Romero et Argento
Avant de se plonger dans la conception du jeu en profondeur, je tenais juste à rappeler certaines choses à mon propos. C’est important pour aider à comprendre d’où proviennent mes inspirations. Au début des années 1980, mes parents géraient une boutique d’ordinateurs qui s’appelait Vidéomatique. J’étais dans ma petite vingtaine, je les assistais pour aider les clients et réparer leurs machines. J’y travaillais de jour, mais aussi de nuit pour programmer des jeux vidéo. Ce qui était vraiment intéressant, c’était que la boutique de mon père louait aussi des films en cassette VHS.
Dans mes moments d’ennui, je passais donc beaucoup de temps à regarder des films. Je crois que je les ai tous vus. Parmi eux, c’était les films de zombie que je préférais. Mes héros s’appelaient George A. Romero, Dario Argento. La structure narrative des films d’horreur des années 1970 m’a beaucoup marqué : un héros, ou un groupe de héros isolés dans un cadre bien déterminé qui essayent juste de survivre. « Par tous les saints, fuyez ! » : rétrospectivement, la phrase d’accroche d’Amityville pourrait très bien s’appliquer à Alone in the Dark. Cela allait devenir ma principale inspiration, mais je ne le savais pas encore à ce moment-là. Bien entendu, je jouais à beaucoup de jeux de rôle avec mes amis, spécialement Donjons et Dragons. Un petit peu d’Appel de Cthulhu aussi, même si j’avais un peu plus de mal avec cet univers.
« Les ressources en termes de personnages et de dialogues étaient limitées. La perspective d’un jeu où on contrôlait un seul personnage, avec peu d’interactions et de dialogues, tombait sous le sens. »
C’est au cours de ces années, en 1988, que j’ai réalisé Pop Corn. C’était un tout petit jeu, mais c’est lui qui m’a permis d’être repéré par un gros studio pour travailler à leurs côtés. J’ai rejoint Infogrames en 1989, d’abord pour réaliser des travaux de petite main. En 1990, j’ai été intégré à la conversion PC d’un jeu intitulé Alpha Waves, dont la version originale avait été réalisée par Christophe de Dinechin. Pour beaucoup, il était alors considéré comme le premier jeu vidéo réalisé en 3D. Ces six mois passés en compagnie de cubes rotatifs en 3D m’ont complètement obsédé. Je me disais qu’après les cubes, il y avait quelque chose d’autre à faire avec la 3D. Une idée a lentement mais sûrement commencé à germer dans mon esprit, celle d’un jeu d’aventure teinté d’action avec des personnages, des textures, des animations et les premiers zombies en 3D.
Il faut cependant se souvenir que nous n’étions qu’au tout début des années 1990. Les ressources en termes de personnages et de dialogues étaient limitées. La perspective d’un jeu où on contrôlait un seul personnage, avec peu d’interactions et de dialogues, tombait sous le sens. Quand ? Je souhaitais que l’intrigue se déroule dans les années 1990, mais je ne voulais pas d’électronique ou de concepts technologiques trop compliqués. Où ? Un vieux manoir hanté dont il faudrait sortir vivant. C’est tout. Là aussi, l’unité de lieu, d’action et de temps issue des films d’horreur convenait parfaitement.
L’obsession de la 3D
J’avais à Infogrames un bon ami, Didier Chanfray. Je lui ai expliqué ma vision du jeu. La 3D, le manoir, les zombies, etc. Didier m’a fait ce dessin. Il s’agit du tout premier document de Alone in the Dark. C’était une bonne source d’inspiration. Je l’ai gardé sur mon mur pendant toute la durée du développement. Dès que quelqu’un me demandait sur quoi je bossais, je répondais : « Sur ça. » Ce n’était pas encore un projet officiel à cette époque. Je bossais sur mon idée, mais à dire vrai, Infogrames n’y croyait pas trop à cet instant. J’avais beau avoir 10 ans d’expérience, c’était la première fois de ma vie que la masse de travail me semblait aussi importante. Je devais m’atteler à des choses qui n’existaient pas à l’époque : des personnages en 3D, des articulations, cela impliquait des outils. Or, les modèles de l’époque étaient simplistes. J’étais si obsédé par la 3D que j’ai décidé de créer mon propre éditeur, capable de calculer en temps réel des éléments en 3D (décors, animations, collisions) d’un seul tenant. Il n’y avait alors qu’un programmeur 3D à Infogrames, Franck De Girolami, mais ils ne savaient pas quoi faire de lui. C’est pourquoi je lui ai proposé de travailler sur cet outil.
Sachant que je ne pourrai intégrer dans le jeu qu’un nombre limité de polygones, j’ai eu cette idée : pourquoi ne pas prendre des photos réelles de vieux manoirs existants pour les fondre dans le jeu ? Non pas en tant que polygones, mais en aplats 2D. Mais en 1991, les appareils photo numériques n’existaient pas. On devait prendre des photos avec un vrai appareil, les scanner – nous n’avions qu’un seul scanner pour trente-cinq personnes à Infogrames – et faire en sorte que ça colle. J’ai créé une première pièce du manoir avec quatre angles de caméra, pour voir ce que cela donnait.
Ce n’était pas sûr que le jeu se fasse, mais j’ai sondé les artistes 2D pour voir qui était susceptible d’être intéressé. « Colorez cette pièce, insérez le plus de détails possible pour parvenir au résultat le plus photoréaliste qui soit. » Deux d’entre eux sont revenus vers moi. Le premier m’a présenté des des décors à la Prince of Persia. Mais ce n’était pas l’ambiance que je recherchais. Yaël Barroz, qui venait d’une école d’art, m’a montré quelques images. À cette époque, les écoles de jeu vidéo, de numérique, ça n’existait pas. Mais dans leur école, ils avaient un Amiga, Yaël était convaincue qu’il y avait plein de choses à faire avec les jeux vidéo. C’était pile dans ses plaques. Peu de temps après, Yaël deviendrait ma femme et la mère de mes enfants.
En septembre 1991, j’ai commencé à travailler le prototype du héros, Man_0, une sorte de crash test très basique. Nous l’avons fait évoluer dans un décor en 3D pour voir si l’interaction était correcte. Grâce à lui, nous avons constaté que certains angles de caméras ne fonctionnaient pas. Il y avait la nécessité d’insérer plus de plans larges pour donner un maximum d’informations au joueur. Nous avons interdit les champs-contrechamps pour ne pas perturber les sens. J’ai montré un premier prototype à Infogrames. Le concept du jeu leur a plu. J’étais autorisé à monter une équipe pour la première fois de ma vie. J’avais besoin d’un artiste pour créer le manoir. Franck Manzetti m’a rejoint pour le dessiner dans son intégralité. Pendant ce temps, Didier, qui n’avait jamais fait de 3D jusqu’ici, se chargeait de modeler le second prototype du héros, Man_2. C’était le premier héros de jeu vidéo en polygones. À la manière d’une marionnette articulée, on pouvait créer des animations en manipulant certaines parties de son corps. Je voulais ce type d’animations. Je ne me souviens plus exactement du nombre de polygones, mais il en comportait peut-être 140. Ce qui était énorme pour l’époque.
Il y a une anecdote qui me revient à ce sujet. On était en train de travailler avec Didier, je lui disais que je voulais que le personnage puisse marcher, mais aussi courir. Didier m’a demandé : « Mais comment tu fais pour courir dans un manoir ? » J’ai alors mimé une course entre les bureaux. Didier l’a ensuite animée pour se moquer de moi. L’animation finale est peut-être moins ridicule, mais elle n’est pas si différente de ma course originale.
« Peut-être Hitchcock ? »
En ce début d’années 1990, les ordinateurs évoluaient vite. Les disparités de puissance et de vitesse de calcul étaient énormes. C’est pourquoi l’outil que j’ai créé faisait en sorte que les animations s’adaptent au modèle d’ordinateur. Un PC lent, on avait juste les animations de base. Un bon PC, les animations étaient très douces et fluides. On était très contents de nos visuels à ce moment. Didier a créé le premier monstre du jeu, une sorte de poulet zombie. Je ne sais pas trop d’où ça vient. Peut-être Hitchcock. Nous l’avons fait sphérique, parce que cela nous permettait de donner du volume à l’objet sans utiliser trop de polygones. Moi je voulais mettre plein de polygones partout, mais Didier me répondait qu’il y en avait déjà beaucoup. Il y avait tout le temps trop de polygones. Alors on n’en a mis que douze. Ce qui est sûr, c’est que je voulais que ce monstre surgisse en brisant la fenêtre.
Décembre 1991, la première pièce du jeu était finalisée. On pouvait déplacer des objets, les monstres pouvaient nous détecter, le joueur pouvait contre-attaquer. Le système de changements de caméras fonctionnait plutôt bien. On ne voulait pas encombrer l’écran, nous avons donc épuré l’interface de tout (points de vie, statistiques) pour profiter au maximum de la 3D.
« À rebours, j’aurais souhaité un visage avec beaucoup plus de détails et d’animations, mais nous étions tellement en retard que nous n’avons pas eu le temps de le faire. »
Il y avait une chose dont j’étais conscient depuis le départ : pour faire peur au joueur, les polygones ne suffiraient pas. Je savais que j’aurais besoin d’un texte pour consolider l’arrière-plan du jeu. Donc d’un très bon écrivain. Infogrames m’a proposé Hubert Chardot. Il n’avait jamais travaillé sur un jeu vidéo, mais il était talentueux. Peu après, nous avons organisé un meeting de trois jours. Cloîtrés dans une même pièce à manger des pizzas, j’étais dans la position d’un maître du jeu. J’avais un plan du manoir. Je savais quelles scènes, quelles énigmes je voulais voir dans le jeu. « Je veux que l’intrigue commence dans le grenier : trouvez-moi une raison pour laquelle le héros se retrouve là. On a ce monstre, on ne peut pas le tuer à mains nues ni au pistolet, trouvez-moi un objet qui permettra au joueur de passer. »
Au terme des trois jours, à l’issue desquels Hubert m’a confié avoir tout appris, nous avions constitué tout le fil du jeu, du début à la fin. Nous avions 170 angles de vue à réaliser. C’était trop pour nous, alors l’équipe de production s’est agrandie : Jean-Marc Torroella et Frédérique Bourgin pour les environnements, Philippe Vachey pour la musique. Jusqu’ici, les PC n’étaient pas très bons pour faire du son, mais le sound blaster venait juste d’arriver et c’était parfait pour un jeu comme celui-ci. Les bruits de pas en fonction du revêtement, les cris des monstres, c’était indispensable pour créer l’ambiance.
Anecdote amusante : en avril 1992, Infogrames nous a exigé des visuels pour communiquer autour du jeu. Le développement suivait son cours, mais à ce moment-là, nous n’avions toujours pas modélisé le visage de notre héros. Didier et Yaël ont dessiné dans l’urgence des visages sur les screenshots qu’Infogrames voulait dévoiler au public. Par manque de temps, ou à moins qu’il ne s’agisse d’un oubli, ce faux visage peut encore être vu sur la version finale : sur une jaquette du jeu, ainsi que dans la galerie d’images qui s’enclenche lorsqu’on ne touche à rien dans le menu principal. À rebours, j’aurais souhaité un visage avec beaucoup plus de détails et d’animations, mais nous étions tellement en retard que nous n’avons pas eu le temps de le faire. C’est pourquoi le visage paraît si statique.
Le premier survival horror
On qualifie souvent Alone in the Dark de premier survival horror. Pourquoi ? Peut-être parce que j’avais à cœur de créer une ambiance pesante diffuse. Cela passait d’abord par les textes et les livres qu’on a insérés dans le jeu, parce que quoi qu’on en dise, le pouvoir de l’imagination et de la suggestion sera toujours plus fort que les polygones. Mais j’ai réalisé autre chose. Qu’est-ce que l’on fait la plupart du temps dans un jeu d’aventure ? Marcher. On marche 80 % du temps. Si on veut mettre le joueur sous pression, il faut donc créer de la peur avec cette action anodine qu’il effectue tout le temps.
Au tout début du jeu par exemple, il y a un parquet qui se disloque quand on passe dessus, causant notre mort sur le coup. Ce type de chute n’arrive qu’une seule fois dans le jeu, mais ça n’a pas empêché les premiers testeurs de s’écrier « attention ! » au moindre pixel sombre qu’ils croyaient déceler au sol. Pareil pour les portes : l’une des premières qu’on ouvre dans le jeu dévoile un zombie : le joueur redoutera alors d’ouvrir chacune des portes du jeu. Beaucoup de gens ont dit que Alone in the Dark était effrayant parce que les munitions étaient en quantité limitées. Mais en fait, ce n’est pas vraiment important, parce que ce n’est pas un jeu d’action, mais un jeu d’aventure. Si on consulte les livres présents dans le jeu, il y a des indices pour éviter les monstres, les tuer avec un objet spécial. Il y a bien assez de munitions pour finir le jeu. Mais je voulais inciter les joueurs à user d’autres choses que la force brutale. J’ai vu des guides qui conseillaient au joueur de tuer les cinq zombies dans la salle à manger du manoir, alors que non, il suffit juste de les nourrir pour éviter de les combattre.
Octobre 1992, le jeu était enfin fini. C’est le moment de faire une confession. À ce moment précis, je haïssais ce jeu. Après deux ans de travail, je ne voyais plus que ses défauts : les lancers d’objets que je ne trouvais pas assez réalistes, le fait que les angles de vue ne permettent pas au joueur de voir ce qui se trouve en face de lui quand il ouvre une porte, alors que le personnage, lui, savait forcément ce qui s’y trouvait ou pas. Je pensais que les gens en riraient, qu’ils trouveraient notre jeu stupide. Mais les bons retours sur Alone in the Dark m’ont fait changer d’avis. Howard Phillips Lovecraft n’a-t-il pas dit : « La plus vieille et la plus violente émotion de l’humanité est la peur, et la peur la plus vieille et la plus violente est celle de l’inconnu. » Je crois qu’elle s’applique bien à Alone in the Dark.
Je ne suis pas très satisfait des suites qui ont été réalisées. Je leur préfère Silent Hill ou Alan Wake, c’est ce qui s’en rapproche le plus au niveau de l’esprit. Maintenant, si quelqu’un s’attelait à un remake haute définition de Alone in the Dark, j’en serais le premier ravi.
Traduit de l’anglais par Baptiste Peyron.
Couverture : Psychose, d’Alfred Hitchcock (1960).