Science + Fiction
Michael Bareey-Rudy n’avait jamais songé à se faire poser un implant magnétique dans le doigt. Mais en novembre 2015, le jeune homme de 18 ans a décidé d’enfoncer une puce de 3 mm x 1 mm dans son index lors d’un événement se tenant à Düsseldorf, en Allemagne. Une foule de curieux s’est rassemblée pour observer la scène : un homme en costume gris affublé d’un masque chirurgical vert était en train d’ouvrir soigneusement la peau du doigt du garçon. « Après, il a ouvert le côté de mon doigt avec un scalpel – ouais, il a ouvert mon doigt ! » racontait Michael quelques instants plus tard, le visage livide tandis qu’il souriait nerveusement sous les flashs crépitants des appareils photos. Après avoir stérilisé la table et engourdi le doigt de Michael avec un anesthésique local, « il a utilisé – je sais pas vraiment comment décrire cet outil – c’était comme un stylo, pointu au bout avec une petite cuillère sur le dessus. Il a creusé un tunnel dans mon doigt pour déposer l’implant, et ensuite il a tenté de l’y mettre. » Mais l’implant a refusé de se glisser gentiment dans le doigt du jeune homme et ils ont dû s’y reprendre à six fois avant d’y arriver. Après quoi le doigt de Michael est resté engourdi, signifiant que la vraie douleur viendrait plus tard. Un fil soluble a été laissé à l’intérieur, qu’il lui faudrait retirer dix jours plus tard. Michael a payé 100 euros pour l’implant magnétique et la procédure. « Je sais pas quoi dire », disait-il en riant, tout en regardant son doigt transformé. « J’étais assis là à me demander : “Pourquoi je fais ça ?” Mais d’un autre côté, je me suis dit que c’était une bonne opportunité, et je trouve assez cool de modifier son propre corps – évidemment, ça fait mal, mais c’est pas grand-chose en comparaison de ce que j’ai maintenant. »
Michael, qui étudie l’électrotechnique à Cologne, avait l’air parfaitement normal, il portait un t-shirt noir avec un extraterrestre rouge sur le devant. Et c’est précisément ce qu’il faut retenir : autrefois le domaine réservé des perceurs et des adeptes de la modification corporelle, l’implantation tech devient rapidement le territoire des développeurs, des étudiants et des entrepreneurs du web. Ces implants magnétiques permettent à l’utilisateur d’interagir avec des champs magnétiques ou électromagnétiques. Les puces RFID (radio-identification) ou NFC (communication en champ proche, une technologie voisine), encastrées dans du verre biocompatible, peuvent être programmées pour communiquer avec des téléphones Android et d’autres accessoires compatibles, permettant à l’utilisateur de débloquer son téléphone, d’ouvrir des portes, d’allumer ou d’éteindre la lumière et même d’acheter une bière d’un simple salut de la main. Les appareils connectés de l’Internet des objets sont une mine d’or pour l’expérimentation. Les analystes prédisent qu’il y aura 25 milliards d’objets connectés d’ici 2020, et cet essor rapide donne aux technologies des implants un sursaut d’applicabilité et d’attractivité. Il y a un nom pour les gens pourvus de tels implants : on les appelle les cyborgs. Et cet événement organisé à Düsseldorf était sous-titré : « Science + Fiction : le premier salon des Cyborgs du monde ».
L’éveil des cyborgs
« Cyborg » est un terme chargé de sens, qui attire immédiatement l’attention. Il porte en lui la marque des romans de science-fiction et des productions hollywoodiennes. Aussi, le fait que le terme soit le bon pour désigner ce genre d’activités donne matière à débat. Certains élargissent la définition pour inclure quiconque utilise des appareils artificiels, comme les écrans d’ordinateur ou les iPhone. D’autres préfèrent en rétrécir le champ. Il y a longtemps maintenant, en 2003, dans un article intitulé « Morales cyborgs, valeurs cyborgs, éthiques cyborgs », Kevin Warwick, le professeur à l’origine du mouvement cyborg dans la sphère académique, décrivait le cyborg comme des entités formées par « un être humain dont le système nerveux est relié à un ordinateur ». Warwick lui-même a créé un couplage de ce genre en 2002, en incorporant dans son bras un appareil connecté à une partie de son système nerveux. Dans une série d’expériences, Warwick s’est montré capable de contrôler un fauteuil roulant électrique ainsi qu’une main artificielle grâce à son implant. Plus tard, au cours d’une autre expérience, sa femme, laquelle avait aussi des électrodes incorporées dans les nerfs de son bras, a pu communiquer avec Warwick : quand elle fermait la main, le cerveau de ce dernier recevait une impulsion électrique, ce qu’il décrit comme « une forme télégraphique très basique de communication entre nos systèmes nerveux ».
Pour le moment, la plupart des implants ne communiquent pas avec le corps humain, mais reposent sous la peau et interagissent avec des technologies externes comme des téléphones et des ordinateurs. Mais cela pourrait changer. Des fans de la sous-culture cyborg sont apparus partout jusqu’en Chine, en Malaisie et au Royaume-Uni, explique Jowan Österlund, un perceur musculaire suédois. « J’ai toujours été porté sur l’exploration de la science-fiction cyberpunk, aussi quand on a mis la main pour la première fois sur une puce en verre biocompatible [un matériau passif qui n’interagit pas avec le corps et ne risque pas de provoquer d’infection] qu’on pouvait implanter, il ne nous a fallu qu’une semaine avant de le faire ; et ça a marché », dit-il. « Depuis, on progresse non-stop. Au cours des six derniers mois, on a dû réaliser 200 implants sur des gens. » Österlund et son collègue Hannes Sjöblad (co-fondateur du groupe BioNyfiken basé à Stockholm) voyagent à travers le monde pour faire la promotion des implants, même si c’est en Europe qu’on trouve le plus d’intérêt pour la chose, selon lui.
Implanter une puce RFID est relativement simple : un petit objet de verre de la taille d’un grain de riz est injecté dans la partie molle de la main entre le pouce et l’index – c’est aussi simple qu’une prise de sang. Le processus d’implant magnétique qu’a subi Michael au salon des cyborgs est plus invasif et pas totalement indolore. Plus tard dans la journée, un autre jeune homme est presque tombé dans les vapes après la procédure et à dû s’étendre sur le sol, les jambes en l’air. Tim Cannon est un Américain de 36 ans qui se décrit sur son profil Twitter comme un « Grinder, Biohacker, Développeur, Lunatique, Fanatique, Petit ami, Père, Technophile ». Ses vidéos YouTube sont floodées de commentaires le décrivant tour à tour comme un « malade » et comme un « pionnier » (le fait que Cannon réponde à la plupart des critiques est tout à son honneur).
Cet autodidacte ayant quitté l’école au lycée porte généralement un uniforme composé de t-shirts noirs, de jeans et d’une casquette noire, et un petit bouc orne le sommet de son menton. Cannon est une célébrité dans le monde du cyborguisme et il en parle lors de conférences – qu’il tient même dans des événements réservés aux professionnels, comme le World Business Dialogue en Allemagne. Il est le co-fondateur et le CTO de Grindhouse Wetware, une société de biotechnologie open-source basée dans sa ville natale de Pittsburgh, qui s’est donnée pour mission de repousser les frontières de l’implantation – Cannon lui-même sert souvent de cobaye. « On s’aventurera probablement dans le système nerveux périphérique d’ici un an », annonce Cannon au public de Düsseldorf. « Bien que dans six mois… nous allons connecter mon système nerveux périphérique au système nerveux d’un cafard, de manière à ce que je puisse le contrôler… Après quoi on va inverser les commandes pour laisser le cafard me contrôler à son tour. » Se positionnant dans la tradition des sciences citoyennes comme un « grinder » – quelqu’un qui hacke son propre corps –, Cannon est prêt à prendre des risques considérables. « Nous voulons voir les cyborgs tels qu’ils sont décrits dans les romans de SF », dit-il. « Nous voulons voir un monde complètement intégré et nous ne voulons pas nécessairement attendre que la technologie soit un truc rigolo à portée de tous pour que ça arrive. Notre devise ? Le progrès à tout prix. Il faut foncer si c’est vraiment ce qu’on veut. » Il y a dans tout ça un effet performatif, voire théâtral, que Cannon et ses collègues semblent vraiment savourer. Le moment fort du salon de Düsseldorf était le lancement du Northstar V1, récemment développé par Grindhouse Wetware. Il s’agit d’un boîtier LED rouge placée sous la peau, qui s’allume pendant dix secondes lorsqu’il est activée (cela pour maximiser la durée de vie de la batterie). L’appareil est un proof of concept ; ses versions ultérieures pourraient contenir des informations biométriques ou répondre aux mouvements. Une précédente itération, baptisée Circadia, était bien plus grande, à peu près de la taille d’un savon. Après l’avoir implantée dans son bras, Cannon s’est plaint d’attaques de panique, et quand la batterie a cessé de fonctionner, il a fait retirer l’objet.
Dans la douleur
Au cours d’une procédure qui donne l’impression que les implants magnétiques sont un jeu d’enfants, Österlung implante le Northstar, un device de la taille d’une montre, dans l’avant-bras de Cannon et de son ami Shawn Sarver. Pendant 15 minutes, Österlund opère les deux volontaires avec une telle délicatesse qu’il laisse deviner combien cela doit être douloureux. Plus tard, Cannon est passé devant un groupe de journalistes, l’objet éclairant sa peau de rouge. Il a avoué que cela faisait mal. « Je vais sortir fumer une cigarette, je répondrai à vos questions après. » De nombreuses photographies sont plus tard apparues sur la Toile, et l’accent mis sur la présentation était crucial. L’auditoire peut ainsi voir non seulement comment fonctionnent les appareils, mais également prendre conscience que, même si elle est douloureuse, l’implantation est plus ou moins supportable. Les mêmes techniques furent employées par le physicien grec Galen. Lorsqu’il coupa le nerf récurrent d’un porc hurlant devant un public de Romains, il fit la démonstration que le cochon continuait à se débattre mais que ses cris avaient cessé soudainement. Galen opérait à une époque où les qualifications médicales standardisées n’existaient pas, et un docteur n’était jugé que d’après son aptitude à convaincre le public de ses talents.
Ces initiatives ne passent pas inaperçues auprès des universitaires.
Les activités d’implantation cyborg prennent place en dehors des cliniques et des hôpitaux, en parallèle de l’expérimentation médicale standardisée. Il y a dans le milieu un vif désir de remporter l’adhésion du public, ce qui explique en partie le nombre écrasant de journalistes présents à Düsseldorf – ils étaient presque plus nombreux que le public. Österlund tient à être clair : « Nous n’allons pas travailler sur des gens malades, c’est le boulot de l’industrie médicale. Mais nous allons augmenter les personnes en bonne santé afin qu’elles puissent prévenir les soucis de cet ordre. C’est à ça que ressemblera le futur. » Le concept d’amélioration est ce qui distingue le cyborguisme de toute autre implantation médicale, ou du fait plus banal d’avoir à porter des lunettes correctrices. Il ne s’agit pas de thérapie ou de soins, mais d’augmenter les sens humains au-delà de la norme. En dépit de l’écart important qui existe entre les implants cyborgs et la médecine clinique, Cannon pense qu’ils pourraient entretenir une collaboration fructueuse. « Je pense que bien souvent dans le domaine académique, les gens sont frileux », dit-il. « Et comme la médecine seule avait le droit d’expérimenter, la recherche a été pieds et poings liés pendant très longtemps. Pour notre part, nous pouvons choisir de participer librement à ces expérimentations en tant que personnes saines qui cherchent à explorer les possibilités qui nous sont offertes. Cela nous permet d’avancer à une vitesse dont la science et la médecine sont privées dans l’état actuel des choses. »
La réalité, c’est que ces initiatives ne passent pas inaperçues auprès des universitaires. Kevin Warwick – dont le travail et celui de ses étudiants se sont déroulés sous les auspices prudents du comité d’éthique de l’université – dit qu’il a beaucoup appris de ce qui se passe en dehors du champ de l’institution. « J’ai un grand respect pour leur travail. Ils font les choses à leur manière, mais beaucoup d’entre eux ont contribué significativement à ce que nous avons accompli. Nous avons pu bénéficier des expériences qu’ils ont réalisées », dit-il. « Il n’y a aucun intérêt à s’engager sur un chemin que quelqu’un d’autre a déjà arpenté, surtout s’il en est revenu avec la conclusion que ça ne fonctionnait pas bien. »
LISEZ LA SUITE DE L’HISTOIRE ICI
Traduit de l’anglais par Maha Ahmed d’après l’article « Welcome to the cyborg fair », paru dans Mosaic Science. Couverture : Le Northstar V1 (Grindhouse Wetware/Facebook). Création graphique par Ulyces.