La maison des Cobain
Kurt Cobain ouvre sa porte d’entrée, vêtu d’une robe en coton noire pourvue d’un grand col de chasuble blanc et de manchettes. Il porte un legging et ses ongles sont peints d’un rouge vif. Un sourire narquois aux lèvres, il me demande : « Tu peux remonter ma fermeture Éclair ? » Kurt est mince, il semble à l’aise dans ces vêtements de femme, bien que ses goûts en matière de travestisme soient souvent moins flatteurs que la robe qu’il porte aujourd’hui. Sa femme, Courtney Love, l’avait achetée dans une friperie, mais elle ne lui va plus.
D’ailleurs, Courtney n’est pas à la maison, elle est en tournée européenne pour deux semaines avec son groupe Hole. Frances Bean Cobain, leur fille de un an, est en tournée avec elle. Cali, l’une des nounous des Cobain, est resté chez eux. Un hipster d’une vingtaine d’années aux longs cheveux sombres. Il suit les conseils mode de Kurt et se promène pieds nus dans la maison, affublé d’une robe à motifs pastèques.
Je suis Kurt dans la maison, une propriété perchée au sommet d’une colline donnant sur un lac, au nord de Seattle. La plupart des autres maisons de cette banlieue chic sont la propriété de cadres qui travaillent chez Boeing ou Microsoft. Autant dire que Kurt et Courtney ont fait une entrée fracassante dans la classe moyenne supérieure. Le tapis brun clair est somptueux, et chaque meuble étincelle.
La déco, elle, n’est qu’un amoncellement de désordre : des carnets éparpillés partout, des jouets Playskool, des statues disposées au hasard, des disques de platine brisés… Ce temple de la punk-rock attitude niché au beau milieu de l’Amérique chic et propre sur elle n’est, comme on pourrait s’y attendre, qu’une location. Kurt possède une autre maison située à un peu plus de trente kilomètres au nord, dans la petite ville de Carnation. Il aimerait également en acheter une autre, dans Seattle même, pour y construire son propre studio d’enregistrement, mais il hausse les épaules : « Mon comptable dit que je n’ai pas les moyens. »
Après que Kurt m’a montré les dix mille cartouches de fusil qu’il garde dans sa penderie et le frigo plein de plateaux télé surgelés – qui constituent la base de son alimentation –, je le suis dans la salle à manger, où des dizaines de poupées sont allongées sur une couverture, méticuleusement alignées. Ce ne sont pas des Barbie, ni des poupées de chiffon, mais plutôt des répliques de fœtus en plastique qu’il a achetées chez un grossiste de matériel médical. Il y en a pour plusieurs milliers de dollars. « Plusieurs gouvernantes ont démissionné à cause de trucs comme ça qui traînaient un peu partout dans la maison », me raconte Kurt de son air quasi-impassible – pas blasé, juste assez détaché pour que vous sachiez qu’il garde une certaine distance aux choses. « Elles croient qu’on est satanistes. »
Kurt gravit les marches. À voir le vestibule du deuxième étage, on sait tout de suite qu’on n’est pas dans l’une de ces maisons de banlieues traditionnelles. Sur le mur blanc, du sol au plafond, on peut lire en lettres majuscules rouges l’inscription : « AUCUN D’ENTRE VOUS NE CONNAÎTRA JAMAIS MES INTENTIONS. » Kurt me fait comprendre qu’il ne veut pas s’étendre sur la signification de ce message. Il l’a écrit la nuit dernière à cinq heures du matin après une longue conversation téléphonique avec Courtney.
« C’est une thérapie », m’explique-t-il. « Faut croire qu’on nous rendra pas la caution de la maison. » La chambre de Frances Bean ressemble à n’importe quelle chambre d’enfant de son âge : on y trouve des jouets Fisher-Price, toutes sortes de poupées (dont une ou deux figurines du boys band New Kids on the Block), ainsi qu’une barrière de sécurité enfant en travers de la porte.
« Les enfants, c’est comme les serpents, tu trouves pas ? » plaisante Kurt d’une voix de péquenaud. « Tu les laisses dans une pièce, tu y jettes un ou deux rats vivants et ça les nourrit pendant quelques jours. » Kurt se fait une joie de me montrer des photos de Frances Bean. Sur l’une d’elles, elle est coiffée en punk, les cheveux à pic, tout sourire dans sa chaise haute. Kurt et Courtney ne seraient peut-être pas des parents parfaits s’ils ne pouvaient s’offrir des nourrices, mais tout le monde a l’air heureux comme ça, y compris la petite Frances Bean.
Frances Farmer
Quand j’ai vu Kurt pour la dernière fois il y a deux ans, je n’aurais jamais imaginé qu’il aurait à présent un enfant, une maison comme celle-ci et des nourrices. Il avait à peine la force de monter sur scène, encore moins de se marier ou de procréer. Bien qu’il évite encore de quitter la maison, il semblerait qu’elle soit plus pour lui un lieu de renouveau plutôt qu’un refuge. Après un congé sabbatique de deux ans chez lui, Kurt a abandonné l’idée de retourner à l’anonymat et il a décidé d’assumer les implications de la profession qu’il a choisie. « J’ai toujours détesté les groupes comme Poison, qui disent : “Tout ce qu’on veut, c’est permettre aux travailleurs en col bleu de s’échapper quelques heures.” Ce n’est pas forcément ce qu’on recherche », m’explique Kurt, « mais j’ai fini par accepter ce qu’implique le fait de travailler dans l’industrie du divertissement. »
Pendant longtemps, Kurt a été dégoûté par l’idée que les ploucs décervelés qui le frappaient au lycée étaient devenus des fans inconditionnels de Nirvana. Même si le groupe a conscience que leur musique est accessible, ils n’auraient jamais imaginé que certains fans – des gens « pas comme eux » – puissent faire abstraction de tout ce qu’ils racontent dans leurs chansons et se contenter de se défouler sur les rythmiques heavy metal. Ou bien interpréter les chansons de travers dans des proportions dramatiques. Le plus dérangeant lors d’un concert de Nirvana, c’est de les voir jouer « Polly », une chanson à vous briser le cœur qui raconte l’histoire d’un viol, face à un public qui applaudit à tout rompre et reprend les paroles en chœur.
Il y a quelques temps, l’obsession de Kurt, c’était de savoir combien d’inconditionnels de Nirvana étaient de « vrais fans », et il crachait sur ceux qui aimaient le groupe pour de mauvaises raisons. Désormais, il pense qu’il devrait s’en excuser. « L’excitation et la gêne de devenir des stars internationales, c’était trop pour nous. Alors parfois, on a dit des choses qu’on regrettait plus tard », confie Kurt d’une voix hésitante. « J’aimerais pouvoir dire à nos fans qu’on ne les déteste pas, sans pour autant avoir l’air niais. Je ne veux pas que notre relation avec eux soit embarrassante, comme pour la plupart des rock stars qui s’affichent sur scène en gueulant : “Ça va Détroit ?” »
Le vrai défi pour Nirvana, c’est simplement d’avoir une relation avec leur public, n’importe laquelle. S’ils ne détestent pas leurs fans, ils n’ont pas l’air non plus de chercher à avoir une relation forte avec eux, ni de saisir l’impact que leur morceau « Smells Like Teen Spirit » a pu avoir sur de nombreuses personnes. Quand j’interroge Kurt sur son rapport aux fans, il a l’air paniqué l’espace d’ un instant. Puis il trouve une réponse. « La seule rencontre dont je me souvienne, c’était avec ce garçon de 18 ans. Il est venu vers moi et il m’a dit : “Mec, j’aime tellement ta musique ! Je venais de me séparer de ma copine quand ton disque est sorti, il m’a sauvé la vie. Merci.” C’était un compliment tellement incroyable que je n’ai même pas su quoi répondre. »
Kurt n’écoute jamais Nevermind, l’album phare du groupe. Il aime les morceaux, mais il déteste les arrangements. Il affirme néanmoins que l’objectif de leur nouvel album, In Utero, n’est pas de faire fuir les fans de Nevermind – contrairement à ce qu’ils ont annoncé après leurs premières heures de gloire. « Il faut voir les choses en face, on a déjà trahi nos principes il y a deux ans et demi », me confie-t-il. « Il serait complètement débile d’essayer de se racheter en sortant un album agressif pour faire croire qu’on est des punks. »
Kurt a déjà surpassé la plupart des héros du punk-rock de son enfance. Il a fait trembler l’industrie de la musique en devenant riche au passage. En cherchant des modèles qui, comme lui, ont souffert de leur statut, il prend l’exemple de Frances Farmer, une starlette hollywoodienne de la fin des années 1930.
Farmer, qui naquit en 1914 et grandit dans les environs de Seattle, détestait cette célébrité imposée par Hollywood. Elle trouvait l’industrie du divertissement qui l’avait tant glorifiée malhonnête et superficielle, d’un point de vue artistique. Son refus de se plier au système des studios lui valut d’être décrite par la presse comme une fille excentrique qui causait des problèmes.
À l’âge de 30 ans, elle fut injustement internée dans un asile psychiatrique, où elle vécut six ans dans des conditions inhumaines. Elle était régulièrement frappée et violée, avant d’être lobotomisée et libérée. Elle renonça à ses mœurs indépendantes et mourut seule, triste, alcoolique et changée en zombie. Kurt n’a ni été interné, ni lobotomisé mais à part cela, il n’hésite pas à établir un parallèle romantique entre la vie de Farmer et la sienne. C’est l’aveu d’une certaine arrogance, mais cela montre aussi combien Kurt se sent viscéralement harcelé.
Lorsqu’il a épousé Courtney Love en février 1992, elle portait une robe qui avait appartenu à Farmer, et Kurt a nommé sa fille Frances Bean Cobain en hommage à l’actrice défunte – Bean (« haricot » en anglais, ndt) fait référence à la forme qu’elle avait lorsqu’elle n’était qu’un fœtus, sur sa première échographie. Une chanson de l’album In Utero s’intitule même « Frances Farmer Will Have Her Revenge on Seattle ». Et pour une fois, Kurt est plutôt fier de ses paroles : Our favorite patient, a display of patience, disease-covered Puget Sound / She’ll come back as fire, to burn all the liars, leave a blanket of ash on the ground / I miss the comfort of being sad. (« Notre patient favori, un modèle de patience, un Puget Sound en pleine épidémie / Elle reviendra en incendie, pour brûler les menteurs, laissant une couverture de cendres sur le sol / Le confort d’être triste me manque. »)
Kurt sait ce que les gens disent de lui : qu’il est un misanthrope, un frimeur, un raté, un junkie. En général, quand une célébrité accumule les critiques négatives dans les journaux, elle hausse les épaules et insiste sur le fait qu’elle se fout pas mal de ce que pensent les gens. Mais pas Kurt. Il prend chaque allusion, chaque ligne de chaque article pétri de méchanceté gratuite très à cœur, tellement qu’il intériorise sa colère et parle de quitter le groupe. N’importe qui d’autre admettrait que cette impulsion est contre-productive. Pour Kurt, ce n’est que de la logique. « Peut-être que je n’ai juste pas assez confiance en moi », dit-il, songeur. « J’ai voulu abandonner plus d’une fois ces deux dernières années. Ça n’avait rien à voir avec le groupe, mais personne ne mérite qu’on essaie sans cesse de s’immiscer dans sa vie privée comme ça a été le cas pour moi, et personne ne mérite non plus de m’écouter m’en plaindre sans arrêt. »
Les pulsions destructrices de Kurt dépassent sa tendance à démolir méthodiquement des guitares, ou même sa consommation d’héroïne. Il saccage sa maison et fait des déclarations qui vont à coup sûr éloigner une grande partie de son public. En plus d’avoir insulté les fans de heavy metal il y a deux ans, il s’est récemment attiré les foudres des Britanniques en affirmant qu’il n’avait aucun respect pour les Anglais. Son refus de faire une tournée américaine après que l’album Nevermind est arrivé en tête des hit-parades en 1991 est peut-être encore plus préjudiciable. C’est ce même album qui a ouvert la voie au « rock alternatif » – du moins à la musique étiquetée comme tel – et qui a valu à Kurt d’être reconnu comme le dernier sauveur en date du rock ‘n’ roll.
C’est à ce moment-là qu’il a disparu. Planqué dans un appartement de Los Angeles avec Courtney, il a coupé les ponts avec ses amis, ses managers et les autres membres du groupe. Kurt se soignait lui-même et désirait plus que tout au monde être seul avec sa peine, à explorer le confort de la tristesse.
Riche et célèbre
Quand il était enfant, Kurt aurait pu s’attendre à finir enrôlé dans les forces armées, ou à travailler à la scierie du coin. C’est à peu près l’étendue des choix de carrière qui s’offrent à la jeunesse d’Aberdeen, une petite ville d’abattage de l’État de Washington. « J’étais un gamin super heureux jusqu’à l’âge de huit ans », se souvient-il. Mais le mal de l’adolescence n’a pas tardé à se manifester. Sa mère avait 18 ans lorsqu’il est né et la paternité a permis à Kurt de prendre la mesure des épreuves qu’elle avait dû traverser. Tant bien que mal, il est venu à bout de ses années de lycée, où il se faisait régulièrement frapper par les gamins sportifs – un genre de rituel primitif.
C’est après avoir vu Violences sur la ville que Kurt s’est essayé au vandalisme, une façon comme une autre de se distraire de l’ennui, notamment en peignant des graffitis sur les murs la ville. Ses idoles, c’étaient les Melvins, un groupe punk du coin qu’il suivait partout où ils allaient. En 1987, il a rencontré Chris Novoselic, bassiste et également amateur du groupe désormais culte. Ils ont monté Nirvana pour se défaire de l’aliénation d’Aberdeen, qu’ils ont rapidement quitté pour Olympia et Tacoma. Deux ans plus tard, ils signaient chez Sub Pop, le label qui a produit leur premier album, Bleach, enregistré grâce à un budget total de 606,15 dollars.
Après avoir vu défiler de nombreux batteurs, Dave Grohl, ancien membre du quatuor hardcore Scream, a rejoint le groupe. Il s’est installé à Seattle en 1990, où il vivait dans un appartement non chauffé avec Kurt. Ils survivaient en mangeant des pogos et des macaronis au fromage. Dave avait grandi dans la banlieue de Washington avec sa mère, qui était professeure de lycée.
Tous les membres de Nirvana viennent de familles divorcées, et ils aiment raconter que la tourmente émotionnelle qu’on retrouve dans Nevermind s’adressait directement aux autres gosses de parents divorcés – et ils ne plaisantent qu’à moitié. Quand Nirvana a signé avec le label Geffen Records et qu’ils ont sorti Nevermind en septembre 1991, ils espéraient connaître un succès similaire à celui de Sonic Youth.
Au lieu de quoi l’album s’est écoulé à huit millions d’exemplaires à travers le monde, les chèques de royalties n’en finissaient pas d’affluer. « Je ne comprends pas pourquoi tout le monde a pensé qu’on avait quelque chose de spécial », se dit Kurt aujourd’hui. « Nevermind n’est pas différent d’un album de Cheap Trick. » L’un des mythes qui entourent Nirvana est qu’ils sont une bande de fainéants dont l’album est devenu plusieurs fois disque de platine sans qu’ils se soient donnés beaucoup de mal. En réalité, ils se sont prêtés au jeu de la promotion comme n’importe quel autre groupe. La seule différence, c’est qu’ils s’en sont plaints plus que les autres, et qu’ils ont essayé de mettre des bâtons dans les roues de leur label dès que l’opportunité s’en présentait. Certains y voient de l’ambivalence, d’autres un moyen d’assurer ses arrières. « Je ne pousserai pas aussi loin que U2, au risque de nous voir nous transformer en grosse blague », déclare Kurt. « Je ne sacrifierai pas mon groupe ou ma personne sous prétexte que les gens aiment être divertis. »
« Je ne veux pas non plus voir “COBAIN EST UN DIEU” peint à la bombe sur les murs », poursuit-il. « Mon ego a déjà dépassé le stade de l’explosion, vu comme il est gonflé. Ça me gène d’avoir à le dire, mais j’aimerais davantage être reconnu en tant qu’auteur-compositeur. Les charts et les hit-parades, ça ne m’intéresse pas, mais parfois je les feuillette et je vois par exemple qu’Eddie Vedder est désigné auteur-compositeur numéro un dans tel ou tel magazine, quand je ne fais même pas partie de la liste. »
« Les gens pensent à nous comme à un groupe, mais si l’on considère que je subis beaucoup plus de stress que les autres, que je dois prendre les photos pour les pochettes d’album et pour les t-shirts, créer les artworks, que j’écris les paroles des chansons et que je compose 90 % des morceaux… j’aimerais qu’on m’accorde davantage de crédit. Dave et Chris, eux, peuvent se promener dans la rue sans problème, alors que moi je dois gérer toutes les conneries qu’on écrit sur ma vie privée dans les journaux. Alors d’un côté, je me dis que j’ai une chance incroyable, mais aussi que c’est une malédiction. Pas autant que pour Courtney, cela dit… »
Kurt et Courtney se sont mariés à Hawaï en février 1992, quelques mois seulement après que Kurt a annoncé leur relation dans l’émission de télé britannique The Word, en déclarant que Courtney était « le meilleur coup du monde ». Leur maison de Carnation étant toujours en construction à cette époque, les jeunes mariés se sont installés dans un appartement de Los Angeles. Chris a acheté une ferme en dehors de Seattle et Dave a élu domicile dans la ville d’Outer Banks, en Caroline du Nord, au bord de la mer.
En juin de la même année, Courtney a donné naissance à Frances Bean, et en décembre, Nirvana sortait Incesticide, une compilation de faces B et de chutes de studio. Pendant ce temps-là, le groupe s’est quasiment volatilisé, à l’exception de rares apparitions lors d’une soirée caritative ou d’un festival. Des rumeurs ont alors commencé à circuler, affirmant que le groupe avait splitté et que Kurt manquait à l’appel, son addiction à l’héroïne ayant eu raison de lui. Kurt affirme qu’il n’a pas touché à l’héro depuis plus d’un an, mais il sait que les gens ne le croient pas. Il est vrai qu’il disait ne pas en consommer lorsqu’il était accro. Si les gens qui le connaissent évitent d’évoquer le sujet – sauf lorsqu’il s’agit de rassurer sur le fait que Kurt est 100 % clean –, il se moque bien de sa réputation de junkie et il est tout à fait conscient de l’importance d’une telle rumeur pour les tabloïds.
Par exemple, il adorerait acheter la guitare du musicien Lead Belly, mais il n’a pas les 100 000 dollars nécessaires et il désespère de trouver un mécène qui accepte de lui faire don de cette somme. Il a alors envisagé de se faire de l’argent en vendant au tabloïd américain The National Enquirer un vieux Polaroid sur lequel on le voit en train de se shooter. À la place, sa maison de disque lui a vivement conseillé de rallonger la tournée de quelques semaines.
In Utero
Lorsque je lui demande pourquoi il s’est mis à l’héroïne, Kurt soupire : « Je sais que ça va sembler être une excuse bidon et toute prête, mais ça fait six ans que j’ai tous les jours des douleurs d’estomac. Je suis allé voir au moins huit gastro-entérologues et c’est toujours le même diagnostic qui revient : syndrome du côlon irritable. On m’a fait dix ou onze endoscopies – quand ils t’enfoncent un tube avec une caméra à fibre optique au fond de la gorge –, et à chaque fois, ils trouvent un morceau de tissu rouge et enflammé dans mon estomac. Imagine la pire grippe intestinale que t’aies jamais eu, mais tous les jours.
Et c’était encore pire quand je mangeais, parce que quand la nourriture atteignait cette zone rouge, je faisais de l’hyperventilation, mes bras s’engourdissaient et je vomissais. J’étais devenu suicidaire pendant notre dernière tournée, j’avais vraiment envie de me faire sauter la cervelle. Du coup, quand je suis rentré chez moi, j’ai décidé de me shooter à l’héroïne quotidiennement, car les drogues dures apaisent la douleur. Et tant que je me camais, je n’avais plus de problèmes d’estomac. »
Pendant huit mois environ, Kurt s’est drogué par intermittence. Courtney se shootait depuis environ six mois quand elle a découvert qu’elle était enceinte de quatre mois. Alors, voulant avorter, ils sont allés consulter plusieurs spécialistes pour savoir quels étaient les dommages qui avaient été causés au fœtus. Quand le médecin leur a dit qu’il était possible que l’enfant naisse en parfaite santé, Courtney a immédiatement arrêté l’héroïne et l’alcool, mais pas Kurt. « Je n’avais pas terminé ma petite expérience de junkie. »
Pendant quelques mois encore, il s’est shooté tous les jours – dehors ou dans sa voiture, pour ne pas tenter Courtney. « Bordel, c’est pas ma faute si les gens savent que j’étais héroïnomane », insiste Kurt. « Je n’en ai jamais parlé. Quand je suis défoncé, ça se voit vraiment, c’est pour ça que je ne sors jamais en public quand je me suis shooté. J’ai fait tout ce que je pouvais pour que personne ne le sache. J’espère sincèrement que personne n’a commencé à se droguer à cause de moi. Il est vraiment de ma responsabilité de condamner l’héroïne, c’est une drogue carrément diabolique. D’ailleurs, je suis convaincu que les opiacés sont directement liés à Satan. »
Je regarde Kurt dans les yeux lorsqu’il prononce ces mots. Il est parfaitement sérieux et il se moque de savoir si son discours semble exagéré. « Pendant un an, j’ai été un junkie plein aux as. Si j’étais encore en bonne santé et si je n’étais pas obligé d’aller voler chez les gens, c’était seulement parce que j’avais un paquet de fric en banque. Parfois, je dépensais jusqu’à 500 dollars par jour, et la drogue me maintenait en vie, rien de plus. Quand j’ai fini par arrêter, la douleur a été insoutenable pendant un mois. » Après avoir tout essayé pour venir à bout de ses problèmes d’estomac, des cachets au végétarisme en passant par un régime par le chant, Kurt est heureux d’avoir enfin trouvé un médecin qui lui prescrit un médicament gastro-intestinal expérimental efficace. Il ajoute qu’il ne veut pas divulguer le nom du médicament car il n’a pas encore été approuvé par la FDA, l’Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux. Mais il est presque aussi efficace que l’héroïne pour réduire ses crises d’estomac. « Aujourd’hui, si je prends de l’héroïne, je vomis tout de suite », dit Kurt, « ça ne risque pas de résoudre mes problèmes. »
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Avant Nevermind, Nirvana était tout le temps en tournée, et les membres du groupe passaient pratiquement tout leur temps ensemble. À présent, il arrive qu’ils ne se parlent pas pendant plusieurs mois. Ce n’est pas qu’ils ne s’aiment pas, c’est plutôt comme un vieux couple marié : ils ont l’habitude d’être ensemble mais n’ont pas forcément grand chose à se raconter. Forts de leur succès, les trois membres du groupe ont tous trouvé des substituts à la musique pour meubler leur temps. « On est devenus un peu plus distants », raconte Dave. « Quand on répète ensemble, il y a de bonnes ondes, un peu comme avant, mais pas tout à fait… »
En théorie, Nirvana fonctionne de façon démocratique, mais c’est souvent Kurt qui impose leur rythme apathique, qu’il justifie par son statut d’auteur-compositeur et de patient infirme. Lorsqu’il est en studio, il a peur de retarder l’enregistrement quand il passe plusieurs heures à écrire de nouvelles paroles ou un pont. Au printemps de l’année 1993, les membres de Nirvana se sont retrouvés au fin fond du Minnesota pour enregistrer un nouvel album avec Steve Albini, un producteur connu pour son intransigeance.
Il s’est beaucoup murmuré que le disque, provisoirement intitulé Verse-Chorus-Verse, était en fait un festival de chansons abrasives et grunge dont le but était de faire fuir tous les fans de Nevermind. C’est le magazine Newsweek qui a émis ces soupçons, en rapportant que le label musical Geffen avait rejeté l’album – enregistré en deux semaines – parce qu’il était « insortable ». Quand le bruit a commencé à courir que Scott Litt (le producteur de R.E.M.) avait été engagé pour remixer l’album, on ne savait pas si le groupe était revenu à la raison ou s’ils avaient cédé à la pression.
Pendant ce temps, Albini bricolait un contrat interdisant à qui que ce soit de remixer son travail. Kurt confirme qu’Albini a parlé de rédiger des contrats qui n’autoriseraient que les remixes approuvés par lui. « Mais on ne les a jamais signés », sourit Kurt. En fin de compte, l’album définitif, finalement rebaptisé In Utero, est en grande partie celui que Nirvana a enregistré dans le Minnesota. Deux des morceaux, « Heart-Shaped Box » et « All Apologies », ont été remixés par Litt, mais leur style ne diffère pas du reste de l’album.
Même si le son de In Utero est plus puissant et agressif que celui de Nevermind, il n’a absolument rien à voir avec l’album dissonant et rebutant que les rumeurs avaient annoncé : Kurt ne veut pas totalement exclure le reste du monde. Les mélodies reflètent ses cicatrices, c’est le cas par exemple de « Serve the Servants », chanson acerbe et presque autobiographique (« Teenage angst has paid off well / Now I’m bored and old ») (« L’angoisse adolescente a fait son temps / Maintenant, je suis vieux et usé »), mais aussi de « Dumb », une chance douce et poignante. Il y écrit qu’il envie les gens qui sont assez naïfs pour être constamment heureux. À une époque, Kurt ne laissait rien transparaître de lui-même dans ses chansons, pas même dans celles écrites à la première personne. Désormais, sa musique s’inspire de sa vie.
Au premier abord, Kurt essaie de se montrer poli lorsqu’il parle d’Albini : « La plupart du temps, j’étais surpris de voir à quel point il était agréable de travailler avec ce type. » Mais si on le pousse ne serait-ce qu’un petit peu, il crache le morceau. « Il avait déjà un avis bien arrêté sur ma femme alors qu’il ne l’avait jamais rencontrée. Il l’a traitée de salope dénuée de talent sans la moindre raison. [Albini dément avoir prononcé ces paroles. “Je n’ai pas le moindre a priori envers elle”, assure-t-il.] Pour moi, ça ne fait que confirmer qu’il est aussi con que ce que je pensais avant de le rencontrer. »
Kurt s’interrompt et réfléchit à ses propos. L’insulte semble étrangement distante, Kurt est le genre de mec assez indifférent pour décortiquer ses propres insultes. « “Con”, c’est trop faible, non ? Il traite ma femme de salope et moi je dis qu’il est con… Honnêtement, rien ne me surprend venant de lui, mais cela prouve qu’il est exactement le genre de connard misogyne auquel je m’attendais. »
Dave et Chris
Il est minuit et Nirvana est en train de répéter dans une salle à l’étage de ce qui était autrefois la célèbre usine de juke-box de Seattle, aujourd’hui abandonnée. La plupart des prises de courant sont hors d’usage, et les membres du groupe se prennent les pieds dans des rallonges électriques et des amplis tandis qu’ils essaient d’installer leur matériel à la lueur de la Lune. Ils n’ont pas joué ensemble depuis qu’ils ont enregistré In Utero, mais ils doivent se préparer pour un concert surprise au New Music Seminar de New York la semaine prochaine. Réprimant un bâillement, Dave s’installe derrière sa batterie.
Kurt attrape une chaise et accorde sa guitare acoustique. Elle est décorée d’un autocollant pour voiture sur lequel on peut lire « NIXON NOW ». Il a du mal à ajuster son micro et demande à Chris de l’aider. Chris, c’est le technicien attitré du groupe. S’il n’était pas là pour brancher les câbles ce soir, ils pourraient tout remballer et rentrer chez eux. Mais Chris a d’autres spectateurs qui le regardent triturer les amplis : « Big » Joe Duncan, le technicien en charge des guitares – qui accompagnera Nirvana à la guitare rythmique à New York –, et Lori Goldston, un violoncelliste qui jouera avec le groupe pour une prestation acoustique. Ce soir, Nirvana apprend une leçon ironique : ils ne peuvent pas jouer en acoustique sans courant électrique.
Sans s’adresser à personne en particulier, Kurt déclare : « Ça fait des mois que je n’ai pas joué de la gratte. Je ne l’ai même pas sortie de sa housse une seule fois. » Il est une heure du matin quand Nirvana entame enfin les premières notes de « Dumb ». En dépit de leur longue séparation, ils réalisent une prestation acoustique gracieuse, toute en aisance. Le violoncelle renforce le son du groupe, mais comme d’habitude, l’instrument le plus puissant est la voix de Kurt : dense, rauque et complice, elle séduit sans relâche, d’un morceau à l’autre.
Même quand on ne comprend pas le sens des paroles, sa voix donne envie de les percer à jour. Le groupe joue « On a Plain », « Heart-Shaped Box » et « Been a Son ». Quand Dave et Kurt habitaient ensemble, ils pouvaient rester là à jouer de la guitare pendant des heures. Ce soir, ils reviennent aux racines du groupe. En toute intimité, Nirvana redécouvre le plaisir de jouer ensemble et ils se rassurent sur le fait qu’ils sont toujours capables d’anticiper les cadences de chacun. Aux concerts du groupe, le public est trop occupé à pogoter pour prêter attention à de telles subtilités. Dans ces combles, ils sont au summum de leur art et il n’y a personne pour écouter, sinon peut-être les quelques ados qui escaladent les murs de l’usine pour tendre l’oreille aux fenêtres. « Something in the Way » – le dernier titre de Nevermind – me donne la chair de poule. Sur presque toute la chanson, il n’y a que Kurt et sa guitare. À chaque fois qu’il la joue, elle est un peu plus lente.
Et ses paroles timides d’abandon, qu’il chante d’une voix traînante, flottent dans l’air sombre de l’usine. Elles se parent d’étrangeté, aidées en cela par la lueur de l’enseigne Seattle Kingdom qui filtre par les fenêtres. Après une heure, les membres du groupe décident qu’ils ont suffisamment répété. Kurt propose à Big John de rester dormir à la maison. « J’ai deux chambres libres et une tonne de plats surgelés. » De mon côté, je ramène Dave chez lui. La seule raison pour laquelle il est à Seattle cette semaine, c’est parce qu’il joue au Crocodile Club avec son premier groupe, Scream.
Il a passé les deux derniers mois à voyager dans un van à travers l’Amérique pour leur tournée de retrouvailles. Il s’est ré-imprégné de cette atmosphère intimiste qu’il ne retrouvera plus jamais avec Nirvana. Juste après le concert qui aura lieu demain soir, il doit prendre un avion de nuit et se rendre dans le Michigan pour une soirée de fiançailles à Grosse Pointe, où il rejoint la famille de sa fiancée, Jennifer Youngblood.
On passe devant des centres commerciaux et des motels, tandis que Dave pose ses pieds sur le tableau de bord et allume une cigarette. Des trois membres de Nirvana, Dave est celui qui a le moins changé depuis Nevermind : il est toujours aussi affable et décontracté que quand je l’ai rencontré pour la première fois il y a deux ans. Il me montre du doigt la concession où il a acheté deux karts. Il les pilote dans son jardin. Il sous-entend clairement que son passe-temps est plus sain que celui de Chris et Kurt, qui ont tous deux une passion pour les armes à feu. À 24 ans, Dave est toujours en train de se faire à la vie d’adulte.
Il a beau s’être fiancé, être propriétaire et avoir investi de l’argent chez Merrill Lynch, il ne se sent pas adulte. Il reconnaît que pour les gens, il n’est rien de plus que « le batteur de Nirvana », ce qui lui convient parfaitement. Il sait qu’il n’a pas « l’étoffe d’une star » : « Quand je suis devant l’objectif, j’ai le même sourire que sur ma photo de classe de seconde. » Dave admet qu’il est désorienté par la célébrité. « Tout ça, c’est fou et très marrant, mais ce n’est certainement pas ce que j’aurais envie d’écrire sur mon CV. » Serait-il plus heureux si Nirvana avait vendu moitié moins de CD ? Il rigole : « Honnêtement, ouais, mais l’album se serait tout de même vendu à quatre millions d’exemplaires ! »
Pour des raisons encore inconnues, peut-être parce qu’il a du mal à accepter l’implication de sa célébrité, Dave rêve souvent d’Eddie Vedder. Un exemple : « Je suis au zoo avec ma sœur. Là, on voit ce mec, le corps peint de couleur argentée, il porte un maillot de bain Speedo avec un bonnet de bain, argentés eux aussi. En fait, c’est Eddie Vedder qui essaie de se déguiser. Je vais le voir et je lui dis : “Eddie, je sais que c’est toi.” Et il me répond : “Dave, ça va mec ?” Puis il me prend la main, met mon doigt dans sa bouche et continue de parler en tétant mon doigt… Faut que j’appelle Freud tout de suite ! »
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Sur le permis de conduire de Chris Novoselic, il est maintenant écrit Krist Novoselic. Ce nom sonne comme un blasphème punk, mais « Krist » est en réalité le nom que ses parents croates lui ont donné à la naissance. Il l’a changé en classe de première car les autres élèves se moquaient de lui (en plus de son nom insolite, il se décrit lui-même comme un « grand benêt » à l’époque). À 28 ans, il estime que c’est le bon moment pour reprendre son prénom d’origine, bien que tout le monde continue de l’appeler Chris.
« Chris s’est radouci », confie Dave, « et il boit bien moins qu’avant. » Si Chris nie avoir modéré sa consommation d’alcool, il admet qu’il n’est pas aussi accro qu’à une certaine époque. « Je suis le bassiste insouciant », dit-il, un contraste agréable avec son rôle d’ambassadeur du groupe. Mais Chris n’a pas perdu de son sens moral. Durant son temps libre, il récolte des fonds pour les victimes de viols en Bosnie. Cependant, il a appris à ne pas tout transformer en affrontement idéologique.
Il sait maintenant que s’il craint qu’un promoteur immobilier déboise la forêt à côté de chez lui, il obtiendra de meilleurs résultats s’il appelle la scierie en tant que citoyen qui s’inquiète de la valeur de sa maison que s’il le traite de foutu meurtrier de l’environnement. Chris et sa femme Shelli ont vécu plusieurs d’années dans la pauvreté. Ils survivaient grâce au fromage et à la semoule de maïs fournis par le gouvernement. Alors posséder deux maisons, une à Seattle et une dans les bois de l’État de Washington, cela leur semble toujours drôle et inouï.
Dans le salon de Chris, il y a un fax de Kurt qui souligne l’invraisemblance de la soudaine richesse du groupe. C’est une copie de sa lettre de la Publisher’s Clearing House, qui débute par : KURT COBAIN, VOUS AVEZ PEUT-ÊTRE DÉJÀ GAGNÉ DIX MILLIONS DE DOLLARS !!! À présent, Chris et Shelli se font plaisir, ils dépensent allègrement de l’argent en babioles : Un flipper Kiss, des juke-box remplis de disques de Shonen Knife ou une moto BMW avec laquelle Chris a eu un accident alors qu’il faisait des figures sur un chemin de terre. « Je suis toujours content », dit Chris, et il semblerait qu’il dise vrai. « C’est mon heure de gloire. Ce serait prétentieux de ne pas être heureux. »
Love
Kurt, qui est si souvent impassible, s’illumine dès qu’il parle de Courtney. Il est très amoureux. Courtney ne se contente pas de prêter ses vêtements à Kurt, elle représente un défi pour lui. « C’est une vraie tornade d’émotions, avec tous ses extrêmes : l’amour et les disputes. Si je lui en veux, je lui gueule dessus, c’est une réaction saine », dit-il. « Si on n’était pas mariés, qu’on vivait juste ensemble, l’un de nous aurait claqué la porte au moins trois ou quatre fois. Mais nos disputes durent rarement plus d’une heure, car on est trop attachés l’un à l’autre. On se réconcilie à chaque fois. » Si ce conflit permanent est peut-être le signe d’une relation instable, il prouve également que Courtney sait lire au-delà de son apparente indifférence. Quand elle appelle Kurt depuis l’Angleterre, un concert de cris transatlantiques s’élève, et je quitte discrètement leur chambre durant une vingtaine de minutes.
Le numéro Kurt-et-Courtney a menacé plusieurs fois de submerger Nirvana. D’ailleurs, Chris n’a pas assisté à leur mariage, car Courtney a refusé que Shelli y assiste. Lorsque je lui en reparle deux ans plus tard, Chris marmonne : « C’était con mais je ne veux pas m’étendre sur le sujet. Le problème est plus ou moins résolu. » Kurt affirme qu’il ne veut pas avoir à prouver au monde qu’il aime Courtney, mais il a besoin de la défendre contre les attaques des médias.
Le dernier épisode en date de « L’avenir des Cobain » est une histoire à scandale à propos de l’incarcération de Kurt pour avoir frappé Courtney au cours d’une dispute portant sur ses armes à feu et une machine à jus… La version de Kurt est plus cohérente : lui et Courtney se sont réveillés vers quinze heures, comme à leur habitude, et ont commencé à écrire des chansons ensemble avec la musique à fond. Des voisins agacés par le bruit, ou ayant confondu des cris punk-rock et une dispute féroce, ont appelé la police pour violences conjugales. Quand ils sont arrivés, les officiers de police ont informé M. et Mme Cobain qu’en vertu de la loi de Seattle, l’un d’entre eux devait aller en prison.
À ce moment-là, Kurt et Courtney ont effectivement commencé à se disputer, chacun insistant pour être celui qui irait en prison. Quand les agents ont demandé s’il y avait des armes à feu dans la maison, Kurt a juré ne pas avoir de pistolet, mais Courtney a admis la présence de deux armes de poing et d’un fusil d’assaut M-16. La police les a confisqués et passé les menottes à Kurt, qui était encore en pyjama. Bien qu’il ne soit pas le seul à éprouver de l’affection pour Courtney, les sentiments de ceux qui la connaissent ne sont pas particulièrement unanimes. Selon l’opinion générale, elle est volubile et provoque de fortes réactions.
« Elle est intelligente mais complètement folle », dit un ami. « Elle enchaîne les conneries, et je crois sincèrement qu’elle sera la perte de Nirvana », dit une autre source proche du groupe. Kurt désapprouve les sous-entendus misogynes qui désignent Courtney comme le bouc-émissaire de tout ce qui ne va pas dans le groupe. Et il ricane quand quelqu’un suggère qu’il est sous l’emprise de sa femme.
« Tout le monde me voit comme un toutou triste et faible qui a besoin qu’on s’occupe de lui, ça me rend malade. Quand j’ai rencontré Courtney, je la voyais comme une personne totalement indépendante et je la respectais pour ça. C’est la raison pour laquelle que je suis tombé amoureux d’elle. Depuis qu’on est mariés, il me semble qu’elle est un peu moins sûre d’elle, et ça me plaît aussi. Il est bon de savoir qu’elle ne se fera pas la malle du jour au lendemain. Je n’aurais jamais pensé trouver un meilleur ami, et encore moins une partenaire. »
Alors, Courtney est-elle vraiment le meilleur coup du monde ? Kurt se lève sans dire un mot. Il se tourne et remonte sa robe noire à col de chasuble jusqu’à son torse, me montrant les dizaines de griffures rouges sur son dos, stigmates des ongles de Courtney.
Kurt admet qu’épouser Courtney signifiait aussi ne plus être focalisé exclusivement sur tout ce qui concernait Nirvana. Mais il s’en moque. Tout ce dont il rêve, c’est d’écrire ses chansons et de vendre des cassettes par correspondance. Si Nirvana ne lui procure plus cet enthousiasme qu’il avait autrefois, c’est entre autres parce que le groupe a atteint le succès qu’ils escomptaient, mais à un niveau dont ils se seraient bien passés. Il aime la musique qu’il écrit avec Courtney, il trouve cela rafraîchissant, comme de jouer dans un groupe pour la première fois. Malgré cela, il ne pense pas qu’ils collaboreront un jour ensemble, il ne veut pas qu’ils soient catalogués comme les nouveaux John et Yoko.
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Dave a mis de côté une somme d’argent assez importante pour pouvoir retourner étudier un jour. Il a lâché les cours au lycée mais veut finir l’université. Chris, lui, pense qu’il finira dans sa ferme. Il passera son temps à cultiver des pommes et des pommes de terre, et à « courir avec les élans ». Ils savent tous les deux que Nirvana ne sera pas éternel. Kurt aussi regrette de n’être pas allé à l’université. « Je reprendrai probablement les cours quand j’aurai 40 ans », dit-il. « On va jouer encore plusieurs années ensemble, il me tarde. Et peut-être qu’après ça, je voudrai jouer encore quelques années de plus. Je ne cherche pas à prédire l’avenir, mais je sais que je ne serai pas riche pour le restant de mes jours. J’ai de l’argent pour le moment, mais d’ici une dizaine d’années, on aura tout claqué et je serai obligé de trouver un boulot, ou de me lancer dans une carrière solo… un truc gênant du genre. »
Traduit de l’anglais par Marine Bonnichon d’après l’article « Heaven Can Wait », paru dans Details.
Couverture : Kurt Cobain par Courtney Love. Création graphique par Ulyces.