Je me fais arrêter en un rien de temps. On m’a entendue parler anglais. Jusqu’à maintenant, les Occidentaux ne se sentaient pas en sécurité en Irak. Aujourd’hui, c’est nous qui représentons une menace. Les Irakiens me fouillent à deux reprises : ils craignent que je fasse partie de l’État islamique, que je sois une combattante étrangère. Contrairement à ce que laisse penser son allure modeste, qui rappelle les villes des années 1950, avec ses bâtiments bas et ses tons ternes et poussiéreux, Kirkouk compte plus d’un million d’habitants et l’armée la quadrille mètre par mètre. La ligne de front est à plus de trente kilomètres d’ici. Mais pour un nouveau venu, le pays entier s’apparente à une ligne de front. « Ne pensez jamais que vous êtes en Irak », m’avait prévenue à mon arrivée l’officier tamponnant mon passeport. « Ne croyez jamais savoir à qui vous avez affaire. L’Irak n’existe pas. »
Le souk al-asliha
Depuis l’abandon de Kirkouk par l’armée irakienne, qui a reculé face à quelque deux mille combattants de l’État islamique en juin dernier, la ville est défendue par des Peshmerga bien équipés et entraînés, ainsi que par diverses milices chiites. Le tout donne lieu à un patchwork de minorités, d’ethnies et de religions. Personne ne fait confiance à personne. Les spécialistes débattent depuis des années de solutions envisageables. Ils évoquent les sunnites et les chiites, les Arabes et les Kurdes. Il est question de constitutions, de consultations, de confédérations. Dans son dernier rapport, Amnesty international se montre plus concis. Négocier ou élaborer plan de paix sur plan de paix ne sert à rien, estime l’organisation. Le problème du Moyen-Orient, c’est que tout le monde y est armé. À Kirkouk, les AK-47 se vendent et s’achètent en ville, sur le marché. Juste à côté des pommes. L’entrée du marché est protégée par des barrières de béton entre lesquelles on trouve du poisson grillé et des combattants en tenue. En juin dernier, une explosion présentée comme une attaque de l’État islamique y a tué quinze personnes. Les choses sont désormais plus calmes. Les vendeurs déambulent, boivent un thé ou un café avec leurs collègues bouchers ou marchands de légumes. De temps à autre, quelqu’un vient et demande un lance-grenade. Un agent – qui dit s’appeler Shwan et avoir 32 ans – nie en bloc. Il affirme que personne ne vend d’armes aux civils. Seulement aux Peshmerga. Pour acheter des armes, il faut un permis. Tout est sous contrôle, explique-t-il. Nous ne sommes pas en Irak mais au Kurdistan. Ici, il y a des lois. À ses côtés, un policier acquiesce et répète : ici, il y a des lois. Pourtant, mon photographe le reconnaît immédiatement : il y a quelques semaines, il lui tirait le portrait à cet endroit même. Pour compléter ses revenus, Shwan vend bien des armes. Kirkouk n’est pas la seule ville à abriter un souk al-asliha, c’est-à-dire un marché aux armes. On en trouve ailleurs. Mais ici, à Kirkouk, seuls les Kurdes peuvent acheter des armes.
Pourtant, la population de la ville est plutôt variée. Malgré le fait qu’elle soit composée de 30 % d’Arabes sunnites et de 15 % de Turcs chiites, des milliers de Kurdes réclament le droit au retour et la restitution de leurs propriétés de Kirkouk, dont ils ont été expulsés par le régime de Saddam Hussein dans les années 1990 et au début des années 2000. Pour les Kurdes, Kirkouk est kurde, quoi que disent les chiffres. Après le recul en juin des troupes irakiennes face à l’avancée de l’État islamique, les combattants Peshmerga ont rapidement étendu leur emprise sur la ville entière ; et sur son pétrole. Car Kirkouk est bâtie sur l’un des plus grands gisements pétrolifères d’Irak.
Les marchands du bazari chak
Le deuxième bazari chak de Kirkouk (c’est ainsi qu’on le désigne, en kurde, lorsque vous demandez en arabe où se trouve le souk al-asliha), a lui aussi été frappé par une bombe. Et ici aussi, la discrétion est désormais de mise. Les vendeurs ne sont plus regroupés entre eux comme avant. Ils ont tous un petit atelier pour réparer des armes, rien d’autre. Au premier coup d’œil, on voit seulement sur leurs étals des accessoires comme des appareils de vision nocturne, des viseurs pour snipers, des gilet pare-balles ou des munitions. « On a tous peur des sunnites, admet le propriétaire d’un de ces ateliers. Tous les sunnites de Kirkouk ont un frère ou un cousin à Mossoul. Un cousin dans les rangs de l’État islamique. Et si celui-ci fait tuer par des combattants Peshmerga, sa famille risque de se venger sur vous. Dès qu’on a vent de combats proches, tout le monde dans la rue s’arme en quelques minutes. On se prépare au combat. »
« On sait tous parfaitement reconnaître notre ennemi. » — Farman
« Il y a encore dix mois de cela, les seuls clients étaient les Peshmerga, explique Farman, 30 ans. Maintenant, tout le monde veut une kalachnikov. Car à quoi bon le nier : si Daesh arrive, ils nous tueront tous. » Il ajoute : « Pour moi, les sunnites font partie de l’État islamique. Je peux vivre avec eux, je respecte tout le monde. C’est eux qui en sont incapables. Et s’ils ne sont pas des membres de l’État islamique, en tout cas ils en cachent dans leurs quartiers. Même si on me payait 1 000 dollars, je ne leur vendrais pas d’arme. » Mais le fait que de nombreux Kurdes aient rejoint le groupe extrémiste complique la question. « Environ cinq cents Kurdes ont rejoint les rangs de Daesh, explique un employé du gouvernement. Personne n’est à l’abri. On peut savoir qui achète une arme. Mais on ne peut pas savoir contre qui elle va être utilisée. » Farman, pourtant, n’a pas peur de vendre par erreur une arme à la mauvaise personne. « On sait tous parfaitement reconnaître notre ennemi », explique-t-il. Ses clients acquiescent. Eux aussi semblent n’avoir aucune hésitation. Je demande à un homme près de moi s’il garde une arme chez lui. Tous éclatent de rire. « Une ? J’ai un arsenal. Je suis prêt. »
Traduit de l’anglais par Agathe Ranc d’après l’article « The Gun Market of Kirkuk ». Couverture : Le marché aux armes, par Hawre Khalid.