Juin 2006. Un jet privé s’envole de l’aéroport de Fès, ville nichée entre le Rif côtier et le Haut Atlas marocain. À bord de l’appareil qui met le cap sur la France, Luc Besson pavoise avec son tout nouvel ami, un publicitaire du nom de Christophe Lambert.
Le « non » de trop
Le titre de gloire de ce quadragénaire, patron de Publicis France, est d’avoir fait du sacre de Nicolas Sarkozy à la tête de l’UMP un show à l’américaine, deux ans plus tôt au Bourget. À force de petits détails comme un pupitre sortant du sol et d’écrans géants plasma amovibles, ce meeting est entré dans les annales comme le plus cher de l’histoire du parti : entre cinq et sept millions. À Fès, c’est le banquier Charles Milhaud, président des Caisses d’épargne, qui a présenté le publicitaire au cinéaste. Le Festival des musiques sacrées du monde au Maroc est devenu un haut lieu de rendez-vous de la jet set internationale. Pour les businessmen arrivés en avion de ligne, le grand jeu consiste à se démener pour repartir en jet privé. Dans ces salons aériens intimistes où le téléphone portable se coupe enfin, les passagers, cravate desserrée, discutent contrats à venir. Vraie ou fausse courtoisie, un cadre d’EuropaCorp a proposé au publicitaire son siège de retour à bord du Falcon 50 de Luc Besson. « Cet homme généreux apprendra par la suite que lorsque l’on prête sa place à Lambert, on ne la retrouve pas », ironise un ancien de la société de Luc Besson. De fait, cette rencontre marque le début d’une ère nouvelle pour l’entreprise du cinéaste. Le grand public n’a du réalisateur qu’une image floue et partielle. Celle d’un Droopy hirsute et bedonnant, caricaturé par les Guignols de l’info en cinéaste-affairiste écrivant des scénarios plus vite qu’il ne parle. Luc Besson n’a jamais rien revendiqué d’autre que, comme il le martèle en majuscules dans ses livres, son « amour pour faire des films ». Des bulles coupées du monde où, en grand enfant, il arme des petits soldats de plomb qui s’appellent Robert de Niro ou Scarlett Johansson. Avec son éternelle barbe d’une semaine et sa moue insondable, Besson a toujours suivi son flair. Il avance ses pions sur différents tableaux et, dès que la situation l’exige, choisit l’option qui convient. Christophe Lambert n’incarne que la énième mue de cet homme-serpent, qui abandonnerait sur le sol son ancienne peau devenue trop étroite à chaque poussée de croissance.
Luc Besson s’est fait connaître des initiés en 1983 en produisant un premier long-métrage, Le Dernier Combat.
Luc Besson s’est fait connaître des initiés en 1983 en autoproduisant par le biais de sa société Les Films du Loup un premier long métrage intitulé Le Dernier Combat, une fable lunaire. Une quinzaine d’années plus tard, à 40 ans à peine, il peut se targuer d’une belle série de succès : Subway, Le Grand Bleu (11,6 millions d’entrées dans le monde), Nikita (3,7 millions d’entrées en France, 5 millions de dollars de recettes aux États-Unis), Léon (3,5 millions d’entrées en France, 19,3 millions de dollars de recettes aux États-Unis), Le Cinquième élément (près de 50 millions d’entrées dans le monde). Besson s’agace de voir la Gaumont, la plus vieille et la plus grande société de production française, rechigner à financer la saga des Taxi. Pour ne plus avoir à discuter de ses intuitions et s’entendre signifier un insupportable refus, il comprend qu’il lui faut devenir indépendant, maîtriser chaque étape de la vie d’un film : le financement, la production, la réalisation, la distribution. Dans sa quête de la liberté, Luc Besson ne part pas seul. Il est accompagné d’un ami fidèle, Pierre- Ange Le Pogam, alors cadre chez Gaumont. Comme lui, ce Breton est un autodidacte. En 20 ans, avec son physique évoquant un Lino Ventura barbu aux cheveux longs, Le Pogam a gravi un à un les échelons de la Gaumont. Il a participé à la production de la plupart des succès de « Luc ». Les deux hommes partagent une conviction. Pour produire des films bankables à l’international, il faut des budgets d’un tout autre calibre que la moyenne française, qui tourne à cinq millions d’euros. Pour réunir les 65 millions des standards américains, les comparses s’inspirent du système hollywoodien tenu par quelques gros producteurs indépendants et, surtout, par les grands studios qui dominent le cinéma mondial depuis un siècle. « Il faut bien avoir en tête la différence de structure avec notre système », insiste Kira Kitsopanidou, maître de conférences à l’université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 et spécialiste de l’économie du cinéma français et américain. « En France, la plupart des films sont préfinancés par de grands groupes audiovisuels. Les producteurs viennent en deuxième position. La production est d’ailleurs aussi préfinancée par les soutiens publics. Chez nous, environ 60 % des sociétés de production ne produisent qu’un seul film dans toute leur existence… »
Et c’est ainsi qu’en 1999, Leeloo Production, du prénom de l’héroïne rousse du Cinquième élément, devient EuropaCorp. De l’onirique à la World Company : tout un symbole. Mais il faut bien cela pour donner au vaisseau amiral le souffle nécessaire pour tracter le cinéma français vers les marchés mondiaux. La boîte magique devra produire dix films par an et pouvoir lever jusqu’à 100 millions pour certains longs métrages. L’ambition des nouveaux affranchis est sans limites. Comme le résume une ancienne employée du département distribution d’EuropaCorp, « l’argent coule à flot à ce moment-là. C’est Byzance. » Après les succès de Jeanne d’Arc et des quatre volets de Taxi, l’entreprise passe d’une vingtaine à une centaine d’employés. « Personne ne refuse une invitation de Besson », se remémore un ex-responsable des partenariats. « On disait à tout le monde : “Tout ce qu’on touche, on le transforme en box-office”. Il y a même une sorte d’arrogance dans la boîte. Quand tu appelles un fournisseur, ou quelqu’un d’autre, tu dis : “Vous vous rendez compte de l’opportunité que vous avez de travailler avec nous ? On ne va pas vous payer ! Vous allez nous prêter votre matériel, vous allez nous le donner même !” Idem pour les partenariats. Lors de la sortie de Arthur et les Minimoys [en 2006, NDA], tu dis : “Ffilez-nous cinq millions d’euros et vous pouvez redécorer toutes vos banques des Champs Élysées avec le monde d’Arthur !”. Et en plus, je crois que c’était la banque qui devait payer la déco… » Le siège de la société est installé dans le huitième arrondissement parisien. Racheté par Luc Besson au groupe immobilier Unibail, cet hôtel particulier du 137, rue du faubourg Saint-Honoré date du XIXe siècle. Son architecture et ses deux ailes l’ont fait surnommer « le petit Élysée ». Besson et Le Pogam y attirent des jeunes pour renouveler les directions juridiques et financières. L’une de ces recrues, arrivée en 2002, décrit une ambiance de start-up. « À l’époque, tu passes un entretien d’embauche pendant lequel Luc met de la musique et se fout un peu de ta gueule en te demandant : “T’es allé voir quoi au cinéma dernièrement ?” Puis tu passes dans le bureau de Pierre-Ange. Et comme il n’y a pas encore de DRH, la deuxième fois que tu débarques, ils te tapent dans la main et le chef comptable te donne les tickets resto en te disant : “tu commences maintenant !” » L’entreprise fonctionne à l’affect et au dévouement. À 18 heures, il n’est pas rare de se retrouver pour boire une bière. Des barbecues et des matchs de foot s’improvisent dans la cour le week-end. Il y a également le rituel du mercredi. À chaque sortie en salles d’un film estampillé EuropaCorp, un « Top », dans le langage-maison, est organisée une soirée-chiffres. Toute l’entreprise se réunit juste en bas des bureaux, dans le restaurant appartenant à Luc Besson et baptisé l’Ante Prima (L’Avant-Première). Le lieu est privatisé ; on accède par les portes arrière donnant sur la cour du « petit Élysée ». Des acteurs aux agents, l’équipe du film trinque avec les salariés.Le 28 octobre 2004, le studio créé dix ans plus tôt par Steven Spielberg entre à la Bourse de New York.
Tout au long de la journée et jusque tard le soir, une dizaine de personnes du département distribution aidées par quelques volontaires appellent chaque cinéma de France programmant le nouveau film. Objectif : obtenir en direct les chiffres des entrées. Les affluences enregistrées lors de ces premières heures sont cruciales. Elles permettent de pronostiquer un succès ou un échec à coup presque sûr. Être chez Europa pendant ces années d’or revient à côtoyer des stars hollywoodiennes, voir toutes les portes s’ouvrir à l’évocation du nom du patron et trépigner en attendant une entrée en Bourse qui se rapproche. L’exemple de Dreamworks fait tourner toutes les têtes. Le 28 octobre 2004, le studio créé dix ans plus tôt par Steven Spielberg entre à la Bourse de New York. Estimée à trois milliards de dollars, sa valeur bondit d’un milliard supplémentaire quelques heures plus tard… Comment, au 137, faubourg Saint-Honoré, ne pas faire le parallèle ?
En force
Afin de réunir aisément de gros budgets, Luc Besson a prévu quasiment dès la création de sa major une rapide entrée en Bourse. Mais l’éclatement de la bulle internet, au tournant de l’an 2000, bloque le processus. Deux ans plus tard, un nouveau venu, Achille Delahaye, s’installe dans le fauteuil du directeur général. Luc Besson a rencontré cet homme d’affaires discret pendant ses vacances dans son somptueux fort du littoral varois. Ce voisin qui a fait construire un ascenseur dans la roche et, accessoirement, introduit une société en bourse aux États-Unis plaît au cinéaste. À Paris, Delahaye s’efforce de mettre en place des process de gestion et de communication financière. Objectif : l’entrée en Bourse. En dépit de sa taille modeste – « une structure légère », corrige Pierre-Ange Le Pogam dans une intervention à l’école HEC –, la société symbolisée par une fée suscite l’intérêt de la fine fleur de la haute finance. « Cela reflète bien Europa à l’époque », précise un membre de la direction générale. « On prépare notre entrée en Bourse avec les banques Lazard-Natixis et Rothschild-ABN Amro, comme un champion du CAC 40. Alors qu’on est quasiment une PME. C’est une boîte qui attirait la lumière. »
Besson a vite fait ses calculs. L’objectif est de lever 70 millions d’euros.
Dans ces réunions se relaient des avocats de Bredin-Prat et associés, l’un des cabinets d’affaires les plus en vue de Paris, qui compte parmi ses clients Arcelor Mittal ou la fille de Liliane Bettencourt. Cette armée d’experts ne met pas pour autant la main sur la barre de la major, fermement tenue par le skipper Besson. Une semaine avant la nouvelle date prévue, le réalisateur se déclare prêt à tout arrêter. Lors de l’une des dernières étapes précédant le grand saut boursier, appelée le « pilot fishing », les banquiers lui conseillent une fourchette de première cotation de l’action trop basse. Besson a vite fait ses calculs. L’objectif est de lever 70 millions d’euros. Avec une valorisation de EuropaCorp à un demi-milliard, comme envisagé initialement, il suffit à Besson de vendre 14 % des parts pour atteindre la somme souhaitée. Mais à 300 millions d’euros, dernière estimation de Rothschild et de Lazard, la donne change. C’est près d’un quart de son capital dont le cinéaste va devoir se délester, faute de se mettre en situation de perdre le contrôle de la future entité au profit de nouveaux actionnaires puissants. Négocier à nouveau alors que l’opération vise à garantir son indépendance ? Hors de question ! Tant pis pour les années d’études, les sommes investies et ses grandes ambitions : EuropaCorp ne sera pas bradée. Une autre solution est alors soufflée en interne à Luc Besson : augmenter a priori sa participation au capital. Ainsi, quelle que soit la cotation initiale, il restera seul maître à bord. Le cinéaste contracte un prêt de 20 millions auprès de la banque spécialisée dans le cinéma Neuflize OBC, une filiale d’ABN-Amro. De quoi racheter la moitié des 16 % de son associé Le Pogam ainsi que les 5,5 % détenus par Delahaye et se rendre maître d’un stock de 62 % d’actions de la société. Le jour J est fixé au 6 juillet 2007. Banquiers, administrateurs et dirigeants d’EuropaCorp sont réunis autour d’un petit déjeuner au siège de la Bourse. Coupe de champagne – matinale – à la main, le patron d’Euronext trinque avec Luc Besson. Lequel, fidèle à sa légende, sirote un jus d’orange. Jamais d’alcool. Inutile, par ailleurs, de chercher le cliché habituel du patron posant devant le premier cours de son action. Besson a passé des consignes : aucune photo. « Il ne voulait pas que son image auprès du public soit associée à la Bourse », confie un collaborateur. Sage précaution. Après l’explosion de la bulle internet dans les années 2000, le sort s’acharne. L’été 2007 voit le déclenchement de la crise des subprimes. Les cours plongent. De plus, EuropaCorp ne parvient pas à tenir le businessplan annoncé. Le chiffre d’affaires devait doubler en trois ans. Dès la première année, il recule, puis progresse de 23 % les deux suivantes. Depuis, il stagne, aux environs de 180 millions d’euros. L’action EuropaCorp entame une longue descente qui ne se tassera que fin 2008. Introduite à 15,50 euros, elle atteint un bas historique de 3,50 euros… Aujourd’hui, son cours oscille autour de 4 euros. La société a perdu près des trois quarts de sa valeur. « Vous regardez les graphiques, ça baisse comme ça », dessine de l’index un administrateur présent ce jour-là. « La conséquence directe pour Luc Besson, c’est principalement que son patrimoine a fortement diminué. De plus, Luc s’était endetté au niveau de sa holding personnelle pour des montants significatifs et il avait donné pour garantie ses actions d’Europacorp. C’est comme si vous preniez un crédit pour acheter un appartement, en garantissant le remboursement de votre crédit sur la valeur de l’appartement. Si la valeur du bien immobilier chute au fur et à mesure, les banques vous disent : “Attendez, vous ne pouvez plus payer” et l’appartement ne vaut plus rien. » Pour se sortir de cette mauvaise passe, Besson vend son jet privé puis, plus tard, le « petit Élysée ». Il licencie une partie du personnel. En interne aussi, des changements s’imposent. Avril 2008. Des meubles blancs design sont livrés au troisième étage du « petit Élysée ». Ils annoncent la première irruption de Christophe Lambert dans les locaux de la major. Place ! En deux jours, le service postproduction est prié de déménager. Deux ans après la discussion initiée dans l’avion de Fès, Luc Besson officialise le recrutement du publicitaire. « Un mec génial », glisse-t-il à un proche. « En plus, il élève des taureaux ! » Marié à la célèbre torera à cheval Maria Sara, Christophe Lambert possède un élevage de 450 taureaux de combat dans les Bouches-du-Rhône. Ce communicant serait « le dernier amant romantique de la publicité », selon Jacques Séguéla. Lambert a l’apparence d’un acteur de sitcom, époque Hélène et les garçons : élancé, bronzé et des dents d’un blanc éclatant. Couplée à son agressivité naturelle, cette particularité lui vaut rapidement le surnom de « Croc-Blanc ». Luc Besson a prévenu : Lambert est là pour faire de « l’advertainment ». Ce mot, contraction de « advertising » (publicité) et « entertainment » (divertissement), désigne une technique développée outre-Atlantique qui consiste à « placer » des produits commerciaux dans les films contre rémunération. Christophe Lambert promet des partenariats mirifiques avec ses anciens clients, l’Oréal, Total. Pour entériner la création de ce nouveau département censé alors s’appeler « EuropaCom », un conseil de surveillance est convoqué en urgence. Plusieurs anciens administrateurs présents affirment aujourd’hui qu’une appréhension commune a alors traversé la petite assemblée. « La réputation de Lambert était de ne jamais rester très longtemps là où il passait et de partir fâché », résume l’un d’eux. « On avait le sentiment de faire entrer le loup dans la bergerie. » D’un point de vue technique, les financiers ne souhaitent pas envoyer un message brouillé aux investisseurs. La major doit chercher à se développer sur son secteur de prédilection, conseillent-ils ; elle n’a rien à gagner à s’éparpiller. Résultat : au moment fatidique, le conseil de surveillance se prononce contre l’intronisation du publicitaire au mobilier m’as-tu-vu. « À ce moment-là », note un observateur, « Besson ne dit rien. Il ne dit jamais rien de toute façon. » L’impassibilité masque un intense bouillonnement intérieur. Le cinéaste a créé sa major pour ne plus entendre : « Non Luc, ça, ce n’est pas possible. » Voir l’une de ses décisions stratégiques retoquée au sein de sa propre boutique, qui plus est par des financiers dont il est l’employeur… Luc devient Léon. On a refusé la porte d’entrée à sa recrue, il va ouvrir la baie vitrée en grand. Et en force.
De Luc en Léon
EuropaCorp, société anonyme, avait le choix entre deux modes de gouvernance. Pour rassurer les futurs investisseurs juste avant l’entrée en Bourse, la major avait opté pour le mode d’administration le plus sain, celui qui garantit un contrôle des décisions de la direction (réunie dans un directoire) par un conseil de surveillance. « Un système digne d’une société en Bourse », commente un ancien membre de la direction générale. Trois mois après le camouflet infligé par le conseil de surveillance, Besson met les machines en arrière toute. EuropaCorp, annonce-t-il, va revenir à son ancien mode de gouvernance dépendant d’un conseil d’administration. « Il fait d’une pierre deux coups », explique le même cadre. « Besson met ainsi fin au formalisme deux fois plus lourd exigé par ce système, notamment en terme de volume de rapports à rédiger. Et, en même temps, il impose son poulain. »
Le 16 septembre 2008, une assemblée générale entérine la modification et, dans la foulée, fait de Christophe Lambert le représentant de Frontline et un membre du conseil d’administration d’EuropaCorp. Neuf jours après, la société Blue, détenue à parts égales par Luc Besson et le publicitaire, voit le jour au sein de la holding. Dans le document remis le 30 juillet 2009 à l’Autorité des marchés financiers (AMF), ce changement est présenté comme la nécessité « d’adapter au mieux la structure de direction de la société à sa situation ». Au sein de la major, ce remaniement est compris beaucoup plus simplement : il n’y a qu’un patron. Et on ne lui dit pas non. En septembre 2008, Christophe Lambert et son équipe, cinq anciens de Publicis, s’installent enfin au 137. « Il y en avait eu d’autres, des entreprises rachetées ou intégrées par Europa », observe un jeune employé au département distribution. « Mais les gens n’arrivaient pas en affichant autant de confiance que l’équipe de Lambert. Très vite, des employés de chez Blue t’appellent pour récupérer des infos sur la distribution. Ils foncent. Lambert est une grande gueule qui s’investit, tu sens que c’est un arriviste qui ne va pas s’arrêter à sa petite boîte de publicité qui ne vaut pas grand-chose. Tu sens qu’il va tenter de monter chez Europa. » Pendant un an et demi, le publicitaire se démène. Les salariés l’entendent récupérer à son compte des projets déjà bouclés avant son arrivée, comme le documentaire Home, de Yann Arthus Bertrand, ou l’accord passé avec une grande marque automobile, négocié un an avant la naissance de Blue. Les films d’action en plusieurs volets comme Taxi, Taken ou Le Transporteur sont consommateurs de grosses cylindrées. On en découpe pour faire des travelling, on en fait exploser d’autres. Un partenariat de trois ans est noué avec Audi. C’est ainsi que l’acteur américain Jason Statham, alias Le Transporteur, troque sa BMW série 5 contre une Audi A8 dans les deux opus suivants. Sachant que ces deux derniers épisodes ont cumulé près de 30 millions d’entrées dans le monde, offrir quelques voitures même haut de gamme n’était pas pour Audi un investissement très élevé. Avec Blue, Christophe Lambert décroche des contrats au-delà du périmètre du cinéma. Outre sa relation privilégiée avec le fils de Nicolas Sarkozy, le publicitaire passe différents marchés avec l’UMP. Après l’introduction en bourse, Luc Besson attend de Lambert moins de mirifiques échanges publicitaires que des bailleurs de fonds pour achever son nouveau grand projet, la Cité du Cinéma. Une obsession, selon une ex-collaboratrice. Besson ne manque pas une réunion hebdomadaire de chantier. « Luc est content que ce Lambert qui arrive soit proche de Nicolas Sarkozy », analyse la même collaboratrice. « Même s’il penche à gauche, Luc n’est pas vraiment politisé. Mais il n’est pas bête non plus. Il essaye de sonder Lambert pour voir si, sur la Cité du cinéma, il peut l’aider. Dès lors qu’il voit Lambert se défoncer pour lui, il lui réserve le siège de directeur général. »« Luc et Pierre-Ange » ont la réputation de toujours faire front commun.
Une personne se dresse encore sur l’autoroute empruntée sur la file de gauche par Christophe Lambert : l’ami et cofondateur d’Europa Pierre-Ange Le Pogam. Le Breton a d’emblée regardé le publicitaire hyperactif d’un œil méfiant. Son instinct lui dit qu’un inconnu, venu d’un autre monde que le cinéma, ne devrait pas autant fasciner son associé. Un scepticisme partagé par l’homme au sourire étincelant et qui va vite se transformer en hostilité réciproque. « Luc et Pierre-Ange » ont la réputation de toujours faire front commun. Face aux actionnaires, face aux banques, face aux administrateurs ou encore face aux gens du métier. Leurs différends se règlent en privé. Dans le duo, le réalisateur du Grand Bleu est perçu comme l’entrepreneur de génie qui prend des risques et détient une patte, unique en France, pour faire exploser le box-office. Son associé, producteur des Petits Mouchoirs de Guillaume Canet, a la réputation d’être l’une des seules personnes capables de dire ses quatre vérités à Besson ; il incarne la caution à la fois terre-à-terre et culturelle de la major.
Transformer l’essai
« Quand je suis arrivé, la société était très équilibrée », commente un ex-administrateur, « entre un Besson réalisateur qui incarne extérieurement l’entreprise et un Le Pogam très implanté à Los Angeles qui trouve les projets de films à distribuer. Quand Lambert arrive dans le jeu, nous au conseil d’administration, on ne le voit pas trop venir car il est de Frontline. Il commence à enfoncer un coin dans l’union entre les deux associés. En même temps, c’est comme une histoire de fin de couple. La troisième personne qui arrive ne fait peut-être que révéler une association déjà en fin de vie… » Dans cette période tumultueuse, le directeur général d’EuropaCorp s’appelle Jean-Julien Baronnet. À l’image de nombreuses recrues engagées par Luc Besson, il a le cheveu mi-long et un parcours sinueux. Il a débuté auprès de l’ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin chez le gourou du consulting Bernard Krief ; puis a été directeur général délégué du groupe Rhodia, géant de l’industrie chimique. L’exercice qu’il s’apprête à commenter, le 31 mars 2010, s’avère peu brillant : près de dix millions d’euros de pertes pour un chiffre d’affaires de 150 millions. Le Pogam soupçonne alors le déficit d’être en réalité plus important.
Un actionnaire explique que « c’était inenvisageable que l’on fasse des pertes dépassant dix millions, sinon cela mettait en difficulté Frontline vis-à-vis de ses banques. Or le but de Lambert est de protéger absolument les intérêts de Besson et donc de ne surtout pas mettre Frontline en péril car Frontline est aussi le véhicule porteur du projet de Saint-Denis [la Cité du cinéma, NDA]. Et la mission que Luc a confiée à Lambert, sans que l’on ne le sache encore vraiment, c’est de transformer l’essai sur la Cité du cinéma ». Lors du conseil qui valide ce bilan difficile, plusieurs administrateurs notent un événement peu habituel. Pierre-Ange Le Pogam s’étonne de la modestie des pertes annuelles. Première dissension en public. Comme chaque année en mai, EuropaCorp dispose sur la Croisette de sa propre villa pour la durée du Festival de Cannes. La bâtisse, lieu de fêtes et de rendez-vous d’affaires, accueille un soir une délégation japonaise. Luc Besson est absent. Il tourne au Myanmar The Lady, un film sur la dissidente birmane Aung San Suu Kyi. Le Pogam ne peut décommander sa soirée avec le réalisateur Bertrand Tavernier. Baronnet est propulsé en tête de cordée pour chouchouter des invités sur lesquels l’entreprise compte pour développer l’exportation de ses films. Mais celui-ci aurait séché la soirée préférant un dîner en bord de mer avec une actrice. Le Pogam et Besson s’accordent sur un point : de retour à Paris, ils remercieront leur directeur général. Pour la succession, le réalisateur a son idée. « Pierre-Ange, c’est bon le nouveau directeur général, je l’ai déjà. C’est Christophe Lambert », annonce-t-il à son ami. Selon des proches des deux hommes, le Breton se cabre. Besson insiste : « Je t’assure il va y aller à fond. Il va tout nettoyer et nous, actionnaires, on se met en recul… » Histoire de nourrir le dossier, Le Pogam demande trois mois de marge avant le limogeage de Baronnet. Il aura une journée. Le lendemain, alors que se tient un road show, ces points fixes réunissant direction financière, analystes et actionnaires actuels et potentiels d’EuropaCorp, le DG est sommé de faire ses cartons. « La boîte était déjà mal en point », commente un participant. « Un road show s’avère un moment crucial. Ils ont grillé Baronnet au pire moment, du point de vue d’une société cotée. Ils expliquaient aux investisseurs qu’il y avait une vision à trois ans ; et le lendemain, les actionnaires lisent dans les journaux que le directeur général est viré… C’est un mépris total du fonctionnement des marchés financiers de faire ça. » Le 7 juillet 2010, le conseil d’administration entérine la nomination du directeur général Christophe Lambert. Quatre ans après sa rencontre avec Luc Besson, Lambert a le champ libre.Extrait de l’enquête « Luc Besson, main basse sur le cinéma », publiée dans le magazine Au Fait numéro 8. Couverture : Zack McCarthy.