Imaginons un individu qui ait été amené aux urgences. Il est en train de mourir. Ses blessures sont graves, les chirurgiens ne peuvent pas l’opérer à temps. À cause d’une rupture des vaisseaux, il fait une hémorragie. La perte de sang prive ses organes nutritifs vitaux et provoque un manque d’oxygène : il fait un arrêt cardiaque. Ce n’est pas la fin. Une décision est prise : des sondes sont branchées, des machines commencent à vrombir et des pompes à s’agiter. Un liquide glacé coule dans ses veines et les refroidit. Son cœur finit par s’arrêter de battre et ses poumons ne se gonflent plus. Son corps froid reste là, entre la vie et la mort, ni vivant ni mort, comme figé dans le temps. Les chirurgiens, eux, continuent leur travail. Les pompes envoient du sang chaud dans le corps. Il va être réanimé. Si tout va bien, il vivra.
Une fiction ?
La suspension temporaire des processus biologiques d’un être humain est depuis longtemps l’une des bases de la science-fiction. L’intérêt pour ce domaine s’est développé lors de la course à l’espace dans les années 1950 : la NASA a alors investi dans la recherche en biologie pour envisager la possibilité de mettre les humains dans un état de préservation artificielle. Dans cet état, on espérait que les astronautes pouvaient être protégés des rayons cosmiques dangereux. Dormir dans les étoiles pouvait aussi rendre le vol plus pratique en transportant moins de nourriture, moins d’eau et moins d’oxygène. Le jeune James Lovelock a été l’un des bénéficiaires de ce programme de subvention. Le scientifique trempait des hamsters dans de l’eau glacée jusqu’à ce que leurs corps se gèlent. Une fois que leur cœur s’arrêtait de battre, il les réanimait en plaçant une cuillère à café chaude contre leur poitrine – plus tard, Lovelock a fini par construire une machine à ondes électromagnétiques en utilisant des pièces détachées d’une radio afin de réanimer ses cobayes en douceur. Les expériences sur la flexibilité de la vie l’ont orienté vers son travail le plus reconnu : l’Hypothèse Gaïa, une hypothèse scientifique selon laquelle le monde serait un superorganisme autorégulé. Malgré leur audace, ces expériences précoces ne sont jamais allées plus loin que les expériences sur les animaux : les astronautes n’ont jamais été gelés et réanimés grâce à des petites cuillères chaudes. Transformer les hommes en barres de chair inanimées pour de long voyages dans l’espace est donc resté une idée ancrée dans le monde de la science-fiction. La NASA a fini par se désintéresser du sujet avec la fin de la course à l’espace, mais les graines déposées dans ce terreau fertile par Lovelock et ses collègues ont, elles, continué à pousser.
En 1900, le British Medical Journal a publié le récit de paysans russes qui, selon les dires de l’auteur, étaient capables d’hibernation. Dans un état proche de la famine chronique, les habitants de la région de Pskov se réfugiaient à l’intérieur au premier signe de neige, se rassemblaient autour d’un poêle et tombaient dans un profond sommeil, nommé lotska. Ils ne se réveillaient qu’une seule fois par jour pour se sustenter et se relayer pour surveiller le feu, ne se réveillant véritablement qu’une fois le printemps arrivé. Même si aucune trace de ces paysans endormis de Pskov n’a été retrouvée depuis, le fantasme de l’hibernation humaine perdure et parfois, quelque chose s’y rapprochant devient réalité. Un siècle plus tard, alors qu’elle était partie skier en Norvège, Anna Bågenholm a percuté tête la première un ruisseau gelé et s’est retrouvée piégée sous la glace. Lorsque les sauveteurs sont arrivés, la radiologue suédoise avait été immergée pendant 80 minutes. Elle ne respirait plus et son cœur s’était arrêté. La température de son corps, enregistrée par les docteurs de l’hôpital universitaire de Tromsø, était de 13,7°C, la plus basse ayant été observée pour une victime d’hypothermie. Aux dires de tous, il semblait qu’elle s’était noyée. Et pourtant, malgré le fait qu’elle ait frôlé la mort, après un réchauffement consciencieux et dix jours en soins intensifs, Bågenholm s’est réveillée et a fini par retrouver la santé. Dans des circonstances normales, une personne se noie après seulement quelques minutes piégée sous l’eau ; mais Bågenholm a survécu pendant plus d’une heure. D’une manière ou d’une autre, le froid l’avait protégée. Ce n’était pas la première fois qu’on observait les avantages du froid dans le cas d’une blessure traumatique. Dès l’ère napoléonienne, les médecins avaient remarqué que les soldats d’infanterie blessés avaient plus de chance de survivre dans le froid extérieur que ceux placés près du feu sous les tentes. L’hypothermie thérapeutique est dorénavant utilisée dans les hôpitaux pour traiter les patients dans des situations diverses et variées, dans le cadre d’opérations chirurgicales comme pour aider les nouveaux nés à récupérer à la suite d’une naissance difficile. La baisse de la température du corps ralentit l’activité du métabolisme à hauteur de 5 à 7 % pour chaque degré perdu. Cette baisse entraîne un ralentissement du rythme de consommation de nutritifs essentiels, comme l’oxygène. Les tissus, risquant de manquer d’oxygène à cause d’un arrêt cardiaque ou de perte de sang sont ainsi protégés. En théorie, si nous continuons à baisser la température, les processus biologiques finiraient par se figer. Il s’agirait alors d’un état de mort temporaire. Tout comme une horloge arrêtée, il n’y aurait rien de physiquement grave – tous les composants du corps seraient intacts, seulement stationnaires. Tout ce dont le corps aurait besoin serait un peu de chaleur pour remettre en marche l’organisme. Bien entendu, ce n’est pas si simple. L’hypothermie comporte des risques. Le corps souhaite rester chaud et se battra pour conserver sa température habituelle. Tout au long de la vie, le corps, au prix de grands efforts, maintiendra une température plus au moins constante de 37°C. Le corps doit en effet constamment s’ajuster à la perte de chaleur dans l’environnement pour conserver cette température. Si la température est trop basse, le sang se retrouve dévié de la peau exposée et se concentre dans la poitrine, quand on frissonne et que l’on se blottit sous une couverture. Les effets d’un refroidissement plus conséquent peuvent être désastreux. Si la température du corps descend à 33°C, soit quatre degrés de moins que la normale, le cœur commencera à battre de manière irrégulière. À 25°C, il risque alors de s’arrêter. Et même en ayant survécu à l’hypothermie, le fait de se réchauffer peut entraîner de graves conséquences pour les reins.
« Ce que nous faisons ici c’est du biomimétisme, on utilise ces merveilleuses adaptations de la nature pour les détourner au profit de la médecine. » — Henning
Il y a toutefois certaines espèces animales qui peuvent endurer de bien plus grandes vagues de froid. Un écureuil, le spermophile arctique, a pour habitude de conserver une température similaire à la nôtre. Mais, pendant la période d’hibernation, il gère consciencieusement ses fluides refroidis et évite qu’ils ne deviennent solides : il peut survivre à une température chutant jusqu’à -3°C. Les hamsters de Lovelock pouvaient également survivre à des conditions d’hypothermie, auxquelles les humains ne résisteraient pas. La façon dont ces animaux survivent aux états d’extrême hypothermie est fascinante pour quiconque espère dévoiler les secrets de l’état de mort temporaire chez les humains. « Quand ton camarade est-il mort ? », demande avec un large sourire, Professeur Rob Henning, citant un manuel de l’armée qu’il a reçu, alors qu’il était l’un des derniers conscrits des Pays-Bas. « Première chose : est-il en train de pourrir ? Et deuxièmement : est-ce que sa tête est à plus de 20 centimètres de son corps ? » Tout comme Lovelock, Henning a mené des expériences avec des animaux hibernants, ce qui lui a donné une vision plutôt souple de ce qu’est un être vivant. Du dernier étage du département de Pharmacie Clinique et Pharmacologie de l’Université et Centre Hospitalier de Groningue (UMCG), une large fenêtre surplombe cette ville médiévale, qui s’étend sur un paysage sans relief. En dessous se trouve l’hôpital, le noyau régional pour la chirurgie de transplantation. C’est également là que Henning et son équipe s’attellent à dévoiler les secrets de l’hibernation. « Ce que nous faisons ici, c’est du biomimétisme », dit Henning. « On utilise ces merveilleuses adaptations de la nature pour les détourner au profit de la médecine. »
Torpeur
Pendant de courtes périodes, une condition se caractérisant par l’inactivité et une température réduite, est connue sous le nom de torpeur. Beaucoup d’animaux peuvent ralentir leur métabolisme pour entrer dans cet état : insectes, amphibiens, mammifères, oiseaux, poissons. En accumulant de nombreuses et courtes sessions de torpeur, les animaux peuvent entrer dans une longue dormance que l’on appelle hibernation. Grâce à cette technique, de petits animaux tels que les souris, hamsters et chauve souris peuvent survivre aux famines hivernales, tout en conservant leur énergie. Formé comme anesthésiste, Henning a commencé à s’intéresser à l’hibernation dans les années 1990. Son projet a donné naissance à un groupe de recherche qui s’est formé il y a six ans. « Lorsqu’on pense aux hibernants, il existe beaucoup de mises en pratique possibles. Les plus évidentes sont tous les types de chirurgie lourde », explique-t-il. La perte de sang est l’une des causes principales de décès pendant l’opération, mais dans leur état hypothermique, les hibernants peuvent survivre à de bien plus graves blessures qu’ils ne le peuvent à température normale. Ce phénomène est en partie dû au fait que les tissus sont mieux protégés en cas de rythme métabolique lent et que le cœur pompe le sang à une fraction de son rythme habituel.
L’hibernation est un marathon épuisant combinant à la fois hypothermie, famine et vulnérabilité aux maladies.
Cela dit, résister au froid et à la perte de sang n’est pas une explication suffisante à cette endurance incroyable des hibernants. Alors que l’hibernation ressemble à une très longue grasse matinée, elle est en vérité bien plus qu’un simple sommeil dans le froid. C’est un marathon épuisant combinant à la fois hypothermie, famine et vulnérabilité aux maladies. Afin de supporter ces souffrances, les animaux qui pratiquent l’hibernation ont développé des mécanismes pour protéger leur corps et leur esprit. Avant une longue hibernation, les animaux mangent au point de devenir obèses et diabétiques de type 2. Contrairement aux humains, ce comportement n’entraîne pas un épaississement des parois des artères et une maladie cardiovasculaire. Certaines espèces arrêtent de manger deux à trois semaines avant l’hibernation, et deviennent soudainement indifférents à toute sensation de faim tout en continuant leurs activités. Alors qu’un humain alité pendant une semaine va voir ses muscles s’atrophier et des caillots de sang se former, les hibernants resteront immobiles pendant des mois. Pendant l’hibernation, le microbiome, l’ensemble des bactéries vivant dans le système digestif, est frappé par le froid et manque de nourriture. Les poumons des hibernants se couvrent d’un épais dépôt de mucus et de collagène, similaire à celui que l’on retrouve habituellement chez les personnes asthmatiques. Leurs cerveaux montrent des premiers signes de la maladie d’Alzheimer. Certaines espèces perdent la mémoire pendant l’hibernation. Encore plus surprenant, certaines présentent même des symptômes typiques d’un manque de sommeil lorsqu’elles se réveillent. Et pourtant, les hibernants sont capables de contourner tous ces problèmes et de reprendre vie au printemps, bien souvent sans aucune séquelle à long terme.
L’UMCG s’étend sur un demi-kilomètre. Il s’agit d’un complexe de bâtiments si étroitement liés les uns aux autres qu’il est possible de marcher du hall d’entrée principal d’un côté jusqu’aux porte-vélos situés du côté opposé sans même avoir à sortir. L’un de ces bâtiments est un laboratoire animal. Dans une pièce minuscule isolée du couloir principal, le jeune doctorant de Henning, Edwin de Vrij, et son collègue s’occupent d’un rat allongé sur un lit de glace. Un enchevêtrement de fins tuyaux et de fils entoure l’animal afin de le garder en vie et enregistrer ces précieuses données. Une bobine de papier sort lentement d’une machine et montre que le rythme cardiaque du rat est passé de 300 battements frénétiques par minute à seulement 60. Les chiffres rougeoyants sur une autre montrent que la température intérieure du rat a chuté de 20°C et est dorénavant de 15°C. Cliquant tel un métronome, un respirateur artificiel fournit de l’oxygène au rongeur anesthésié. N’étant pas un hibernant, le rat ne peut survivre à l’hypothermie sans assistance médicale. « Lorsqu’on le refroidit, ses impulsions nerveuses ralentissent et ses muscles éprouvent plus de difficulté dans le froid, sa gêne pour respirer est plutôt physiologique », explique de Vrij. Ce n’est pas le cas pour les vrais hibernants – ou pour d’autres mammifères non hibernants, d’ailleurs. « Contre toute attente, les hamsters, eux, continuent à respirer normalement », dit-il. « Nous n’avons pas besoin de les oxygéner. » Outre l’hibernation qu’ils provoquent chez les hamsters (un processus pouvant prendre jusqu’à plusieurs semaines d’ajustement progressif afin de contrôler la température des pièces et ainsi imiter le début de l’hiver), l’équipe de l’UMCG provoque également un état forcé d’hypothermie, comme chez notre rat, en refroidissant rapidement les animaux jusqu’à ce qu’ils se trouvent dans un état de suspension métabolique.
Pendant longtemps, aucune preuve ne pouvait soutenir la thèse selon laquelle les primates pourraient hiberner.
Aujourd’hui, De Vrij est à la recherche de plaquettes, des éléments essentiels à la coagulation sanguine pour empêcher les saignements. Les hibernants arrivent à ne pas avoir de caillots sanguins malgré leur absence d’activité, une faculté qui est due notamment à un curieux changement au sein de leur corps soumis à l’hypothermie : au moment où leur corps est froid, les plaquettes disparaissent de leur sang. Personne ne sait encore où ces plaquettes vont, mais leur rapide réapparition lors du réchauffement du corps ont poussé De Vrij à croire qu’elles sont conservées quelque part dans le corps et non pas absorbées puis resynthétisées. De façon surprenante, ce changement s’opère aussi chez des non-hibernants, notamment chez les rats et parfois chez les humains victimes d’hypothermie. Les caractéristiques partagées par les différents hibernants laissent penser qu’il est probable que ces espèces possèdent de façon innée des mécanismes protecteurs contre le froid, l’inactivité, la privation et l’asphyxie. Provenant d’ancêtres communs, ces mécanismes leur permettent de s’adapter aux faiblesses de l’organisme. Il y a même des indices qui poussent à penser que les humains pourraient avoir, à un certain degré, certaines de ces habilités. Pendant longtemps, aucune preuve ne pouvait soutenir la thèse selon laquelle les primates pourraient hiberner. Mais en 2004, des périodes régulières d’engourdissement ont été observées chez une espèce de lémurien malgache. « Si on observe le lémurien et si on s’observe nous, on remarque qu’on partage à peu près 98 % de nos gènes en commun », dit Henning. « Ce serait vraiment étrange que les mécanismes de l’hibernation se retrouvent dans ces 2 % de différence. »
Cryopréservation
Au moment où leur température corporelle chute, les hibernants retirent aussi les lymphocytes (globules blancs) de leur sang et les stockent dans les ganglions lymphatiques. Et au cours des 90 minutes qui suivent le réveil, les lymphocytes réapparaissent. Cette période d’affaiblissement du système immunitaire permet d’éviter une inflammation générale du corps au moment du réchauffement – ce qui cause pour les humains et autres non-hibernants des dommages aux reins. Le champignon responsable du syndrome du nez blanc, qui se répand souvent dans les colonies de chauves-souris aux États-Unis, profite de cette vulnérabilité en infectant les chauves-souris pendant leur sommeil. Pour lutter contre, les chauves-souris quittent régulièrement leur stade d’hibernation et se réchauffent pour lutter contre cet agent pathogène. Le coût élevé en énergie que demandent ces interruptions finit cependant par les tuer.
Savoir comment les hibernants contrôlent ces changements dans le sang pourrait avoir des effets immédiats et largement positifs pour les humains. Retirer les globules blancs du sang éviterait des septicémies causées par les cœurs-poumons artificiels (l’activation des cellules sanguines à travers le matériel de maintien des fonctions vitales déclenche une réaction immunologique de l’ensemble du corps) et nous permettrait aussi d’améliorer notre capacité à survivre à l’hypothermie et aux états temporaires de mort apparente. Les organes destinés à la greffe, souvent réfrigérés lors du transport, seraient aussi les bénéficiaires d’une meilleure cryoprotection. On pourrait aussi augmenter la durée de conservation de nos réserves de sang : on ne sait toujours pas conserver les dons de plaquettes de sang à basse température et les dons de sang ne peuvent donc être gardés qu’une semaine avant d’être immédiatement utilisés ou alors jetés à cause du risque d’infection bactérienne. L’équipe UMGC a obtenu des résultats probants pour atteindre ces objectifs, parfois par accident, comme cette fois où une étudiante a laissé une culture de cellules de hamster dans un réfrigérateur à 5°C. Une semaine après, les cellules de hamster étaient toujours vivantes et sentaient l’œuf pourri. L’étudiante a alors injecté au milieu délimitant les cellules, un lot de cellules provenant d’un rat en pensant que les cellules de hamster auraient dû secréter une sorte d’agent protecteur. Elle a placé le dispositif dans le même réfrigérateur et a attendu. Alors qu’en temps normal, les cellules réfrigérées de rat auraient dû tuer les cellules de hamster. Au bout de deux jours celles-ci étaient toujours vivantes. L’équipe recherche actuellement les différents composés qui seraient responsables de cette cryopréservation. L’enzyme appelée « cystathionine beta synthase » (CBS) est l’un d’entre eux ; il stimule la production de sulfure d’hydrogène, une molécule qui donne aux œufs pourris leur odeur caractéristique. Si l’on injecte aux hamsters un produit chimique qui empêche la production de CBS, ils sont dans l’incapacité d’entrer dans cette phase d’engourdissement, et ceux qui sont entrés dans un état d’hypothermie forcée ont subi des dommages aux reins similaires à ceux que connaissent les non-hibernants comme nous. Parmi la centaine de composés testés par l’équipe d’Henning, beaucoup n’ont pas donné les effets escomptés, mais certains ont réussi à produire des résultats satisfaisants en donnant aux cellules échantillonnées une protection contre le froid sur le long-terme. L’équipe a déjà breveté l’un de ses composés, Rokepie, en tant qu’additif. Il permettrait aux cellules, qui normalement ont besoin de rester à une température avoisinant les 37°C, comme celles des humains ou des souris, de pouvoir être conservées dans un réfrigérateur, que ce soit pour le transport ou lorsque des expérimentations sont mises à l’arrêt les week-ends et lors périodes de forte activité. Les principales molécules responsables de la cryopréservation qui ont été extraites des hibernants sont incroyablement puissantes et il semblerait qu’elles fonctionnent en obtenant des changements au sein même des cellules – que celles-ci proviennent d’hibernants ou non. Si c’est le cas, il s’agit d’une preuve pertinente que nous possédons toujours bien des outils qui nous permettent de supporter l’hypothermie et des états de métabolisme affaibli. Pour l’instant, ce que l’équipe a appris des hibernants n’est pas destiné à des fins commerciales : ce ne sont pas les intentions du groupe d’Henning. Il ne s’agit plus non plus de la course à l’espace, et la NASA n’octroie pas de subventions importantes pour développer la biostase. Cependant, l’armée américaine, elle, en octroie. « Si vous regardez dans les cliniques, les choses sont plutôt chaotiques », dit le Professeur Sam Tischerman. « C’est un chaos contrôlé, mais ce chaos vient principalement du fait qu’on ne sait jamais ce qui se passe chez le patient. »
« Les gens affluent et ils sont déjà presque en train de mourir. » — Sam Tisherman
Aux urgences, il est souvent impossible pour le médecin de simultanément identifier le problème, de le régler et de garder le patient en vie. Les patients souffrant d’hémorragies incontrôlables, par exemple, risquent l’arrêt cardiaque. Quand cela arrive, les chirurgiens doivent se battre contre la montre pour arrêter l’hémorragie avant de pouvoir commencer la réanimation. « Les gens affluent et ils sont déjà presque en train de mourir », dit Tisherman. « Nous essayons de les réanimer rapidement, en essayant de comprendre d’où vient le problème et en traitant les blessures : tout cela en même temps. » C’est la préoccupation majeure des cliniques de traumatologie : on se bat toujours contre la montre. Tisherman veut donner plus de temps aux médecins. Il pense que provoquer l’hypothermie peut donner de précieuses minutes aux chirurgiens pour sauver la vie de patients qui se trouvent dans un état critique. Pour cela, il est en train de repousser la résistance humaine à l’hypothermie au-delà des limites. Après avoir été diplômé du Massachusetts Institute of Technology (MIT) en 1981, Tisherman a bâti sa carrière dans le domaine de la chirurgie et des soins intensifs. En 2009, il a remporté un prix pour l’ensemble de son œuvre dans la science de la réanimation de la part de l’American Heart Association. Désormais, il est le directeur associé du Centre Safar destiné à la Recherche sur la Réanimation à Pittsburgh. Ce centre a été fondé par Peter Safar, le physicien autrichien qui a popularisé le bouche-à-bouche, la réanimation cardiopulmonaire, et qui a créé la mannequin d’entraînement Resusci Anne pour les enseigner. À Pittsburgh, Safar a créé le premier programme de formation aux soins intensifs au monde. Son credo tout au long de sa vie était de « sauver les cœurs et les cerveaux de ceux qui sont trop jeunes pour mourir ».
Humain, trop humain
La procédure que Tisherman est en train de mettre en place correspond à la conservation et réanimation d’urgence. Ses travaux sont soutenus par le Centre de Recherche de la Télémédecine et des Technologies Avancées de l’armée américaine, qui finance la recherche dans des domaines très précis, comme les prothèses améliorées et la robotique, destinés aux soldats blessés sur les champs de bataille. Certains de ses chirurgiens seront déjà familiers aux techniques hypothermiques, et pourront bientôt traiter quotidiennement des patients qui auront une température corporelle avoisinant les 30°C, voire moins. Pour les procédures qui n’exigeront aucun flux sanguin, les chirurgiens cardiologues feront même baisser la température corporelle de leur patient aux alentours de 15°C, la limite avant que le cœur ne s’arrête.
Tisherman a pour objectif de faire descendre la température corporelle des patients à ce niveau, et plus bas encore, à un degré tel que tout le corps serait en état de biostase. Dès lors, il n’y aurait plus de battements du cœur, plus de respiration et plus aucune activité cérébrale détectable. Les patients n’auraient plus de sang : il serait soit drainé, soit remplacé par de la solution saline glacée. Il s’agit de la seule façon pour refroidir le corps humain assez rapidement pour éviter que les tissus soient endommagés en luttant pour continuer à fonctionner. Tisherman appelle cet état la conservation hypothermique. La méthode a déjà fonctionné en laboratoire, en réanimant des chiens qui ont été laissés en état d’hypothermie pendant trois heures. Des essais vont commencer à avoir lieu en clinique. Les chirurgiens, les anesthésistes-réanimateurs et les médecins s’occupant des cœurs-poumons artificiels du Massachusetts General Hospital ont même suivi une formation autour de cette toute nouvelle pratique chirurgicale. Cela dit, personne ne sait quand elle sera utilisée sur un patient humain. En réalité, il y a encore un problème auquel ils doivent faire face : par la nature même de ce qu’est un traumatisme, les patients ne pourront pas donner leur consentement concernant l’usage de cette pratique. Par conséquent, l’équipe de Tisherman a procédé à une vaste consultation communautaire pour permettre aux citoyens d’être au courant de ce programme. L’étude a dû être personnellement approuvée par le Secretary of the Army, c’est-à-dire le plus haut responsable administratif de l’organisation.
Bien que la baisse de température affecte tous les tissus de façon indifférenciée, cela n’est pas sans effets secondaires.
Au-delà de cela, il y a aussi d’autres obstacles futurs. Au milieu de l’activité frénétique caractéristique des salles d’urgence, Tisherman devra s’assurer que l’équipe de chirurgiens traumatologues saura travailler de concert avec les chirurgiens cardiologues et avec les chirurgiens s’occupant des cœurs-poumons artificiels qui seront équipés de pompes et de sacs remplis de solution saline glacée : c’est un nouveau degré de complexité au sein d’un environnement déjà chaotique. Par ailleurs, bien que la baisse de température affecte tous les tissus de façon indifférenciée, cela n’est pas sans effets secondaires. Les facteurs responsables de la coagulation sanguine sont aussi inhibés par le froid. Cela pose particulièrement problème lorsqu’il s’agit de contrôler les saignements lors de la phase de réchauffement. De plus, les chirurgiens aussi souffriront du froid, à l’instar de leur patient, puisque la salle va se refroidir durant l’intervention. Le froid est seulement un outil ; le but final étant la suspension du métabolisme. Dans le futur, conservation et réanimation d’urgence pourraient aussi s’appliquer à ceux qui subissent des attaques cardiaques ou des empoisonnements, ou plus généralement à ceux qui sont dans un état critique, c’est-à-dire dans des situations où le facteur-temps est une donnée primordiale. « Le refroidissement est le moyen le plus efficace d’inhiber notre métabolisme », dit Tisherman. « Si nous pouvions soit réduire les besoins de nos tissus, soit améliorer la transmission de l’oxygène à nos tissus, alors tout irait bien. » Bien que les animaux en laboratoire soient capables de récupérer après trois heures de biostase, les premiers patients humains ne seront pas soumis à plus d’une heure. « Une heure devrait suffire à stopper l’hémorragie », dit Tisherman « Le moment où la température corporelle est basse ne devra pas non plus nécessairement durer pendant l’ensemble de l’opération chirurgicale. » Pour ceux qui veulent voyager vers les étoiles, et donc dépasser cette heure il n’en n’est, malheureusement, pas question pour l’instant. « Nous ne cherchons pas à congeler les morts », rit Tisherman. « Nous souhaitons juste gagner du temps pour sauver les vivants. »
Traduit de l’anglais par Anne-Charlotte Fauvel et Gaëtan Trigot d’après l’article « The Big Sleep » paru dans Mosaic. Couverture : Prometheus, Twentieth Century Fox.