Le Cosmos
Me voilà assis au premier rang au sein du public déchaîné d’un stade de La Havane, sous une pluie diluvienne. Juste derrière moi, dans une seule tribune, pas moins de 18 000 Cubains sifflent, scandent, braillent, tambourinent, secouent des maracas et font retentir le son des cloches, vuvuzelas et autres cornes de brume. Pourtant, ce n’est pas la lourde chaleur de Cuba qui leur fait perdre la tête à cet instant. Parmi les spectateurs, on trouve toutes sortes de maillots, de n’importe quelle équipe du monde. Un homme agite un étendard affublé à la fois du drapeau des États-Unis et de celui de Cuba. Certains le sifflent, d’autres l’encouragent. Un rang plus loin, un autre homme vêtu de jeans et d’un t-shirt noir porte un chapeau sur lequel on peut lire « New York » en grosses lettres blanches devant la silhouette sombre des tours jumelles. Tout cela pourrait n’être qu’un rêve teinté d’exotisme, mais si c’était le cas, je ne me trouverais sûrement pas coincé à l’heure qu’il est entre les correspondants officiels des chaînes de télévisions publiques russe et chinoise.
Les interprètes des hymnes nationaux se lèvent et s’approchent des micros. J’ai rencontré plus tôt ces jeunes hommes en guayaberas (une chemise à frange d’origine cubaine très appréciée aux Antilles) et ces jeunes femmes vêtues de robes bustiers blanches à froufrous. Quand je leur ai dit que je venais des États-Unis, ils m’ont tout de suite demandé si mon séjour dans leur pays m’avait plu. « Que peut-on faire pour rendre Cuba plus agréable pour vous ? » À chaque fois que j’ai conversé avec des Cubains, la question est revenue sous une forme ou une autre. Les chanteurs attaquent par l’hymne national cubain, accompagnés par la foule. J’ai du mal à comprendre les paroles, aussi mon esprit tente-t-il plutôt de se concentrer sur la mélodie. Et puis vient le choc : alors que leur hymne s’achève, les chanteurs enchaînent le plus naturellement du monde avec The Star-Spangled Banner, l’hymne américain. Jusqu’à la dernière note, jusqu’à la dernière syllabe. Je suis de coutume assez peu convaincu qu’un événement sportif puisse ouvrir la voie à quelque accord international que ce soit, et j’ai assisté aux Jeux olympiques. Il n’y a donc a priori rien qui soit susceptible de m’émouvoir dans ce match entre Cuba et les New York Cosmos. Pourtant, les larmes me viennent. Timidement d’abord, puis assez pour que j’ai besoin de me frotter les yeux, de réajuster mes lunettes et de reprendre ma respiration. S’il y a bien une équipe capable de créer un tel effet dans un événement comme celui-ci, c’est le Cosmos. C’est le club qui a gagné dans les années 1970 et 1980 des titres de la North American Soccer League (NASL) avec dans ses rangs des stars internationales comme Pelé, Beckenbauer et Chinaglia, dont les soirées au Studio 54 avec les dirigeants de Warner Music et les propriétaires du club faisaient parler autant que leurs matchs.
S’ils ont fait moins de vagues, les récents coups du sort ont aussi participé à la légende du club. Le Cosmos, et la NASL avec lui, se sont effondrés pour des raisons financières au milieu des années 1980, et quand le football est revenu au pays sous les auspices d’une nouvelle organisation, la Major Soccer League (MLS), le Cosmos n’était pas de la partie. Le club refusait de céder sa marque et ses droits de propriété intellectuelle – la MLS fonctionne pour l’essentiel comme une unique entité détenue par sa maison mère. Le club est donc resté dans l’ombre pendant une vingtaine d’années avant de revenir sur le devant de la scène, sous la forme d’un club riche dont le fonctionnement rappelle celui des clubs européens et qui évolue aujourd’hui dans une nouvelle version de la NASL. Mais difficile de capter l’attention dans une ville comme New York ! Alors quelle meilleure publicité que de devenir la première équipe américaine à jouer à Cuba après qu’Obama a initié le dégel avec le pays ?
New York → Cuba
31 mai, 6 h du matin : les joueurs, le staff, les médias et les supporters embarquent dans un 747 affreté pour l’occasion à l’aéroport John F. Kennedy de New York, renommé d’après un président qui sera toujours associé au désastre de la baie des cochons et à la crise des missiles cubains. La pluie a donné lieu à de longues files d’attente, alors que de nombreux vols sont retardés. Le joueur du Cosmos Mads Stokkelien fait une blague à l’attaquant Lucky Mkosana, qui éclate de rire lance un check à son camarade en signe d’approbation.
Ces deux-là forment un duo improbable. Stokkelien, Norvégien de 25 ans, est un grand blond dégingandé aux yeux bleus – un genre de Peter Crouch du pauvre. Il occupe une grande place dans le cœur des supporters du club depuis son doublé contre les Red Bulls lors du vrai premier derby de New York, quand les deux équipes se sont affrontées devant près de 10 000 personnes pour l’US Open Cup, il y a de cela un an. Et pourtant, il a perdu sa place de titulaire en attaque alors que Lucky Mkosana vient de gagner la sienne. Lucky, 27 ans au compteur, a quitté le Zimbabwe pour la ville de Dartmouth grâce à une bourse d’étude. Il a réussi à assurer sa place dans le onze de départ en étant rusé et habile balle au pied, malgré sa taille – s’il pèse réellement 77 kilos, je dois vraiment être obèse. Lucky est son vrai prénom – plus exactement, c’est le diminutif de Luckymore – et il porte le numéro 77, pas pour lui porter chance mais en raison de son goût pour le Psaume 77.
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De retour au premier rang de la tribune. Je suis assis à côté de Dani, correspondant aux État-Unis pour le journal sportif espagnol Diario AS, et Karin, reporter pour Globo, une chaîne de télévision brésilienne. Depuis le début, c’est une évidence : le match est bien plus suivi ailleurs qu’aux États-Unis. La célébrité toujours intacte de Pelé en est une des raisons, le recrutement récent de la star Raúl en est une autre. C’est aussi dû au fait que la culture du sport américaine est bien particulière (nous suivons déjà les championnats de NBA et de NHL, sans oublier une compétition de football qui compte beaucoup ici, la Coupe du monde de football féminin). Aujourd’hui âgé de 37 ans, Raúl a joué pendant seize ans au Real Madrid, remporté trois titres de Ligue des champions et quitté l’Europe en tant que meilleur buteur de cette compétition – seuls Messi et Ronaldo l’ont détrôné depuis. Il s’est engagé à rester au Cosmos après avoir pris sa retraite pour entraîner, voire pour faire la promotion du club à l’extérieur. Son contrat, qui n’a pas été rendu public, est unique : il voyage avec l’équipe mais n’est quasiment jamais présent aux conférences de presse.
Carlos Mendes est le premier à avoir signé pour le Cosmos au moment de la renaissance du club.
Pourtant, à chaque fois que j’ai réussi à lui parler lors des pauses pendant le voyage, loin de ses agents, j’ai trouvé qu’il ressemblait simplement à un gamin qui adore s’amuser, toujours le sourire aux lèvres. Lors d’un entraînement, alors que le bus transportant le matériel était en retard, Raúl a lancé un tonitruant : « This is shit ! » avec son fort accent espagnol. Tout le monde s’est mis à rire. Plus tard, il a insisté pour que la séance d’analyse du prochain adversaire du vendredi soir soit remplacée par le visionnage de la septième journée de la Conférence de l’Est de la LNH. Je suis à présent dans l’avion, où être assis tout au fond a un bon côté : la proximité des toilettes. Tout le staff, tous les joueurs doivent passer près de moi à un moment ou un autre. Alors que Gio Savarese, l’entraîneur, s’y aventure, deux journalistes sportifs qui écrivent pour le web lui lancent pour rire : « Eh, voilà la steward qui se ramène ! » Hunter Gorskie, un gamin de 23 ans venu du New Jersey dont les traits enfantins et les taches de rousseur feraient oublier qu’il est aussi l’ancien capitaine de l’équipe de foot de Stanford, me dit qu’il a beaucoup aimé Kingsman, le film diffusé pendant le vol. Lucky, lui, trouve que c’était un peu too much. Son truc, c’est plutôt les documentaires. Il me demande de lui écrire le nom de celui que je lui recommande sur l’ouragan Katrina. Je parle ensuite à Carlos Mendes. Du haut de ses 34 ans, il est le premier à avoir signé pour le Cosmos au moment de la renaissance du club. Il est aujourd’hui devenu capitaine de l’équipe. C’est aussi un homme qui, juste avant la fête des mères de cette année, est devenu papa pour la première fois et a marqué deux buts dans la même journée. Samedi soir dernier, il était capitaine dans un match de NASL dans le Minnesota et aujourd’hui, il est dans l’avion pour Cuba. Son nouveau-né, James, est à la maison avec sa mère. Il me dit combien il sera unique de pouvoir parler à James, dans quelques années, de ce voyage sans précédent à Cuba que son père a effectué en tant que capitaine de l’équipe des New York Cosmos.
Je me décide finalement à aller aux toilettes quand le pilote annonce au micro que nous allons atterrir. Mais je ne peux pas retourner m’asseoir à ma place car le milieu de terrain Marcos Senna l’occupe à présent, alors qu’il est en grande conversation en portugais avec la journaliste télé brésilienne. Senna a 38 ans et c’est quelqu’un de très sympathique. Calme et intelligent, sa façon de parler n’est pas sans évoquer sa précision de passe sur le terrain. Il a, par le passé, conduit l’équipe espagnole de Villareal jusqu’en demi-finale de Ligue des champions. Quand Karin et lui ont fini de discuter, je me rassois et la journaliste me confie ce qu’elle vient d’apprendre : Senna ne jouera pas à Cuba pour préserver ses jambes, et il compte prendre sa retraite cette année.
La Habana Vieja
Il suffit de parler à quelqu’un qui connaît l’histoire de Cuba et celle du sport pour comprendre que cette reprise des relations diplomatiques entre l’île et les États-Unis arrive à la fois trop tard et trop tôt. Trop tard pour qu’un tel événement arrive à la cheville de matchs comme Teófilo Stevenson contre Mohammed Ali ou Felix Savón contre Mike Tyson. Trop tôt car Cuba a trop peu concédé sur le plan politique – en tout cas pas concernant les Cubains les plus pauvres – avant qu’Obama n’enclenche cette nouvelle phase de détente. Pour le coach Gio Savarese, ce voyage aura bel et bien un impact, et c’est un Vénézuélien qui parle, un pays qui entretient de vieilles relations avec Cuba. Deux semaines avant de partir, il déclarait dans son bureau, au siège du club à Garden City : « Dans quelques temps, on écrira des bouquins sur ce moment historique, et on parlera de nous et de notre voyage à Cuba. » Nous atterrissons enfin, et il est demandé aux journalistes de sortir par l’arrière de l’avion s’ils veulent capturer le moment où les joueurs descendent de l’appareil. Ces derniers dévalent les escaliers aux côtés de Pelé – qui est donc bien du voyage, il devait être bien caché.
Dans le terminal de l’aéroport, alors que nous faisons la queue pour présenter nos passeports, les joueurs de l’équipe du Cosmos se font balader d’un endroit à l’autre car ils n’étaient apparemment pas dans la bonne file. Je n’ai jamais vu autant de sportifs remplir une pièce de manière aussi chaotique, sans savoir où aller. Nous sommes tous un peu sonnés, à vrai dire. Il y a une foule de journalistes autour de nous, Savarese est acculé par les reporters télé. J’arrive devant l’agent qui contrôle les passeports. Vêtu de l’uniforme vert olive typique, il pose la salve de questions classiques dans un anglais très châtié : « C’est votre unique passeport ? » Puis il me laisse passer dans la pièce suivante via un étroit portillon en bois pour que nous allions récupérer nos bagages. C’est là que j’aperçois Carmelo Anthony – qui était apparemment assis à l’avant avec Pelé et Raul. Le responsable des relations publiques du Cosmos m’explique qu’il est ici en vacances, en quelque sorte – interdit de l’interviewer. En réalité, il m’a été rapporté plus tard qu’Anthony n’était pas du tout là en vacances mais plutôt dans le cadre d’un projet de fonder une nouvelle équipe de NASL à Porto Rico. Lorsqu’on parvient enfin à sortir du terminal, on nous réserve un accueil phénoménal. Tous ces gens devaient probablement être débordés par l’émotion à l’idée de voir Pelé. Mais j’ai l’impression, vu la façon dont ils me saluent même moi, qu’au fond, cette clameur n’est pour aucun sportif en particulier, pas même les plus célèbres. Elle est plutôt motivée par l’ouverture au monde d’un pays qui vécu trop longtemps replié sur lui-même. À l’hôtel, je dépose mes bagages en vitesse et prends une douche. Après quoi je me rends sans tarder à la Casa de la Música à Miramar (située légèrement au sud-ouest du quartier havanais de Vedado, où se trouve notre hôtel) avec un supporter du Cosmos que j’ai rencontré dans l’avion, un Français à l’air canaille venu de Toulouse. Un chic type, au regard malicieux et qui parle parfaitement espagnol. Malheureusement, lorsque nous arrivons, le club est presque vide ; peut-être les gens étaient-ils déjà partis, ou alors est-ce toujours mort le dimanche soir. Seules quelques femmes dansent dans le fond de la salle, et elles se moquent de moi lorsque j’essaie d’apprendre leurs pas – l’une d’elles au moins a la patience de corriger mes erreurs.
Prochain arrêt : un bar, qui, on l’a appris, est le QG des jineteros et des jineteras. Les premiers ne sont pas exactement des maquereaux, mais plutôt des petits escrocs. Pour un prix abordable, ils te fournissent en tout ce que tu veux, alcool, drogues et tous types de vices (faire la loi dans le monde de la nuit, c’est leur truc). Les jineteras ne sont pas à proprement parler des prostituées non plus ; certes, elles bossent avec les jineteros, mais elles ne sont pas nécessairement là pour proposer des faveurs sexuelles. Là encore, tout dépend du vice recherché… Un jinetero du nom de Michael prend les devants et vient à ma rencontre, essayant de me pousser à m’intéresser à telle fille ou à boire telle bière. Je le préviens tout de suite que je ne suis pas okay pour qu’il m’embarque dans ses combines. Finalement, il me confie que l’argent qu’il touche du gouvernement cubain tous les mois ne lui suffit pas. Il me montre sur son téléphone une vidéo de sa fille de deux ans en train de jouer avec un dauphin, avant d’ajouter, en croisant les doigts : « Tu vois, aujourd’hui beaucoup de gens à Cuba rêvent de faire ça avec les États-Unis. » Je lui demande : « On s’embrasse alors ? » Il hoche la tête et me prend dans ses bras.
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Le lundi, je visite une salle de boxe dans un coin du sud-est de La Habana Vieja, à proximité de la baie, le Gimnasio de Boxeo Rafael Trejo. J’ai énormément de respect pour la boxe cubaine, en tout cas celle que nous ont montrée ceux qui ont quitté le pays. Voir comment ces boxeurs sont entraînés et formés dans le style cubain m’intéresse énormément. L’entraînement commence à 16 h, mais j’arrive en avance. Pas de chance, la femme de l’accueil me dit que les boxeurs sont partis pour un tournoi à l’extérieur aujourd’hui. Au début, elle hésite à me laisser photographier l’endroit, mais je réussis à la convaincre en lui racontant la lune de miel de mes grands-parents paternels à Cuba dans les années 1950, et en lui confiant que mes arrières-grands-parents maternels – bisabuelos en espagnol – habitaient dans une ferme à l’extérieur de La Havane. Tout cela est bien vrai : après l’Holocauste, mon arrière-grand-père hongrois a supervisé un abattoir casher à Cuba pendant près d’un an. Je traîne dans le quartier : partout des immeubles détruits aux portes grandes ouvertes, partout des fragments de briques qui jonchent le sol. J’entre dans certains de ces bâtiments, en demandant toujours la permission aux personnes que je croise ; il est commun pour les Cubains d’accepter des étrangers chez eux de cette façon. Ils sont réputés pour leur sens de l’hospitalité. Dans un salon, dont un des murs est orné d’œuvres d’art communistes et l’autre décoré avec des vinyles, je m’assois dans une chaise pliante et regarde un épisode de Casper le gentil fantôme avec deux garçons âgés d’une vingtaine d’années.
C’est alors qu’un autre homme, qui me dit être le propriétaire, entre dans la pièce. Il me montre sa collection de livres anti-Américains – certains écrits par des Cubains, d’autres par des Russes pendant la guerre froide. Sur l’un d’entre eux, on peut lire « sale Américain » dans le titre. Pourtant, il est ravi de m’accueillir chez lui et satisfait mon obsession de la boxe cubaine en me montrant une vieille photo du champion poids lourd cubain Teófilo Stevenson. Je ne lui demande pas pourquoi il y a des motos dans son salon. Je passe devant une partie très sérieuse de dominos entre des personnes âgées, dont l’un est surnommé « el Profesor » ; j’entre dans un petit square tapissé de pelouse synthétique et me prends à regarder un match de foot improvisé entre de jeunes gamins. L’un d’eux m’explique pourquoi, à son avis, le football ne surpassera jamais le baseball sur cette île. Avant de quitter La Habana Vieja, j’ai rendez-vous avec une équipe de la BBC, deux types envoyés ici pour couvrir le match et écrire dessus en poste permanent à Cuba. L’un d’eux me recommande un paladar où je peux déguster l’authentique plat d’arroz y frijoles (du riz et des haricots) que je cherche. C’est très bon, bien que je transpire comme un bœuf ici. J’aurais bien besoin d’un Gatorade – plus il y a de sucre, mieux c’est.
Cosmos 4, Cuba 1
Le lendemain est un jour de foot. Même sous la pluie, il n’y a que le match qui compte, prévu à 17 h. Le bus des journalistes part à 14 h 30, laissant derrière lui Dani – le reporter espagnol avec qui j’ai lié des liens d’amitié plus tôt pendant le voyage – et moi. Nous grimpons dans un bus « VVIP », en partie réservé aux familles des joueurs et du staff, et aux cadres du club. Une fois partis, on se rend compte du sens du second very dans VVIP : nous sommes escortés par une voiture de police, sirène allumée, qui se faufile dans le trafic, tantôt devant le bus, tantôt derrière, afin de lui frayer un chemin sur les routes encombrées de La Havane. Autour du stade, des Cubains sans billets font la queue dans la rue, agitant les bras en l’air et frappant des mains. Pendant un instant, on se sent comme Mohammed Ali lors de ses joggings matinaux au Zaïre – aujourd’hui République démocratique du Congo – juste avant le « Rumble in the Jungle », son match historique contre George Foreman.
Quand ils ne dansent pas au rythme de la musique, les fans clament le nom de Raúl.
Les VVIP sont conduits devant un bâtiment qui leur est réservé (la loge de Pelé est à l’intérieur). Daniel et moi grimpons sur une petite colline au centre de l’Estadio Pedro Marrero, construit en 1929 par le propriétaire d’une grande brasserie et autrefois appelé La Tropical. Le stade a été renommé plus tard du nom d’un martyr de la révolution. C’est l’endroit où les Tigers d’Auburn ont joué leur premier match de football américain en 1937 – match surnommé le Bacardi Bowl par les journalistes. Ce jour du 2 juin 2015, le stade est rempli de supporters cubains, tous équipés d’un instrument de musique. Je ne sais pas comment, mais ils arrivent à coordonner chaque son afin que, à la place de la cacophonie à laquelle on s’attendrait, les tambours timba, les cuivres et les maracas résonnent harmonieusement dans un rythme de salsa. Quand ils ne dansent pas au rythme de la musique, les fans clament le nom de Raúl. Puis Pelé apparaît au balcon de sa loge, et le public reprend alors son nom à l’unisson, de plus en plus fort. Il incline la tête et met une main sur sa poitrine en signe de reconnaissance. La foule de journalistes est presque aussi incroyable que celles des supporters. Un nombre incalculable de pays ont envoyé des reporters pour l’occasion. Rien que dans l’avion du Cosmos, il y avait des Allemands, des Anglais, des Brésiliens et des Espagnols. D’ici, je vois un journaliste mexicain, un autre vénézuélien et un troisième panaméen. Je finis par décider de regarder la première mi-temps d’une des places réservées à la presse, située au niveau du terrain, entre un correspondant officiel pour une chaîne d’État chinoise et son homologue russe. Les joueurs apparaissent enfin, en maillot vert pour le Cosmos et, bien sûr, en rouge pour les Cubains. Après l’échauffement sur un terrain gorgé d’eau, les chanteurs s’approchent des micros. C’est à ce moment précis que les larmes me viennent.
Tout ce qui s’est passé ensuite est assez flou. Même dans cette boue glissante, le Cosmos a bien trop de talent. Lucky marque par deux fois et son équipe mène 4-0. En seconde période, Cuba revient au score d’un but, qui permettra aux supporters de se souvenir d’un moment du match positif pour leur équipe. À cet instant, je suis debout dans la tribune de presse, un rectangle délimité dans le hall en train d’être inondé par la pluie. J’aperçois un jeune Cubain qui branche son ordinateur grâce à un cable Ethernet rouge afin d’aller sur Facebook. Après le match, les joueurs et le staff du Cosmos sont sortis en boîte de nuit et ont bu pas mal d’alcool au cours de ce qui semblait être une sacrée soirée – que les journalistes ont loupée, trop occupés à rédiger leurs articles toute la nuit avant la deadline. Mais selon plusieurs sources, les joueurs du Cosmos auraient dansé non seulement sur le dancefloor mais aussi sur les tables. Et après tout, où est le problème ? Leur boulot, c’était de jouer ce match. Ils devaient être soulagés d’avoir si bien accompli leur part dans cet échange international. Quant à moi, complètement épuisé après ce voyage éclair – au même titre que les autres journalistes et les membres du staff du Cosmos –, je n’ai pas la tête à résoudre des conflits internationaux. C’est tout le contraire, même : si je le pouvais, je reviendrais à cet instant extraordinaire pour réécouter les hymnes chantés une nouvelle fois. Si seulement les choses étaient si simples.
Traduit de l’anglais par Kevin Poireault d’après l’article « Three Days in Havana with the World’s Most Cosmopolitan Soccer Club », paru dans Rolling Stone. Couverture : Vue de La Havane.