L’indépendance des Samis

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L’entrée du village
Crédits : Florent Detroy

Je rencontre Valentina Sovkina comme on rencontrerait une résistante repliée dans l’intérieur du pays. Apres trois heures de route en partant de Mourmansk, la capitale de la région du même nom, j’arrive au petit village de Lovozero. Recroquevillé au milieu de la toundra et des forêts de sapins, le village est considéré comme la « capitale » des Samis de Russie. C’est sur le parvis de la salle des fêtes de Lovozero, avec son entrée en forme de tente lapone, que je retrouve l’ancienne leader du mouvement sami de Russie, Valentina Sovkina. Devant l’entrée, un drapeau sami flotte dans l’air, signe que nous sommes en territoire familier. La levée de ce drapeau lors de la journée nationale des Samis le 6 février dernier avait entraîné quelques remous à Mourmansk. Les Samis ont toutefois pris soin de hisser un drapeau russe à côté, l’atmosphère n’est pas à la provocation. J’accompagne Valentina à l’école du village, où elle donne des cours de langue sami. Au milieu des barres d’immeubles grises et décaties émerge un bâtiment peint d’un jaune et bleu criard. On m’assure immédiatement que ce ne sont pas les couleurs de l’Ukraine. Au dernier étage de l’immeuble, la militante me montre avec satisfaction les locaux de la future radio sami qui y sera installée. Aux murs de la salle fraîchement repeinte sont également accrochés des dizaines de tableaux de peinture samis, en préparation de l’exposition qui doit se tenir ce dimanche dans ces mêmes locaux. On y retrouve l’omniprésence de la nature, des rennes et des poissons, ainsi que des esprits merveilleux. La communauté sami compte encore plusieurs chamanes.

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La salle des fêtes de Lovozero
Crédits : Florent Detroy

Faire vivre la culture sami est un moyen pour Valentina de continuer à résister. Elle a toutefois longtemps privilégié l’action politique pour faire vivre sa communauté. Arrivée dans son appartement, situé dans un immeuble gris hérité de la période soviétique, je rencontre la petite troupe de militants qui soutient encore Valentina Sovkina. Autour d’un thé accompagné de fromage et de saucisson, elle me raconte comment elle a réussi à créer le premier parlement sami de l’histoire russe. Depuis la fin de l’URSS, les Samis tentent de renouer avec leur mode de vie. Malgré la constitution russe de 1993, qui protège les droits des « petits peuples », ils sont restés impuissants devant les géants miniers très actifs dans la région de Mourmansk, ou devant le boom de la pêche touristique. Avec l’envolée des prix du pétrole dans les années 2000, les compagnies pétrolières imaginent même des pipelines sillonnant la péninsule de Kola, menaçant ainsi les territoires utilisés pour l’élevage semi nomades de rennes. Alors que les Samis échouent régulièrement à s’organiser politiquement, Valentina finit par prendre la tête du Conseil sami à l’issu du premier Congrès organisé par la communauté en 2008. Deux ans plus tard, le Conseil crée un sobbar sami (Сāмь Соббар, ou « parlement sami ») à la tête duquel est à nouveau élue Valentina Sovkina. Le premier parlement sami indépendant est né.

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Valentina Sovkina à gauche
Crédits : www.barentsindigenous.org

À la différence de ses prédécesseurs, son discours tranche par sa virulence et son refus des compromis. « Pendant 150 ans, l’État nous a dit ce qu’il fallait qu’on fasse, et nous nous sommes laissés faire parce que nous n’avions aucune compétence en droit », m’explique-t-elle. « Aujourd’hui, nous voulons être entendus par les autorités de la région, prendre parti aux décisions qui concernent notre territoire et créer nos propres lois. Les Samis doivent apprendre à être indépendants. »

Sobbar contre Soviet

Faible numériquement, on compte à peine 2 000 Samis en Russie, repartis pour l’immense majorité sur la péninsule de Kola. Ce peuple a la particularité de s’étendre également en Norvège, en Finlande et en Suède, pour peser ensemble plusieurs dizaines de milliers d’individus. Ils vivent historiquement de la pêche, de l’élevage de rennes ou encore de l’artisanat. Mais la collectivisation des élevages sous l’ère soviétique a professionnalisé l’activité et fait quasiment disparaître l’élevage traditionnel. Cette organisation domine encore largement aujourd’hui les élevages de rennes dans la région. L’exploitation de Vladimir Filippov, que je rencontre à Lovozero, est représentative de cette évolution.

Pour Valentina Sovkina, un risque de folklorisation pèse sur la culture sami.

Vladimir est un Komi, un des « petits peuples du Nord » que compte la Russie. L’élevage de rennes est aussi important pour l’identité komi qu’elle l’est pour les Samis. Vladimir est président de la coopérative des éleveurs de Lovozero, et gère à ce titre plusieurs milliers de bêtes. Picoré dans la nuque par des essaims de moustiques, j’essaie tant bien que mal de lui poser des questions sur l’élevage traditionnel de rennes et les aides d’État. Très vite, il apparaît que ce n’est pas une question pour lui. Aujourd’hui, sa préoccupation principale, c’est le réchauffement climatique. « À cause du réchauffement climatique, la période d’abattage s’effectue maintenant en décembre plutôt qu’en octobre. » Une perte d’un million de roubles en moyenne par an. « Le réchauffement a des avantages, il permet aux faons de trouver plus facilement de la nourriture au printemps, car la glace est plus fine. Mais les ours se réveillent aussi plus tôt de leur hibernation, et ils en tuent ainsi davantage… » Si Vladimir avait une critique à adresser aux autorités, ce serait la faiblesse des aides de la région. Pourtant, les autorités aident aussi l’élevage traditionnel. Je me frotte à cet autre type d’élevage sur le chemin du retour vers Mourmansk. Sur le bord de la route, je remarque un grand panneau indiquant la présence de l’obshchiny CAMb-CЫЙT. Une obshchiny est une sorte d’entreprise familiale créée au début des années 2000 par Moscou afin de soutenir l’activité économique traditionnelle des « petits peuples ». Au bout de quelques kilomètres, j’arrive aux abords d’une petite ferme proprette, entourée d’une palissade en bois. Des peaux de rennes sont pendues aux palissades. Un drapeau sami flotte à côté du bâtiment. Au milieu de la cour, je suis surpris par le silence qui y règne. Un bruit de moteur finit par se faire entendre, qui enfle progressivement. Un homme perché sur un quad entre dans la cour, suivi de sa famille. Il nous dit d’attendre que le jeune homme fasse un tour de quad pour visiter la ferme. Le gérant précise que la visite de la dizaine de rennes nous coûtera 500 roubles (7 euros). Alors que mon interprète, Tatiana Ergorova, lui explique que je suis un journaliste français et que je souhaite lui poser quelques questions sur l’élevage et la culture sami, le gérant nous redonne le prix de la visite. « Beaucoup de français viennent nous rendre visite », déclare-t-il fièrement.

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La cour de l’obshchiny
Crédits : Florent Detroy

Ces fermes « Potemkine », on en compte une vingtaine dans la région de Mourmansk qui sont soutenues financièrement par les autorités. Pour les Samis de Valentina Sovkina, les obshchiny sont symptomatiques du risque de folklorisation qui pèse sur la culture sami. C’est pour éviter cette dérive que la militante a prôné davantage d’indépendance à travers le Sobbar. La perspective d’un parlement sami indépendant a suscité toutefois l’opposition immédiate des autorités. Dès 2009, elles créent une structure parallèle et concurrente, le Conseil des représentants des petits peuples de Mourmansk (Sovet predstaviteley korennykh maločislennykh narodov Severa pri pravitelstve Murmanskoy Oblasti). S’en suivent une série d’intimidations, pneus crevés et pressions physiques, à l’encontre des membres du Sobbar. L’organisation est accusée d’être un « agent étranger », du fait des liens historiques entre les Samis russes et scandinaves. Valentina Sovkina est accusée personnellement d’être une « séparatiste » et un danger pour la Russie. Le point d’orgue est atteint en 2014, lorsque les leaders samis sont empêchés de se rendre à une réunion des Nations Unies à New York. Valentina rate son avion après trois contrôles policiers consécutifs sur la route de l’aéroport. Une autre leader n’a pas pu sortir de chez elle car ses portes avaient été collées.

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Une barre d’immeubles de Mourmansk
Crédits : Florent Detroy

Un nouvel eldorado

Les autorités vont finalement réussir à écarter Valentina Sovkina du jeu politique en organisant un « putsch » au sein du mouvement sami. Alors que doit se tenir en 2014 le 3e congrès du parlement sami, les autorités russes s’en emparent en annonçant dans les médias sa tenue le 22 novembre à Lovozero. Alors en charge de son organisation, les autorités désignent les associations samies autorisées à élire le parlement, et leur attribuent arbitrairement un nombre de représentants. « La réunion du parlement qui s’en est suivie a été effrayante. Nous avons assisté à une simple réunion d’information sur les Samis où ont été nommés des proches des autorités, le tout entouré d’agents du FSB [les services secrets russes] », se souvient mon interprète Tatiana Ergorova, du bureau des peuples autochtones de la région de Barents (BIPO) – l’organisation régionale des peuples autochtones où Valentina Sovkina a longtemps fait entendre la voix des Samis russes. Valentina Sovkina est alors écartée de la direction, et l’élection d’Andrei Ageev, leader sami historiquement proche des autorités, est approuvée par le gouverneur de Mourmansk. Assis à sa table, en train de préparer des gâteaux pour l’inauguration de l’exposition de peintures de dimanche, il est difficile de comprendre pourquoi Valentina Sovkina a provoqué des réactions aussi épidermiques de la part des autorités. Une première piste avancée par le groupe est à chercher dans la place que l’Arctique a prise dans la politique russe ces dernières années. En 2008, l’USGS, l’institut d’études géologiques des États-Unis, dévoile que la région de l’Arctique abriterait 30 % des ressources en gaz et 13 % des ressources pétrole restant à découvrir dans le monde.

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La route Gazprom, à Teriberka
Crédits : Florent Detroy

L’institut révèle aux yeux du monde les richesses de l’Arctique, et transforme la région en nouvel eldorado pour les compagnies pétrolières. Pour Moscou, l’exploitation de ces ressources est d’autant plus stratégique qu’elle doit permettre de compenser le déclin de la production de pétrole et de gaz de Sibérie. Le gisement de gaz géant de Chtokman, développé par Gazprom, Total et Statoil en mer de Barents depuis le milieu des années 2000, devient alors le symbole de ce nouvel eldorado gazier. Aujourd’hui, il suffit de marcher quelques heures dans Mourmansk pour observer comment cette renaissance a commencé à transformer la ville. Planté en son centre, l’hôtel Azimut et ses dix-neuf étages, l’immeuble le plus haut de la région arctique, paraîtrait neuf si son architecture n’était pas si massive. La chaîne d’hôtel Azimut a lancé la rénovation de l’immeuble à partir de 2012, en prévision de l’arrivée des sociétés gazières et pétrolières dans la ville. L’hôtel, d’un blanc immaculé, a été inauguré en 2014. La ville a également étoffé sa flotte de brise-glaces nucléaires, afin d’ouvrir la route du nord-est. Grace au réchauffement climatique, Moscou veut faire de la route un axe majeur du transport maritime entre l’Europe et l’Asie. Au milieu de ces ambitions, les Samis ont été perçus comme une menace pour la sécurité du pays. Leurs revendications d’indépendance sont passées d’autant plus mal que le pouvoir s’est rigidifié à partir de 2012, après des élections présidentielles contestées par une partie de la population russe. Les revendications samis ont alors été instrumentalisées par la presse et le pouvoir politique. Un journal a ainsi présenté le parlement sami comme « la nouvelle carte de l’Occident dans la bataille de l’Arctique ». Chez les Samis, la virulence des réactions finit par alerter. « C’est avec l’épisode du voyage à New York que j’ai pris conscience des enjeux de l’Arctique pour Moscou », me confie Valentina Sovkina. Aujourd’hui, la chute des prix et la guerre en Crimée ont cassé la dynamique économique autour de Mourmansk. L’hôtel Azimut a été obligé de reconvertir une partie de ses chambres en bureaux afin de compenser la faible fréquentation. Mais les autorités restent plus que jamais vigilantes face aux Samis, en attendant la remontée des prix du pétrole.

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Le village de Teriberka
Crédits : Florent Detroya

Le village des illusions perdues

Après deux heures de pistes, nous atteignons enfin Teriberka. Le petit village côtier est situé à 100 km à l’est de Mourmansk. C’est dans ce lieu quasi-abandonné, qui a récemment connu son heure de gloire en accueillant le tournage du film Leviathan, primé au festival de Cannes, que les principaux « petits peuples » de la région, Samis et Komis, ont décidés de célébrer la journée onusienne des peuples autochtones. Alors que notre 4×4 arrive péniblement au centre du village, je découvre une route, lisse et large, qui part du village, longe le cimetière sami et se poursuit le long du rivage pour se perdre au milieu des falaises. Le chauffeur m’apprend qu’il s’agit de la « route Gazprom ». Elle était sensée conduire les employés des compagnies impliquées dans le projet Chtokman vers l’usine de GNL qui devait être implantée à Teriberka. Mais la chute des prix du gaz et la complexité du projet ont mis un terme à l’aventure. Le chauffeur de taxi a beau préciser que Chtokman n’a pas été « abandonné », mais « reporté », la route Gazprom rappelle les espoirs déçus de l’Arctique. Au village, nous découvrons un événement joyeux à l’atmosphère bon enfant, que les médias sont nombreux à couvrir. Quelques cabanes et tipis vendent des objets artisanaux, mais le spectacle  principal est sur scène. Chanteuses de Joik samis ou danseurs komis se relaient, vêtus pour la plupart d’habits traditionnels très colorés. Je finis par faire la connaissance d’Anna Afanasyeva. Anna est doctorante au centre des études samis de l’université de Tromsø, en Norvège, et travaille à une thèse sur les Samis de Russie. Elle est sami elle-même. J’aborde très vite l’acharnement des autorités à casser le mouvement politique de Valentina Sovkina, alors même que quantité d’autres « petits peuples » jouissent d’un pouvoir politique plus étendu sur leur territoire. Elle m’apprend que les violences des autorités contre la minorité sami ne sont pas nouvelles.

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Un Samis en tenue traditionnelle
Crédits : Florent Detroy

« Dans les années 1930, les autorités russes ont accusé le leader Alymov et une trentaine d’autres personnes de vouloir créer une “République Sami” avec la Finlande, dirigée contre la Russie », m’explique Anna. « Ils ont été arrêtés et exécutés. Pourtant, ils ne faisaient que travailler à la rédaction du premier livre scolaire en langue sami. » Au fond, poursuit mon interlocutrice, les autorités considèrent les revendications des Samis comme illégitimes compte tenu de l’absence de tradition d’auto-détermination. En prime, les Samis ont toujours été tenus à l’écart du pouvoir politique dans la région, notamment du fait de leur proximité avec les mouvements finlandais. J’apprendrai plus tard que Lovozero n’est même pas leur territoire d’origine. Les Samis ont été obligés de s’y installer lorsque les autorités les y ont déplacés dans les années 1950, pour installer des infrastructures militaires le long des côtes. Je reviens près de la scène, après avoir acheté une brochette de viande de renne. Un petit groupe d’adolescents occupe la scène. Alors qu’un jeune garçon danse et frappe dans un tambour, un groupe de jeunes filles en manteaux blancs à fourrure bougent lentement à la manière de feuilles agitées par le vent. Je demande ce qu’est cette danse. On me répond qu’il s’agit d’une danse chamane traditionnelle. Si les Samis de Russie ne jouiront probablement jamais de la même liberté que leurs homologues finlandais ou norvégiens, la jeunesse sami russe perpétue activement leur culture ; quitte à prendre le risque de la transformer en folklore pour touristes et médias.


Couverture : Panorama de Mourmansk, par Florent Detroy.