Brent Sass a 33 ans, c’est un meneur de chiens aguerri. Grand et mince, il porte une queue de cheval sombre et une barbe hirsute. Il va et vient le long de la ligne, se penchant aussi près que possible de chacun des chiens pour lui murmurer les derniers encouragements. De chaque côté de lui, une poignée de photographes et de cameramans équipés de chaussures de ski et de chaudes combinaisons s’allongent dans la neige pour prendre leurs images. Des supporteurs munis de petits appareils photo numériques sont éparpillés autour de la pente étroite et raide qui mènera l’équipe de Sass en contrebas, sur le fleuve Yukon gelé. Un bénévole du poste de contrôle équipé d’un gilet de sécurité réfléchissant se tient près de lui, son crayon en équilibre sur un presse-papiers. Les chiens font davantage de bruit alors que Sass rejoint son traîneau. Il monte sur les patins. Les dernières secondes défilent. Puis il tire son crochet de retenue de neige et s’élance. Il est le quatrième pilote d’attelage (ou musher) au départ de Dawson City, une étape intermédiaire de la Yukon Quest – une course internationale d’attelages de chiens de plus de 1 600 km – après une escale obligatoire de quarante heures. Devant lui, ses rivaux sont déjà engagés sur le fleuve et se dirigent vers la frontière entre le Yukon et l’Alaska. Leurs chiens avaient joué la même scène frénétique lors de leur enregistrement, plus tôt ce jour-là.
La Yukon Quest fêtait ses trente ans. Tout comme la célèbre Iditarod, l’événement phare de la course de traîneau qui a lieu pendant les deux premières semaines de mars, il s’agit d’une course longue de 1 600 kilomètres, dont le trajet est inspiré de l’histoire : en février, la Quest part de Whitehorse, la capitale du Yukon au Canada, et court jusqu’à Fairbanks en Alaska – ou de Fairbanks jusqu’à Whitehorse, une année sur deux – en longeant le mythique fleuve Yukon, qu’on surnomme l’autoroute du Nord, pendant la majeure partie de la course. La piste enneigée sinue à travers des forêts boréales et des alpines dépourvues d’arbres, arpente des sommets montagneux et borde des ruisseaux et des rivières gelées. Tout au long de la route, elle traverse une poignée de villages et de relais routiers du Yukon et d’Alaska, où de petits groupes d’habitants plantent dans la neige des pancartes d’encouragements faites maison. Trente-six coureurs ont quitté Whitehorse six jours plus tôt, se disputant une part de la récompense de 100 000 dollars. Pour les vingt équipes encore en lice après l’escale à Dawson City, il reste encore près de 800 kilomètres à parcourir. Pendant encore quatre ou cinq jours et nuits au minimum, les mushers et leurs chiens devront courir sur la piste gelée, prendre des pauses pour se ravitailler et faire des siestes de deux heures – si possible – tout en admirant les aurores boréales, qui laissent la place au jour et se réclament au ciel quelques heures plus tard.
Les deux courses
Au même moment, une deuxième course se joue. Les dresseurs de chaque équipe – femmes, maris, frères, sœurs ou amis pour la plupart, aspirants meneurs de chiens pour d’autres – travaillent comme apprentis pour bénéficier du gîte et du couvert, et de la chance de participer eux aussi à la course, avec des animaux d’emprunt. Ils suivent les mushers de Whitehorse jusqu’à Fairbanks, nettoyant la piste et ramassant les fournitures non utilisées, prêts à secourir le pilote et son attelage en cas de blessure ou de maladie. Pendant deux semaines, ils les suivent à la trace, dorment dans des pick-up à l’arrêt sur le bas-côté des routes, boivent des cafés chauds dans les stations service et passent des heures sans dormir, à attendre au point de contrôle que leur musher se montre enfin. De leur côté, la course est un gage d’endurance bien particulier : un marathon de l’extrême où l’on avance au ralenti et pendant lequel dormir est hors de propos.
Quelques instants après la descente de Sass et de son attelage depuis la ligne de départ, la petite foule qui était venue le voir se disperse. Ils s’en vont par groupes de deux, trois ou quatre, clopinant dans leurs parkas et leurs grosses chaussures de ski. Ils traversent le terrain de camping enneigé de Dawson City, qui fait office de chenil géant pendant la semaine de la course. En chemin, ils croisent des terrains creusés à la pelle pour planter des tentes, des abris de fortune constitués de bâches accrochées aux arbres, remplis de paille molle et de huskies somnolents et tressaillants. Si les chiens sont déchaînés sur la ligne de départ, ici, ils sont calmes et silencieux, et les camions rugissants que conduisent les dresseurs sont interdits sur le site, pour permettre aux animaux de se reposer. Le silence est presque absolu. Ici et là, une odeur d’excréments de chiens frais subsiste quelques instants avant d’être étouffée par l’air glacé. Chaque fois qu’un corbeau s’élance depuis une branche et s’envole au-dessus des têtes, le battement de ses ailes noires semble résonner dans tout le camping. Chaque site est numéroté au moyen d’une assiette en carton agrafée à un maigre pieu de bois planté dans la neige. L’un des sites – le numéro 6 – n’accueille aucune équipe : ici, un vieil homme barbu balaye quelques fétus de pailles dans un sac poubelle noir. Il s’agit de l’aire de repos réservée au quadruple champion de la Yukon Quest, Lance Mackey, et son équipe. Mais Mackey, également quadruple champion de la course Iditarod, s’est mystérieusement blessé le matin même, à son arrivée à Dawson City. Seul son dresseur est resté, pour nettoyer ce qu’il reste de la tentative ratée de cette année.
Des glaçons se sont formés dans la barbe de Josh Horst et Steve Stoller, qui patientent près de l’assiette en carton numéro 18. Ces deux-là sont les dresseurs de Brent Sass, et ils ne comptent lever le camp qu’une heure ou deux après son départ, une fois certains qu’il est bien en chemin pour Eagle, la ville frontalière de l’Alaska, et qu’il n’aura pas besoin de faire demi-tour. Après qu’ils ont fermé ses sacs de réapprovisionnement, Sass n’est pas autorisé à les rouvrir. Attendre est devenu une habitude pour eux. Lors des courses de chiens de traîneau longue distance, le dresseur est à la fois le filet de sécurité et l’homme à tout faire du musher. Sur la Yukon Quest, où les points de contrôle de la course se situent souvent à l’intersection du réseau routier du Yukon et de l’Alaska, les dresseurs transportent les chiens dans de vieux pick-up pourvus de niches en contreplaqué construites dans les bennes. Au départ, les camions sont vides, mais ils se remplissent progressivement de chiens écartés de leur équipe – pour cause de maladie, d’une blessure, ou encore d’un changement dans la stratégie du musher – et des sacs de réapprovisionnement abandonnés le long de la route. Les dresseurs défient les défaillances mécaniques (probables), l’épuisement (attendu) et les conditions de conduite dangereuses (inévitables) pour retrouver leur musher sur chaque aire de repos. Ils arrivent bardés de bulletins météo, de rapports routiers et de mises à jour sur la position des équipes rivales – toute information publique pouvant être montrée aux coureurs. Dès après le départ du pilote d’attelage, les dresseurs enlèvent les excréments à la pelle et ramassent la paille sur le sol avant de partir en camion pour le prochain point de contrôle, et ainsi de suite. Tout comme Sass, Horst et Stoller sont des vétérans de la piste. Stoller fait partie des meubles de la Yukon Quest, un pitre au sourire perpétuel qui quitte chaque année les Lower 48 (expression qualifiant les 48 états des États-Unis situés au sud du Canada, ndt) pour rejoindre l’événement. Horst, 36 ans – un homme blond et svelte dont le métier consiste à résoudre les problèmes logistiques des équipes de travail de l’arrière-pays de l’Alaska –, a connu Sass avant même qu’ils ne se retrouvent à pratiquer la course de traîneau.
Dehors, sur la piste, les règles stipulent que seul un musher peut aider un autre musher.
Le duo, issu du même cercle d’amis de Fairbanks, amoureux du grand air, a signé pour un poste de bénévole pour la première fois en 2004. À partir de là, Sass est tombé sous le charme de la course de traîneau et Horst a plongé la tête la première dans l’équipe logistique de la Quest. Avant l’édition 2012, Sass est arrivé au terme de la course cinq fois tout en devenant le meneur favori des fans de la discipline, tandis que Horst est devenu son manager. Horst est un coureur amateur – il possède chez lui quatre des chiens sauveteurs de Sass, qu’il attache à un petit traîneau pour de brèves courses autour de Fairbanks –, mais il n’aspire pas à disputer des courses de grande ampleur. Lui et Stoller sont ici par amitié et par passion, en quête des joies uniques, inconfortables et glacées de la piste. Au site suivant, Robin Berkowitz lève le camp. Son musher de mari, Jake Berkowitz, a pris le départ pour Dawson City seulement 2 h 30 avant Brent Sass. Horst l’a regardée pendant une minute, puis a crié quelque chose en faisant un signe en direction de sa tente de fortune. « Si vous voulez venir par ici et prendre des notes, pas de souci. » Robin a rigolé et lui a fait signe de la main en retour. Quelques minutes plus tard, un couple de novices est arrivé pour inspecter le semi-remorque de l’équipe de Sass, le comparant avec leur propre installation et réfléchissant à quelque façon de l’améliorer, pour la prochaine fois. On pourrait s’attendre à trouver de la rivalité entre les dresseurs, au lieu de quoi, selon Horst, tout le monde s’entraide. Une autre façon pour les dresseurs de la Quest de se comparer avec la véritable course. Dehors, sur la piste, les règles stipulent que seul un musher peut aider un autre musher – une quelconque assistance extérieure se soldant par une disqualification. Aucune règle ne dit qui peut aider les dresseurs, mais alors qu’ils sillonnent les routes secondaires du Yukon et de l’Alaska, ils ne peuvent se soutenir qu’entre eux – un conseil, un remorquage pour sortir d’un fossé rempli de neige, ou une lampée de whisky et une épaule sur laquelle dormir. « Les deux ou trois premières fois que je me suis engagé dans l’équipe logistique de la course, se souvient Horst, Jodi Bailey, Tony Mackey, Tamra Reynolds étaient des dresseurs chevronnés. Je suis allé les voir pour récolter des conseils, même lorsque j’étais responsable du point de contrôle. » Aujourd’hui, des années plus tard, il ajoute : « C’est plutôt cool d’être devenu l’un d’entre eux. »
Plus bas, à l’assiette numéro 5, Cody Strathe et ses deux dresseurs – Peter Reuter, un aspirant coureur, et la femme de Strathe, Paige Drobny, vétéran de la Quest – promènent leurs chiens, un ou deux à la fois, et les font monter et descendre l’allée centrale du campement afin qu’ils puissent se dégourdir les pattes et uriner avant de les ramener dans leur abri de paille. Une bénévole qui a servi pendant des années au poste d’assistante vétérinaire est tapie dans les parages, tenant un long bâtonnet fourchu. Chaque fois qu’un nouveau chien émerge de la paille, elle insère un bocal d’échantillonnage neuf dans la fourche du bâtonnet, quitte sa cachette à l’instant T et prélève un échantillon de sang frais de l’animal : même les athlètes canins subissent des contrôles antidopage de nos jours. Les meneurs de chiens de la Yukon Quest sont d’une étonnante variété de formes et de tailles, loin de l’archétype de l’homme des bois barbu, rugueux, aigri et misanthrope. Cela étant dit, Peter Reuter, le dresseur de Strathe, a tout à fait le physique d’un homme né pour la course de traîneau. Sur la piste, sa barbe touffue, son visage et ses mains tannés font croire aux bénévoles et aux journalistes qu’il est un des concurrents. Et ils n’ont pas tout à fait tort : il a commencé à faire courir des chiens en 1985, à Crested Butte, dans le Colorado, et n’a plus cessé depuis. La conduite de traîneau est son passe-temps favori depuis deux décennies – Reuter appelait ses premières équipes « les chiens du camp de Pete » –, mais ce n’est que bien plus tard qu’il a attrapé le virus de la course.
Le rêve qu’il avait d’être qualifié pour l’Iditarod a volé en éclat ce jour-là.
Il est venu en Alaska depuis sa maison dans les monts Adirondacks lors de l’édition 2012 de l’Iditarod, et se rendait à un festival de dressage qui lui aurait permis de faire courir son équipe secondaire quand il ne donne pas un coup de main pour l’équipe de son musher. Pour les grands chenils qui ont des chiens supplémentaires, c’est une carotte sous le nez des dresseurs expérimentés qui ne possèdent pas de chiens eux-mêmes : une chance de concourir lors des trois courses moyenne distance nécessaires pour qualifier un musher pour la Yukon Quest ou l’Iditarod. Reuter a rencontré Strathe et Drobny pour la première fois à l’été précédent. Drobny a réussi sa première sortie à la Quest en 2012, et le couple cherchait une aide extérieure à mesure qu’ils élargissaient le programme de compétition de leur chenil. En 2013, Strathe devait s’attaquer à la Quest et Drobny à la Iditarod. Le couple pouvait se permettre d’offrir à Reuter autant de temps qu’il voulait pour entraîner les chiens, mais comme l’un et l’autre participaient aux courses, ils n’avaient pas les moyens d’inscrire un troisième attelage en compétition. Reuter avait besoin de courir, et comme il était inexpérimenté, plusieurs options s’offraient à lui. Finalement, il a décidé de rejoindre un autre chenil. Pendant l’automne, il s’est engagé dans les trois épreuves éliminatoires. Confiant, il était sur les rails pour la Quest ou l’Iditarod 2014. Mais les deux premières courses ont été annulées pour cause d’enneigement insuffisant.Et puis, lors d’une journée d’entraînement au mois de décembre, peu avant la troisième épreuve, Reuter s’est retrouvé à la tête d’une équipe de dix-neuf chiens. C’était bien plus de tractions qu’il n’en fallait (les mushers de la Quest courent au maximum avec quatorze chiens, et au minimum avec six) et Reuter était accompagné d’un deuxième homme pour l’aider, monté sur une motoneige, devançant son traîneau. L’appareil était doté d’une résistance suffisante pour maintenir l’équipage à une vitesse idoine. Mais sur un tronçon gelé de la piste, les chiens se sont emmêlés et, quand Reuter est descendu des patins pour les aider à se dépêtrer, le deuxième homme a mal interprété son geste et a détaché le traîneau de la motoneige. Les chiens ont alors recommencé à tirer, fauchant Reuter au passage. Son ligament et son ménisque se sont déchirés sur le coup. Le rêve qu’il avait d’être qualifié pour l’Iditarod a volé en éclat ce jour-là, mais il lui restait une chance de connaître les réalités des courses longue distance, même ralenti par sa blessure. Il a repensé au jeune couple de coureurs qu’il avait rencontré l’été précédent. « Appelle Cody et Paige, tout simplement », lui a dit sa femme au téléphone depuis New York. Voilà où il en était.
La débauche avant la tempête
Les dresseurs ont passé les trois ou quatre premiers jours de la course à attendre assis, pour la majorité d’entre eux aux trois postes de contrôle principaux entre Whitehorse et Dawson City. On peut facilement passer d’un poste à l’autre depuis l’autoroute, mais ce qu’un camion peut facilement faire en une heure ou deux peut prendre douze heures ou plus pour les équipes canines. Aussi ils avancent petit à petit, et endurent de longues attentes. À Braeburn Lodge, les dresseurs s’entassent dans le petit restaurant qui borde la route – célèbre pour ses donuts à la cannelle de la taille d’une tarte – au niveau du poste de contrôle, et dorment assis, le dos appuyé contre la cabine de leur pick-up. À Carmacks et Pelly Crossing, deux petites communautés des Premières nations du Yukon, ils posent des thermos et des sacs de couchage sur le sol des gymnases du village et s’accordent quelques heures de sommeil, ronflant bruyamment au milieu du matériel trempé par la neige et des corps sales. Ils achètent des repas faits maison fournis par les habitants du coin : des lasagnes d’élan, une soupe minestrone et du pain bannock, du bacon et des œufs.
À Dawson City, l’attente a cessé et le vrai travail a commencé. 321 kilomètres séparent Dawson City de Pelly, le point de contrôle le plus proche, et les mushers peuvent couvrir ce tronçon de piste en 36 à 48 heures. Pendant ce temps-là, les dresseurs conduisent jusqu’à Dawson pour prendre leur première douche depuis des jours, passer des vêtements propres et commencer l’installation du camp pour les équipes qui ne tarderont pas à arriver. Les grandes et longues structures en bâche édifiées pour protéger les chiens des bourrasques de neige et des vents glacés sont dressées de plusieurs façons. Les vieilles mains ont leur routine, quand les autres tâtonnent dans l’air glacial, faisant et défaisant les nœuds de leurs doigts engourdis. Un dresseur apprenti avait paré le coup : il s’est entraîné à construire son abri trois ou quatre fois dans son arrière-cour avant de partir de chez lui. Les mushers sont autorisés à rester dans des chambres d’hôtel pendant le transit à Dawson City, mais la plupart des équipes montent aussi des tentes à une place : la plupart du temps, le dôme orange distinctif de l’Arctic Oven, la tente de prédilection made in Alaska pour les campeurs de l’extrême, équipée d’une cuisinière à gaz pliante. Ainsi, lorsque les équipes arrivent, quelqu’un –que ce soit un musher ou un dresseur – peut rester avec les chiens 24 heures sur 24, prêt à les nourrir, les promener, procéder à des analyses vétérinaires, ou arrêter sur le champ toute rixe qui pourrait couver dans l’abri où les chiens somnolent pendant les longues escales. « Dawson, c’est un peu la planche de salut [des dresseurs] », explique Reuter. Aux points de contrôle en aval, le musher doit diriger son équipe en solo : le dresseur est seulement présent pour nettoyer le campement après le départ de l’équipe. Dawson est donc le seul point où il peut interagir de près avec les courses de chiens – ce qui est un point crucial pour les dresseurs qui souhaitent courir avec leur propre équipe.
Les gars du coin sont attablés au centre de la pièce pendant que des nuées de participants de la Quest s’agglutinent autour du comptoir.
Certains mushers aiment être constamment en activité et tiennent compagnie aux chiens dans l’enclos, quand d’autres laissent leurs dresseurs s’en charger et se retirent jusqu’au centre-ville de Dawson, traversant une route de glace tracée à travers la rivière, elle aussi glacée. Là-bas, des croupiers portant des nœuds papillon battent des cartes au Diamond Tooth Gerties – la salle de jeux la plus ancienne du Canada –, des touristes payent un supplément pour avaler des cocktails fantaisistes – dans lesquels peuvent flotter un doigt de pied humain sectionné et gelé –, tandis que le Puits – un bouge faiblement éclairé où presque tout peut arriver – attend au tournant. Le Puits, c’est l’endroit où les meneurs de chiens, les dresseurs, les vétérinaires, les médias et les officiels de la course mettent leurs responsabilités de côté pour une soirée ou deux. Ne reste plus que l’humain. Sur fond d’AC/DC, un ancien champion de la Quest insulte un reporter au-dessus de la table de billard affaissée, pendant qu’un autre remplace la boule 8 manquante par une 6 tachée, et qu’une dresseuse ivre, temporairement sans cavalier, s’affaisse contre le mur. Les gars du coin, attablés au centre de la pièce, sont penchés sur leurs verres pendant que des nuées de participants de la Quest s’agglutinent autour du comptoir et murmurent les derniers potins aux oreilles des autres. Une brume de fumée de marijuana flotte derrière la porte arrière du bar – et parfois devant, aussi. Steve Stoller, le dresseur de Brent Sass, se pointe traditionnellement avec sous son bras une poupée gonflable aux formes avantageuses, nommée Dolly. Elle reste plantée là sur le côté pendant que les verres se remplissent et se vident jusqu’à la fermeture, observant la scène d’un air impassible. Les coureurs ont un jour et demi pour se reposer avant de retourner sur la piste, mais tous ne sont pas enclins à dormir tout du long.
Pour les coureurs, Dawson City représente le calme – ou, le plus souvent, la débauche – avant la tempête. Partant de la ville de la Ruée vers l’or, la route mène en direction du Yukon gelé, franchit la frontière entre le Yukon et le Canada, et traverse un vaste couloir sauvage de 482 kilomètres dépourvu de route. La portion est réputée pour ses grands vents glacés et son isolement sans merci. Pendant la Quest de 2011, les températures de la piste entre Eagle et Circle City ont plongé à -45°C, sans compter le refroidissement dû au vent. Les mushers ont frayé leur chemin à travers un épais voile blanc, d’un marqueur réfléchissant à l’autre, s’en remettant totalement aux fins rayons de leurs lampes frontales pour distinguer la piste. Les dresseurs et le personnel de la course, pendant ce temps, vivent leur propre odyssée. Dans le froid hivernal, le réseau routier du Yukon débouche sur un cul-de-sac à Dawson City. Pendant qu’une armée de vétérinaires et d’officiels s’envole pour l’ouest, traversant la frontière jusqu’à Eagle pour aller à la rencontre des équipes, la plupart fait face à un long trajet en camion pour retourner dans le sud, au point de départ situé à Whitehorse, puis au nord-ouest le long de la route de l’Alaska jusqu’à Fairbanks, et de nouveau au nord jusqu’à Circle City en passant par la sournoise Steese Highway. Dans des conditions optimales, quand les routes sont sèches et les cieux clairs, le voyage prend vingt heures. Melissa Atkinson, femme et dresseur de Brian Wilmshurt, qui court la Quest pour la deuxième fois, n’a pas eu la chance de les connaître cette année-là.
« J’ai conduit dans de nombreuses tempêtes de neige, dit-elle, mais je n’avais jamais vu pareille folie. »
Atkinson est une petite brune qui paraît minuscule lorsqu’on la compare à son mari, grand et barbu – le jeune couple s’est marié peu de temps après le succès de Wilmshurt lors de sa première participation à la Yukon Quest, en 2012. Ils vivent quelques kilomètres à l’extérieur de Dawson City avec plus de trente chiens, et incarnent les locaux de l’étape quand la course passe par la ville. Le samedi 9 février, la jeune femme et un deuxième dresseur, un musher de 23 ans nommé Danny Jetté – blondinet aux allures d’elfe qui venait de gagner le nord depuis le Québec –, ont quitté sa maison de Dawson City et se sont dirigés vers le sud. Aucun incident à signaler pendant les premières heures du trajet. Puis, à Whitehorse, alors qu’ils tournaient vers l’ouest en direction de la route de l’Alaska, un rideau de neige et de vent glacé leur est tombé dessus. La route qui les avait menés à Haines Junction, situé à 160 kilomètres de la capitale, n’était plus qu’une toile blanche. Ils ont formé un convoi avec un autre groupe de dresseurs, l’équipe du novice Rob Cooke, et Atkinson a roulé dans les traces laissées par un camion, alors que la route dérivait progressivement autour d’eux. L’équipe de Cook a fini par abandonner et a fait demi-tour. Le camion d’Atkinson a encaissé le plus gros de la tempête : de la neige tourbillonnante, visibilité zéro. « J’ai conduit dans de nombreuses tempêtes de neige, dit-elle, mais je n’avais jamais vu pareille folie. » Finalement, Jetté et Atkinson ont dû faire demi-tour eux aussi. Ils sont retournés à Junction et se sont garés pendant quelques heures sur le parking d’un motel. Ils alternaient : pendant que l’un s’endormait enroulé sur le siège arrière de la cabine, l’autre était allongé sur le banc surélevé à l’avant. Ce n’était pas si mal, exception faite des ceintures de sécurité qui s’enfonçaient dans leurs reins. Ils ont repris la route vers 6 h du matin, roulant à travers l’obscurité en suivant des pistes fraîches à travers les basses congères. Ils ont croisé un camion de transport coincé dans la neige, puis un deuxième. Se regardant, ils ont pensé : « Nous ne devrions pas être là. » Mais ils ont été incapables de se connecter et de localiser le SPOT de Wilmshurt, un appareil de localisation GPS que chaque musher transport, et ce, pendant environ vingt heures. Ils n’avaient aucune idée de leur progression, mais ont continué à avancer. Quand l’heure du déjeuner est arrivée, ils avaient dépassé Customs et ont tracé leur chemin vers Fairbanks et la Steese Highway au nord de Circle.
Un paysage impitoyable
L’Eagle Summit est un dôme abrupt et venteux, un paysage lunaire truffé de caribous, couvert de glace et battu par les bourrasques de neige, qui s’étend non loin du 1 400e kilomètre de la course. En hiver, on ne peut contempler de paysage aussi vide et impitoyable sur Terre – si le vent souffle, vous ne verrez rien du tout – et sa réputation est ancrée dans la tête des mushers et des dresseurs chaque année. (« Le sommet m’inquiète toujours », dit Atkinson.) En 2006, six coureurs et leur équipe se sont perdus là-haut. Le quadruple champion Hans Gatt, qui a réussi à franchir le sommet et à atteindre le point de contrôle suivant, aurait dit aux bénévoles qui l’ont accueilli : « Quelqu’un aurait pu mourir là-haut, cette nuit. » Au final, un hélicoptère militaire a secouru les équipes coincées et tout le monde s’en est sorti vivant, mais le sommet a continué de détruire les rêves des coureurs les années d’après. Sass, qui a gagné le prix de la sportivité de la Yukon Quest en 2009 pour avoir guidé une équipe à travers un orage diabolique au sommet, surnomme l’Eagle Summit « l’essence de la course ». Non pas que l’Eagle Summit soit extraordinairement élevé. Culminant à 1 113 mètres, ce n’est même pas le sommet le plus haut de la Quest : l’honneur en revient au King Solomon’s Dome, haut de 1 234 mètres, sur la route qui mène à Dawson City. Mais l’Eagle Summit est dangereusement escarpé – les mushers et leur équipes s’élèvent de près de 1 000 mètres en une poignée de kilomètres – et exposé. Au parallèle 65, la limite forestière s’affaisse au détour des chevilles des montagnes, créant une absence de refuge contre le vent. Et d’une certaine manière, si l’on oublie la géographie physique, l’Eagle Summit semble prendre plaisir à jouer avec les mushers de la Quest chaque année. Les humeurs de la montagne esquissent les contours de la course : il est moins risqué de parier sur un abandon ici-même que sur n’importe quel autre tronçon de la course. Pour les dresseurs qui l’ont croisé alors qu’ils étaient sur la route, suivant la Steese Highway découpée sur le rebord de la falaise, le spectacle n’est qu’un peu moins intimidant. Ils doivent relever le défi deux fois, une fois en cheminant vers le nord pour retrouver leurs équipes à Circle City, et une autre fois en retournant vers le sud pour rejoindre la ligne d’arrivée à Fairbanks.
Plus tard dans la nuit du 9 février, tandis que les pilotes en tête approchaient de Circle City et que Atkinson et Jetté bataillaient pour se frayer un chemin à travers des averses de neige pour retourner à Haines Junction, plus de 800 kilomètres en amont, la tempête a gagné l’Eagle Summit et la Steese Highway a été interdite à la circulation. Les dresseurs des leaders de la course ont été mis en attente à Fairbanks et, alors que les premiers coureurs, Hugh Neff, Allen Moore et Jake Berkowitz arrivaient au poste de contrôle dans la matinée du 10, il n’y avait là aucune équipe d’assistance pour les accueillir. « Nous ne sommes arrivés qu’à peu près une heure après Jake », dit Zack Steer, qui a franchi la ligne d’arrivée de la Yukon Quest deux fois, et a aidé l’équipe de Berkowitz en tant que dresseur cette année, en 2013. Berkowitz, une étoile montante du milieu, a commencé en tant que musher pour Steer sur la Quest et la Iditarod en 2010. Aujourd’hui, le vétéran lui renvoyait la pareille. Même lorsque la route sournoise a ré-ouvert après une tardive percée du soleil hivernal, les dresseurs ont dû se battre pour atteindre Circle. « Les deux fois où j’ai mené des chiens à Eagle Summit, tout s’est bien passé. Ma traversée la plus ardue a eu lieu lorsque je conduisais un camion chargé de chiens et d’une caravane, raconte Steer. Là-bas, c’est un peu une mini-Quest pour toi tout seul. » La Steese a ouvert juste assez longtemps pour permettre aux équipes d’assistance d’entrer et de sortir : dès le dimanche soir, le vent soufflait à nouveau sur le sommet. À 19 h, la route a dérivé une fois de plus, la neige tombait en bourrasques violentes et les feux de route de la demi-douzaine de véhicules qui tentait d’atteindre le sommet transformaient les énormes flocons de neiges en un nuage hypnotique d’étoiles clignotantes, qui balayaient les pare-brises. Atkinson et Jetté ont traversé juste au moment où les conditions climatiques sont devenues infernales, mais ils ont réussi à descendre le sommet jusqu’au point de contrôle suivant – un relais routier enfumé et sombre, à Central Corner. Ils s’y sont arrêtés pour prendre deux bières salvatrices avant de rouler en direction du nord jusqu’à Circle City, où ils pensaient voir surgir Wilhurst du tronçon Dawson-Eagle-Circle à n’importe quel moment le jour suivant.
La Quest est finie
Quelques heures plus tard, Peter Reuter a fait une tentative. Il avait patienté à Fairbanks, espérant échapper à une longue attente inutile dans la caserne de Circle City, là où le poste de contrôle avait élu domicile, et il avait parié que la route serait abordable. Il avait réussi à atteindre le sommet, mais du côté où le vent soufflait, son camion était sur le point de dériver. Il faisait la route avec deux amis de Strathe – Drobny se trouvait toujours à Fairbanks – et ils se sont débrouillés pour désembourber le camion et continuer leur route. Cinquante mètre plus bas, ils étaient de nouveau coincés. « Nous avions le plein d’essence », dit Reuter, alors ils ont laissé le camion là où il était, tournant au ralenti dans la tempête, et se sont installés pour la nuit, dans leur pantalon et leur parka d’hiver, somnolant et regardant des épisodes de Flight of the Conchords sur l’iPad de Strathe, jusqu’à ce qu’une charrue leur parvienne et les libère au lever du soleil, le lundi matin.
Atkinson et Jetté ont passé une deuxième nuit à Circle, le lundi 11, après le départ de Wilmshurst vers Central Corner en direction du sud. Elle se levait toutes les heures pour vérifier le SPOT et ainsi minuter leur propre course pour le retrouver là-bas. Rester immobile aussi longtemps que possible faisait sens : Circle City était doté d’un sol où l’on pouvait au moins s’étirer, alors qu’une arrivée prématurée à Central était synonyme d’une autre nuit passée dans la cabine du camion, à paresser sur le parking du relais routier. Le chemin de retour vers Eagle était plus facile. Wilmshurst a quitté le poste de contrôle de Central Corner le jeudi 12 dans l’après-midi pour gravir la pente raide. Montant et traversant la montagne, Atkinson et Jetté l’ont regardé descendre la face sud sous un ciel clair au coucher du soleil, son attelage glissant alors qu’un caribou paissait au loin. Le 13 à l’aube, ils attendaient à Two Rivers, le point de contrôle final de la Yukon Quest avant que les coureurs n’atteignent la ligne d’arrivée à Fairbanks.
« Tous les dérivés de manque de sommeil ou de burn-out valent la peine d’être vécus. »
« Ma carte de crédit est démagnétisée », a dit Atkinson ce matin-là, riant, assise sur un ballot de paille dans une tente, sur le bord de la gravière qui sert de point de contrôle et de chenil à Two Rivers. Jetté et Atkinson avaient mal dormi et avaient mangé des plats faits maison pendant leur voyage, mais le camion transportant les chiens avait besoin du plein à quasiment chaque station service qu’ils croisaient. « C’est le signe que la Quest est finie. » Reuter se sentait d’humeur méditative, lui aussi. « L’occasion qui m’est offerte d’apprendre ce qui se passe lors d’une course de 1 600 kilomètres est proprement géniale, s’enthousiasme-t-il. Tous les dérivés de manque de sommeil ou de burn-out valent la peine d’être vécus. »
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Le crépuscule tombe tôt pendant l’hiver en Alaska. Alors que l’heure de pointe de l’après-midi commence à bourdonner dans les rues au-dessus de leurs têtes, une foule de fans se réunit sur la Chena River gelée dans le centre-ville de Fairbanks. Ils se penchent au-dessus des rails des ponts, et, plus bas, au niveau de la glace, battent des pieds pour les réchauffer. Ils forment la chaîne humaine temporaire qui matérialise le dernier tronçon de la Yukon Quest. Les médias, les officiels de la course, les bénévoles du point de contrôle et les vétérinaires se rassemblent sous la bannière jaune brillante qui marque la ligne d’arrivée. Des projecteurs ont été installés sous la bannière d’arrivée, et de gros flocons de neige tourbillonnent dans leur lumière éclatante. Tandis que les photographes revérifient leurs cartes mémoire, Josh Horst et Steve Stroller arrivent à pied avec une dizaine de steaks crus emballés dans du polystyrène et des sacs plastiques. Brent Sass et son attelage sont attendus à tout moment. Dans les jours et les kilomètres qui ont suivi Dawson City, l’entourage de Sass s’est agrandi. Horst et Stoller ont été rejoints sur la ligne d’arrivée par Mark Sass, son père, et Kyla Durham, une jeune habituée de la Quest qui avait été dresseuse pour Sass les années précédentes et avait aidé au dressage des plus jeunes chiens du chenil. La petite amie de Brent était aussi présente, ainsi qu’une poignée d’autres personnes qui ont mis la main à la pâte tout au long du voyage. La sécurité au point de contrôle rouspétait contre les gens en trop sur la ligne d’arrivée, mais toute l’équipe a finalement eu le droit de rester. Personne ne voudrait rater l’arrivée.
La foule attend et se presse, penchée par-dessus la barrière, les appareils photo prêts à crépiter. Sass arrive enfin sous une salve d’applaudissements impulsée par les fans alignés le long de la piste. Il glisse sur la ligne en troisième position, souriant et recouvert de glace. Il a dépassé Jake Berkowitz sur l’Eagle Summit pour pouvoir atteindre la troisième place, puis – avec son style habituel – a stoppé son attelage et est retourné en bas de la pente à pied pour aider ses concurrents à réaliser l’ascension de la montagne. Horst, Stoller, Durham et tous les autres se sont massés autour de l’équipe, et alors que Sass prend des steaks pour chacun de ses chiens, une armée d’assistants se fraye un chemin sur la ligne, enlevant les protège-pattes des chiens, grattant leurs oreilles et massant leurs épaules fatiguées. Pendant que Sass monte sur une pile de palettes de bois, un podium de fortune, pour s’adresser aux journalistes et accepter une bouteille d’Alaskan Amber offerte par le propriétaire d’un bar du coin, ses dresseurs s’évanouissent dans la nuit. Leur mission est accomplie. Deux nuits plus tard, la scène sur la Chena gelée se répète, la foule attendant, anxieuse, que Cody Strathe passe la ligne en 15e position, puis Brian Wilmshurst en 17e position. Reuter, Drobny, Atkinson et Jetté, allaient bientôt rejoindre Sass, Stroller, Horst et tous les autres coureurs et dresseurs ayant déjà fini leur odyssée, synonyme d’une bonne douche chaude et d’une douce nuit de sommeil. La foule applaudit les attelages qui avalent les derniers mètres de la course. Des passants sifflent quand Strathe descend de ses patins et embrasse sa femme. Des bouteilles de bières passent de main en main, et sont décapsulées pendant que les chiens fument dans l’air glacé et que les photographes se précipitent autour d’eux dans la neige, faisant crépiter leurs flashs. Les mushers ont parcouru plus de 1 600 kilomètres de piste gelée, et les dresseurs ont couvert plus de 2 400 kilomètres de route. Bientôt, les pistes sur la rivière gelée craqueront, les brefs mois d’été passant comme un éclair, et la valse des sponsors, des budgets et des bulletins d’inscription recommencera. En septembre, les premières neiges recouvriront les falaises, et soudain la saison des courses reprendra. Mais pour l’heure, il était temps de se reposer.
Traduit de l’anglais par Florine Duranton d’après l’article « No Sleep ‘Til Fairbanks », paru dans SB Nation. Couverture : Des chiens de traîneau, par Frank Kovalchek.