Un dimanche matin de début mars, les sans-abris de Carioca Square ont connu un réveil brutal. À 9 h 30, une fanfare s’est mise à jouer des hymnes de cérémonie à la cornemuse, pour célébrer les 450 ans de la Cité Merveilleuse. Un gâteau d’anniversaire sans pareil avait été commandé spécialement pour l’occasion. « J’ai travaillé dessus soixante-deux heures ! » grognait Bruno, le pâtissier au regard las, tandis qu’il évidait un seau de crème avant d’en recouvrir généreusement le plus gros gâteau de toute l’histoire de Rio : 450 mètres de pâte moelleuse, laborieusement préparée par une équipe de trente personnes qui manquaient de temps et de glaçage. À 10 h 03, il n’était toujours pas prêt. « Le gâteau ! Le gâteau ! Un bout de gâteau ! » criait un vieux monsieur, plein de rage. Des photographes en nage commençaient à se plaindre, sous ce soleil de plomb qui gâchait leurs clichés pour l’édition du lundi. Mais le gâteau du gouvernement ne daignait pas se montrer. Les gens, entassés derrière les barrières de sécurité qui protégeaient la confection géante, lorgnaient dessus tandis que la police surveillait la foule avec le regard perçant de l’autorité. À 10 h 14, les festivités ont enfin commencé.
Le maire de Rio se donnait en spectacle devant les caméras. Décoré d’une écharpe d’un bleu festif, Eduardo Paes a coupé le gâteau, présentant la première part au gouverneur de l’État, Luiz Fernando Pezão, d’un geste théâtral. Les officiels l’ont engloutie avec gourmandise, suivis par des hôtes de marque : un archevêque, un homme arborant une large couronne d’anniversaire et un chanteur pop des années 1970 lessivé, qui se desséchait au soleil. Un groupe a entamé « Joyeux anniversaire » sur des airs de samba, tandis que le personnel en sous-effectif chargé de distribuer le gâteau peinait à répondre à la demande. Les coups de coudes valsaient avec envie derrière les barrières, dans l’attente d’une part de ce délice gouvernemental. Aux environs de 11 h du matin, les barrières ont été enlevées. « Ce n’est pas le gâteau du gouvernement, c’est le nôtre ! » a proclamé Jonaina Oliveira, bourrant son sac plastique de deux énormes parts. « Mais est-ce que vous voyez huit mille personnes ici ? Je ne crois pas, non. On a posé un lapin au gouvernement. » Les caméras de télévision se sont focalisées sur un homme vêtu d’un habit traditionnel complet qui dévorait une part de la taille d’une brique. Une belle image à diffuser au Brésil pour lancer ce mois très attendu de l’anniversaire de Rio, le symbole d’une ville chargée de fierté. « Le gouvernement peut bien duper ces porcs ignorants avec sa grande fête, mais il ne m’aura pas, moi ! » a déclaré la nouvelle figure autochtone emblématique de Rio, Akazuy Tabajara, lorsque les photographes n’étaient plus là. Sous une coiffe magnifique ornée de plumes bleues, son visage était peint de traits rouges et blancs qui accentuaient l’indignation qui brûlait dans ses yeux. « Les salaires du maire et du gouverneur n’ont pas payé pour ça. C’est nous qui l’avons fait via les taxes », a continué Tabajana. « Les gens se tuent et se volent entre eux tout le temps. Les autorités agissent impunément. Il n’y a pas de pouvoir fédéral, ni de pouvoir municipal ou étatique. Il n’y a pas de loi. »
Deux mondes
En mai 1555, Nicolas Durand de Villegagnon lança une expédition qui allait façonner l’histoire de Rio de Janeiro. Villegagnon, un capitaine de vaisseau français moustachu qui avait combattu dans bon nombre de guerres, rassembla un équipage hétéroclite composé de six cents hommes : des dissidents religieux, des soldats, des condamnés, des mercenaires ainsi que des artisans, afin de fonder un nouvel empire dans le Nouveau Monde. Ne flanchant pas devant la présence des Portugais qui avaient déjà colonisé le Brésil et établi un gouvernement central à Salvador da Bahia, dans le nord du pays, l’équipage français jeta l’ancre à 1 600 km plus au sud, sur l’île de Serigipe dans la baie de Guanabara. Là, ils entreprirent la construction de Fort Coligny, dont le nom venait de l’amiral qui avait persuadé le roi de France Henri II de financer ce projet ambitieux. Le capitaine avait sélectionné un emplacement de premier ordre dans cette baie gâtée par la nature. Dotée d’une surface totale dépassant les 390 km², accessible par une seule entrée de moins de deux kilomètres, Guanabara était large et pourtant facile à défendre. Elle était parsemée de quelque cent trente îles et habitée par des tribus indiennes qui accueillirent les étrangers.
Néanmoins, Villegagnon était un maître d’ouvrage sévère accusé par l’un de ses pairs d’être « plus barbare » que les « barbares » autochtones, qu’il décrivait eux-mêmes comme « les hommes les plus sauvages que la Terre ait portés ». En 1558, il noya trois missionnaires protestants lors d’un accès de fureur. Une partie de ses sujets abandonnèrent l’aventure française afin d’installer un campement plus loin dans les terres. Confronté à la désertion, à l’inefficacité et au manque de ressources, le capitaine retourna à Paris en 1559 afin de quémander de l’aide auprès de la Couronne. Puis le désastre s’abattit sur eux. Le gouverneur du Brésil portugais, Mem de Sà, conduisit des milliers d’hommes dans le but d’anéantir cet obstacle grandissant à la suprématie impériale. À l’heure où il aurait eu besoin d’aide, Villegagnon n’était pas là pour défendre son paradis tropical laissé à l’abandon. Coligny s’effondra, et le 1er mars 1565, une seconde expédition portugaise menée par Estácio de Sá, le neveu du gouverneur, s’installa à São Sebastião do Rio de Janeiro, au pied du mont du Pain de Sucre. Ainsi naquit la Cité Merveilleuse.
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Un autre tournant dans l’histoire du Brésil a eu lieu le 2 octobre 2009. Des fêtes déchaînées ont éclaté sur les plages de Rio lorsque le Comité international olympique a annoncé que la ville avait été choisie afin d’accueillir les jeux d’été 2016. Le président Luiz Inácio Lula da Silva, habituellement surnommé « Lula », a livré une discours passionné, point d’orgue d’années de négociations en coulisse pour attirer le prestigieux événement. Avec la Coupe du monde de football de 2014 en poche, de grandes célébrations étaient de mise. En pleine vague de prospérité économique, le Brésil était officiellement prêt à rejoindre l’élite du monde des affaires et à bannir ce complexe d’infériorité omniprésent qui le rongeait progressivement après des générations passées à gâcher son potentiel. Une classe moyenne grandissante, l’augmentation de l’emploi, des progrès dans l’inégalité des revenus, et surtout un PIB en nette croissance ont fait connaître au pays une success story latino-américaine qui a fait des envieux.
« Deux mondes coexistent à l’intérieur de Rio : la cité d’asphalte et les favelas sur les collines. » — Milton Teixeira
Cependant, à peine cinq ans plus tard, l’enthousiasme est retombé. L’économie brésilienne a connu une baisse en 2013 et continue de dégringoler, tandis que le chômage augmente. Les anciennes critiques sur cette société divisée à contrecœur n’ont jamais vraiment disparu. Les problèmes sociaux du pays ont été éclipsés par les lumières aveuglantes de l’énorme spectacle lucratif de la FIFA l’an dernier, mais avec les Jeux olympiques le pays serait surveillé d’encore plus près, et tout spécialement Rio. Au cœur de cette vision olympique du Brésil se trouve Barra da Tijuca. À environ une heure de route du centre-ville, au bout d’une route qui serpente au milieu de parcs nationaux verdoyants, l’endroit accueillera la majorité des événements sportifs de 2016. L’avenue principale est un boulevard modeste longé par des propriétés aux grands portails, des concessionnaires automobiles et des centres commerciaux (dont l’un possède une réplique de la Statue de la Liberté trônant fièrement à l’extérieur) qui marquent le territoire de l’élite aisée de Rio. « Deux mondes coexistent à l’intérieur de Rio : la cité d’asphalte et les favelas sur les collines », explique l’historien Milton Teixeira. « Ce sont deux réalités qui impliquent des lois et des normes sociales différentes, comme s’il s’agissait de deux pays tout à fait différents. » « Nous avons toujours eu cette société exclusive au sein de laquelle la population n’est considérée que comme de la main d’œuvre, ce qui n’est pas surprenant dans un pays qui a vécu trois cents ans d’esclavage institutionnalisé. » Teixeira pourrait s’étendre toute la journée sur le sujet dans son appartement de Botafogo. Il sent le renfermé et tous les coins sont remplis d’objets : des statuettes de Bouddha, des coupes de cristal, des peintures à l’huile et une collection de katanas japonais – dont un lui a été offert par un ami policier qui lui a dit qu’il servait d’instrument de torture au chef d’un cartel dans la favela de Santa Marta. « C’est comme un petit musée personnel, plaisante-t-il, et Rio est toujours là. » La baie de Guanabara apparaît dans plusieurs de ses photos. « Les plages sont le pont d’échanges pacifiques, c’est un espace démocratique, dit-il. Vous pouvez être riche ou pauvre et porter les mêmes habits, vous comporter de la même façon : la seule différence que les gens remarquent, ce n’est pas le statut social, mais votre façon de vous distinguer et la beauté de votre corps. Un mondain peut avoir plus d’argent mais être moins beau qu’un technicien de surface. »
Dans les quartiers d’Ipanema et de Copacabana, les complexes d’appartements luxueux et les hôtels cinq étoiles longent la plage, comme le fameux Copacabana Palace qui a été rénové. Durant la saison des mariages, ses salles sont pleines d’enfants de célébrités fortunées de Rio, tirés à quatre épingles dans leurs vêtements Cartier ou Dior, révélant l’opulence de leur vie de club privé. À l’extérieur, toute une nuée de vendeurs ambulants marchent péniblement dans le sable chaud, suant à grosses gouttes tandis qu’ils tirent leurs charrettes débordant de lunettes ou de plateaux de caïpirinhas sucrées, appelant ceux qui prennent le soleil avec une régularité rythmée. À la fin d’un nouveau jour prolongé, tandis que les vendeurs remballent et que les baigneurs rentrent chez eux, la marée se met à monter, apportant avec elle une traînée d’ordures. Des sandales perdues, des plaques de polystyrène et des portefeuilles volés font leur apparition. Les enfants creusent des trous avec des planches de bois pointues venues du large. Les deux mondes de Rio se séparent à nouveau.
Blessures profondes
Les fantômes de l’esclavage subsistent encore un peu partout dans la ville, quand on sait où regarder. De gros galions aux mâts élevés transportaient les Africains jusqu’au Brésil par centaines : Angolais, Yoroubas, Congolais et membres d’autres groupes ethniques enchaînés à des lits de planches dans d’étroits espaces pour garantir un maximum de profit. La maladie se répandait rapidement dans des conditions si terribles. Lorsque les examens médicaux révélaient la présence de la variole, les malades étaient abandonnés sur l’île de Villegagnon, anciennement Serigipe. S’ils mouraient, on les jetait à la mer. Les esclaves en bonne santé étaient emportés au marché de Praça XV, à quelques pas du palais impérial. De nos jours, la bourse de Rio se tient à l’endroit où la précieuse cargaison humaine était déchargée et vendue – individuellement ou au poids.
« Vous pouviez payer pour deux cents kilogrammes et obtenir un assortiment quelconque de gens choisis par les vendeurs et rassemblés : peut-être une femme enceinte, un enfant en bas âge ou un adolescent », explique Sadakne Baroudi, l’historienne qui assure des circuits pédestres dans le Rio africain. Sa mission est de nous éclairer sur « l’Histoire oubliée des histoires volées ». « Le système du kilo a imprégné tous les recoins du pays, ainsi que sa structure sociale », poursuit Baroudi, donnant l’exemple des restaurants où les gens pèsent leurs assiettes, omniprésents. Elle s’exprime avec la ferme conviction d’un professeur émérite, matinée d’indignation sincère. Originaire de Harlem, à New York, elle vit au Brésil depuis douze ans déjà et n’est pas retournée une seule fois aux États-Unis. « Le Brésil nie son histoire », lâche-t-elle sans ménagement. « C’est avec l’esclavage que le pays s’est construit et qu’il existe encore aujourd’hui, mais les gens ne veulent pas avoir voir les faits et les vérités historiques. Ils ne veulent pas réveiller les démons du passé. » En 1779, le marché des esclaves fut déménagé à l’autre bout de la ville, au quai du Valongo. Un entrepôt fut construit tout près, imaginé par André Rebouças, un ingénieur brillant qui était d’ailleurs un homme noir libre originaire de l’État de Bahia, plus au nord. Rebouças, fervent partisan de l’abolition, avait insisté sur le fait que pas une seule brique de sa structure à l’arche parfaitement symétrique ne devait être posée par les mains d’un esclave. « Le bâtiment surplombe Valongo d’une façon qui l’éclipse complètement. C’est comme si Rebouças disait : “Veuillez m’excuser, messieurs, ceci est un entrepôt” », explique Baroudi tandis qu’elle embrasse du regard le marché, un site classé à présent. Il fut pavé en 1911 et son sol retrouvé cent ans plus tard, lorsque des ouvriers ont creusé le sol pour un projet de drainage. L’église Notre-Dame-du-Rosaire et Saint-Benoît est beaucoup moins bien préservée. Au cœur du centre-ville encrassé de Rio, sa façade de pierres craquelée est couverte de graffitis. Lorsque tombe la nuit, des sans-abris viennent revendiquer une place devant la porte de l’église avec leurs boîtes en carton. Quelques mètres plus loin, une femme nommée Rita utilise des cartes de tarot illustrées afin de lire l’avenir des gens, entourée de fleurs, de figurines et du bourdonnement mystique d’un enregistrement de prières umbandas.
À l’intérieur, le visage muselé de Santa Anastácia hante une salle voisine en annexe de la chapelle principale, longée par des rangées de bougies. Offerte en cadeau au fils d’un riche propriétaire terrien, elle s’était violemment opposée à ses avances sexuelles et avait été punie par la pose d’un masque de silence en fer qui donnait à sa tête la forme d’un cœur. Son existence fut reniée par l’Église catholique, mais cette sainte patronne des esclaves continue de vivre en tant qu’icone de lutte et de défiance, vénérée par des sectes cachées. L’image tragique d’Anastácia habite aussi le musée afro-brésilien que cache l’église à l’étage. « Toilettes indisponibles » est le seul panneau situé près de son entrée secrète, dans le fond du bâtiment. À l’intérieur : des chaînes, des fers, des pinces et de lourds colliers ornés de piques reposent dans des vitrines poussiéreuses sous un plafond à la peinture écaillée. Les images aux murs montrent des scènes où ces instruments de contrôle semblent plus décoratifs que restrictifs, tandis que des esclaves joyeux chantent dans les rues, dansent la capoeira ou détendent leurs corps musclés dans la cale apparemment spacieuse d’un cargo. « La culture afro-brésilienne a été transformée en symbole national du Brésil partout dans le monde », assure Baroudi à Pedra do Sal, le foyer spirituel de la musique populaire qui attire régulièrement de nombreux visiteurs pour ses spectacles. Un panneau d’informations pour les touristes explique prudemment comment les stevedores (ou manutentionnaires portiers) se « rassemblaient pour chanter et danser » dans les cercles effervescents de samba, à jouer des mélodies aux rythmes d’origine africaine. On ne fait mention des esclaves que pour leur labeur. « La position du gouvernement consiste à dire qu’on peut applaudir bien fort la culture – mangeons donc une feijoada et dansons un peu la samba –, mais qu’on n’a pas besoin de parler du racisme institutionnalisé ou de se demander comment l’inégalité entre ethnies est reproduite au Brésil », affirme Baroudi. Malgré le traité de 1826 interdisant la vente d’esclaves, le marché de l’importation humaine au Brésil battait des records. Avec l’essor du café dans les années 1840, beaucoup de plantations se mirent à manquer cruellement de main d’œuvre. Lorsque la vente fut officiellement interdite en 1851, Rio de Janeiro comptait cent mille esclaves, autant que sa population libre. Ils durent attendre encore trois décennies avant d’être totalement émancipés. Le Brésil est le dernier pays à avoir aboli l’esclavage, mais Baroudi m’avoue qu’elle croit que l’esclavage a été « repris et réinventé » à notre époque. « Nous maintenons ces systèmes, voilà pourquoi nous n’avons pas avancé avec les problèmes de racisme », dit-elle en décrivant une partie d’employés domestiques qui sont prisonniers de la pauvreté à cause du salaire minimum, et qui effectuent les mêmes tâches banales que leurs ancêtres. « L’esclavage est un système de travail qui a bâti de grandes nations, continue Baroudi, et la classe des esclaves existe toujours. »
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« Je travaille quatorze heures par jour, sept jours sur sept », souffle Paul le mécanicien tandis qu’il bricole les moteurs de son atelier baptisé Electro-Paul, dans le complexe de favelas de la Maré, bercé par la pop ringarde de la radio qui grésille dans ses enceintes rayées.
« Si les trafiquants me voient parler à la police, ils me tueront. » — Un habitant de Maré
Alors que le soleil se couche, on voit défiler dans les rues des visages sombres marqués par les rides d’une détermination quotidienne. « Tout le monde est esclave ici, rien n’a changé », reprend Paul. « Peu importe qui est le patron. Je travaille toujours, comme avant, pour que mes gosses aient une meilleure vie. » Maré compte plus de cent trente mille habitants, un conglomérat de quinze communautés qui ne cesse de s’étendre dans la zone nord de Rio de Janeiro. Contrairement aux autres favelas, celle-ci n’est pas construite sur une colline : sa surface plane se trouve à la jonction de deux routes principales qui relient le centre-ville de Rio aux zones en périphérie et aux aéroports internationaux. Maré est de facto sous occupation militaire. En avril 2014, un peu plus d’un mois avant la Coupe du monde, deux mille cinq cents soldats y ont fait une descente avec leurs hélicoptères et leurs camions blindés pour s’emparer du territoire contrôlé par les cartels de la drogue. C’était censé être une mesure d’urgence, mais un an plus tard, l’armée reste une réalité menaçante. Les soldats circulent toujours dans les rues en camions ouverts marqués d’un numéro WhatsApp pour les demandes de « pacification », pointant leurs fusils dans toutes les directions et dévisageant de haut quiconque serait assez téméraire pour croiser leur regard. « Je n’ai pas peur parce que je suis né ici », explique un homme d’âge mûr, torse nu et portant de grosses lunettes, une minute après qu’une patrouille s’est avancée dans une rue qui, d’après lui, appartient à un gang. « Si les trafiquants me voient parler à la police, ils me tueront », reprend-il en montrant les trous laissés par les balles qui criblent le mur bleu derrière lui. « Les résidents ne s’en mêlent pas, on ne peut en parler à personne. » Le complexe est un labyrinthe fait de ruelles étroites et d’avenues bondées, sectionné par un petit ruisseau marron. Les soldats sont stationnés à tous les points de passage principaux, surveillant les parcs et les aires de jeux, ou squattant derrière des sacs de sable sous une autoroute surélevée.
La présence d’une armada de motards qui font résonner leurs klaxons et portent des mitrailleuses ne passe pas non plus inaperçue. Des parties de la Maré sont toujours aux mains de bandidos armés. « Les trafiquants savent déjà que vous êtes là », m’indique Badharo, un peintre angolais de quarante ans. Il est arrivé à Rio en 1997, fuyant une guerre civile brutale parce qu’il « ne voulai[t] blesser personne » ou être forcé à combattre. Sa vision du Brésil a été forgée par les feuilletons télé et les films qui montraient le carnaval, Copacabana et d’autres « belles choses ». « Je croyais venir au paradis, mais j’y ai trouvé l’enfer », dit-il tristement. « En Angola, je ne voyais pas de gens s’entre-tuer ou de cadavres joncher les rues, mais ici, j’ai tout vu. Après seulement une semaine, je n’arrêtais plus de pleurer car je voulais rentrer. Je croyais que je n’aurais pas la force de rester. » Badharo parle d’une manière ouverte et vive, mais il semble incapable de soutenir mon regard tandis qu’il raconte ces histoires qui font froid dans le dos et décrivent une violence semble-t-il commune. « Les bandidos jouaient au foot avec les têtes coupées de leurs ennemis morts », continue-t-il, observant des enfants s’envoyer la balle sur la pelouse artificielle en face de chez lui, tandis qu’un tube des Red Hot Chili Peppers résonne dans une autre maison.
« Dieu merci, cet enfer m’a aussi appris à vivre et à comprendre les gens. J’ai appris que je ne pouvais pas me permettre de commettre d’erreurs. Ce n’est pas le gouvernement du Brésil qui fait la loi ici, c’est un autre État qui contrôle tout, dit-il. À mon arrivée ici, ils m’ont expliqué les règles. On ne vole pas les gens. On ne frappe pas une femme avec violence. Une femme doit être consentante pour coucher avec toi, et tu ne peux pas voler la fille d’un autre. S’ils trouvent un type qui fait ce genre d’horreurs, ils l’amènent avec eux et lui coupent la tête. » À force, il a réussi à faire la paix avec le pouvoir alternatif qui gouverne le quartier, qui maintient un ordre fonctionnel, si ce n’est impitoyable, et qui ne « force personne à acheter ou consommer de la drogue ». Badharo dit qu’il n’a pas peur pour sa femme ou ses deux enfants, qui jouent sur le trottoir avec leurs tricycles et leurs tablettes tactiles. « Dès que j’ai un problème, je viens demander à ces types de le résoudre », continue-t-il avec un fort accent angolais. « Si vous êtes à court de gaz, ils vous donnent de l’argent. Si votre femme ou votre enfant est malade, ils vous donnent des médicaments. Ils vous donnent tout. » Il ajoute que les plans sociaux, les événements communautaires et le nettoyage des rues sont aussi financés par le gang. « Pour la journée internationale de la femme, ils organisent une grande fête : ils donnent du gâteau à tout le monde, ils jouent avec les enfants. Ils s’assurent que tout reste propre par ici. » « Ce ne sont pas des gens mauvais, ils sont bons. Ce sont des gens bien », répète-t-il à plusieurs reprises. « Tout doit être en ordre, mais dans certains endroits il n’y a aucune loi. » « Si vous ne les emmerdez pas, ils vous laissent tranquille. »
Jardim Gramacho
Deux semaines après le début du mois des festivités à Rio, des conflits étaient en passe d’éclater. Le 15 mars aurait dû être un dimanche paisible comme les autres, mais les métros étaient remplis dès l’aurore : une foule de gens arborant le maillot jaune du Brésil s’exclamaient tout excités, donnaient des coups de sifflet et se prenaient en photo. La scène avait beau rappeler la Coupe du monde, ces gens-là n’étaient pas des supporters se rendant à un match. Les cheveux grisonnants et les crânes dégarnis renseignaient sur le type de population majoritaire ici. Ces Brésiliens en colère se dirigeaient vers le centre des plages de Copacabana pour protester contre le gouvernement. « Ils détruisent notre magnifique pays et ses gens merveilleux », lance Joana Oliveira, un économiste de 65 ans. « En d’autres temps, des gens avec les cheveux blancs, comme moi, ont déjà protesté plusieurs fois contre la dictature. À présent, on se rassemble à nouveau pour demander au Brésil de redevenir ce qu’il était avant : un pays libre et indépendant avec des droits. »
La marche avançait doucement et bruyamment, dépassant une sculpture de sable élaborée du Cristo Redentor construite pour célébrer les 450 ans de Rio. Tandis que les hélicoptères volaient de façon menaçante au-dessus de nos têtes, les chercheurs de trésors sur la plage qui venaient des hôtels luxueux semblant étonnés de voir leurs vacances tout à coup perturbées. « DILMA : DEHORS ! » « Le Brésil ne deviendra pas un nouveau Cuba ! » « Les criminels : en prison ! » Quelques-unes des pancartes les plus créatives intégraient « PT », les initiales du Parti travailliste, dans des mots comme « coruPTos » ou encore « incomPeTencia ». Tout le Brésil semblait bien connaître la présidente Dilma Rousseff, qui a entamé son second mandat à la tête du pays au début de l’année 2015, après des résultats serrés aux élections d’octobre dernier. Une affaire de corruption dans la compagnie publique pétrolière Petrobras, gérée par Rousseff pendant sept ans, avait fait un scandale et nui à sa popularité, sans parler de la peur actuelle liée au malaise économique et à l’effondrement de la devise. « Aujourd’hui est un jour salutaire pour le Brésil, un jour de rédemption. Les gens sont dans les rues du matin au soir », déclare Vera Britto, 71 ans, professeur à la retraite. « Le PT pense qu’il détient le pays, il s’est approprié tout l’État pour un projet de pouvoir criminel. » S’égosillant au-dessus du vacarme créé par la manifestation, Britto accuse les autorités d’avoir infiltré des mensonges dans la société à un « niveau subconscient », en imprégnant le système éducatif d’idéologie. Au lieu d’appeler à une mise en accusation comme beaucoup de ses collègues manifestants, Britto préfère une solution radicale : « Je n’ai jamais voulu de cela, même les militaires n’en veulent pas. Selon moi, le pays n’a plus d’espoir à moins que l’armée n’intervienne. » Des échos d’approbation se font alors entendre à ses côtés.
Plus tard dans la journée, la Fédération des associations de favelas de l’État de Rio a publié une image qui s’est diffusée comme une traînée de poudre, de son propre point de vue sur l’affaire. Cette photo de plusieurs fourgons blindés entrant dans un bidonville non spécifié est chargée d’un message sarcastique plein de mépris : « Hé, réactionnaire, Viens donc habiter dans une favela, Ici, l’État n’existe pas, Et les militaires interviennent. »
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Tandis que le bus 422C tourne au nord dans l’Avenida Brasil, le paysage d’une ville en déclin vous accueille à bras ouverts pour une étreinte suintante. La grande route est entourée de palmiers fins suffoquant dans les émanations des voitures qui passent près des entrepôts, des antennes-relais, des motels et des restes lugubres de bâtiments abandonnés. Les passagers endormis se réveillent peu à peu. À la fin de la ligne, il n’y a plus personne. C’est la puanteur qui vous saisit en premier. Jardim Gramacho a le déshonneur d’être connue mondialement comme la plus grosse décharge de la planète. Une société parallèle de collecteurs de déchets y travaille d’arrache-pied, du matin au soir, à trier les ordures de la Cité Merveilleuse accumulés là depuis des décennies. « Je ne veux pas vivre ici, j’y suis venue par nécessité », affirme Maria Lucia Suarez Feitos, une arrière-grand-mère de 60 ans qui a passé la moitié de sa vie à Gramacho. « Mon mari était au chômage et ne trouvait pas d’emploi, mais nos cinq enfants avaient faim : c’était la seule solution pour obtenir de l’argent. »
« Beaucoup de gens ici dépendent des ordures. » — Maria
La maison de Maria se dresse juste en face de la décharge, au terme d’un chemin boueux. Des hordes de vautours tournent au-dessus de porcs obèses qui reniflent des montagnes putrides de déchets. Pièces de voitures, ordinateurs, jouets, meubles et télévisions dont le contenu a été vidé ont fusionné ensemble pour créer une masse impénétrable de détritus abandonnés par l’homme. « J’ai collecté des boîtes de conserve, des bocaux en verre, des bouteilles, du métal… et j’ai vendu le tout pour nourrir mes enfants », dit-elle en indiquant le bazar. « On peut obtenir un réal pour un kilo de plastique. Ça fait cinq petits pains. » Le corps fatigué de Maria semble menu, même dans la minuscule cabane bleue de sa fille Mara, et ses jambes sont grêlées de piqûres d’insectes qui ont gonflé jusqu’à donner des furoncles. « Toutes ces ordures sont dangereuses pour la santé », explique-t-elle en lâchant une quinte de toux sifflante. « Mais c’est notre seul espoir de manger. Nous n’avons nulle part où aller. » Mara habite avec neuf de ses douze enfants dont les photos décorent les murs de la chambre principale. Le plus jeune a trois ans et le plus vieux presque 26 ; et elle a déjà sept petits-enfants. En juin 2012, la famille a été plongée dans le chaos lorsque l’usine de traitement des déchets où travaillait Mara a fermé après trente-quatre ans de service. Les travailleurs ont reçu une compensation de 3 900 réaux (environ 1 200 dollars) et la promesse d’une aide ultérieure, qui ne s’est apparemment jamais réalisée. « Les gens qui viennent ici font seulement des promesses et repartent », s’indigne Maria. « Ils ont promis de la lumière, du gaz, de l’eau, du pain… c’est comme ça. » « Nous sommes des êtres humains, nous sommes des gens, et nous avons des besoins », intervient sa fille qui chasse une nuée de mouches. « Les portes tombent, les maisons sont cassées, les enfants courent des risques, et ils dépensent tout cet argent dans les Jeux olympiques. Quelqu’un doit s’occuper de nous. » Mara survit grâce à un apport mensuel de 504 réaux (155 dollars) donné par le programme fédéral d’aide sociale Bolsa Família. « Je ne dirais pas que je vis comme une reine, mais j’arrive à m’acheter l’essentiel : du riz, des haricots, des fruits et des légumes. Je n’arrive jamais à me procurer des biscuits ou des produits Danone. »
Une coalition de groupes d’action de collecteurs de déchets persuade le gouvernement de maintenir les grands travaux publics. « Nous voulons un quartier bien conçu et durable pour qu’on puisse bien y vivre », commente Alexandre Freitas Mariano, 38 ans, qui vit à Gramacho depuis 1998. « Il faut qu’il ressemble à une véritable partie de la ville dotée d’un potentiel de développement, pas seulement une décharge. » Le projet inclut des routes, des maisons, des écoles, des centres sportifs et des installations de recyclage, ainsi qu’une usine de traitement pour le méthane produit par les ordures en décomposition dans les vieilles décharges, dont Freitas Mariano dit qu’elle peut servir de financement pour redynamiser l’endroit. Depuis la fermeture de 2012, une collecte non-officielle a subsisté hors des structures coopératives déjà établies. Plusieurs résidents qualifient la situation de « clandestine » et ne veulent pas que Gramacho soit complètement nettoyée. « Beaucoup de gens ici dépendent des ordures », explique Maria, assise devant une télévision jaune dont la lumière vacille tandis que des oies se chamaillent bruyamment à l’extérieur. Lorsqu’on lui demande ce que ferait la communauté si les déchets venaient à être enlevés, son flot d’éloquence semble se tarir. « Je ne sais pas si je peux répondre à ça », bredouille-t-elle, perplexe. « Nous avons besoin que les ordures continuent d’exister. »
Rêves d’avenir
Tous les mercredis après-midi, les filles de la favela Morro do Adeus mettent leur collant lilas, leur justaucorps et leur jupette, et rassemblent leurs cheveux dans un chignon retenu par des élastiques. Elles descendent lentement la colline par groupes de deux ou de trois, jusqu’à un terrain de sport où se trouve une cage de football et un panier de basket, qui se transforme en école de danse classique seulement pour quelques heures.
Le 18 mars, les sœurs Kauane et Raiane se préparaient à quitter la maison, rangeant leurs chaussures de danse et leurs bouteilles d’eau, lorsque soudain un coup de feu a retenti. « Parfois c’est calme, parfois non, comme aujourd’hui », m’explique quelques heures plus tard Ana Ilza Manuel Helena, leur mère, les yeux rivés sur une vue imprenable de la ville. « Quand tant de mauvaises choses se produisent, cette beauté s’en trouve gâchée. Comment un parent pourrait-il vivre en paix ? » Morro do Adeus est une favela parmi les treize qui composent Alemão, un vaste complexe de bidonvilles qui s’étend sur des collines ondulées à l’ouest de la Maré. L’armée brésilienne y avait été déployée en 2010, avant l’arrivée de l’Unité de police pacificatrice (UPP) en 2012, dans le cadre d’un programme phare de l’État destiné à libérer les communautés des gangs de narcotrafiquants qui y sévissaient. À peu près à la même époque, Tuany Nascimento a créé « Na Ponta das Pies », un cours de danse classique qui comptait une quarantaine d’élèves âgées de quatre à 15 ans. « C’était une chose tout à fait naturelle et spontanée », se rappelle la jeune femme de 20 ans. « J’avais le temps de faire quelque chose pour la communauté : je voulais donner des cours et continuer moi-même à danser. »
Cette ballerine et gymnaste talentueuse qui a représenté le Brésil pour la Gymnaestrada mondiale de 2011, a abandonné son rêve de faire du haut niveau à cause des « frais qu’on ne pouvait pas couvrir ». À présent, elle enseigne la danse un peu partout à Rio, mais c’est à « Na Ponta » qu’elle consacre toute son énergie. « Pour les filles d’ici, la danse classique est une expérience de la vie. Chaque plié et chaque saut, c’est un pas de plus vers l’université, ou vers le travail dont elles rêvent », me confie Tuany. « Certaines d’entre elles ont des parents ou des frères impliqués dans le trafic de drogues. Les gens empruntent la voie du crime par manque d’opportunités, mais ce projet leur offre une alternative. Elles ont une chance de ne pas tomber dans une mauvaise vie. » Même avec les patrouilles régulières des officiers de l’UPP, la violence vient de temps à autre perturber le quartier. Des fusillades durant des cours de ballet ont déjà obligé les filles à se mettre à couvert, avec pour seule protection un grillage. Le 21 mars, un combat armé à cinq heures du matin s’est prolongé sur plus de trente minutes. Des jours plus tard, un présentateur à la mine sombre est apparu sur l’écran plat dans le salon des Nascimento, qui sert aussi de chambre à coucher pour Tuany et ses cinq jeunes frères et sœurs. Une histoire à propos de la sécurité qui s’améliorait dans les favelas était suivie d’images de l’enterrement d’une habitante d’Alemão, morte à 38 ans sur son pallier, touchée par une balle perdue tandis qu’elle discutait avec des voisins. « Le mot pacification est associé à la paix », dit tristement Tuany, « mais la majorité des endroits “pacifiés” sont toujours en guerre. L’UPP aurait dû venir avec plus d’initiatives sociales pour que les gens s’investissent dans des choses plus positives. »
« Les familles doivent aider et participer, l’amour manque par ici, ajoute Ana, sa mère. Les filles tombent facilement enceintes, commencent à prendre de la drogue, vont en prison ou finissent dans la rue. Beaucoup d’enfants ont du talent, mais leurs parents ne pensent pas qu’ils peuvent gagner dans la vie. » Leur espoir d’avenir repose sur un terrain vague à quelques pâtés de maison plus loin. « Nous voulons créer un endroit chaleureux où tout le monde peut trouver l’aide nécessaire », explique Tuany qui compte lancer une campagne de financement participatif pour mener à bien le projet. Son idée inclut une bibliothèque, de l’espace pour des ateliers et un studio de danse tout équipé. « Le ballet est l’une des formes d’art les plus belles et transformatrices. Il faut être discipliné et respecter les règles », ajoute-t-elle. L’entraînement offre aux filles « détermination et concentration dans tout ce qu’elles désirent, et tout ce dont elles rêvent ».
Traduit de l’anglais par Anastasiya Reznik d’après l’article « ‘The City of Asphalt and the Favelas on the Hills’: At 450 Years Old, Rio Is Divided Into Two Worlds », paru dans VICE News. Couverture : Tuany Nascimento, par Frederick Bernas.