inculpation de terroriste sur son casier judiciaire n’était pas chose aisée. « Touré est un nom de famille respecté au Mali », me dit-il. « Rien que de dire que je suis impliqué là-dedans est une grande honte pour ma famille. Les gens se demandent si je suis vraiment musulman, ou si je suis en train de jouer avec Dieu. » Plus je passais de temps au Mali, moins je voyais Touré.

Un jour, il est venu à mon hôtel soigneusement rasé, vêtu d’un costume rayé de couleur anthracite, une chemise magenta et des souliers noirs polis en alligator. Nous nous sommes assis dans le restaurant de mon hôtel sur le fleuve Niger, où nous avons bu de grands verres d’eau. Touré m’a raconté qu’un de ses amis en prison lui avait acheté le costume pour son retour au Mali. Il était sur le point de rencontrer un membre du parlement qui l’avait déjà aidé à trouver du travail avec des organisations humanitaires internationales ayant besoin de transporter des marchandises à travers le Sahel.

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Harouna Touré
Crédits : Jane Hahn

« Je sais ce qu’il va se passer », m’a-t-il dit en parlant de trouver un emploi. « J’aurais juste aimé savoir quand. » Lorsqu’on lui a posé des questions sur le trou dans son parcours professionnel, Touré a commencé à dire aux gens qu’il était allé aux États-Unis pour travailler pendant quelques années. « Il y a beaucoup de gens qui s’appellent Harouna Touré au Mali », m’a-t-il dit. « Même si les gens apprennent ce qui est arrivé, je peux dire que ce n’était pas moi. » Je lui ai demandé s’il voyait l’ironie de son plan, car mentir à propos de son identité était précisément ce qui lui avait causé des ennuis. « Si je mens pour trouver un travail, Dieu ne me punira pas », m’a-t-il répondu. Puis il a levé les yeux en souriant avant de dire : « Si je ne trouve pas de travail, peut-être que je vois devoir rejoindre Al-Qaïda pour de vrai. »


Traduit de l’anglais par Maha Ahmed d’après l’article « The Narco-terror Trap », paru dans ProPublica. Couverture : Harouna Touré, Idriss Abdelrahman et Oumar Issa arrêtés par la DEA. Création graphique par Ulyces.

UN COUP DE FILET DE LA DEA AU LIBERIA ↓ ulyces-dealiberia-