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En eaux troubles
Légalement, le cyborguisme est encore dans une nébuleuse – ni réglementé, ni interdit par la loi. Au Royaume-Uni, ces appareils n’ayant aucune valeur thérapeutique, les docteurs qui effectuent des procédures d’implantation s’exposent potentiellement à des risques légaux. D’après le Dr Zoe Norris, médecin généraliste, la plupart des docteurs perçoivent ces procédures comme purement cosmétiques, et ainsi plutôt comme l’apanage de leurs collègues chirurgiens esthétiques. Une porte-parole de l’Association britannique des chirurgiens esthétiques et plastiques m’a répondu que l’organisation n’était pas au courant de telles pratiques dans le secteur. Les infirmières et les techniciens, dit-elle, sont suffisamment bien équipés pour effectuer des procédures aussi simples, et seuls les appareils les plus gros nécessiteraient l’implication d’un chirurgien. De ce fait, les procédures reviennent généralement aux soins des tatoueurs et des adeptes de la modification corporelle – et même, dans un cas dont j’ai entendu parler, d’un vétérinaire (quant à l’homme en costume gris qui a réalisé l’opération sur Michael au salon, il était un tatoueur).
Mais les personnes ayant subi des implants parlent avec respect des experts avec lesquels ils ont travaillé. Ian Harrison, un implanté qui a également écrit une thèse à propos des implants magnétiques, fait référence à « un maître de la modification corporelle appelé M. McCarthy… plus connu sous son nom d’artiste, Dr Evil », qui a placé des implants magnétiques dans l’index et le majeur de la main gauche de Harrison. Rien ne peut empêcher une personne de subir une implantation ou même de s’implanter elle-même, bien que la communauté réprouve cette pratique. Il y a aussi un problème avec les anesthésiques. Au Royaume-Uni, tandis que les crèmes analgésiques peuvent être achetées en toute liberté, les anesthésiques locaux plus puissants sont disponibles uniquement sur prescription. Dangerous Things, une compagnie de biotechnologie vendant des outils de body-hacking sur le web, offre parmi ses produits un kit de gestion de la douleur comprenant de la lidocaïne, un applicateur antiseptique, une aiguille hypodermique, une seringue et des gants sans latex. Tous ces produits ne sont pas légaux dans tous les pays. Il n’y a rien d’expérimental au fait d’implanter une puce RFID dans votre main, d’après Hannes Sjöblad. En plus de son rôle chez BioNyfiken, il est aussi « Directeur de la Disruption » chez Epicenter, qui fait partie du réseau Google pour les entrepreneurs de la tech. Epicenter a fait les gros titres en 2015 lorsqu’il a été rapporté que ses employés pouvaient ouvrir les portes des bureaux en utilisant les puces RFID implantées dans leurs mains.
Sjöblad tient à faire remarquer que nous effectuons ce genre de choses sur les animaux depuis des années – c’est une puce RFID qui permet aux chatières électroniques de reconnaître votre chat, tout comme on peut personnaliser une brosse à dents électronique afin qu’un ami ne puisse pas l’utiliser par accident. Il y a aussi un potentiel médical : au Japon, il existe déjà des toilettes qui mesurent la tension artérielle de l’utilisateur, l’indice de masse corporelle et le taux de glucose en analysant les urines. Si plusieurs personnes utilisent les mêmes toilettes, l’observation à long-terme devient compliquée, mais si tout le monde portait des puces RFID dans les mains, cela permettrait aux toilettes de reconnaître chaque utilisateur chaque fois qu’ils pressent le bouton pour tirer la chasse, et ainsi de garder des dossiers plus exacts. Sjöblad parle de tout cela avec l’excitation d’un petit garçon, même s’il porte un costume et une cravate, comme les autres participants européens du salon de Düsseldorf (les cyborgs américains préfèrent les t-shirts noirs et les jeans). Il a étudié les sciences naturelles et les affaires, travaillé comme conseiller en management puis dans l’industrie de la finance avant de devenir ce qu’il décrit comme « biohacker à plein temps ». Il a le sentiment que le cyborguisme a injustement été mal accueilli par la presse.
Pendant des décennies, les films de science-fiction ont donné à voir des robots hors de contrôle qui tentent de détruire les humains, dit-il. « Hollywood a raconté plein d’histoires façon Matrix et Minority Report. C’est pour ça que tant de gens voient les implants comme le mal absolu. Mais en réalité, ce n’est pas le cas. » Cannon plaide pour plus d’éducation scientifique afin de faciliter le dialogue. « D’où je viens, les gens se demandent encore si le changement climatique est une réalité », dit-il. « Certains se demandent si Jésus va venir nous sauver des feux du soleil. C’est un vrai problème, car si le public n’est pas éduqué scientifiquement, on ne peut pas avoir de véritable conversation à propos de la façon dont le monde doit progresser. »
Manifeste cyborg
On pourrait se dire : et alors ? Un iPhone peut faire la même chose qu’une puce implantée sous la peau. Avec une smartwatch, par exemple, on peut répondre au téléphone à distance et – peut-être plus crucial encore – on peut l’enlever si on ne veut plus la porter. Warwick avance que les implants ont un impact philosophique sur le porteur, et qu’ils sont perçus différemment d’un outil normal – si techniquement la différence est ténue entre le fait d’utiliser un device externe et se le faire implanter sous la peau, psychologiquement elle est réelle et importante. « Demandez à qui vous voulez : quiconque porte un implant, qu’il s’agisse d’une hanche artificielle ou d’une cochlée ou de quoi que ce soit d’autre, considère cette technologie comme faisant partie de lui-même. Cela fait partie d’eux », dit-il.
Pour de nombreux cyborgs, c’est une question de commodité : c’est l’idée que vous pouvez vivre une existence harmonieuse, ininterrompue, en agitant simplement la paume de votre main pour entrer dans votre maison plutôt que de chercher vos clés, ou en achetant un café d’un simple geste plutôt qu’en devant chercher de la monnaie dans le fond de votre sac. Une fois implantés, ces outils ne peuvent plus être perdus et tout se passe relativement sans accroc (ils ne sont pas immunisés aux bugs). « Les ordinateurs sont pour le moment des appareils externes maladroits qui reposent sur nos tables ou dans notre poche », m’a écrit Hannes Sjöblad dans un mail. « Comment ce serait s’ils pouvaient être aussi intuitifs et intégrés à nos systèmes que le sont nos reins ? C’est complètement possible, comme nous pouvons le voir avec la miniaturisation constante de la technologie. » « Vous pouvez comparer cela à l’expérience de n’avoir des reins fonctionnels qu’en subissant des dialyses. » Sa curieuse métaphore biologique inverse la vision standard que nous avons de notre corps. La technologie serait un de ses composants naturels plutôt qu’un corps étranger doté d’un rôle thérapeutique temporaire. Ces aventures dessinent une nouvelle frontière, du point de vue de Sjöblad, « un périple en quête de découverte très excitant ». Pour Jack Halberstam, professeur d’études américaines, d’ethnicité et de genre à l’université de Californie du Sud, qui s’est exprimé en 2015 à Berlin au sujet des cyborgs et du transhumanisme, ce genre d’implants représentent « une fétichisation autour de l’incorporation technologique qui ont quelque chose de Star Trek, mais qui n’ont pas beaucoup plus d’utilité qu’une prothèse ». Halberstam soutient qu’il n’y a en réalité pas grand-chose de nouveau dans le fait d’implanter des technologies dans son bras ou sa main, et que des travaux autrement plus intéressants ont lieu dans le champ du génie tissulaire.
La plus grande opportunité commerciale pour les implants est le secteur de la santé.
« Les gens ont d’ores et déjà des choses implantées dans leurs corps. Ils ont des broches dans leurs genoux, des ligaments artificiels, d’autres ont des pacemakers, des puces ou d’autres choses dans leur cerveau… Les gens sont tellement raccommodés qu’on peut nous voir comme une race Frankenstein. Et si on ne vous a rien implanté, vous vous l’implantez vous-mêmes en prenant des médicaments et des stimulants de toutes sortes. » Il cite la féministe Donna Haraway, dont l’essai intitulé « Un manifeste cyborg » a eu une influence considérable en 1985, en écrivant qu’à mesure que la technologie s’insinue de plus en plus dans notre quotidien, « nous sommes tous… des hybrides fabriqués de machine et d’organisme. Pour faire court, nous sommes des cyborgs. »
Next generation
Si les données sont l’or du XXIe siècle, il est difficile d’imaginer comment les corporations ne seront pas tentées de faire main basse dessus. Plus nous créerons de données personnelles – particulièrement si des devices implantés dans nos corps envoient des informations sur notre santé à des téléphones et sur Internet –, plus elles auront de valeur pour les publicitaires et autres hommes d’affaires. Patrick Kramer, qui travaille quotidiennement chez IBM et dirige Digiwell durant son temps libre, dit que les compagnies d’assurance pourraient accorder des taux favorables à ceux de leurs clients qui font de l’exercice ou ne boivent pas d’alcool, en utilisant uniquement des données intimes récoltées à partir de toilettes intelligentes programmées pour envoyer des alertes à propos des mauvais comportements (certaines rumeurs voudraient que des assureurs japonais le fassent déjà). « Les données sont très lucratives », dit Kramer. « Et penser que vos données personnelles sont en sécurité est une illusion, si vous voulez mon avis. » C’est bien ce qui me dérange. Si je dois insérer de façon permanente un corps étranger à l’intérieur du mien, il faut qu’il m’apporte une réelle nouveauté ou une véritable commodité – l’argument qui dit que je pourrai rentrer chez moi plus vite ne me convainc pas du tout. Il faut qu’il fasse quelque chose d’utile, comme de suivre et d’enregistrer mes données biologiques pour les envoyer à mon médecin. Et j’ai besoin d’être assurée que ces données seront protégées et hors de portée des gouvernements, des hackers ou des corporations ; et non une extension supplémentaire du pouvoir qu’ils ont de suivre le moindre de mes gestes. L’optimisme à propos du futur du biohacking et du cyborguisme est renforcé par les idéaux. « Nous ne sommes pas payés par de grandes compagnies, nous ne sommes pas subventionnés par le gouvernement », fait remarquer Sjöblad. « Nous voulons vraiment être une force indépendante. » Tous leurs projets sont en open-source, et ces outils fonctionnent sous Android. À Düsseldorf, Sjöblad a exhorté le public à protéger ses données personnelles. « En tant que citoyens et utilisateurs, nos personnes physiques devraient avoir le contrôle de nos personnes numériques, pour que les publicitaires et compagnie ne sachent pas toutes ces choses à propos de nous. »
Je demande à Sjöblad ce qui pourrait faire que ces appareils trouvent grâce auprès grand public. Il me répond avec deux concepts : la pertinence et l’utilité. « Je pense qu’utiliser les transports en commun grâce à une puce implantée sous la peau sera un tel progrès que la technologie deviendra populaire auprès d’un large groupe de personnes », avance-t-il. Il ajoute néanmoins que la plus grande opportunité commerciale vient du secteur de la santé, car les technologies pourraient permettre aux gens de mesurer et de surveiller leurs données corporelles. « D’ici une génération, les gens se demanderont comment nous avons réussi à survivre sans ce genre de technologie », affirme-t-il. Il place les technologies d’implantation sur la même trajectoire que les téléphones mobiles. Durant les années 1980, ils existaient mais ils étaient gros et peu pratiques. « Si vous demandiez à quelqu’un en 1985 s’il avait besoin d’un téléphone portable, il vous répondait : “Non, j’ai un téléphone à la maison et il y a des cabines téléphoniques partout.” Mais avec le temps, à mesure que la technologie est devenue moins coûteuse est plus utile, ça s’est démocratisé. Ce sera la même chose avec les implants. »
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac d’après l’article « Welcome to the cyborg fair », paru dans Mosaic Science. Couverture : Une puce électronique prête à être implantée.
L’INCROYABLE HOMME BIONIQUE
Mark Pollock a beau être aveugle et paraplégique, rien ne l’arrête. Après avoir relevé d’incroyables défis, il fait aujourd’hui avancer la robotique à grands pas.
Mark Pollock se redresse. Il est un peu hésitant au début, comme un homme qui se réveillerait d’une longue nuit. Il expire, se repositionne, les béquilles auxquelles il s’agrippe lui procurant un semblant de soutien. Il est en pleine forme : il mesure 1 m 82 et est d’excellente constitution, ses muscles tendus se dessinent même sous son t-shirt. Les néons du gymnase du Trinity College de Dublin – un second foyer où il s’exerce deux à trois heures par jour, six jours par semaine – se reflètent sur son crâne chauve. Mais Mark est bel homme et fait partie de ceux qui le portent bien.
I. Tuning
Pour connaître Mark Pollock, pour bien saisir les contours de sa personnalité, il faut explorer les relations qui existent entre l’homme et la machine. Regarder Pollock marcher, c’est prendre conscience que l’humain a tissé des liens symbiotiques avec le mécanique, et qu’ils évoluent en parfaite synchronicité. Bien qu’il ne puisse pas bouger ses jambes seul, il tient debout et avance à l’aide d’un exosquelette bionique ergonomique – un costume robotique qu’il porte par-dessus ses vêtements. Le sac qu’il porte sur ses épaules, lacé à son torse par ce qui ressemble à une ceinture de force, se connecte à une série de tubes épais qui courent le long de ses jambes. Ce système maintient Pollock droit, et se plie dynamiquement pour imiter le mouvement naturel alors qu’il se propulse vers l’avant. Les béquilles assistent l’Irlandais à chaque pas : il les positionne devant lui, l’une après l’autre, dans un mouvement d’une grande souplesse. Quand il trouve enfin son rythme de croisière, les bips retentissent toutes les secondes. Le seul autre son qu’émet Pollock est le ronronnement électronique des quatre moteurs de son exosquelette. On l’a parfois surnommé Iron Man, ou Steve Austin – des comparaisons bien faciles.
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